16

 

 

      Neda Jackson se révéla une jeune femme séduisante et dynamique de vingt-cinq ans environ, qui portait des tresses fabuleuses, longues jusqu'au milieu du dos. Au premier regard, Gracie se promit de s'inspirer de cette coiffure.

        Je suis ravie de vous rencontrer, Gracie, dit Neda en pénétrant dans la villa. J'ai fait des recherches et je dois vous dire que toutes les jeunes mariées sont très satisfaites de vos pâtisseries. Celle qui se mariait ce week-end m'avait même gardé une part de la pièce montée.

  Les yeux sombres de Neda brillaient de plaisir.

        C'était délicieux, pourtant je ne suis pas une grande amatrice de sucré. Alors, quel est votre secret ?

  Gracie se mit à rire.

        Désolée, mes secrets, je les garde pour moi ! J'ai testé des dizaines de recettes pendant plus d'un an avant de mettre au point celle que j'utilise aujourd'hui. En gros, c'est un gâteau blanc que j'adapte en fonction du goût recherché.

        Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

        Sur mon mental ! C'est la saison haute. J'ai au moins trois gâteaux à confectionner par semaine sur les trois mois à venir. Ensuite, je devrais retomber à deux par semaine. Les sujets les plus simples ne demandent que vingt ou trente heures de travail, mais d'autres prennent le double.

        Mais vous travaillez seule, n'est-ce pas ? Or, la journée n'est pas extensible...

        Dès que c'est possible, je gagne du temps en préparant les décorations à l'avance.

        Et vous assurez le travail vous-même. C'est cela, le plus. Je vais vous dire, certains pâtissiers rognent sur les coûts. Au prix où sont leurs œuvres, c'est un vrai scandale...

  Gracie précéda la journaliste dans la salle à manger, où ses feuilles et ses fleurs étaient étalées sur des plateaux superposés.

        Qu'est-ce que c'est ? Des fleurs en plastique commandées sur internet ?

        Non. C'est moi qui les fabrique. Elles sont comestibles.

        Vous voulez rire !

  Neda s'approcha de la pile.

        C'est du pastillage... Même les feuilles... Vous avez sculpté les feuilles ? Vous ne les achetez pas toutes faites ?

        Je les fais une par une et à la main.

  Gracie invita ensuite la journaliste à passer dans la cuisine, où un gâteau de baptême à double étage trônait sur le comptoir.

        C'est magnifique ! s'exclama Neda. Comment faites-vous pour obtenir un nappage aussi lisse ?

        Le gâteau est givré dans un glaçage à la crème au beurre. Par-dessus, j'ai posé un fondant roulé, c'est lui qui donne le fini satiné. Les côtés sont décorés de petites perles en chocolat de deux formats différents.

  Elle montra comment les appliquer, puis ajouta :

        La base des deux étages est encerclée de roses.

  Joignant là encore le geste à la parole, elle préleva une rose sur un plateau et la cala en douceur sur le bord du gâteau.

        Le geste n'est pas difficile, mais l'ouvrage prend du temps.

        Sans compter que vous devez être capable au préalable de concevoir ce gâteau et de créer toutes les décorations. Je ne pourrais jamais faire ça.

  Neda posa son calepin sur une chaise et tira de son sac un appareil photo numérique.

        Bien, je vais prendre quelques photos d'ensemble, ensuite je flasherai la pâtissière en train de décorer ce chef-d’œuvre.

        Entendu.

  Gracie se mit au travail sur le gâteau de baptême tandis que Neda lui tournait autour en mitraillant la cuisine. Sur l'autre comptoir, il y avait une pièce montée en partie assemblée que Gracie gardait à l'œil en même temps. Une fleur par ici, une feuille par là... Le tout en s'appliquant à répondre à la curiosité de Neda.

        Pourquoi des gâteaux de mariage ?

        J'aime autant les imaginer que les confectionner. Le premier croquis tient du défi. Et puis c'est une manière de participer à la fête...

        Des catastrophes ?

  Gracie poussa un soupir.

        Quelqu'un, une fois, a lâché par terre l'étage supérieur. Le frère de la mariée était venu chercher le gâteau, qui tenait dans six cartons. J'avais prévu de l'assembler un peu plus tard. Là-dessus, je reçois un appel affolé — le premier étage, figurine à l'ancienne de verre soufflé comprise, était en morceaux.

  Neda ouvrit de grands yeux.

        Comment avez-vous fait pour rattraper le coup ?

        J'avais un autre gâteau en préparation, de même gabarit, pour le lendemain, expliqua Gracie, satisfaite des trois roses qu'elle venait de mettre en place. Alors j'ai mis au four une seconde couche supérieure pour la mariée numéro deux et je me suis dépêchée de modifier le glaçage du premier gâteau. Pour remplacer le sujet principal, j'ai fait appel à une fleuriste. Le temps que j'arrive sur le lieu de la réception, elle avait livré cinq douzaines de roses miniatures assorties au bouquet de la mariée.

  Gracie frissonna à ce souvenir.

        C'était une pièce d'apparat à trois niveaux étayée par des supports entre chaque étage, tout était donc visible. Je disposais de moins d'une heure pour bricoler un montage. En réalité, j'ai défait la majeure partie de mes décorations, de manière à simplifier le dessin des deux premiers étages, puis j'ai coupé les tiges des roses et empilé les boutons de fleur pour figurer des piliers. Les pétales en surplus m'ont servi à décorer l'étage supérieur et j'en ai parsemé la table du dîner. Personne n'a jamais rien su, en dehors de l'entourage des mariés.

        Quel stress...

        J'avais le cœur à deux mille à l'heure !

  Neda prit encore quelques photos, posa deux ou trois questions, puis décréta que l'interview était terminée.

        Je suis très impressionnée, conclut-elle en bouclant son sac. J'adore votre travail et je vais le dire dans mon article, faites-moi confiance. Par ailleurs, je suis fiancée. Nous envisageons un mariage pendant les congés de Noël. Est-ce que vous auriez une petite place dans votre planning pour ma pièce montée ?

  Gracie sourit.

        Absolument. Tenez, ma carte de visite... Vous pouvez m'appeler d'ici un mois, par exemple, et nous discuterons de vos envies. Pour les « spécial fêtes », on peut donner libre cours à l'imagination. Pensez bijoux, lumières, cadeaux...

        Bien. Merci. Vous avez été parfaite !

        Tout le plaisir était pour moi.

  Gracie raccompagna sa visiteuse jusqu'au portail. En arrivant devant la Mustang de Neda, elle remarqua des boîtes sur le trottoir de l'allée, près de sa propre voiture.

        Qu'est-ce que...

  Elle s'approcha... et reconnut le logo d'une célèbre marque de pâtisserie industrielle. Son sang se glaça.

        Qu'est-ce que c'est ? demanda Neda. C'est à vous ?

  Muette de saisissement, incapable de bouger, Gracie ne put que fixer avec épouvante les deux boîtes qui, selon toute apparence, étaient tombées de sa Subaru. Rien d'étonnant à cela — on apercevait nettement la banquette arrière déjà pleine à craquer de ce qui ressemblait fort à des centaines de boîtes de préparation pour gâteaux.

        Quoi ? s'écria la journaliste d'un air dégoûté. Vous utilisez de la préparation pour gâteaux, C'est ça, votre ingrédient secret ?

        Non ! Ces boîtes ne sont pas à moi. D'ailleurs, vous ne les avez pas vues tout à l'heure en arrivant... Je n'ai pas utilisé ces cochonneries depuis ma petite enfance ! Quelqu'un les a mises là exprès !

  Neda secoua la tête.

        Ben, voyons... Quelqu'un savait que je devais venir, il s'est débrouillé pour trouver quand, et tout ça dans le but de vous piéger. Oubliez donc ce que j'ai dit sur ma pièce montée !

  Gracie entreprit machinalement de ramasser les boîtes. Elles étaient pleines.

        Vous devez me croire...

        Je ne pense pas, non. Vous n'êtes pas si originale, tout compte fait. J'aurais dû m'en douter.

  Neda ouvrit sa portière et jeta son sac à l'intérieur. Lorsqu'elle se retourna, Gracie vit l'appareil photo réapparaître dans sa main. Avant qu'elle ait pu l'en empêcher, la reporter avait déjà immortalisé la scène.

        Oh, et ne vous inquiétez pas pour l'article. Il est destiné à un magazine renommé, déclara Neda en se glissant au volant. Je ne peux pas croire que vous ayez berné les gens à ce point. Vous rendez-vous compte que vous gâchez des mariages ? C'est vraiment minable ! Vous semblez si gentille... Mais ce doit être un mensonge, comme vos gâteaux. Vous n'avez sans doute même pas fabriqué ces décorations vous-même, c'est pour cela qu'elles sont empilées aussi parfaitement. Vous les avez trouvées au supermarché du coin !

  Là-dessus, elle claqua sa portière et déboîta sur les chapeaux de roues.

  Gracie la suivit des yeux, atterrée, incrédule. C'était un cauchemar. Elle allait se réveiller, sûrement...

  Elle baissa les yeux sur la boîte qu'elle tenait à la main. Quelqu'un l'avait piège et un seul nom lui venait en tête.

  Pam.

  Mais pourquoi ? Quelle raison aurait cette femme d'avoir agi ainsi ? Elle se montrait si amicale depuis son retour à Los Lobos... Elle lui avait même loué sa cuisine...

  Refoulant ses larmes, Gracie alla balancer les boîtes dans la benne à ordures de l'autre côté de la rue. Puis elle regagna la maison, saisit son sac à main, s'assura que le four était éteint et se rua vers sa voiture.

 

   Sa réunion bouclée, Riley se dirigea vers son bureau. Comme il passait devant les ascenseurs, les portes s'ouvrirent, livrant passage à Gracie. Au premier coup d'œil, il comprit que le pire s'était produit, même s'il n'avait aucune idée du problème.

        Un accident? demanda-t-il en l'enlaçant pour l'entraîner dans son bureau. Quelqu'un est blessé?

  Elle secoua la tête et respira vivement un peu d'air.

        Les gâteaux, balbutia-t-elle. Je ne comprends pas comment c'est arrivé. J'ai parlé à quelques personnes, mais aucune ne connaissait la date exacte... Jill, c'est exclu. Mes sœurs n'étaient pas au courant... C'était forcément Pam! Mais pourquoi ? Elle s'était montrée si amicale...

  Après avoir fermé la porte du bureau, Riley put enfin la prendre dans ses bras.

        Commence par le début, dit-il doucement. Que s'est-il passé?

  Il n'obtint d'abord qu'un long silence. Puis elle se mit à trembler.

        Je suis ruinée, gémit-elle. Complètement ruinée...

        Impossible, répliqua fermement Riley en l'embrassant sur le front. Raconte-moi tout.

  Mais elle pleurait maintenant à chaudes larmes. Lui qui s'agaçait d'habitude de ces débordements d'émotion chez une femme — cela ressemblait trop à de la manipulation —, n'éprouva pour une fois aucune gêne. Car Gracie n'attendait rien de lui, excepté peut-être un semblant de réconfort.

  Il lui tendit un mouchoir en papier. Elle se détourna pour se moucher le nez.

        Je suis très laide quand je pleure. Tu devrais regarder ailleurs.

        Sûrement pas.

        J'ai reçu la reporter aujourd'hui.

        Et alors...?

  Riley amena Gracie jusqu'au sofa et la fit asseoir à côté de lui.

        Je suis persuadé que tu as été brillante et que tu as gagné une fan.

  Les beaux yeux bleus mouillés le fixèrent d'un air hagard.

        Oui, n'est-ce pas ? J'ai failli y croire, moi aussi. Elle m'a même demandé de lui préparer une pièce montée. Parce qu'elle se marie en décembre. Mais maintenant...

  Sa voix se brisa. Il lui posa ses mains autour du visage et effaça de son pouce quelques larmes qui lui dévalaient les joues.

        Maintenant... ? la pressa-t-il gentiment.

        Elle allait partir, je l'ai raccompagnée à sa voiture... Elle voulait à tout prix connaître mon secret de pâtissière, tu sais, celui que je ne révèle à personne. Il m'a fallu des années de travail pour mettre au point ma recette, elle est vraiment bonne.

        Je sais, j'ai testé.

        Et là, dans la rue, il y avait... ces boîtes, partout, reprit Gracie en reniflant. De la préparation pour gâteaux ! Quelqu'un en avait rempli ma voiture, elles avaient débordé jusque sur le trottoir. La fille a piqué une crise. Elle a mitraillé la scène, elle m'a traitée de sale menteuse, et maintenant je suis fichue !

  Elle s'effondra sur l'épaule de Riley, secouée de sanglots.

  En entendant cela, Riley eut envie, bien sûr, de lui promettre que tout allait s'arranger, seulement il rien était pas si sûr et il ne voulait pas raconter des craques à Gracie. La réussite de son entreprise artisanale de pâtisserie dépendait de sa réputation. Il n'ignorait pas l'influence qu'avait eue sur la carrière de Gracie l'article paru dans People. Or, si la presse se mettait à présenter son travail comme une escroquerie, la clientèle se volatiliserait du jour au lendemain.

  C'était très frustrant. Il ne trouva pas le moindre début de solution à lui proposer, mais le besoin d'agir était là, brûlant, impérieux.

        Qui pourrait vouloir te piéger? demanda-t-il. Des concurrentes jalouses de ton succès?

  Blottie contre lui, Gracie s'épongea les joues.

        Je ne sais pas. Nous ne formons pas exactement une corporation soudée. Il n'y a pas de réunions mensuelles ni rien de ce genre. J'ai rencontré quelques pâtissières à des salons du mariage. Elles semblaient plutôt sympathiques. Comment ces femmes pourraient-elles deviner où j'habite en ce moment, et surtout à quelle heure je devais recevoir la journaliste ?

        Qui savait, pour l'interview ?

        Toi, moi, Jill. Elle a dû en parler à Mac, mais il n'y est sûrement pour rien, ces coups bas ne sont pas son genre. Et ton ex-femme.

        Encore !

        Eh oui. Pam était présente quand j'ai reçu l'appel. Elle a semblé aussi ravie que moi de la nouvelle, mais...

        De toute sa vie, Pam n'a jamais été ravie pour quiconque à part elle-même, répliqua Riley Bien ! C'est donc elle notre suspect numéro un.

  Gracie se redressa.

        J'admets que, de toutes les personnes que je connais, Pam est la seule en qui je n'aie pas confiance. Mais quelles seraient ses motivations ? Qu'est-ce que ça peut bien lui faire, si je décroche un reportage dans la presse mariage ? Cela n'intéresse que moi ! Si encore elle travaillait dans le même secteur... Mais l'évolution de ma carrière n'aura aucune incidence sur elle !

        Il n'y a personne d'autre de possible sur la liste, cependant.

        Je sais, soupira Gracie. On tourne en rond. Et qu'est-ce que je vais faire, maintenant ?

        Tu aurais envie d'aller affronter Pam ?

        Pas vraiment. J'ai surtout envie de ramper jusqu'à la villa et de faire comme si rien ne s'était passé. C'est possible, tu crois ?

  Il lui caressa les cheveux.

        Ecoute, je sais que c'est affreux, mais quel est le pire scénario ? Tu n'as pas le reportage canon dans le magazine de mariage, et alors ? Tu te débrouillais très bien sans, jusqu'ici...

        Ce n'est qu'un début, j'en ai peur, murmura Gracie. J'ai un vague lien avec certaines célébrités depuis que je leur ai vendu mes gâteaux, et le public adore les scandales dans le monde des stars du cinéma ou de la télévision. Si la journaliste se borne à me descendre en flèche dans un magazine, je m'en sortirai. Mais si elle vend son sujet et ses photos à un tabloïd, alors je suis finie.

  La souffrance assombrit son regard. Elle était au bord du désespoir et Riley en conçut des envies de meurtre. Il ne pouvait tout simplement pas supporter de voir Gracie dans cet état.

        Que puis-je faire pour toi ? grommela-t-il.

        Rien, hélas. Mais merci tout de même.

  Elle se leva.

        Tu m'as beaucoup aidée, déjà. Maintenant, il faut que j'y aille. J'ai des gâteaux à terminer avant que ma carrière explose en vol.

        Tu ne peux pas savoir ce que l'avenir te réserve, objecta Riley.

  Gracie hocha la tête.

        J'aurai peut-être de la chance, mais j'en doute.

  Il la regarda partir, les poings serrés. Il y avait forcément quelque chose à faire pour régler ce problème. A moins qu'il n'en règle un autre, pour se défouler... ?

 

   Comme souvent, Gracie tenta de trouver l'oubli dans le travail. La villa semblait le refuge le plus sûr et, de toute façon, il lui fallait absolument avancer dans son planning avant de se retrouver crucifiée à la une d'un tabloïd.

  A mesure que défilaient les heures, elle évita tout le monde, même Riley Elle discuta par téléphone avec Jill et encore, sans mentionner le sabotage de son interview. En particulier, elle évita soigneusement le gîte rural. Tant pis pour les moules à tourner toutes les dix minutes pendant la cuisson ! Elle ne voulait pas courir le risque de croiser Pam, dont les motivations lui demeuraient incompréhensibles.

  Trois jours plus tard, le monde extérieur envahit sa retraite — on frappa à la porte.

  Gracie alla jeter un coup d'œil par la fenêtre.

        Assez de grâce, murmura-t-elle en découvrant sa mère sur le seuil. N'en jetez plus !

  N'ayant aucun moyen de jouer les absentes — sa voiture était garée en évidence dans l'allée —, elle se cuirassa par avance pour le discours moralisateur qui ne manquerait pas de lui être asséné. Puis elle alla ouvrir la porte, à contrecœur.

        Bonjour, maman, dit-elle avec un entrain factice. Comment vas-tu ?

        Bien, répondit sa mère en pénétrant dans la maison. Mais sans plus.

  Gracie respira à fond.

        Je suis navrée de l'apprendre. Franchement je ne suis pas revenue ici pour faire des vagues, mais les événements se liguent contre moi. J'ai l'impression d'être prise dans des turbulences qui me dépassent complètement et, pour ne rien te cacher, je ne pourrai pas supporter un sermon de plus. Merci d'être passée, mais je ne veux parler ni de ma relation avec Riley ni de mon passé, ni de mes problèmes...

        Ce n'est pas pour ça que je suis venue.

        Et...

  Le mariage de Viviane, alors ? Le plan d'attaque de sa sœur aurait-il fonctionné ?

  Gracie guida sa mère jusqu'au petit salon et lui désigna le canapé.

        Tu veux boire quelque chose ?

        Non merci.

  Sa mère attendit qu'elle se soit assise, elle aussi, pour parler.

        Je suis désolée, commença-t-elle. Terriblement désolée. Je suis depuis le début une mère désastreuse et une personne encore plus méprisable. Je me dégoûte !

  Elle en avait les larmes aux yeux.

  Quatre sur quatre, songea Gracie. Toutes les Landon avaient sangloté à un moment ou à un autre ces deux dernières semaines. Record à battre.

        Maman, je ne sais pas de quoi tu parles.

  Celle-ci prit un paquet de mouchoirs dans son sac avant de reprendre la parole.

        J'ai essayé de fermer les yeux, mais c'est impossible. Ça recommence comme il y a quinze ans. Je sais ce que j'ai fait à l'époque et je refuse d'agir de la même façon. Qu'elles aillent au diable, ces chiennes !

  Gracie haussa les sourcils. Une telle véhémence était rarissime chez sa mère.

        Quelles chiennes ? demanda-t-elle. De qui parles-tu ?

        En fait ce n'est pas elles, c'est moi... Oh, Gracie, soupira sa mère, tu étais une enfant si vive, si joyeuse ! Et puis ton père est mort et ton univers s'est effondré. Tu étais sa préférée. Je sais que ce n'est pas bien, pour des parents, ajouta-t-elle avec un sourire tremblant, mais tout le monde savait que ton père avait un faible pour toi. Après son décès, tu étais dévastée...

  Gracie déglutit. Elle se souvenait très bien de ce père qui trouvait toujours du temps à lui consacrer, qui faisait toutes sortes de choses avec elle.

        Il m'a beaucoup manqué, confirma-t-elle.

        Je sais. J'étais inquiète, mais je pensais que tu t'en remettrais. Et puis ce Riley a emménagé dans la maison voisine et tu as fait une fixation sur lui. J'avais conscience que cela venait de la perte que tu avais subie, et de ton besoin d'une présence masculine. J'ai cru à une brève passade. Je me suis trompée.

  Les émotions agréables qui avaient envahi Gracie à la mention de son père se dissipèrent d'un coup.

        Nous en avons déjà terminé avec ce sujet, maman.

        Attends la suite. Les événements se sont enchaînés si vite... La situation a dérapé. En un rien de temps, tout Los Lobos a su que tu étais dingue de lui. On en parlait partout. Avec ces articles parus dans le journal, tu es devenue une légende et, si beaucoup trouvaient cela rafraîchissant, certaines femmes en ville n'étaient pas aussi indulgentes. Tes trouvailles aiguisaient leur cruauté naturelle, elles se moquaient de toi autant que de moi. Je me suis sentie vulnérable et humiliée. Je passais pour une mère indigne, incapable de contrôler sa propre fille. Chaque semaine sortait un nouvel épisode des « Chroniques de Gracie »...

  Celle-ci sentit ses joues s'empourprer. Jamais elle n'avait considéré ses actes du point de vue de sa mère.

        Pardon, chuchota-t-elle.

        Ne t'excuse pas ! Tu étais jeune et c'était ton premier coup de cœur... J'aurais dû maîtriser la situation. J'aurais dû leur dire, à ces femmes, que tu étais ma fille et que, par conséquent, je te défendrais envers et contre tous. Au lieu de quoi, je me suis évertuée à te convaincre d'arrêter, sans succès. Puis il y a eu la grossesse de Pam et le mariage décidé à la hâte... J'ai voulu t'éloigner de la ville pour calmer le jeu.

  Gracie hocha la tête. Elle n'avait pas oublié la douleur d'être chassée de chez elle.

        Mais cela n'a servi à rien, poursuivit sa mère. Au mariage de Pam et Riley, ton nom était sur toutes les lèvres. Les invités prenaient des paris sur ta réaction. Ils se racontaient leurs épisodes préférés des « Chroniques », ils disaient que tu aimais ce garçon de tout ton cœur... Certains t'admiraient, d'autres moins.

        Je l'ignorais, dit Gracie en détournant les yeux.

        Je ne te raconte pas tout ça maintenant pour te faire de la peine, mais pour t'expliquer. Tout est ma faute. Je ne me croyais pas capable d'affronter le ridicule plus longtemps. Alors, quand ma sœur m'a proposé de te prendre, je t'ai laissée partir par égoïsme et par faiblesse. Et j'en suis navrée.

  Sa mère se remit à pleurer.

        Tu m'as tellement manqué ! Tous les jours, j'avais envie de t'appeler pour te dire de rentrer... Et puis quelqu'un me reparlait de cette histoire et tout me revenait à la figure. A force, les ragots ont fini par se tarir, à mon immense soulagement. N'empêche, au fond de moi, j'avais des remords d'avoir été aussi lâche. Je m'étais laissé influencer par mes prétendues amies, et, à cause de cela, j'avais perdu une fille.

  Gracie ne savait plus que penser. Elle se sentait engourdie, assommée.

        Tu ne m'as pas perdue...

        Mais si. Toi et moi, nous ne sommes plus complices. Tu m'en veux, et à juste titre ! Je n'ai pas d'excuses. J'ai été stupide et trouillarde. Pardon, Gracie, murmura sa mère en portant une main à sa bouche. Et je suis d'autant plus coupable que, de mes trois filles, c'est toi qui as le mieux réussi. Viviane est une enfant gâtée et égoïste, Alexis est une grande tragédienne, et je ne peux m'en prendre qu'à moi-même. Je suis l'unique responsable...

  Gracie alla rejoindre sa mère sur le canapé et la serra fort contre elle.

        Tout va bien, chuchota-t-elle. Moi aussi, je te demande pardon. Je ne voulais pas te faire honte.

        Tu étais une petite fille en souffrance. J'aurais dû m'en rendre compte.

  Sans doute, songea Gracie. Néanmoins cette histoire pesait encore sur sa conscience.

        Rappelle-moi de ne plus jamais m'amouracher de n'importe qui, dit-elle.

  Sa mère eut un petit rire étranglé.

        Je pense que tu as définitivement tourné la page, désormais.

  Gracie se dégagea et considéra sa mère d'un œil soupçonneux.

        Ce n'est pas ce que tu m'as dit l'autre jour...

        C'est vrai. Mais j'ai ouvert les yeux depuis. Si Riley Whitefield te rend heureuse, continue donc à le voir, vous avez ma bénédiction.

  Sous le choc, Gracie s'attendit presque à voir le sol s'ouvrir sous ses pieds et des gnomes au chapeau pointu sautiller dans le salon.

        Vraiment ? balbutia-t-elle.

        je ne veux pas te perdre une seconde fois, Gracie. A défaut de récrire l'histoire, j'aimerais bien qu'on se rapproche, toi et moi. Je suis prête à me montrer patiente pour regagner ta confiance.

  Gracie sentit son cœur se fendre comme un fruit mûr.

        Oh, maman...

  Elles s'étreignirent de nouveau, comme pour sceller le pacte.

        Qu'est-ce qui t'a amenée à changer d'avis ? demanda encore Gracie.

        Alexis et Viviane étaient à la maison avant-hier soir et j'ai pris conscience, tout à coup, qu'il manquait une partie de la famille. Cette idée m'a rendue tellement triste, que je ne pouvais plus m'arrêter de pleurer. Je veux que nous soyons de nouveau réunies toutes les quatre. Enfin, si tu es d'accord...

  Gracie acquiesça. Il lui faudrait sans doute un peu de temps pour assimiler un tel changement de cap, mais elle était disposée à faire l'effort.

  Sa mère la pressa contre elle, avant de la relâcher.

        Bon, maintenant que j'ai déchargé tous mes problèmes sur toi... Comment vas-tu, toi ? Tes gâteaux, ça marche ?

        Quelques obstacles sont apparus.

        Lesquels ?

  Gracie hésita. N'était-il pas plus sage de garder cela pour elle ?

        J'ai été interviewée par une journaliste pour le compte d'un magazine de mariage, l'autre jour.

        Mais c'est merveilleux !

        Pas tout à fait.

  Elle expliqua comment s'était terminé l'entretien. Sa mère en resta stupéfaite.

        Mais qui diable aurait pu mettre ces boîtes dans ta voiture ?

        Je ne sais pas. Seuls Riley, Jill et Pam étaient au courant de la venue de cette journaliste.

  Sa mère pinça les lèvres.

        Pam est une sale garce. Comment t'es-tu retrouvée entre ses griffes ?

  En entendant cela, Gracie ne put s'empêcher de rire.

        Voilà un jugement bien péremptoire...

  L'objection fut balayée d'un revers de main.

        Je n'ai jamais aimé Pam. Comme tout le monde. C'est une ambitieuse qui ne pense qu'à elle. Mais pourquoi voudrait-elle te coincer ?

        C'est la question du jour.

        Je vais me renseigner, déclara Lily. Quelqu'un a peut-être entendu quelque chose. Dommage que Viviane n'ait pas prévu sa réception au gîte rural de Pam. Je me serais fait un plaisir d'annuler et de bouleverser son planning.

  Gracie tiqua.

        Euh, à propos de ce mariage...

        Ce n'est pas ton problème, Gracie. Ce n'est pas davantage le mien, d'ailleurs, sauf pour les coups de fil à passer. J'en ai assez de jouer les arbitres et de me colleter les problèmes à la place de Viviane. Elle a besoin de grandir et d'assumer les conséquences de ses actes. Dis-moi... Est-ce que tu aurais un reste de gâteau pour moi ?

        Bien sûr !

 

   Riley relut avec attention le rapport du détective privé. Rien. Aucune mention d'un reporter photographe, aucune allusion à un coup fourré du maire. Même Pam, que le détective avait pour mission de surveiller depuis quelques jours, se conduisait selon toute apparence en citoyenne modèle.

  Tout cela était éminemment frustrant, se dit-il en se glissant au volant de sa Mercedes. Il n'était pas plus avancé aujourd'hui sur ce qui était en train de se passer à Los Lobos qu'avant d'embaucher le détective. Pire, il n'avait toujours aucun indice pour identifier la personne qui avait piégé Gracie.

  Puisque ce problème-là était impossible à résoudre, autant s'attaquer à un autre. Fort de cette résolution, Riley se rangea quelques minutes plus tard, soit peu avant l'heure de fermeture des bureaux, devant le cabinet d'assurances de Zeke.

        Il est là ? demanda-t-il à la réceptionniste.

        Oui. Puis-je vous demander qui... Oh ! monsieur Whitefield. Je vais vous annoncer.

  Riley se fendit d'un bref sourire.

        Inutile. Je trouverai le chemin tout seul pour ressortir.

  Là-dessus, il s'engagea dans le couloir et ouvrit la porte de Zeke à la volée sans frapper.

  Zeke leva les yeux.

        Hé, patron ! Qu'est-ce que tu fais là ?

  Il jeta un coup d'œil à son agenda.

        Est-ce que j'aurais oublié un rendez-vous ?...

        Non.

  Riley s'assit carrément sur la table de travail de son collaborateur.

        Est-ce que tu savais qu'en partant de Los Lobos, dit-il, je suis allé droit vers le nord ?

Zeke fronça les sourcils.

        Euh... non... J'aurais dû ?

        Je me suis fait embaucher sur des bateaux de pêche en Alaska, reprit Riley, ignorant la question. C'est un sacré boulot. Des heures d'affilée sur le pont, nuit et jour. J'étais un gamin de la campagne, je ne connaissais rien à rien. Mais j'ai vite appris. Je me suis bagarré avec des plus gros et des plus forts que moi. D'abord j'ai encaissé, ensuite j'ai appris à gagner.

  Zeke s'agitait sur son fauteuil.

        Pas très bon pour ton image, tout ça.

        Pourtant c'est très instructif. Les plates-formes pétrolières, c'est un milieu encore plus dur. Espace confiné, des gars en nombre et très indépendants, que des têtes brûlées. Dans ce genre d'endroit, les bagarres ont tendance à s'éterniser.

        Riley... Tu comptes rosser le maire sortant ?

        C'est plutôt à toi que je voulais proposer une explication entre hommes.

  Zeke écarquilla les yeux et se leva en titubant.

        Moi ? Mais qu'est-ce que je t'ai fait ?

        Tu gardes des secrets, et je t'avoue que cela ne me plaît pas. Ils perturbent ta femme, ce qui m'est égal, mais ta femme en parle à Gracie qui, à son tour, en est bouleversée. Or, Gracie compte pour moi. Tout ce cirque avec les photos dans le journal a commencé par ta faute. Je ne peux pas résoudre tous les problèmes de Gracie, mais celui-là est à ma portée. Maintenant, parle. Où diable vas-tu le soir, et pour y faire quoi ?