13
La salle se mit à tourner autour de Gracie. Un instant, elle crut qu'elle allait s'évanouir pour la première fois de sa vie. Ses oreilles s'étaient mises à bourdonner, un poids subit écrasait sa poitrine. Sa vue se troubla...
Quand elle reprit enfin à peu près ses esprits, ce fut pour voir Riley se lever d'un bond et la fixer depuis la scène d'un air furibond et scandalisé.
— Gracie ? chuchota Jill à côté d'elle. Est-ce que vous...
Oppressée par les regards qui convergeaient vers elle par dizaines, Gracie n'attendit pas la fin de la question. Partout, des gens la montraient du doigt et se parlaient à voix basse, des murmures qui enflaient à mesure. Mais rien de tout cela n'avait d'importance. Seul comptait Riley, et ce qu'il devait penser d'elle en cette seconde.
— Il faut que je sorte, dit-elle en se levant pour se ruer vers la porte la plus proche.
— C'est vrai, la belle ? cria une voix. Riley t'a mise en cloque ?
L'estomac en feu, Gracie ne prit même pas la peine de se retourner. Les cachets, cette fois, n'y suffiraient pas. Elle avait atrocement mal, au ventre et partout ailleurs, parce qu'elle venait de prendre conscience qu'une chose très précieuse, à portée de sa main, venait de lui être arrachée.
Riley envisagea de regagner son bureau à la banque. Il était tard, 17 heures passées. Il pouvait sans problème rentrer au manoir, mais pour une raison inconnue il n'avait pas envie de se retrouver seul.
Le débat public s'était soldé par un désastre absolu. Yardley s'était montré si jovial dès l'entame que Riley avait aussitôt subodoré un coup fourré — mais jamais il n'aurait pu anticiper ce degré de perversité. Son adversaire avait frappé fort et au cœur. Les bons citoyens de Los Lobos pouvaient certes pardonner certains défauts à leurs candidats, mais malmener une légende locale relevait à leurs yeux du péché capital.
Comment Yardley pouvait-il être au courant ? Avait-il simplement recoupé quelques indiscrétions... Ou quelqu'un avait-il tout balancé ? Lui-même n'en avait touché mot à personne, et il imaginait mal Gracie alimentant exprès la rumeur... Non, l'information ne pouvait venir que d'elle, et en direct.
Il se gara sur son emplacement de parking réservé et descendit de voiture. Quelques passants allaient et venaient, pressés de boucler leurs courses avant la fermeture des magasins. Sur le trottoir, Riley aperçut une femme avec une poussette. L'air était tiède, le ciel clair. Tout était absolument normal. Pourtant, il se faisait l'effet d'un zombie. Le spectre d'un homme tabassé, puis laissé pour mort au bord de la route.
Comment avait-elle pu lui faire ça ?
Il aurait pourtant parié une bonne part de son futur héritage que Gracie n'aimait pas Franklin Yardley. Alors pourquoi l'aider ? Des représailles vis-à-vis du passé ? se demanda-t-il soudain. Tout cela n5était-il au bout du compte qu'une vengeance machiavélique, dégustée bien froide ?
En pénétrant dans la banque, il tenta de se persuader que ce n'était pas Gracie. Que l'inconnu qui les pistait avec son appareil photo en bandoulière pouvait les avoir pris sur le fait. Après tout, il ne serait sûr de rien tant qu'il n'aurait pas lu le rapport du détective.
Il n'avait vraiment pas envie que Gracie soit coupable. Quatorze ans plus tôt, il aurait donné n'importe quoi pour qu'elle sorte de sa vie, mais aujourd'hui... Aujourd'hui, il ne savait plus ce qu'il voulait.
Il se dirigea vers l'ascenseur. Au fond du couloir, quelques employés bavardaient entre eux à voix basse. De discrets coups de coude de l'un à l'autre amenèrent le silence. Tout le monde se tourna vers lui.
— Bonsoir, monsieur Whitefield, lança une jeune femme.
Elle n'alla pas jusqu'à croiser son regard. Riley hocha la-tête et monta dans la cabine. Avant que les portes ne se soient refermées, les conciliabules avaient repris.
— Tu crois que c'est vrai qu'il a...
La suite se perdit dans le bourdonnement de la machinerie. La nouvelle se répandait à toute allure... La faute à la retransmission en direct à la radio, sans doute. Ce soir, Zeke serait dans tous ses états. Ils allaient devoir trouver un plan d'action énergique, même si Riley ne voyait pas très bien lequel. Tabasser Yardley le défoulerait, bien sûr, mais cela ne l'aiderait pas à reconquérir ses électeurs. Idem pour une action en justice contre ce politicien pourri jusqu'à l'os...
Il claqua la porte de son bureau derrière lui et leva les yeux vers le portrait de son oncle.
— Tu peux sourire, tu ne gagneras pas, dit-il à son ancêtre. Jamais, tu entends ? Je trouverai un moyen, coûte que coûte.
Il agirait comme il avait toujours agi au moment d'affronter une épreuve. Profil bas, et au travail ! Il se plongerait dans ses dossiers en ne laissant personne se mettre en travers de sa route. Ni cette ville, ni le passé, ni ce foutu maire, et pas même Gracie...
On frappa à la porte.
— Fichez le camp ! cria-t-il.
— Monsieur Whitefield, quelqu'un est là et souhaite vous voir.
— Pas maintenant.
— C'est important...
Son planning de rendez-vous avait été dégagé aujourd'hui pour le débat. Il ne s'agissait donc pas d'une réunion. Yardley se serait-il déplacé jusqu'ici pour le narguer ?
Ce n'était pas le style du bonhomme. Pourtant, intrigué, Riley décida d'aller ouvrir lui-même pour voir de quoi il retournait.
— Qui est-ce ? demanda-t-il en ouvrant la porte.
Il prit alors conscience qu'il espérait voir Gracie, venue s'expliquer avec lui. Et, lorsque Diane recula d'un pas, il chercha machinalement derrière elle une silhouette blonde familière, aux courbes harmonieuses, à la repartie vive, à l'inventivité constante...
Mais, à la place de Gracie, il découvrit un individu d'une bonne cinquantaine d'années, vêtu d'un costume élimé et d'une chemise blanche tachée au col. Les cheveux gris, le visage creusé de rides, il était beaucoup plus petit que dans le souvenir de Riley, et cela faisait plus de vingt ans...
Pourtant, celui-ci n'avait rien oublié de l'autre fumier de la famille, celui qui les avait abandonnés, sa mère et lui.
Un sourire torve étira les lèvres de son visiteur.
— Salut, fils. Ça gaze ?
Gracie roula jusqu'aux abords de Los Angeles, avant d'emprunter la première sortie qui se présenta pour rebrousser chemin.
— Tu es une adulte, bon sang, gronda-t-elle, les mains crispées sur le volant.
Elle ne pouvait pas fuir tous ses problèmes, c'était une fausse bonne idée.
Du moins essaya-t-elle de s'en persuader. Car, si quelqu'un lui avait proposé là, tout de suite, un aller simple vers un satellite de Jupiter, elle aurait signé sans hésiter.
Un tumulte d'émotions si violent l'agitait qu'elle peinait à faire le tri. Elle était malade, voilà. Malade, triste, enragée contre l'être malfaisant qui l'avait trahie... Mais qui ? Elle ne s'était confiée à personne. Comment l'information avait-elle pu parvenir au maire ?
Son portable bourdonna encore une fois. Elle s'en saisit d'un geste vif, jeta un coup d'œil à l'écran et envoya valser l'appareil sur le siège passager. Jusqu'ici, elle avait reçu trois appels de Jill, deux de chacune de ses sœurs et environ si x de sa mère, mais elle n'était d'humeur à parler ni aux unes ni aux autres. Elle ne souhaitait entendre qu'une personne, la seule dont elle était toujours sans nouvelles.
Riley.
A quoi pensait-il ? Savait-il que ce n'était pas elle qui avait divulgué ses secrets intimes, ou était-il occupé, en cette seconde, à cribler d'aiguilles une poupée de chiffon à son effigie ? Pire — est-ce qu'il la détestait ? Qu'il soit en colère, passe encore. Mais elle ne supporterait pas qu'il lui tourne le dos sans lui laisser une chance de prouver son innocence. Même si elle ne voyait absolument pas par où commencer.
Le plus difficile à saisir, c'était l'origine de ce chaos. Qui les avait manipulés ? Sa voisine au yorkshire ? Allons donc ! Gracie imaginait cette pauvre femme épiant la villa jusqu'à l'arrivée de Riley, puis attendant qu'ils se soient sauté dessus dans la cuisine pour jeter sa précieuse petite chienne dans l'eau glacée et venir appeler à l'aide...
Invraisemblable.
Il fallait donc chercher ailleurs le coupable, le pourquoi et le comment... Les questions se succédaient sans fin.
Une heure plus tard, elle quitta l'autoroute mais, en entrant dans Los Lobos, elle prit à droite et non à gauche, et roula jusqu'au quartier résidentiel de la ville. Après avoir longé le manoir, elle trouva un coin discret où sa voiture n'attirerait pas les regards et revint à pied jusqu'à la porte principale.
Elle prit le temps de rassembler son courage avant de signaler sa présence. Il lui faudrait sûrement tambouriner un bon moment avant de convaincre Riley qu'elle ne partirait pas avant d'avoir pu lui parler...
— Je l'obligerai à m'écouter, se promit-elle à mi-voix en levant la main.
Le battant s'ouvrit aussitôt.
Elle s'y attendait si peu qu'elle bascula en avant et manqua s'affaler sur le seuil. Riley haussa les sourcils.
— Tu as bu ? demanda-t-il
— Quoi ? Non ! Je ne pensais pas que tu me laisserais entrer. J'étais prête à frapper des heures...
— Déçue ?
Gracie secoua la tête. Il était beau. Non, non ! Il était magnifique. En jean et chemise blanche aux manches retroussées, tennis aux pieds, les joues ombrées d'un début de barbe...
Elle eut envie de se blottir contre lui, de lui murmurer qu'elle n'y était pour rien, qu'il pouvait avoir confiance en elle, qu'elle tenait à lui et ne le trahirait jamais. Si seulement elle avait une preuve à lui offrir, ou au moins un plan pour en trouver une !
Elle eut surtout envie qu'il lui dise que tout irait bien. Mais, lorsqu'elle ouvrit la bouche, aucun son n'en sortit. Alors elle saisit les pans de sa chemise à deux mains et tenta de le secouer.
— Ce n'était pas moi ! Je n'ai parlé à personne de ce que nous avons fait ! Je ne sais pas où il a péché ses informations. Ce n'était pas moi !
Les yeux rivés à son visage, il referma les mains sur les siennes.
— Je sais, dit-il.
Gracie le dévisagea, incrédule.
— Vraiment ? Tu me crois ? Mais pourquoi ? s'écria-t-elle comme il acquiesçait en silence.
Il eut un petit sourire.
— Tu ne peux donc pas simplement l'accepter?
— Non... A ta place, je ne suis pas certaine que je me croirais. Alors ?
Au lieu de répondre, Riley se dégagea.
— J'allais sortir faire un tour sur la plage. Tu m'accompagnes ?
— Et comment !
Le crépuscule approchait lorsqu'ils arrivèrent au bord de l'océan. Riley laissa la Mercedes sur le bas-côté et prit Gracie par la main pour traverser la route jusqu'au sable.
Elle retira ses chaussures. Sans talons, elle lui arrivait à peine à l'épaule. Comment faisait-elle pour être aussi sexy, avec ses cheveux lâchés et son chemisier froissé ? Est-ce que c'était cela, le désir qu'elle inspirait, qui le poussait à lui faire confiance ? Pourquoi pas, après tout ? C'était une motivation comme une autre, puisque la logique ne semblait pas avoir sa place dans cet imbroglio.
Il n'avait pas envie de voir en elle un coupable. C'était aussi simple que cela. Il avait néanmoins conscience de jouer avec le feu. S'il se trompait, son erreur le priverait non seulement de quatre-vingt-dix-sept millions de dollars, mais aussi d'une vengeance après laquelle il courait depuis longtemps.
Plus tard, promis, il tâcherait de se raisonner. Plus tard, il mettrait au point une stratégie pour remédier aux dégâts de ce débat calamiteux. Il dirait à Gracie d'aller voir ailleurs, et il s'éclipserait de son côté.
Mais pas tout de suite.
— Je venais souvent me promener ici quand j'étais gosse, dit-il. Dès que j'ai eu mon permis, c'est devenu un de mes endroits favoris. Je marchais au bord de l'eau et j'essayais de trouver un sens à ma vie.
— Plutôt inattendu, de la part d'un adolescent...
Riley regarda sa compagne et sourit.
— Tu trouves ?
— Au moins, tu faisais un effort. Ma façon à moi de trouver un sens à ma vie, c'était de composer de très mauvais poèmes. Atroces, même. Riley... Comment l'a-t-il su ?
— Qui, le maire ? Il nous a fait suivre. Ou moi seulement, je ne sais pas.
— C'est le détective qui te l'a dit ?
— Non. Il a démarré son enquête hier. Je doute qu'il ait trouvé quoi que ce soit.
— Oh !
Elle coinça une mèche derrière son oreille et reprit :
— En tout cas, notre espion a fait du meilleur travail que nous quand nous pistions Zeke. C'est nous qui aurions dû l'embaucher, tiens.
Riley pouffa malgré lui.
— J'aime ta façon de raisonner...
— Donc il est là juste pour prendre des photos, mais à un moment donné, il s'aperçoit de ce qu'on est en train de faire et il file tout raconter au maire ?
— Ou alors Yardley tente un coup au hasard, et la chance est avec lui.
Elle lui pressa la main, puis vint se planter devant lui.
— Je n'ai rien dit, Riley. Je te le jure !
— Gracie, inutile de me le répéter sans arrêt. Je te crois.
— C'est que les apparences ne plaident pas en ma faveur, tu comprends. Je suis la seule à savoir que nous avons fait l'amour, je suis la seule à savoir que c'était sans protection et qu'il y a une chance infime pour que je sois enceinte...
— Moi aussi, je le sais.
— Bien sûr, j'y suis ! C'est toi qui as renseigné le maire !
Elle lui serra la main plus fort.
— Je suis très sérieuse. J'ai besoin que tu me croies. C'est terriblement important. Je ne mens jamais. Des défauts, j'en ai d'autres, je suis maniaque pour la cuisson de mes gâteaux, je manque de patience avec ma famille et je tiens très mal mes comptes... Mais je ne sais pas mentir et il ne me viendrait pas à l'esprit de te manipuler. La vérité ne me fait pas peur. Rappelle-toi les grillons ! J'ai tendance à agir au grand jour...
Le soleil avait disparu derrière l'horizon, et la lumière déclinante éveillait des reflets sur la peau de Gracie, qui semblait luire de l'intérieur. En cette seconde, alors qu'il contemplait son beau visage, Riley se sentait prêt à croire n'importe quoi. Non pas tant à cause du désir, bien réel, que cette femme lui inspirait, que parce qu'elle était là, tout simplement, à ses côtés.
Pour la première fois depuis bien longtemps, quelqu'un était là au moment où il avait besoin d'aide. Quelqu'un s'intéressait à lui, à ses passe-temps, ses opinions, ses sentiments. Ses copains n'avaient jamais poussé l'amitié jusque-là, et il n'avait laissé aucune femme l'approcher de si près.
En fin de compte, il croyait Gracie parce qu'il n'avait pas le choix...
Il lui saisit l'autre main et laissa leurs doigts se mêler tout en l'attirant contre lui.
— Comment en sommes-nous arrivés là? murmura-t-il.
— L'autoroute, puis la route de la côte.
Riley sourit, gloussa, et finit par éclater de rire. Gracie fit mine de rouler des épaules.
— J'ai toujours eu un solide sens de l'humour.
— En effet !
Il se pencha et l'embrassa sur le nez. Sa bouche l'appelait... Mais, si puissant que fût son désir, il se refusait à gâcher ce moment unique.
Il était trop tôt.
Alors il reprit sa marche, entraînant la jeune femme avec lui.
— D'autres questions d'orientation ? s'enquit-elle.
— Pas pour l'instant.
— Tu pourrais te procurer un GPS.
— Oui, c'est vrai.
Elle inspira profondément.
— J'adore le parfum de l'océan. A Torrance, mon oncle et ma tante habitaient à quelques kilomètres à peine de la plage. Nous y allions souvent. J'ai toujours vécu près de l'eau. Je ne suis pas sûre de pouvoir m'en passer. Comment font les gens qui vivent dans les montagnes ou en plein désert ?
— C'est leur environnement, ils rien connaissent pas d'autre. Moi, je n'ai découvert le Pacifique qu'en arrivant ici, vers seize ans.
Gracie lui jeta un regard étonné.
— Mais où as-tu grandi ?
— A Tempe.
Devant ses yeux passa l'image de la caravane branlante dans laquelle il logeait avec sa mère.
— Je n'ai jamais demandé à ma mère pourquoi nous étions restés si longtemps là-bas, après le départ de mon père. Peut-être attendait-elle son retour ?
— Six ans, c'est long.
— Trop long. Quand nous avons déménagé à Los Lobos, elle m'a promis que tout s'arrangerait parce que c'était là qu'habitait son frère. Je ne savais même pas que j'avais un oncle !
— Comment s'est passée la première rencontre ?
— Elle n'a jamais eu lieu. Ma mère est allée voir Donovan seule, elle m'a laissé au motel. A son retour, j'ai vu qu'elle avait pleuré, mais elle n'a pas voulu me raconter. Elle m'a juste dit qu'elle allait trouver une jolie petite maison où nous serions heureux.
Il s'arrêta près d'un amas de rochers et s'assit sur le sable avec Gracie, à l'abri du froid. Il reprit sa main. Les souvenirs faisaient mal, mais, perdu dans le passé, Riley poursuivit sur sa lancée.
— Avec le temps, j'ai fini par reconstituer le puzzle. Mon oncle a décidé qu'elle avait quitté définitivement le cercle familial en choisissant de fuguer avec mon père. Pour lui, elle n'existait pas, et moi non plus.
Gracie se coula contre lui.
— Quel charognard ! C'est honteux !
Malgré les fantômes, malgré le cortège de souffrances qu'ils traînaient après eux, un sourire se dessina sur les lèvres de Riley.
— Je pense à lui comme à un vieux salaud depuis toujours ou presque, dit-il, mais j'avoue que « charognard » correspond assez bien à ce vautour sans scrupules.
— Mais comment a-t-il pu ignorer sa propre famille ?
Riley glissa son bras libre autour de la taille de Gracie et s'adossa aux rochers.
— Assez facilement, en fait. Je ne lui ai jamais été présenté, mais il osait m'envoyer parfois une lettre de réprimandes, du temps où je faisais des bêtises en ville.
— Tu n'étais pas délinquant à ce point !
— Alors disons que j'étais... incontrôlable?
— C'est vrai, dit-elle en souriant. C'était même une de tes plus grandes qualités. Tes manières de bandit faisaient palpiter mon pauvre petit cœur d'adolescente. Tu étais séduisant, mystérieux, dangereux... Est-ce que tu savais que je flashais sur toi ? le taquina-t-elle.
— Ah, bon ? Tu étais trop subtile pour que je m'en rende compte.
— Subtile, répéta Gracie en riant. C'est tout moi ! Et donc il n'est même pas venu à ton mariage ?
— Non. Ma mère lui a sans doute envoyé un faire-part, mais je ne tenais pas spécialement à le voir. Je suis sûr que Pam avait compté sur un cadeau de grande marque. Elle en a été pour ses frais.
— Elle a beau jouer les gentilles copines depuis peu, dit Gracie, je n'arrive pas à la plaindre...
— Moi non plus. D'ailleurs je ne voulais pas l'épouser. Tu étais au courant ?
Gracie le considéra d'un air stupéfait.
— Tu ne voulais pas ? Mais je te croyais follement amoureux d'elle !
— C'était de la pure convoitise sexuelle, rectifia Riley d'un ton ferme. Nuance ! A dix-huit ans, j'aimais bien sortir avec elle parce que c'était une fille totalement libérée. Quand elle m'a annoncé qu'elle était enceinte, j'ai piqué une colère terrible. Elle m'avait juré qu'elle prenait la pilule et je l'avais crue.
Gracie s'agita sur le sable.
— Moi, je n'ai jamais prétendu l'être...
— Rien à voir, murmura Riley, la bouche dans ses cheveux. Je te l'ai dit, je ne te blâme pas.
Le seul fautif, c'était lui... Lui qui l'avait désirée violemment, au point d'oublier toute prudence...
Il secoua la tête.
— De quoi parlions-nous ?
— Tu ne voulais pas épouser Pam parce que tu étais secrètement amoureux de moi.
— Mmm... Pas tout à fait.
— Alors, quoi ? Tu savais que j'avais raison de te mettre en garde ?
— Non plus. Je ne t'écoutais pas, à vrai dire, mais cela n'aurait rien changé. C'est ma mère qui a insisté. Elle disait que j'avais une responsabilité à assumer.
Il grimaça au souvenir des violentes disputes qui les avait opposés à ce sujet.
— Elle voulait que je me comporte en homme respectable.
— Et toi, tu voulais te sauver.
— Elle n'avait pas forcément tort... Mais j'étais trop jeune pour m'en rendre compte. J'ai cédé, épousé Pam et quand j'ai appris qu'elle m'avait menti, j'ai fait mes valises et je suis parti. Non sans avoir d'abord asséné à ma mère qu'elle m'avait gâché la vie, et que je ne le lui pardonnerais jamais !
Son regard se perdit dans la masse sombre de l'océan. La lune ne s'était pas levée ; on pouvait à peine distinguer des franges d'écume blanches déferlant sur la grève.
— C'est la dernière fois que nous nous sommes parlé, mais bien sûr, je ne pouvais pas le savoir, énonça-t-il avec lenteur. J'étais tellement en colère. J'ai pris la route du nord, et c'est ainsi que je me suis retrouvé un beau jour en mer de Chine. En grandissant, j'ai réfléchi, j'ai pris du recul et j'ai fini par lui envoyer une lettre, accompagnée d'un chèque. Elle m'a répondu en me demandant de passer la voir à l'occasion. Je lui ai donné ma parole.
Sur le moment, aveuglé par un ressentiment encore vif, il n'y avait pas attaché trop d'importance.
— Un jour, elle m'a annoncé par courrier qu'elle était malade. Un cancer. Alors j'ai pris mes dispositions pour revenir. Si elle avait précisé que c'était urgent, j'aurais tout laissé tomber et je serais arrivé à temps. Une semaine avant mon départ, une infirmière de l'hôpital du comté m'a appelé pour m'annoncer que ma mère n'avait plus que quarante-huit heures à vivre au maximum. Il m'en a fallu cinquante pour rentrer. Elle était déjà morte.
— Oh, Riley...
Gracie se serra plus fort contre lui.
— Je suis tellement désolée !
— C'était il y a si longtemps... Techniquement, Yardley n'avait pas tort cet après-midi. Je ne suis pas revenu assister ma mère mourante.
— Mais tu ne savais pas...
— Est-ce que c'est une bonne excuse ? demanda Riley sans détacher son regard de l'océan. Je ne crois pas. Elle était seule. C'est ça, le plus épouvantable. Elle est morte à l'hôpital, seule. Son égoïste de fils n'a pas été fichu de se débrouiller pour rentrer à temps. Et son propre frère, qui vivait dans la même ville, n'a pas daigné aller la voir !
A ces mots, Gracie se hissa sur les genoux.
— Qu'est-ce que tu dis ? s'exclama-t-elle.
— Donovan Whitefield n'avait qu'une parole. Il n'a jamais pardonné à sa sœur.
Riley tourna enfin la tête vers la jeune femme et précisa :
— Par la suite, j'ai trouvé les lettres de ma mère. Celles qu'il lui avait retournées sans même les avoir décachetées. Elle le suppliait de l'aider à payer le traitement. Ce que je lui avais envoyé était largement insuffisant ; elle savait que de toute façon, à ce moment-là, je n'avais pas les moyens nécessaires. Alors elle s'est tournée vers lui. Mais il ne s'est pas donné la peine de lire ses lettres.
Gracie étouffa un sanglot et se jeta dans ses bras.
— Je suis navrée, chuchota-t-elle, toute tremblante.
D'abord, il se raidit, ne sachant comment accueillir sa compassion. Pour finir, il referma les bras autour d'elle.
— Ça va, dit-il.
— Mais non, ça ne va pas !
Elle releva la tête, et il crut voir des larmes couler sur ses joues, mais il faisait trop noir pour qu'il en soit certain.
— Rien ne va ! Tu portes sur tes épaules toute cette culpabilité, alors que tu n'y es pour rien ! Ce n'est pas toi qui as rendu ta mère malade, et tu ne savais pas que tu devais te dépêcher de revenir !
Pourquoi donc Gracie s'acharnait-elle ainsi à tenter de réparer sa vie ?... C'était perdu d'avance, mais elle semblait l'ignorer.
— Tu ne pouvais pas deviner, insista-t-elle. Et ton oncle... Comment a-t-il pu l'abandonner ? Je n'apprécie peut-être pas beaucoup Viviane et Alexis ces temps-ci, mais je ne les abandonnerai jamais ! Surtout dans des circonstances pareilles !
Riley sourit malgré lui. Gracie n'abandonnerait pas môme un chien enragé s'il avait besoin d'aide.
— Tu dois comprendre que je n'ai plus besoin d'être sauvé, dit-il. J'ai fait la paix avec le passé depuis longtemps.
« Paix » n'était peut-être pas le mot qui convenait, toutefois. Il s'était contenté d'accepter ce qui était arrivé, et de trouver une manière d'y remédier.
Elle prit son visage en coupe entre les mains.
— Tu n'as pas trouvé la paix. Tu es encore en colère.
Il ne répondit pas.
Comment pouvait-on tourner la page, après avoir vécu cela ? se demanda Gracie. Elle ressentait dans sa propre chair les plaies de Riley. Si seulement elle pouvait le soutenir à bout de bras jusqu'à la cicatrisation complète... A défaut de retourner dans le passé pour empêcher ces drames...
Riley était un homme bien, fort, honnête. Il ne méritait pas tout cela.
— C'était infâme de la part de Yardley, chuchota-t-elle, d'utiliser à son avantage un épisode intime et particulièrement douloureux de ton passé.
— Encore un charognard.
— Le roi des vautours, je dirais. Maintenant, les gens vont avoir une mauvaise opinion de toi. C'est injuste !
— Je m'en remettrai, répliqua Riley.
— Il faut que tu gagnes les élections. Qu'est-ce que je peux faire pour toi ? J'irais volontiers frapper à toutes les portes pour dire aux gens que je ne suis pas enceinte, si cela pouvait t'être utile...
Il sourit.
— Voilà qui devrait les intéresser. Mais attends donc d'en être sûre, avant d'aller le clamer partout.
— Oui, évidemment, tu as raison. Il ne manquerait plus que ça, maugréa-t-elle en s'asseyant lourdement à côté de lui.
— Tu veux dire, en plus de ta sœur qui se marie, de l'autre qui pique des crises avec son époux, des gâteaux que tu n'as pas le temps de faire, de la gentille Pam, du maire qui raconte à la ville entière qu'on couche ensemble ?...
— Seigneur, gémit Gracie, vu sous cet angle, rien ne va plus dans ma vie. Et toi, ta liste est aussi chargée ?
— C'est un peu différent. Mon père a débarqué aujourd'hui.
Elle qui pensait être au bout de ses surprises !
— Ton père ? s'exclama-t-elle. Au manoir ?
— A la banque, dit Riley en lui peignant les cheveux du bout des doigts. Vingt-deux ans après, je l'ai tout de suite reconnu. Etonnant, non ?
— Et... il voulait te voir ? demanda Gracie, complètement désorientée.
Riley eut un petit rire totalement dénué d'humour.
— Non. Il voulait de l'argent. Il n'a pas demandé de mes nouvelles, juste un chèque, parce qu'il était un peu à court ce mois-ci.
Ces simples mots tordaient le cœur. Riley affectait l'indifférence, mais Gracie connaissait la douleur d'être abandonné par un parent. Son propre cas était sans doute différent, mais le sentiment de perte restait le même.
— Je l'ai mis à la porte, poursuivit-il, mais il reviendra. Je finirai sûrement par lui donner ce qu'il demande pour le seul plaisir de me débarrasser de lui !
— J'aimerais tellement t'aider... Rentre avec moi, proposa-t-elle soudain.
Riley la regarda droit dans les yeux.
— C'est une solution à court terme, remarqua-t-il.
— Je n'en ai pas d'autre à te proposer pour le moment.
— Mais je ne m'en plains pas...