08
Très mauvaise idée.
Telle fut la pensée qui traversa Gracie comme elle nouait spontanément les bras autour du cou de Riley. La raison lui commandait de résister, de se tenir à distance de lui, d'être forte et...
Au diable, la raison !
Elle ferma les yeux pour se livrer toute à ce baiser. Riley sentait bon. Il avait un goût de miel. Elle fondait contre lui. Quelle femme serait assez bête pour refuser cela ?
Il lui caressa le visage et elle entrouvrit les lèvres tout en rêvant de s'ouvrir complètement à lui, pour qu'il la possède d'une manière qui lui ferait oublier le reste du monde. Leurs langues s'épousèrent, suscitant un long frémissement dans les reins de Gracie, qui laissa ses mains errer de haut en bas sur le dos de Riley. Ce corps tout chaud, puissant et solide, lui donnait envie de s'y blottir pour le restant de ses jours. Ainsi, elle n'aurait plus jamais froid...
Le feu la prit sans prévenir. De petites flammes de désir qui consumèrent sa conscience, faisant place nette à un infini de possibles. La table était grande, la porte avait sûrement un verrou. Une heure, rien qu'une heure entre les bras de Riley, et ses blessures seraient guéries...
Elle se colla contre lui, avide de contacts, les seins tendus et douloureux à force d'appeler la caresse. Et, plus bas, cette brûlure... intense...
Etouffant un gémissement sur sa bouche, Riley la saisit aux hanches et la plaqua violemment contre lui. Il la désirait, et de quelle manière ! Electrisée, Gracie lui ouvrit ses lèvres.
Il réagit à sa provocation en couvrant de baisers sa joue, puis sa gorge. Gracie en eut la chair de poule. Ses jambes se mirent à trembler. Une chance qu'elle soit arrimée solidement à lui.
Alors, elle les sentit.
Les étincelles...
Celles-là mêmes que ses autres amants n'avaient jamais su lui offrir.
Elles fusèrent devant ses yeux, les traîtresses, un vrai feu d'artifice qui l'aveugla en un instant. Des étincelles? Avec Riley? Son esprit partit en vrille...
Brutalement, un espace se fit entre eux. Désorientée, Gracie tituba comme sous l'effet d'une drogue ou d'une sieste un peu longue au cœur de la journée.
— Gracie ?
— Ça va, ça va.
Elle chercha des yeux son sac à main et le récupéra sous le fauteuil.
— C'était une mauvaise idée, dit-elle en s'agenouillant pour récupérer son bien. Très mauvaise. Super mauvaise...
— J'ai compris, coupa Riley tandis qu'elle se redressait. Tu m'as l'air un peu perturbée.
Gracie afficha un sourire qui se voulait heureux, lumineux, positif.
— Je me porte comme un charme. Mais je dois filer. Bonne fin de journée.
Elle quitta le bureau en courant ou presque, tout occupée à combattre la terrible vérité qui se faisait jour.
Des étincelles. Scintillantes, célestes, éblouissantes...
« Pas avec Riley ! » gémit-elle en sprintant vers sa voiture pour s'y engouffrer comme une voleuse. N'importe qui sauf lui !
La vie était injuste, déraisonnable, et pas drôle du tout !
Ses mains tremblaient tellement qu'elle renonça vite à insérer la clé de contact. La té te appuyée contre le volant, elle prit le temps de mesurer l'ironie de la situation.
Après des années de relations amoureuses décevantes, elle venait enfin d'éprouver l'unique sensation dont elle rêvait depuis toujours... Et il avait fallu que ce soit dans les bras du seul célibataire de la terre avec lequel elle ne pourrait jamais sortir !
La poisse.
Riley eut beau tenter de se concentrer sur les statistiques de la semaine, son esprit était ailleurs. Son corps aussi... A croire qu'il ne s'appartenait plus.
Gracie l'avait conquis. A la faveur, sans doute, d'un moment de distraction, elle était parvenue à contourner ses défenses et à réveiller sa curiosité. Maintenant il avait envie de connaître ses goûts, ses pensées. Il avait aussi envie de la voir nue et de lui faire l'amour, mais, paradoxalement, et à sa grande frayeur, cela lui semblait presque moins intéressant que le reste.
Il ne pouvait pas se permettre d'oublier les règles fondamentales des trois S. Sans parler de son but — il ne s'attarderait à Los Lobos que le temps de récupérer ses millions. Car aucune femme rien valait la peine, pas même la fascinante Gracie. Les relations durables, très peu pour lui ! Or, Gracie était de celles qui croient au grand amour.
Et qui savent embrasser... Qu'elle était douce dans ses bras ! Riley sourit malgré lui au souvenir de la manière dont elle se frottait contre lui. S'ils s'étaient trouvés ailleurs que dans ce bureau...
— Arrête tout de suite !
Gracie et lui, c'était exclu. Il n'avait vraiment pas besoin de ce genre de problème...
Reportant son attention sur les rapports qu'il avait sous les yeux, il fit un nouvel effort pour se concentrer. Trente minutes plus tard, l'Interphone le tira de sa torpeur.
— Le shérif Kendrick souhaite vous voir, annonça Diane. Puis-je le faire entrer?
— Bien sûr.
Riley se leva pour aller accueillir son visiteur. Depuis son retour à Los Lobos, il n'avait pas beaucoup vu Mac, qui s'était borné à passer le voir en coup de vent, le temps de lui recommander de ne pas créer de problèmes en ville. Par la suite, ils avaient dû se croiser une fois ou deux, par hasard.
Sanglé dans son uniforme, arme de service à la ceinture, le grand et puissant Mac Kendrick s'avança dans la pièce. Il était aujourd'hui marié et heureux de l'être, à ce qu'on disait. Mais, pour Riley, il resterait toujours le bon copain, le complice qui avait partagé ses frasques, les chasses aux filles et d'innombrables parties de rigolade — jusqu'au jour où Mac avait volé la voiture du juge pour une virée mémorable, qui s'était soldée par une arrestation et un séjour en prison.
Ils n'avaient jamais évoqué ensemble cet épisode. Mais, du jour au lendemain, Mac était devenu un autre homme. Fini les bêtises, et le temps perdu à ne rien faire — il s'était très vite engagé dans l'armée. Riley avait alors perdu plus qu'un ami, un frère.
— C'est une visite officielle ? lança Riley tandis que Mac refermait la porte derrière lui.
— Non. Impressionnant, commenta Mac en promenant le regard autour de lui. Je n'aurais jamais imaginé te voir un jour travailler derrière un bureau, surtout celui du président.
— Moi non plus. Mais ce n'est pas si désagréable. Viens donc t'asseoir, proposa Riley.
Il désigna à l'intention de son ami le sofa disposé dans un angle de la pièce et s'installa lui-même dans un fauteuil à oreillettes.
— Quel bon vent t'amène, Mac ? Aurais-tu besoin d'une donation pour le fonds de retraite des shérifs ?
Mac sourit.
— Ce ne serait pas de refus, mais je ne suis pas venu pour ça. Je me suis laissé dire que les élections se présentaient bien.
— D'après mon directeur de campagne, notre cote monte.
— Wilma, la responsable de mon service, est formelle. Tu vas gagner. Elle sent ce genre de choses.
— Merci du tuyau. J'espère que Wilma ne s'offusquera pas si je continue quand même à sonder l'opinion...
— Je ne le lui dirai pas, répliqua Mac en souriant. Tout de même, je suis surpris que ce poste de maire te fasse envie...
Riley se promit de remercier Jill, son avocate, d'avoir gardé le secret sur les dispositions testamentaires de Donovan Whitefield non seulement devant Gracie, sa meilleure amie mais devant son propre mari, le shérif Mac Kendrick en personne.
— Je n'ai jamais apprécié Yardley répliqua-t-il d'un ton évasif.
— Tu n'es pas le seul. Un changement serait bienvenu. Mais j'étais sûr que tu repartirais très vite. Or, tu sembles disposé à t'établir pour de bon à Los Lobos...
— J'essaie, confirma Riley, évitant soigneusement de préciser qu'il comptait disparaître dès le lendemain des élections.
Mac le regarda.
— Ça fait un bail, dit-il soudain. J'ai toujours regretté la façon dont tout s'est terminé.
Riley porta machinalement la main à la petite cicatrice qu'il portait à la lèvre supérieure. Une trace laissée par le poing de Mac dans une bagarre, le jour où celui-ci avait annoncé son intention de rentrer dans les rails.
— Moi aussi, dit Riley en haussant les épaules. Le temps a passé...
— Tu l'as dit. Une bière, un de ces jours, ça te dirait?
— Avec plaisir. Tu sais où j'habite.
Mac sourit.
— Je passe régulièrement devant le manoir, pour être sûr que tu ne mijotes rien d'illégal.
— C'est bon de se savoir protégé par le meilleur garde du corps de Los Lobos ! Mac... je suis content que tu sois venu.
— Moi aussi, Riley. A très bientôt.
— Viens avec moi, insista Alexis à voix basse.
— Non!
Gracie attrapa son oreillette et la brancha sur son portable pour pouvoir continuer à travailler ses décors en sucre tout en discutant au téléphone. Sur une feuille minuscule, elle traça rapidement les nervures et pinça la base pour figurer le pétiole, puis drapa le tout autour d'un moule fariné pour lui donner une forme incurvée.
— S'il te plaît... Je te demande de m'accompagner, pas plus ! Tu veux que je te supplie à genoux ?
Sa sœur en pleurait presque. Gracie s'adjura de rester de marbre, mais c'était difficile. Elle n'était pas taillée pour dire non, surtout à un membre de sa famille, et même si la relation semblait fonctionner à sens unique. Ses résolutions commençaient à vaciller... Pourtant, elle se fit violence.
— Laisse-moi en dehors de tes histoires !
— Je te jure, Gracie, il se passe quelque chose. Je sais qu'il m'est déjà arrivé de paniquer pour rien. J'ai accusé Zeke à tort, j'ai usé ta patience... J'ai crié au loup trop vite... Mais là, il faut me croire !
— Alexis, tu me mets dans une situation impossible. Maman est persuadée que je recommence à harceler Riley. Le journal a mis ma photo à la une et ressuscité mes « Chroniques »...
— Je sais, et j'en suis profondément navrée. S'il te plaît. Viens avec moi, c'est tout. Tu n'auras rien à dire. Tu seras là, simplement, derrière moi, en soutien moral. Si je me trompe et qu'il n'est pas là-bas, j'aurai besoin de réconfort...
Gracie secoua la tête et d'un geste vif, planta le couteau dans la feuille qu'elle était en train de façonner.
— Très bien, dit-elle, tout en sachant qu'elle ne tarderait pas à le regretter. A quelle heure veux-tu que je passe te prendre ?
— Les sondages ne sont pas seulement favorables, déclara Zeke avec un grand sourire. Ils sont prodigieux ! Si les élections avaient lieu demain, la propre mère de Yardley ne voterait pas pour lui.
— Que s'est-il passé ? demanda Riley en tendant la main vers sa bouteille de bière.
— Gracie, répondit son directeur de campagne, laconique. Ta cote de popularité a fait un bond après la publication de votre photo. Sans compter les vieux articles sur tout ce qu'elle a combiné du temps où elle était folle de toi.
Riley secoua la tête. La perversité de l'esprit humain ne finirait jamais de l'étonner.
— Donc ils m'aiment à cause de Gracie ?
— Ils t'aiment parce que Gracie t'aime. Ou t'aimait. Rien de tel qu'une bonne romance ! Tout Los Lobos espère que la vôtre réussira.
— Il n'y a pas de romance.
Zeke haussa les sourcils.
— A ta place, j'y réfléchirais à deux fois...
Riley lui jeta un regard courroucé,
— Que ce soit clair, je ne simulerai pas une relation avec Gracie juste pour gagner des électeurs !
— Mais...
Le regard de Riley ne déviant pas, Zeke se détourna le premier.
— Si on vous voyait ensemble dans les rues de la ville, ce serait suffisant.
Riley s'épargna la peine de répondre.
Quelle étrange situation, songea-t-il en sirotant sa bière. Il s'était lancé dans cette campagne électorale lentement, en s appliquant à séduire les bons citoyens de Los Lobos tout en leur laissant le temps de s'accoutumer à sa présence. Il avait acheté des bonbons pour la Little League et ses champions de base-ball en herbe, sponsorisé les nouveaux maillots, soutenu l'équipe de football du lycée et celle de basket féminin. Il avait envoyé la fanfare des paroissiens en voyage en Italie, pour une parade dont il avait oublié le nom... Le tout, avec le sourire !
Et voilà que, maintenant, ses futurs administrés attendaient de lui qu'il sorte avec Gracie pour faire ses preuves.
Pourquoi cette idée le tracassait-elle ? Passer du temps avec elle n'était pas une épreuve, loin de là. Il l'aimait bien. Il la voulait même dans son lit. Son plan se déroulait sans accroc, bientôt il entrerait en possession de la banque et de la fortune de son oncle, il devrait s'en réjouir...
Et pourtant.
— Il faut nous préparer pour le débat, reprit Zeke. On se voit en début de semaine prochaine ?
— D'accord. Tu es bien certain que ce travail ne risque pas d'empiéter sur tes activités clandestines?
— Encore une fois, je n'ai pas de liaison.
— Tant qu'Alexis en est convaincue, conclut Riley au moment précis où tintait la sonnette de l'entrée.
Il posa sa bière sur la table basse et se leva pour gagner le hall, suivi de Zeke.
Après avoir ouvert la porte, il resta un instant interdit, les yeux fixés sur les deux femmes qui se tenaient sur le seuil. L'une lui donnait envie de sourire. L'autre, d'emprunter à Gracie un ou deux antiacides.
— C'est pour toi, dit-il à Zeke.
*
* *
— je suis désolée, gémit Gracie pour la centième fois peut-être en moins de deux minutes.
— Tu ne me déranges pas, dit Riley avec sincérité.
— Mais si, c'est terrible ! Je dois te laisser tranquille.
Ils s'étaient réfugiés au fond du hall, laissant Zeke et Alexis s'expliquer en tête à tête sur un mode plutôt vif.
— Je ne voulais pas venir, tu comprends. Alexis m'a culpabilisée jusqu'à ce que j'accepte. Je suis trop gentille et j'ai le remords facile.
— Cela ne m'étonne pas de toi.
Il l'imaginait sans mal céder à n'importe quelle requête venant d'un ami ou d'un membre de la famille dans le besoin, quand même cela irait à l'encontre de ses intérêts.
— Zeke avait dit qu'il viendrait ici ce soir travailler avec toi, elle a voulu s'en assurer...
— J'avais compris.
Gracie gardait les yeux rivés au carrelage blanc et noir du sol.
— Est-ce que je t'ai dit que j'étais désolée?
— Oui, et tu peux arrêter maintenant. Tu n'y es pour rien.
— Quand même, je me sens mal à l'aise. J'avais réellement prévu de garder mes distances. Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, cela fait deux jours que tu ne m'as pas vue. J'ai pensé que c'était la meilleure solution pour toi comme pour moi.
Riley avait remarqué. Et même, chose qu'il n'aurait avouée à personne et qu'il avait lui-même du mal à admettre, Gracie lui avait manqué.
— Tu continues à te faire insulter pour la photo de La Gazette ? s'enquit-il en ramenant une mèche blonde derrière son oreille.
— Non, répondit-elle en détournant les yeux. J'évite les contacts avec ma famille. En ce moment, j'adopte un profil bas avec tout le monde. C'est Alexis qui est venue me...
— Nous partons !
Riley se retourna. Zeke souriait, un bras passé autour de la taille d'Alexis.
— Nous pourrions terminer cette discussion de travail demain ?
— Bien sûr, dit Riley
— Gracie, ajouta Alexis, je t'appelle demain, d'accord ?
— Entendu. Bonne nuit.
Le battant se referma derrière le couple. Gracie soupira.
— A ton avis, dit-elle, une fois à la maison, ils vont se réconcilier sur l'oreiller ou se taper dessus ?
Riley se contenta de sourire.
A dire vrai, la vie sexuelle des autres l'intéressait peu. Celle qu'il pourrait avoir avec Gracie, en revanche... Des images des baisers échangés avec elle lui trottaient encore dans la tête. Il serait très imprudent d'envisager une suite, de toute évidence, mais le désir et la raison ne faisaient pas souvent bon ménage.
— Je trouve ton attitude très généreuse, dans cette histoire, déclara-t-elle soudain.
Il prenait du plaisir à la regarder, à admirer ses yeux bleus, ses lèvres à la courbure expressive... Elle semblait fascinée et effrayée à la fois par le diamant qu'il portait à l'oreille, et cela l'amusait. Il aimait aussi qu'elle fasse des gâteaux, qu'elle ait une prédilection pour les tempêtes et qu'elle se laisse acheter pour un four quatre étoiles.
— Et moi, je suis content que tu sois passée, répliqua-t-il dans un murmure.
Les joues de Gracie virèrent à l'écarlate. Elle baissa vivement les yeux.
— Eh bien, puisque Alexis est partie, je vais peut-être en faire autant...
Mais Riley n'avait aucune envie de la voir partir. Cela ne lui disait rien de se retrouver seul...
Il fronça les sourcils. La solitude ne lui avait jamais fait peur. Non, ce soir, il n'était pas prêt à se retrouver sans Gracie. Pas encore.
— Tu veux visiter le manoir ? proposa-t-il à brule-pourpoint.
Gracie s'attendait à diverses choses de la part de Riley, mais certainement pas à une visite du propriétaire. Bien sûr, il eût été plus raisonnable de lever le camp, mais...
Un sourire se dessina sur ses lèvres.
— Avec plaisir, répondit-elle.
Il posa une main sur son épaule, main qui glissa sous ses cheveux et finit par envelopper sa nuque.
— Tu connais déjà le hall...
— Immense, commenta la jeune femme, les yeux rivés au lustre à pampilles de cristal blanc qui pendait au bout de sa chaîne depuis le plafond de l'étage. Comment nettoie-t-on cette merveille ?
— Je n'en ai pas la moindre idée.
Les doigts de Riley jouaient sur sa peau et avec ses nerfs. Il devenait très compliqué pour elle de réfléchir, de parler, de faire autre chose, en fait, que ronronner en se frottant contre lui.
— Le salon, dit-il ensuite en désignant une pièce sur la gauche.
Gracie s'avança, guidée par la main ferme qui avait dérivé au bas de son dos. Ensemble, ils franchirent un double battant sculpté pour déboucher dans une vaste pièce dont le plancher s'ornait de tapis orientaux anciens d'un raffinement remarquable. Le mobilier était à l'avenant, comme les lourdes draperies couvrant les fenêtres.
— Il doit faire sombre ici même en plein jour, observa Gracie.
— Je ne sais pas, avoua Riley Je ne viens pas souvent dans cette pièce.
Au-delà du salon se trouvait une sorte de parloir, précédant une suite avec chambre à coucher, petit salon et coin toilette.
— Pour la bonne, devina Gracie.
— Du temps de mon oncle, c'est possible. En ce qui me concerne, je me contente d'une femme de ménage qui vient deux fois par semaine.
Vint ensuite la cuisine, ou plutôt l'office, tant la pièce semblait un pur produit des années cinquante. Elle n'en était pas moins de taille à accueillir des festins, nota Gracie ébahie. Des éléments moulurés, de bois massif, s'alignaient tout le long des murs jusqu'au plafond. Bordé de part et d'autre par un timbre d'office à l'ancienne, le plan de travail déroulait un immense plateau de carreaux ébréchés qu'il suffirait de remplacer par du granit pour dégager un espace somptueux... A lui seul, le cellier aurait pu facilement héberger une famille au complet. Un paradis !
— Quelques travaux s'imposent, déclara la jeune femme. Si tu cherches des idées, n'hésite pas à venir me trouver. Il m'est arrivé de passer un après-midi entier à saliver sur des catalogues d'électroménager.
— En général, je préfère recourir aux traiteurs ou réchauffer des surgelés au micro-ondes.
— Mais un tel potentiel inexploité... Je peux ignorer les innombrables chambres à coucher de cette maison, et la bibliothèque, et les œuvres d'art... Mais la cuisine est irrésistible !
— Fais-moi donc une offre.
Gracie s'adossa au comptoir.
— Attends un peu que je gagne à la loterie... Mais tu ne plaisantes qu'à moitié, n'est-ce pas ? Tu vendrais le manoir Whitefield sans remords...
— Evidemment. Je ne suis pas chez moi, ici.
— Dans ce cas... où habites-tu ?
— Sur la première plate-forme qui m'embauchera.
Riley tira l'un des tabourets posés près du grand îlot central à l'intention de Gracie, et s'attribua le second.
— J'ai l'habitude de partager des chambrées minuscules avec six autres gars qui travaillent par roulements. Une plate-forme pétrolière tourne vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Gracie ne pouvait même imaginer un endroit pareil.
— Ah, oui ! dit-elle, la mer de Chine méridionale, c'est bien ça ? Comment as-tu fait pour te retrouver là-bas ?
— Après mon départ de Los Lobos, j'ai mis le cap au nord jusqu'en Alaska. Là-bas, j'ai trouvé une place sur un bateau de pêche sportive. Puis un jour, dans un bar, j'ai rencontré deux types qui recrutaient une équipe pour exploiter une plate-forme qu'ils venaient de racheter à une grande compagnie pétrolière. Il n'y avait plus de pétrole, soi-disant. Ces deux-là étaient d'un avis contraire.
— Et tu les as suivis, comme ça, à l'instinct ?
— Mais oui, confirma Riley en souriant. J'avais besoin d'un peu d'action. La chance était avec moi, ils ne s'étaient pas trompés. C'était un travail très dur, mais il valait la peine. J'ai appris le métier sur le tas et, par la suite, j'ai pris en charge le deuxième puits qu'ils ont acheté. Dix ans plus tard, je suis devenu leur associé à part entière, à la tête d'une entreprise reconnue sur le marché.
— Le mauvais garçon qui se rachète une conduite... Tu dois être fier !
Riley haussa les épaules.
— C'est une façon comme une autre de gagner sa vie.
— Mais tu diriges la banque Whitefield, aujourd'hui. Et si j'ai bien compris, tu n'apprécies pas beaucoup le confort, dit Gracie en promenant le regard autour d'elle.
— Cette vieille maison est plus grande que tout ce que j'ai pu connaître. Il y a des dizaines de pièces que je n'ai même jamais vues... A dire vrai, elle me semble très vide. Mais ma mère s'y serait plu. Elle a grandi ici, dit Riley en effleurant le bois patiné de l'îlot.
— Vraiment ? Je l'ignorais. Mais pourquoi n'êtes-vous pas...
Gracie se mordit la lèvre. De quoi se mêlait-elle ?
— La question ne me dérange pas, assura Riley. Si nous ne sommes pas venus habiter ici, ma mère et moi, à notre retour à Los Lobos, c'est parce que son frère — mon oncle Donovan — ne lui a jamais pardonné d'avoir fugué avec mon père. A la mort de mes grands-parents, ma mère était très jeune et c'est Donovan qui l'a élevée. Or, elle a filé avec son amoureux à dix-sept ans à peine... Donovan l'a sommée de revenir, il l'a menacée de lui couper les vivres, mais rien à faire, elle a choisi l'amour et renoncé à l'argent.
Gracie fut sur le point de s'extasier — c'était tellement romantique ! Mais quelque chose dans la voix de Riley l'en dissuada.
— Et ensuite ? demanda-t-elle à la place.
— Elle est tombée enceinte de moi. Elle a vécu comme ça dix ans dans une maison décatie au fond d'un patelin poussiéreux de l'Arizona. L'amour de sa vie n'a jamais daigné l'épouser ! Un beau jour — j'avais neuf ans — mon père a disparu. Nous avons fini par rentrer à Los Lobos. Je pense que ma mère comptait se réconcilier avec son frère, mais ce cher vieux Donovan n'a pas voulu en entendre parler.
Son expression se durcit. Il pinça les lèvres comme pour contenir sa haine.
— Et tu ne peux pas lui pardonner cela, dit doucement Gracie.
— Cela, et tant d'autres choses. La liste des griefs est longue.
— Je suis désolée...
— Oh ! Tout cela s'est passé il y a une éternité.
Gracie secoua la tête et glissa du tabouret pour refermer la main sur le bras de Riley
— J'aimerais pouvoir t'aider... te soulager...
Un silence se fit. Il ne dura qu'une poignée de secondes, mais un brusque changement s'opéra chez Riley. L'être blessé disparut, laissant place à un prédateur au regard voilé, au corps tendu comme un ressort. Gracie frissonna en le voyant se lever, la main tendue. Mais, au lieu de l'enlacer, il l'empoigna aux cheveux, doucement.
— Ce n'est pas une bonne idée.
— Pardon? balbutia la jeune femme, la bouche sèche.
— Cette idée de me soulager... Tu n'es pas mon type.
Tout en parlant, il la fixait droit dans les yeux. Elle se sentit ainsi totalement prisonnière de son bon plaisir. Une sensation assez... excitante.
— Et quel serait ton type? demanda-t-elle d'une voix sourde.
Riley haussa les sourcils.
— Intéressée ?
— Curieuse, rectifia Gracie.
— Fidèle à ta nature, donc. Soit ! j'aime les femmes faciles. Classées trois S, selon mon code personnel.
Les prunelles de jais semblaient l'inviter au grand plongeon. Incapable de résister à cet appel, Gracie se rapprocha de Riley comme en état d'hypnose. Quel tour étrange lui jouait sa mémoire. L'indulgence de cet homme à son égard tendait à lui faire oublier le danger qu'il représentait.
— « Trois S », tu dis ? s'entendit-elle demander.
Riley se coula contre elle pour lui murmurer à l'oreille :
— Tu veux vraiment savoir ?
Elle acquiesça en silence, presque timidement.
— « Séduire, Sauter, S'éclipser ». C'est ma règle d'or en amour.
— Oh.
Que répondre à cela ? La tête vide, Gracie se trouva subitement à court de mots.
— Tu n'es pas de celles qu'on quitte sans se retourner, Gracie. Les femmes comme toi, on leur offre des fleurs, des bijoux, on les couvre de mots d'amour... Moi, je ne joue pas à ce jeu-là. Je n'y ai jamais joué.
Ses mains retombèrent mollement sur les côtés.
— Tu ferais mieux de t'en aller, maintenant.
— Quo ? Oh ! Oui, bien sûr...
Gracie s'ébroua, recula d'un pas. Mais le charme tardait à se rompre. Si un vague instinct de préservation lui intimait de fuir, tout le reste de son corps aspirait à se laisser séduire par un type de la trempe de Riley Whitefield. Une fois, une seule, juste pour voir les sensations que cela pouvait procurer...
Leurs regards se croisèrent.
Il était si beau, il embrassait si bien ! Peut-être pourrait-il l'embrasser encore ? Simplement cela. Peut-être...
— Si je commence, je ne m'arrêterai pas, Gracie.
Elle tressaillit. Il lisait vraiment dans ses pensées ! Affolée, elle lui tourna le dos et quitta précipitamment la cuisine.
Sur le trajet du retour, elle ne vit pas le temps passer, trop occupée à rêver d'une tasse de thé pour recouvrer son calme.
Ensuite, elle ferait tranquillement le point sur la soirée qu'elle venait de vivre...
Mais, en débouchant dans son allée, elle comprit que ce thé salvateur devrait attendre.
Sur le perron de la villa se tenait Viviane.