14
Allait-elle regretter un jour sa proposition ? Sur le trajet du retour, Gracie tenta de sonder ses propres états d'âme. La nuit était sans lune, le silence total. Ils se tenaient simplement la main d'un siège à l'autre. Le pouce de Riley caressait doucement ses doigts...
En fait, son corps était le creuset d'un singulier mélange de tension et d'insouciance. Faire de nouveau l'amour avec Riley... Cette perspective la faisait vibrer de l'intérieur. Mais, dans le même temps, étonnamment, un grand calme l'habitait. Comme si cette décision remontait à des temps immémoriaux, et que son destin était en passe de s'accomplir, le plus naturellement du monde.
— Veux-tu venir chez moi ? proposa Riley comme ils approchaient du manoir. Tu pourrais mettre ta voiture dans le garage.
— Bonne idée.
Après s'être engagé dans l'allée, il actionna la commande à distance pour ouvrir les portes coulissantes. Gracie descendit et alla chercher sa petite Subaru, qu'elle rangea à côté de la Mercedes, avant de rejoindre Riley dans la cuisine du manoir.
Comme la première fois, la vue de cette pièce immense et lumineuse fit battre un peu plus vite son cœur de pâtissière.
— Est-ce que tu as faim? demanda Riley en ouvrant le réfrigérateur.
La jeune femme s'approcha pour regarder par-dessus son épaule.
— Il y a des restes d'un repas commandé au traiteur. Quelque chose te fait envie ? demanda-t-il en sortant une bouteille de champagne glacée.
Les yeux rivés à la bouteille, Gracie balbutia :
— Tu en gardes toujours une au frais au cas où, pour un « trois S », ou... ?
Riley enfouit la main dans ses cheveux et l'invita en douceur à lui présenter ses lèvres pour qu'il y dépose un baiser bref mais ardent, un baiser riche de promesses.
— Je l'ai achetée hier, répondit-il.
Le désir déferla en elle, gênant sa concentration.
— Tu veux dire, après que nous...
Le regard de jais accrocha le sien.
— Après que nous avons fait l'amour, oui. Ce champagne n'était pas destiné à n'importe qui. Il est pour toi, Gracie.
Elle en frissonna de plaisir. C'était la première fois qu'un homme achetait du champagne spécialement pour elle. Et quel champagne — un dom pérignon, rien de moins !
Elle referma la porte du réfrigérateur d'un coup de hanche.
— Je n'ai pas très faim. De nourriture, s'entend.
— Bien, dit Riley en souriant.
Il sortit deux flûtes d'un placard, puis indiqua le hall d'un signe de tête.
— Tu viens ?
— Absolument.
Gracie s'engagea à sa suite dans le grand escalier courbe qu'elle s'était contentée d'admirer d'en bas lors de sa précédente visite. En passant, elle remarqua plusieurs portraits sur les murs. D'autres générations de Whitefield, sans doute. Elle se garda toutefois d'interroger Riley, de peur de briser le charme.
Les marches conduisaient plus haut encore, mais son guide s'arrêta au premier étage, tourna à gauche, dépassa quatre portes et ouvrit la cinquième.
Gracie n'aurait su dire à quoi elle s'attendait. Riley avait-il choisi de dormir dans le lit de Donovan Whitefield, pour se prouver à lui-même qu'il en était capable ? En balayant la pièce des yeux, elle vit qu'il avait apparemment préféré un espace plus neutre. Cela ressemblait à une chambre d'amis meublée avec simplicité, un grand lit, deux chevets, une commode surmontée d'un miroir. Les lampes du hall laissaient deviner un tapis aux teintes pâles. Les murs semblaient tapissés dans des tons froids, bleu ou vert — difficile à dire.
Riley posa la bouteille sur la commode et défit la collerette du goulot, puis le fil de fer. Le bouchon céda sans difficulté sous ses doigts. Il remplit les deux flûtes et lui en tendit une.
— Je n'ai jamais goûté de vin aussi précieux, dit Gracie avant d'y plonger les lèvres.
Les bulles pétillèrent sur sa langue. La saveur était légère, à peine sucrée, délicieuse. Un pur nectar.
— Tu aimes ? demanda Riley.
— Beaucoup. Cela me donne des idées... Dommage que mon budget soit si serré.
— Il te suffira de le réserver pour les grandes occasions, suggéra-t-il en posant son verre pour se rapprocher d'elle.
Gracie voulut répondre que c'était inutile, que pour le restant de ses jours elle penserait à lui à la seule vue du galbe caractéristique d'un dom pérignon. Mais elle préféra poser sa propre flûte sur le chevet pour entrer dans ses bras.
La première fois qu'ils s'étaient aimés, c'était avec une sorte de sentiment d'urgence et un désir si violent, si impérieux, qu'elle s'était laissé dominer par ses sensations. Ce soir, ses capacités de réflexion étaient intactes. Elle se promit donc de prêter attention aux plus petits détails, de manière à savourer pleinement le moment et le revivre plus tard.
Ainsi, elle nota que, tout en taquinant sa bouche en douceur — un apéritif qui promettait un repas de roi — Riley avait posé une main sur sa hanche et l'autre sur sa nuque, mais celle-ci s'enfouit aussitôt sous ses cheveux. Il semblait aimer cela, songea furtivement la jeune femme en frissonnant sous les morsures légères. Il lui touchait souvent les cheveux et...
D'un petit coup de langue, il entrebâilla ses lèvres et se fraya un chemin à l'intérieur.
Aussitôt, elle sentit son ventre se contracter, tandis que sa poitrine se gonflait d'un désir presque douloureux. Les mains sur les épaules de son amant, elle se délecta de la chaleur et de la force irradiant de lui tandis qu'il explorait sa bouche avec une virtuosité très érotique. Cette langue avait la suavité du champagne. Elle lui parlait de l'océan, des nuits d'été, des désirs les plus inavouables.
Quand il chercha sa joue, sa gorge, pour les embrasser, Gracie se cambra pour lui ouvrir le chemin vers son corps. Soudain, elle voulait tout à la fois, la douceur et la rudesse, arracher ses habits, s'offrir là tout de suite, et faire durer cet instant magique... Comme elle s'étonnait de sa propre indécision, la bouche divine dériva lentement mais sûrement vers ses seins.
Sans plus réfléchir, elle se dégagea pour dégrafer son chemisier, qui glissa sur ses épaules. Le soutien-gorge, maintenant. Un, deux crochets...
Elle était nue jusqu'à la taille, à présent. Mais, au lieu d'englober ses seins à pleines paumes, ou de les croquer, comme elle en rêvait, Riley se redressa, les yeux brillants.
— Tu es si belle, dit-il. Tu m'inspires des idées... polissonnes. ..
— J'y compte bien.
Mais qu'attendait-il donc? Ils auraient tout le temps de bavarder ensuite... Fébrile, elle le regarda prendre une lampée de champagne. Qu'il garda en bouche. Alors seulement, il se pencha sur son sein et pinça la pointe entre ses lèvres.
Bulles grésillantes et glacées, lèvres brûlantes, la combinaison l'affola. Elle chavira, se rattrapa de justesse aux épaules robustes. Tourne la langue, roulent les bulles sur sa chair à vif... Un râle de plaisir monta dans sa gorge.
Riley finit par avaler le champagne. Il se redressa et tend il de nouveau la main vers le verre.
— J'en connais un qui doit être jaloux, dit-il en souriant.
— Très jaloux, murmura Gracie, frissonnant par avance.
Et la caresse pétillante, affriolante, vint chatouiller l'autre téton. Les bras noués autour du cou de son amant, Gracie perdit brièvement contact avec la réalité.
Riley ne se releva que pour mieux reprendre sa bouche. Elle ne se lassait pas de le toucher, de se frotter contre lui, de s'abreuver de sensations. Il y en avait tant ! Et chacune était un aperçu du paradis qu'elle brûlait d'atteindre.
Il défit le bouton du jean qu'elle portait. Elle s'attaqua aussitôt à la chemise. Se dévêtir mutuellement ne leur prit qu'une poignée de secondes. Ils se jetèrent sur le lit, lui pour l'embrasser des oreilles aux orteils, elle pour livrer voluptueusement son corps à d'autres baisers parfumés au dom pérignon. Au retour, il ralentit la cadence. Il prit le temps de mordiller sa cheville avant de remonter vers le genou puis la cuisse, pétrissant sa chair à pleines mains, approchant inexorablement de l'écrin brûlant de son sexe.
Grisée, elle s'appropria, elle aussi, son amant du regard — la carrure joliment découplée, le duvet brun ombrant un ventre plat, l'engorgement de son sexe... Lorsqu'il s'inclina entre ses jambes, enfin! elle ferma les yeux, pour mieux accueillir le plaisir.
Un souffle caressant. Le frôlement d'une bouche, relayée par une langue agile et paresseuse à la fois. Un doigt glissa en elle...
Gracie cessa tout à fait de respirer.
Elle s'était attendue à se régaler, pas à chavirer si vite. Tendue comme un arc, elle planta les talons dans le matelas. Une dernière pudeur commandait de résister quelques secondes au moins avant de succomber, mais elle n'était pas du tout sûre de tenir aussi longtemps. Trop exquises, trop précises, Ces caresses au rythme parfait... Et cette langue ! Lapant sa chair, butinant son désir à la source... Un flot de sensations l'entraînait, inexorablement, de plus en plus loin, vers des horizons inconnus.
Les draps froissés dans ses poings, Gracie leva brusquement le menton et cria son plaisir, surfant sur une vague après l'autre, tandis qu'il continuait à la caresser comme pour prolonger sa joie au-delà du possible.
Enfin, le tremblement s'estompa.
Gracie rouvrit les yeux très doucement.
— J'ai un autre S, dit-elle. Sublime.
— Celui-là me plaît.
— A moi aussi.
Un sourire joua sur ses lèvres. Elle tapota le matelas et attendit qu'il s'étende à côté d'elle. Puis elle se leva et s'avança vers la commode.
La tête sur l'oreiller, Riley savoura le spectacle. De dos, Gracie n'était que courbes ondulantes et gracieuses. De face... C'était une déesse.
Ses longs cheveux blonds tombaient jusque sur sa poitrine, tel un voile aguicheur laissant tout juste entrevoir ses rondeurs adorables. Plus bas, la taille fine, les hanches rondes juste ce qu'il fallait... Plus bas encore, des cuisses bien fermes sous les doigts, un très joli galbe de jambes, sans parler de ces alcôves secrètes d'où lui venait tout son pouvoir.
Quand elle revint vers le lit, elle tenait la bouteille de champagne à la main.
— Ça t'embête si je me passe de verre? demanda-t-elle en s'agenouillant sur le matelas.
Sans attendre la réponse, elle porta le goulot à ses lèvres.
Une belle femme nue, à genoux devant lui, buvant un dom pérignon à la bouteille juste avant la reprise des hostilités... Riley dut en convenir, un scénario pareil entrait directement dans son top ten des jeux érotiques.
La bouteille rejoignit les verres sur la table de chevet. Gracie se pencha alors sur son ventre. Les rôles étaient inversés. Riley gémit doucement sous le chaud et froid pétillant qui sillonnait sa peau.
— J'aime, murmura-t-elle.
— Moi aussi.
Après avoir refait le plein de champagne, elle s'aventura plus bas sur son corps, et prit délicatement son sexe en bouche.
Oh ! Le délice de sentir ses lèvres et sa langue sur lui, entre les pans de la longue chevelure dorée qui lui chatouillait le ventre et les cuisses... Riley dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas exploser trop vite.
— Gracie, non, tu ne peux pas !
La jeune femme releva la tête, avala le champagne et répliqua :
— Techniquement, je peux.
— Oui, bon, d'accord, mais viens plutôt par ici...
Elle sourit.
— Si tu insistes.
Tandis qu'il puisait un préservatif dans le tiroir du chevet et l'enfilait, Gracie s'allongea près de lui sans protester. Alors il la prit dans ses bras, l'embrassa avec passion, et laissa ses doigts s'égarer librement sur ce corps de rêve.
Sensible, elle arqua le buste à peine effleura-t-il les perles dures de ses seins. Onctueuse, elle gémit quand, taraudé par le désir, il s'invita entre ses jambes plus rapidement qu'il ne l'aurait voulu. Tendre, elle l'accueillit au plus profond d'elle-même en le serrant fort dans ses bras...
Il chercha sa bouche comme un mort de soif et ne la lâcha plus. Il plongea, plongea encore, lentement d'abord, puis de plus en plus vite. Sa maîtresse verrouilla les chevilles sur ses reins, unissant sa force à la sienne... Jusqu'au moment où elle se mit à vibrer entre ses bras, vibrer si furieusement qu'elle s'arracha à ses lèvres pour aspirer de l'air et crier son nom.
Il ne tarda pas à lâcher prise à son tour avec un long frisson, pour basculer dans l'océan bienheureux où l'attendait Gracie.
*
* *
Bien après, alors qu'ils étaient blottis l'un contre l'autre sous le drap, Riley enfouit les doigts dans les mèches blondes et embrassa sa compagne sur le front.
— Il est tard, dit-il. Tu veux dormir ici?
Gracie s'étira en battant des cils.
— Ce n'est pas contre tes principes ?
— Je ferai une exception.
— Alors, d'accord, dit-elle en refermant les yeux. Mais réveille-moi tôt pour que je m'en aille avant que tes voisins se lèvent.
— Je croyais que tu n'étais pas matinale?
— C'est vrai. Mais je ne voudrais surtout pas te compliquer la vie.
Il caressa son dos nu.
— Il n'y a pas de problème. Tu n'es pas obligée de te lever à cause de moi...
— Mmm.
Elle s'était déjà rendormie.
Riley éteignit la lumière et remonta la couverture sur eux deux. Puis il fixa le plafond dans l'obscurité.
Gracie avait raison. Ce n'était pas son genre de partager son lit avec une femme jusqu'à l'aube. En toute logique, au vu des événements récents — à commencer par la grossesse possible de Gracie —, il aurait déjà dû prendre ses jambes à son cou. Pourtant il n'en avait pas envie.
Etrange...
Il avait envie de rester ici même. Avec elle.
Il reprit ses caresses, joua un moment avec les pointes de ses cheveux. Du reste, avait-il déjà passé une nuit entière avec une femme? Riley fronça les sourcils, se concentra. Cela ne lui était pas arrivé depuis son bref mariage avec Pam.
Pourquoi maintenant? Pourquoi Gracie? Mystère. Quelque part, il répugnait à fouiller la question.
Gracie s'éveilla comme à son habitude, lentement et avec l'agréable impression d'avoir dormi comme une souche. Elle étira les bras, roula sur le dos et s'aperçut que le lit ne lui était pas familier.
— Aïe.
Elle se redressa en position assise et dégagea son visage. Un papier était posé sur le second oreiller. Comme elle tendait la main pour s'en saisir, les souvenirs affluèrent.
— Aïe, répéta-t-elle avec un sourire béat cette fois.
Riley savait vraiment s'y prendre avec les femmes, songea-t-elle en se renversant sur l'oreiller pour lire la note.
« J'ai une réunion tôt ce matin et je n'ai pas voulu te réveiller. Il y a du café dans la cuisine. Sers-toi. La nuit dernière était magnifique. Merci. »
Gracie caressa le papier blanc et les mots couchés là comme si, ce faisant, elle pouvait toucher leur auteur. Mais c'était un pauvre substitut. Rien ne pouvait remplacer une peau souple et chaude, un parfum viril, une nuit magique comme celle qu'ils venaient de vivre.
Elle se tourna vers la place qu'avait occupée Riley dans le lit et fit courir ses doigts sur le drap froissé. Et maintenant ? songea-t-elle. Où cela les mènerait-il?
Qui était cet homme qui savait comme personne toucher son corps et son âme ?
— Je ne peux pas tomber amoureuse de lui, chuchota-t-elle, le nez dans l'oreiller.
Cet homme était le passé. Il était la racine de chacune des humiliations quelle avait subies des années durant. S'engager dans une relation sérieuse avec lui, ce serait...
Gracie ferma les yeux. Elle entendait encore sa mère lui asséner que tout le monde se moquait d'elle, qu'elle était devenue le sujet de toutes les plaisanteries... Ce souvenir la piqua au vif. Elle n'était pas prête à revivre pareille épreuve...
— Une seconde, murmura-t-elle soudain en se redressant, les yeux rivés au mur face à elle. C'est ma vie ! Pas celle de ma mère ni de qui que ce soit d'autre... Ma vie. C'est moi qui décide !
Ses choix n'étaient pas destinés à plaire à son entourage, puisqu'ils ne regardaient qu'elle.
Partant de là...
— J'irai jusqu'au bout, déclara-t-elle fermement.
Elle n'avait pas la moindre idée de ce qui était en train de se produire avec Riley ; leurs sentiments mutuels restaient un mystère. Mais ce mystère, précisément, elle finirait par l'éclaircir. Que leur liaison se révèle un joyau, ou bien une manière pathétique de se remémorer le bon vieux temps, mieux valait être fixée, coûte que coûte, plutôt que de passer le restant de ses jours à s'interroger sans fin.
Quitte, au bout du compte, à se briser le cœur.
*
* *
Trois quarts d'heure plus tard, revigorée par une bonne douche, Gracie reprit sa voiture avec la ferme intention de s'arrêter au cabinet de Jill.
Son amie lui avait laissé pas moins de huit messages sur le portable... Elle comptait la rassurer, lui expliquer que tout allait bien et peut-être lui toucher un mot de ce qu'elle était en train de vivre. Maintenant que Franklin Yardley avait révélé à la ville entière les détails de sa vie privée, il semblait absurde de garder des secrets vis-à-vis de sa meilleure amie.
Mais, en s'arrêtant à un stop, la jeune femme s'aperçut qu'elle traversait le quartier de son enfance. Peut-être devrait-elle faire un saut à la maison? Après avoir avalé sa dose réglementaire de remontrances, elle expliquerait posément à sa mère qu'elle l'aimait et respectait ses conseils, mais que c'était à elle, Gracie, de faire ses propres choix. Ainsi, pour le moment, elle comptait poursuivre sa liaison avec Riley et, si cela devait se révéler une erreur, elle en assumerait seule la responsabilité.
Ses proches ne pouvaient se résoudre à la soutenir? La belle affaire ! Elle s'efforcerait de le comprendre et de l'admettre.
— Joli raisonnement, soupira la jeune femme en se garant devant la maison familiale.
Son petit doigt lui disait que le désaveu de ses proches serait autrement douloureux dans la réalité. Mais, qui sait pourquoi, les affronts qu'elle essuyait à chaque visite ne l'empêchaient pas de revenir obstinément auprès des siens.
En s'avançant vers l'entrée, elle remarqua la voiture de Viviane stationnée dans l'allée. Oh, joie ! Deux adversaires pour le prix in Elle leva la main pour frapper, mais la porte était déjà ouverte.
— Salut lança-t-elle en poussant le battant. C'est moi !
Pas de réponse
— Maman ? Viviane?
Un bruit, l'arrière de la maison.
Gracie enfila le couloir et s'immobilisa en percevant des éclats de voix,
— Comment peux-tu me faire un coup pareil ! clamait sa mère, clamant en colère. Qu'est-ce que tu as dans la cervelle, à la fin ?
— Il n'y a pas de quoi s'énerver.
— Je m'énerve parce que ce mariage me coûte les yeux de la tête, voit pourquoi !
Gracie tend l'oreille. Elle tombait mal. Peut-être valait-il mieux repartir sans se montrer ?
— Je participerai pour ma robe.
— Ta robe elle vaut plus de trois mille dollars, et jusqu'ici ta contribution se monte à deux cents ! Chérie, soupira Lily, je veux que tu sois heureuse, que tu aies la noce dont tu rêves, mais tu ne peux pas continuer à te rétracter sans arrêt !
— Je sais... C'est juste que Tom a été vraiment cruel hier soir. Je ne crois pas pouvoir rester avec lui.
— Très bien. Si tu veux vraiment annuler le mariage aujourd'hui, et bien nous annulons. Mais alors j'aurai perdu les cinq mille dollars déjà versés au titre d'acomptes. Et encore, c'est une façon de parler, cet argent, je ne l'ai pas, j'ai dû hypothèquent la maison. Tant que c'était pour ton mariage, ça m'était égal, mais je refuse de gaspiller une telle somme au prétexte que tu n'arrives pas à te décider !
Gracie recula contre le mur. Elle n'avait pas envie d'entendre ça.
Pourquoi, diable, avoir souscrit un prêt pour financer le mariage ? Cela semblait très imprudent, vu l'inconstance de Viviane... Entre la robe de luxe, la location du Country Club et le dîner servi à table, Gracie calcula que l'addition dépasserait les vingt-cinq mille dollars. L'équivalent d'une bourse d'études !
— Maman !
Viviane s'était mise à pleurnicher.
— Pardon... Je te complique la vie, je m'en rends compte, la réception va revenir très cher... Mais je ne veux pas te faire perdre de l'argent. Je travaillerai plus dur, promis, et puis je vais retourner voir Tom. Nous trouverons une solution. N'annule rien. S'il te plaît !
— D'accord. Mais fini les enfantillages. L'enjeu est trop lourd.
Gracie rebroussa chemin à pas de loup et quitta la maison.
Elle n'avait aucune envie de s'immiscer dans l'intimité de sa mère et de sa sœur dans un moment pareil. D'autant qu'elle n'était pas d'accord avec ce qui se préparait.
Bien sûr, la réticence de Lily à renoncer à ses acomptes était compréhensible, mais de là à se marier seulement pour que la fête ait lieu... L'idée lui semblait dangereuse. Viviane et Tom avaient la fâcheuse tendance de rompre toutes les quinze minutes... Cela n'augurait rien de bon pour l'avenir de leur couple.
— Ce n'est pas mon problème, marmotta Gracie en reprenant la route du cabinet de Jill.
Mais elle eut beau s'efforcer d'oublier cette conversation, la sensation de n'être qu'un témoin extérieur l'emplit de tristesse, La proximité qui liait jadis le quatuor Landon avait définitivement disparu. Elle était vraiment seule, désormais.
Riley se surprit à apprécier sa journée à la banque. Après sa nuit avec Gracie, il lui fut facile d'ignorer les regards obliques et les murmures du personnel. Qu'ils parlent donc ! Lui connaissait la vérité. Et, à la fin des fins, il remporterait cette bataille.
Zeke, lui, ne semblait pas de cet avis.
— Nous avons un gros problème, grommela son directeur de campagne tout en faisant les cent pas dans son bureau. Je vais récupérer les derniers sondages en fin d'après-midi, mais ils ne seront pas bons.
Zeke se planta devant lui et le regarda fixement.
— Tu faisais l'unanimité parce que tu flirtais avec Gracie, maintenant tu vas faire l'unanimité contre toi parce que tu la traites mal !
— Je ne la traite pas mal.
— On en jurerait, pourtant.
Maudissant tout bas Yardley, Riley se renversa contre son dossier.
— Ma vie privée...
— Foutaises! Bon Dieu, Riley, si c'était juste pour tirer un coup, tu aurais pu choisir n'importe quelle autre...
Riley était déjà debout. Il attrapa Zeke par la cravate et tira violemment dessus.
— Ne parle pas d'elle de cette manière, dit-il d'une voix lourde.
Zeke hocha la tête et leva les mains. Riley lâcha prise et le regarda rajuster son nœud de cravate.
— D'accord. Comme tu voudras. Donc on attend les chiffres maintenant.
Zeke se tut et considéra son patron d'un regard soucieux.
— Est-ce que tu vas continuer à la voir ?
— Oui.
— Gracie est une fille formidable, c'est ma belle-sœur et je l'ai toujours appréciée. Mais tu sais aussi bien que moi que le discours de Yardley va te coûter des voix. Peut-être un peu, peut-être beaucoup...
— On va arranger ça.
— Bien sûr, soupira Zeke en amorçant un mouvement vers la sortie. Je vais trouver une nouvelle stratégie. Donne-moi un jour ou deux.
A cet instant, Diane passa la tête dans l'embrasure.
— Désolée de vous interrompre, mais vous m'aviez demandé de vous avertir dès que votre père reviendrait. Il est ici.
Pas étonné le moins du monde, Riley hocha la tête.
— Ton père, murmura Zeke, ébahi. Cool ! On pourrait l'utiliser dans la campagne...
— Hors de question.
— Je dis juste que cela pourrait humaniser ion image...
— Non !
Zeke ouvrit la bouche, puis la referma.
— Bien. Je t'appelle demain soir au plus tard, sans faute.
Il s'éclipsa, et fut aussitôt remplacé par le second visiteur.
— Salut, fils ! Comment va ?
Riley jaugea l'adversaire du regard. Même costume que la dernière fois. La chemise était différente. Un peu plus râpée. Il ne savait ni où logeait son père, ni à quoi lui servirait l'argent qu'il était venu réclamer mais, pour tout dire, il s'en fichait complètement.
— Combien ? demanda-t-il d'un ton brusque.
Le vieux sourit.
— Je pensais investir dans une franchise ou deux. Des baraques à sandwichs. Le business paie bien, à ce qu'il paraît...
Il continua à parler commerce, mais Riley ne l'écoutait plus, occupé qu'il était à se chercher des points communs avec cet homme qui était son père.
Les yeux, peut-être. Ou le noir corbeau des cheveux. Partageaient-ils le même sens de l'humour ? Le goût des grands whiskys ? Ou encore la facilité à quitter les femmes, peut-être...
A dix ans, Riley vénérait son père. La disparition de l'idole lui avait déchiré le cœur. Il avait mis des années à assimiler la traîtrise. Sa mère, elle, ne s'en était jamais remise. Oh ! elle avait fait face avec courage, vivant sa vie, souriant et riant... Mais il y avait une tristesse en dessous. Celle du joueur qui a misé tous ses biens sur un numéro perdant.
— Combien ? répéta Riley
Interrompu au beau milieu d'une phrase, le vieux fit mine de réfléchir.
— Deux cent mille ?
Riley ouvrit le premier tiroir de son bureau et en sortit son chéquier personnel, qu'il avait rangé là ce matin même. Il écrivit la somme en chiffres, puis en lettres, sans prononcer un mot.
— J'apprécie, fils. Ta générosité me va droit au cœur.
Riley lui tendit le chèque.
— La prochaine fois, dit-il, ne te donne pas la peine de passer. Une lettre suffira.
Ils se toisèrent en silence, puis le vieux hocha la tête.
— Si tu préfères...
— Je préfère.
— Tu ne veux pas savoir comment je t'ai retrouvé ?
— Non.
— D'accord, fit l'autre en baissant les yeux sur le chèque. Oh, et ta mère, à propos ? En forme ? Heureuse ?
Sur le coup, Riley crut que la rage allait lui disloquer le cerveau. Ses doigts agrippèrent le rebord du bureau, à faire blanchir les jointures. Un mot de plus, et il lui sauterait à la gorge.
— Elle va très bien. Merci d'avoir demandé de ses nouvelles. J'ai une réunion, ajouta-t-il d'une voix cassante en désignant la porte d'un mouvement du menton.
Après une seconde d'hésitation, le vieux s'enfuit sans demander son reste.
Riley fut certain qu'ils ne se reverraient jamais. Et tout aussi sûr qu'un flux continu de courrier lui parviendrait — d'autres demandes de financement pour d'autres chimères vouées à l'échec.
Une fois seul, il pressa l'Interphone.
— Oui ? fit la voix de Diane.
— Je veux financer le pavillon pédiatrique, annonça-t-il Et je veux lui donner le nom de ma mère.
Il y eut une courte pause. Riley imagina son assistante, d'ordinaire si impassible, la bouche arrondie de stupeur.
— Je les appelle tout de suite, articula-t-elle enfin.
— Parfait.
Riley coupa la communication, puis fit lentement tourner son fauteuil vers le portrait de Donovan Whitefield.
Il haïssait toujours son oncle. Son désir de vengeance était même plus vif que jamais. Mais, pour la première fois de sa vie, il comprenait le sentiment de puissance que pouvait ressentir un homme disposant de l'argent nécessaire pour résoudre les problèmes de tous.
Gracie tapota le moule deux fois par superstition, l'agita brièvement puis, d'une secousse du poignet, lui imprima une saccade précise de bas en haut. Le gâteau glissa en douceur hors de son cocon.
— Impressionnant, commenta Pam avec un soupir. Moi, je n'arrive même pas à démouler des muffins. En général, je termine au couteau et ils sortent tout amochés, les bords en miettes...
— Question d'entraînement, déclara Gracie avec fierté en se tournant vers le gâteau suivant.
— Combien de couches, celui-là ?
— Cinq. Il sera énorme et lourd.
Elle le retira de la grille de refroidissement et tapota le moule.
— Comment fais-tu pour que les couches ne s'affalent pas les unes sur les autres ?
— J'utilise des chevilles, calées en soutien dans la pâte.
Cette fois encore, le gâteau apparut sans un accroc. Un soupir d'aise échappa à Gracie.
— J'aime quand tout se déroule selon les plans...
Pam se pencha au-dessus du gâteau et huma l'air.
— Je ne sais pas ce que tu mets dans la pâte, mais tes gâteaux sentent tous divinement bon !
— Merci.
Le parfum, soit, mais Pam n'évoquerait jamais le goût de ses pâtisseries, Gracie le savait, pour la bonne raison qu'elle n'en avait jamais mangé le moindre petit morceau. Cette fille était d'une minceur quasi surnaturelle. Et c'était très énervant.
— Il y a des centaines de fleurs ! s'exclama soudain Pam en avisant les plateaux de roses en sucre alignés avec soin sur la table. Mais elles sont pour le gâteau que tu as fait hier et congelé, n'est-ce pas ?
— Oui, c'est l'étape suivante. L'assemblage.
Un coup d'œil à l'horloge murale l'informa que le père de la mariée passerait prendre la pièce montée dans six heures à peine.
Six heures !
— Le gâteau doit refroidir complètement, ou le glaçage risque de fondre. C'est capital et parfois compliqué question minutage, parce que tous les mariages ont lieu le week-end... Mais, par chance, la pièce montée à terminer aujourd'hui n'a pas de motifs spéciaux sur le pourtour à travailler à la douille. Il me reste simplement à l'habiller avec les sujets que j'ai déjà confectionnés. L'autre gâteau, je le décorerai demain.
Elle transféra les grilles de refroidissement sur le comptoir du fond et souleva la boîte de protection de la pièce en trois étages congelée la veille.
— Elle a l'air parfaite, murmura Pam, apparemment épatée. Et si lisse...
— Merci, je...
Le portable de Gracie se mit à bourdonner. La jeune femme fut aussitôt sur ses gardes. Elle avait atteint l'étape délicate où tout appel déclenchait la question qui tue : Riley ou pas Riley ?
Elle jeta un bref coup d'œil à l'écran. Numéro inconnu.
— Allô ?
— Gracie Landon ?
— Oui...
— Bonjour, je m'appelle Neda Jackson. Je travaille comme pigiste pour la presse mariage et je viens de recevoir commande d'un reportage sur les gâteaux signés Gracie... On m'a demandé de vous photographier au travail, avec une sélection de vos œuvres, et, bien sûr, de vous interviewer, j'aimerais aussi m'entretenir avec d'anciens clients, pour un témoignage. Le magazine en question compte sur six à huit pages.
— Je... Ils...
Gracie se força à respirer. Lentement. Six à huit pages d'un magazine consacré au mariage ?
— Je suis ravie, dit-elle enfin.
Et encore, le mot était faible... Béate ! Comblée ! A en avoir le tournis...
— Moi aussi, répondit Neda. Nos délais sont serrés. Début de semaine prochaine, ça vous irait?
— Oui, j'aurai deux gâteaux en préparation... Est-ce que vous venez de L.A. ?
— Oui.
— Alors je contacterai une ou deux clientes qui se sont mariées récemment là-bas. Vous pourriez prendre éventuellement des photos ce week-end ?
— Excellent !
Neda lui donna son numéro de téléphone et l'on convint de l'heure du rendez-vous. Gracie raccrocha, poussa un petit cri de victoire et esquissa quelques pas de danse dans la cuisine.
Pam sourit.
— De bonnes nouvelles, je suppose ?
— Plus que bonnes... Ma carrière vient de prendre son envol !