30 – LE COMMANDANT DU « SKOBELEFF »

… Et pourtant, une animation considérable régnait toujours au Casino.

C’étaient dans les galeries le perpétuel va et vient des promeneurs aux toilettes élégantes, les rires et les propos joyeux qui fusaient d’un groupe à l’autre.

À l’extrémité de l’Atrium, juchés sur les hauts tabourets du bar, s’empressant autour des tables, les amateurs de boissons américaines dégustaient paisiblement leurs consommations bizarres.

Et cependant que cette animation régnait à l’entour du Casino paradisiaque superbement illuminé, du milieu des salles de jeu où la foule était encore peut-être plus nombreuse qu’à son ordinaire, retentissaient, dans le bruissement de l’or, les perpétuelles sollicitations des croupiers :

« Faites vos jeux, messieurs, faites vos jeux. » Ou leurs ordres : « Rien ne va plus. »

Il faisait ce soir-là une température d’une douceur exquise et la brise marine apportait dans les grandes galeries une fraîcheur qui contrastait agréablement avec l’atmosphère surchauffée des salons.

Du fond du bar où elle était déjà installée, Daisy Kissmi qui, pourtant, était fort troublée par la mort d’Isabelle de Guerray, convaincue que pareil sort lui adviendrait un jour, se grisait plus que jamais.

Elle venait de faire remarquer à Conchita Conchas, installée non loin d’elle, que le gros Pérouzin, ancien notaire devenu inspecteur, ne quittait pas l’entrée de l’Atrium :

— Aoh, s’écria-t-elle, que peut-il bien faire celui-là. et comme il doit avoir chaud avec son gros ventre.

Conchita Conchas ne prêtait que peu d’attention aux propos de l’Anglaise.

D’abord, elle ne connaissait même pas de vue l’inspecteur Pérouzin.

De tout le personnel des agents spéciaux du Casino, elle n’avait retenu que la silhouette bizarre du seul inspecteur Nalorgne. La jeune femme, superstitieuse, le savait ancien prêtre et il devait, assurait-elle, porter la veine ou la guigne, à volonté.

Conchita, d’ailleurs, était en grande conversation avec M. Héberlauf, auquel ressemblait, disait-elle, Nalorgne.

Quant à Héberlauf, il n’était pour le moment préoccupé que d’une chose : c’était de l’instance en divorce qu’il voulait introduire contre sa digne épouse qui, contrairement à ce que l’on pouvait supposer, avait découché toute une nuit sans que nul pût savoir ce qu’elle avait fait dans la soirée.

Et, enfin, dans ce bar, se trouvait encore la petite Louppe qui, cessant d’être gavroche et mutine, écoutait, en ouvrant de grands yeux effarés, les propositions que lui adressait le vieux diplomate Paraday-Paradou. Celui-ci promettait à l’ex-maîtresse du député Laurans une situation sociale de premier ordre en Tripolitaine, si elle consentait à l’épouser, bien qu’il n’eût pas beaucoup d’argent.

Cependant que ces propos s’échangeaient au bar, l’inspecteur Pérouzin surveillait, en effet, minutieusement, l’entrée des salles de jeu.

Nalorgne s’était installé à la porte qui donnait accès sur la galerie et la gracieuse Mme Gérar, que l’on prenait pour une grande dame en quête d’aventures, errait entre les tables de la roulette.

Dans le bureau directorial où M. de Vaugreland allait et venait ne tenant pas en place, Juve et Fandor se considéraient, la mine soucieuse.

Ce soir, malgré leur calme imperturbable, ils ne pouvaient s’empêcher d’éprouver une certaine appréhension.

Il n’y avait pas à en douter, la menace d’Ivan Ivanovitch était formelle. L’officier russe se livrait à un effroyable chantage et comme vraisemblablement il se rendait compte qu’il était impossible qu’on lui remboursât les sommes qu’il avait perdues, peut-être allait-il commettre la folie irréparable de bombarder le Casino avant de faire sauter son navire.

Toutefois, l’émotion qu’avaient éprouvée les trois hommes à la lecture de cette lettre comminatoire s’était atténuée dans une certaine mesure.

On espérait vivement qu’Ivan Ivanovitch s’en tiendrait à sa déclaration et qu’il ne procéderait pas comme il l’avait écrit.

Alors ? on allait le voir au Casino, il allait tenter la suprême démarche avant d’adopter la suprême solution ?

Par moments, Juve se demandait si tout cela était possible ? si un homme sain de corps et d’esprit, si un officier était capable de penser, d’écrire une telle lettre ?

Mais dès lors qu’il en doutait, le policier se souvenait que lui-même, lui, l’homme froid, l’homme de devoir par excellence, il avait été un moment dompté par la terrible passion du jeu qui étourdit, qui rend fous ceux-là mêmes qui semblent les plus inaccessibles à ce vice funeste.

Il avait vu autour des tapis se dérouler des drames effroyables.

M. de Vaugreland interrompit Juve dans ses réflexions.

— Monsieur, fit-il, alors qu’il revenait précipitamment de la fenêtre à laquelle il s’était accoudé, je crois que c’est lui.

Juve et Fandor se précipitèrent aussitôt au balcon : Juve ne voyait rien, mais Fandor crut distinguer derrière un massif la silhouette trapue de l’officier russe.

— C’est bizarre, murmura Fandor, on dirait qu’il est en tenue.

— Ce ne serait pas possible, fit M. de Vaugreland, les officiers en uniforme ne sont pas admis au Casino. Ivan Ivanovitch ne l’ignore pas et s’il veut passer inaperçu le moyen n’est guère bon.

Le directeur s’arrêta :

On venait de frapper à la porte de son bureau.

— Entrez, fit-il…

Un huissier se présenta, porteur d’un télégramme. Ayant déchiré le pointillé, le directeur lut à haute voix :

La dépêche était ainsi conçue :

Amiral commandant escadre Villefranche à directeur Casino. Envoyons torpilleur reconnaître mouvements du Skobeleff, nous vous tiendrons au courant.

C’était signé :

Amiral Kéradak.

M. de Vaugreland poussa un soupir de satisfaction :

— Ah, fit-il, voilà qui me rassure un peu ; l’amirauté de Toulon a pris en considération les craintes, discrètes d’ailleurs, que je lui exprimais tout à l’heure.

Cependant, Juve insista, pressé d’en finir. Il dit à M. de Vaugreland :

— Cela ne doit pas se prolonger plus longtemps. La situation est délicate, nous perdons un temps précieux. Avec votre autorisation, monsieur le directeur, je m’en vais mettre la main au collet d’Ivan Ivanovitch ?

— Comme vous voudrez, dit Vaugreland.

Il sonna au téléphone privé qui communiquait avec les salles de jeux :

— Allô, allô, c’est vous, madame Gérar ? bien, c’est M. de Vaugreland. Voulez-vous prier les inspecteurs Pérouzin et Nalorgne de se rendre directement dans le jardin et d’approcher de la personne que vous savez qui s’y promène ? M. Juve les rejoindra dans une seconde, le temps de descendre.

M. de Vaugreland, une fois l’ordre donné, devint tout pâle.

Il regarda Juve :

— Alors, c’est bien décidé ?

— Naturellement, répondit le policier.

Celui-ci quitta le bureau directorial, suivant, à quelques secondes de distance, Fandor qui le précédait.

Les deux hommes devaient traverser la salle de jeux. L’un comptait passer par l’Atrium, c’était Fandor, l’autre par l’extrémité de la galerie – c’était Juve – pensait gagner directement le jardin.

Mais l’inspecteur de la sûreté avait à peine descendu quelques marches que Fandor rebroussa chemin, se heurtait à lui :

— Eh bien, annonça le journaliste, voilà du nouveau.

— Qu’y a-t-il donc, Fandor ?

— Il y a que cet animal s’est introduit dans la salle.

— Dans la salle ? s’écria Juve, c’est impossible, les issues étaient gardées.

— Parbleu, oui, jusqu’au moment où le directeur a donné l’ordre à ses hommes d’aller au jardin. Ivan Ivanovitch, qui guettait évidemment cet instant, a profité d’une seconde d’inattention, de l’absence de Pérouzin ou de Nalorgne pour pénétrer. Ah, il n’a pas perdu de temps.

M. de Vaugreland qui, après avoir fermé à double tour la porte de son cabinet, s’était élancé à la suite de Juve, entendit les derniers mots de cette conversation et en comprit le sens.

Il leva les bras au ciel :

— La malchance, murmura-t-il, s’en mêle, c’est affreux.

— Quoi ? demanda Juve en descendant, nous allons l’arrêter dans la salle, discrètement, voilà tout. Nous l’amènerons ici, il faudra bien qu’il s’explique.

Alarmé, M. de Vaugreland l’interrompit :

— Vous n’y pensez pas. On ne peut pas l’arrêter dans la salle, il y a là des grands ducs, des gens de la cour de Russie. Cela ferait un scandale énorme, d’autant plus que tous les regards doivent être braqués sur Ivan Ivanovitch.

— Pourquoi ? interrogea Fandor.

— Mais à cause de son uniforme, s’écria M. de Vaugreland.

Fandor semblait de plus en plus stupéfait. Il y avait en effet quelque chose que le jeune homme ne s’expliquait pas. Il répondit en hochant la tête, à mi-voix et comme s’il se parlait à lui-même :

— Le plus curieux, c’est qu’Ivan Ivanovitch, que je viens de voir à l’instant dans la salle, n’est pas en uniforme mais en habit.

… Juve ne prenait point part à la conversation, mais il précédait ses deux compagnons, s’approchait des tables de jeux :

M. de Vaugreland courut à lui, s’appuya à son épaule pour lui murmurer à l’oreille :

— Je vous en prie, monsieur, fit-il, ne l’arrêtez pas encore. Voyons ce qu’il va faire.

Puis il ajoutait, dans l’espoir de convaincre Juve :

— D’abord nous ne sauterons certainement pas, tant qu’il sera au Casino… le fait qu’il est là, dans les salles, nous garantit évidemment contre le bombardement.

— Cela, observa Juve, c’est à savoir. Les désespérés de cette espèce n’y regardent pas de si près.

Mais M. de Vaugreland insistait.

— Bon, dit Juve, haussant imperceptiblement les épaules, j’attendrai.

Ivan Ivanovitch, c’était bien lui et lui en habit et non pas en uniforme, comme on l’avait cru un instant, après avoir erré dans la salle de jeux, avec un visage impassible, une apparence nonchalante et tranquille, s’était lentement approché des tables de roulette.

Il avait tiré quelques pièces d’or de ses poches.

Le directeur, Fandor et Juve le surveillaient de loin et, pour parer à toute éventualité, sur le désir du policier, M. de Vaugreland envoya Mme Gérar chercher les inspecteurs Pérouzin et Nalorgne qui, lorsqu’ils revinrent du jardin, déclarèrent, naturellement, qu’ils n’avaient pas vu Ivan Ivanovitch.

Fandor, de ses yeux perçants, surveillait le jeu de l’officier russe :

— Mais c’est qu’il gagne, murmura-t-il à l’oreille de Juve.

M. de Vaugreland en parut tout satisfait :

— Puisse-t-il gagner, toujours et beaucoup.

Il s’arrêta : son vœu n’allait pas être longtemps exaucé.

La bille venait, en effet, de s’arrêter, après deux ou trois coups favorables, sur un numéro qui, certes, n’était pas celui choisi par l’énigmatique joueur, car on voyait la physionomie d’Ivan Ivanovitch s’altérer soudain. Un pli soucieux marquait son front, ses lèvres avaient un rictus farouche. L’officier russe, toutefois, n’abandonnait pas la partie, il avait encore fouillé sa poche et, certainement décidé à risquer le tout pour le tout, il plaçait devant lui une liasse de billets de banque :

— C’est le fond de sa caisse, observa M. de Vaugreland. Cet homme joue désormais son existence.

Et Fandor ne manqua pas d’ajouter, toujours gouailleur :

— Son existence et la nôtre, monsieur le Directeur, ne l’oubliez pas.

— Ah, si seulement, balbutiait M. de Vaugreland, de plus en plus affolé, si seulement il pouvait gagner.

Sur la table de roulette, la bille, impassible, continuait sa course saccadée et ses bonds en désordre :

— Rien ne va plus, criait le croupier.

Ivan palissait de plus en plus. Les billets de banque qu’il tenait sous ses doigts tremblants, trempés de sueur, diminuaient rapidement.

Et, au fur et à mesure que l’officier perdait, M. de Vaugreland qui, caché dans la foule, assistait en témoin à cette lutte engagée avec le hasard, sentait de plus en plus chavirer sa raison. Ah, comment prévenir le danger qui menaçait tout ce monde, comment éviter, non seulement le formidable scandale, mais encore l’épouvantable drame qui, dans quelques instants, allait avoir à la fois son début et son dénouement ? Car il était bien certain que les pertes que continuait à subir l’officier russe allaient le déterminer à quelque extrémité redoutable. Ne pouvait-on l’empêcher à tout prix… oui, à tout prix ?

Pour un peu, M. de Vaugreland aurait été tout disposé à appeler Ivan Ivanovitch et à lui remettre les trois cent mille francs qu’il demandait.

À ce moment, un chef des jeux passa à côté de M. de Vaugreland.

Celui-ci l’appela :

— Vous voyez cette table, fit-il, cette table de roulette où se trouve ce monsieur qui perd tant ?

— Parfaitement, reconnut l’employé, ce soir, M. Ivan Ivanovitch fait des différences considérables.

M. de Vaugreland, hagard, considéra son subordonné. Il balbutia, pensant tout haut plutôt qu’il ne donnait un ordre :

— Ne pourrait-on pas le faire gagner ?

Le chef des jeux se contentait de sourire, fort éloigné de comprendre toute l’angoisse qui inspirait ces propos au directeur du Casino.

— Ah, fit-il en souriant, il faudrait alors pouvoir commander à la chance, être maître du hasard.

Il ajouta, changeant de sujet de conversation :

— Nous avons une belle chambrée, ce soir, monsieur. Jamais le casino n’a fait de si superbes recettes.

M. de Vaugreland, incapable de maîtriser son émotion, coupa court à l’entretien, pirouettant sur ses talons.

Peu lui importaient les recettes ce soir là.

Soudain son cœur faillit s’arrêter de battre.

M. de Vaugreland avait perdu de vue Juve et Fandor, mais il ne quittait pas des yeux Ivan Ivanovitch.

Or, celui-ci, brusquement, venait de quitter la table de roulette.

L’officier chancelait comme un homme ivre. Il parut hésiter tout d’abord, ne sachant trop de quel côté se diriger.

Machinalement, il se passa la main sur le front. Il épongea les grosses gouttes de sueur qui ruisselaient le long de ses tempes. Il s’avança, traversa la pièce, encombrée de foule et s’en vint dans la galerie.

M. de Vaugreland, qui le suivait de loin, eut un léger soupir de satisfaction, car il aperçut alors Juve dissimulé dans l’encoignure d’une fenêtre. À côté de lui se trouvait Fandor. Un peu derrière ceux-ci, se tenaient Pérouzin et Nalorgne, affectant des airs indifférents, mais prêts à s’abattre sur l’officier si celui-ci faisait un mouvement.

Était-ce l’instant décisif ? Ivan Ivanovitch venait de regarder sa montre.

Il se dirigea la tête basse vers l’escalier qui conduisait aux bureaux de l’administration. Comptait-il se rendre chez le directeur, qu’il n’avait pas remarqué dans la salle et croyait sans doute à son cabinet ? Si telle était l’intention de l’officier russe on pouvait espérer qu’une explication interviendrait. Depuis plus d’une heure déjà qu’il était au Casino, rien d’anormal ne s’était produit, peut-être avait-il décidé de surseoir au bombardement, peut-être n’était-ce qu’une menace ?

Mais alors qu’il émettait cette pensée optimiste – car on croit aisément ce que l’on désire – M. de Vaugreland dut changer brusquement d’opinion.

Il recula d’un bond, étouffa un cri de terreur, s’appuya le long d’un mur pour ne point défaillir, ses jambes molles ne le portaient plus.

Ivan Ivanovitch, soudain, venait de rebrousser chemin.

L’officier s’était précipité vers une fenêtre ouverte et regardait au dehors. Cette fenêtre, par-dessus les jardins donnait sur la mer et à ce moment précis, Juve, Fandor, les inspecteurs, le directeur du Casino, dont les regards, machinalement, avaient suivi celui de l’officier, voyaient au large un spectacle extraordinaire.

L’imposante et lourde masse que faisait sur les flots la silhouette du Skobeleff avait grossi, se rapprochant de terre. Les feux du navire étaient allumés, les lumières fusaient à travers les sabords et une grosse fumée noire s’échappait des cheminées.

Qu’allait-il se passer ?

Hélas, si le Skobeleff avait désormais reçu l’ordre de bombarder le Casino, nulle puissance au monde ne pourrait l’arrêter.

Une abjecte terreur s’était emparée du directeur. Déjà il voyait le pittoresque immeuble dont il avait la haute direction, chanceler, s’écrouler. Ses ruines fumantes, ensevelissaient sous les décombres la foule des malheureux qui entouraient les tables de jeu ou allaient et venaient dans les galeries, dans l’Atrium, flirtant, plaisantant, gais, insouciants, tout à la joie de vivre. Mais le plus surpris de tous, c’était – en apparence du moins – Ivan Ivanovitch.

L’officier, tout d’abord interdit, avait ensuite levé les bras au ciel, dans un geste d’affolement.

Puis, ne pouvant plus se contenir, cessant de dissimuler, il se précipita, enjambait la fenêtre, sauta dans le jardin.

Les inspecteurs s’élancèrent sur ses talons.

Il n’y avait pas à en douter, c’était assurément le signal, c’était l’heure précise où le drame devait commencer.

— Ah, jura Pérouzin, tu n’échapperas pas et si nous y passons, tu y passeras le premier.

L’ex-notaire n’avait pas achevé, qu’un coup de revolver retentissait.

Juve, à bout portant, venait, en effet, de tirer sur Ivan Ivanovitch.

Mais le policier s’arrêta, interdit, stupéfait…

Il avait tiré en pleine poitrine et Ivan Ivanovitch courait encore.

Juve n’avait pas le temps de se demander longtemps qu’elle était la cause de cette invulnérabilité ? Elle n’était d’ailleurs qu’apparente. Une seconde après retentissait un second coup de feu, puis un troisième.

C’étaient les inspecteurs du Casino qui avaient tiré et, cette fois, l’officier russe, s’arrêta brusquement, chancela une seconde, puis tomba sur le sol, perdant son sang de toutes parts. Le malheureux se roulait dans la poussière, en proie à des souffrances épouvantables. Il n’avait pas été tué sur le coup.

Juve se précipita vers lui :

— Ivan Ivanovitch, qu’avez-vous fait ? qu’alliez-vous faire ? interrogea-t-il vos ordres sont-ils donnés ? répondez avant de mourir. Le Skobeleff doit-il bombarder le Casino ?

Mais le moribond ne semblait rien comprendre à l’interrogatoire de Juve.

Sur son visage déjà blême, s’appliquait le masque de la mort. Cependant qu’il vomissait son sang, il articula d’une voix imperceptible :

— Ah, c’est l’expiation, je meurs, j’expie.

— Juve, hurla une voix, à la fois tonitruante et terrifiée.

C’était Fandor qui appelait le policier :

— Juve, regardez, c’est effroyable, c’est fou. Ah, regardez, Ivan Ivanovitch est mort et pourtant Ivan Ivanovitch se sauve. Oui, nous avions raison l’un et l’autre, ils étaient deux, ils sont deux.

Juve, sans souci du moribond qui exhalait ses derniers râles, se précipita au côté de Fandor.

Le journaliste était monté sur un banc, du haut duquel on découvrait un superbe panorama sur la mer.

Or, voici que dans le pinceau lumineux qu’envoyait le phare sur le Skobeleff afin de comprendre les mouvements qu’effectuait le grand cuirassé, venait de se silhouetter une baleinière menée par six marins qui ramaient vigoureusement. Debout à l’arrière de la baleinière, à la place du commandement, se trouvait Ivan Ivanovitch… un autre Ivan Ivanovitch.

Et celui-là était revêtu d’un uniforme, il allait rejoindre le navire.

Qu’allait-il se passer à bord ?

***

Pendant que se déroulait cet épisode qui apprenait enfin au policier et au journaliste qu’il y avait deux Ivan Ivanovitch, solution, hélas, connue trop tard, solution qui faisait que l’un d’eux, probablement l’innocent, gisait désormais, raidi par la mort. Juve, machinalement, examinait son revolver et se demandait pourquoi sa balle n’avait pas atteint l’infortuné officier russe lorsque, le premier, il avait visé sa poitrine.

Or, Juve s’apercevait qu’à part une cartouche désormais brûlée et dont la balle évidemment avait été retirée, le barillet de son arme était vide.

Non. Il contenait une feuille de papier, où il lut ces mots :

« La fille de Fantômas vous épargne un crime et fait son devoir en sauvant son père. »

— Fandor, s’écria Juve, lis ça.

Le journaliste s’approcha :

— La fille de Fantômas, déclara-t-il, sauve son père, parbleu, Juve, l’officier qui désormais se rend à bord du Skobeleff n’est assurément personne d’autre que Fantômas.

M. de Vaugreland se rapprochait du petit groupe que formaient Juve et le journaliste.

Il venait de faire un large détour pour ne point approcher le cadavre de l’infortuné officier que, d’ailleurs, les hommes de service accouraient enlever, les uns portant une civière, les autres un râteau et du sable fin, afin que l’on pût, immédiatement, faire disparaître des allées du parc, les flaques de sang qui s’y coagulaient.

M. de Vaugreland, tout tremblant, se rapprocha de Juve :

— Nous sommes sauvés, dit-il, grâce à votre perspicacité, monsieur Juve, le malfaiteur n’est plus en état de nuire et je me félicite à l’idée que le scandale sera vite étouffé.

Juve, tout d’abord interdit, regarda le directeur.

Il y eut un silence, puis, brusquement, incapable de contenir sa fureur, le policier empoignait M. de Vaugreland par les épaules, et, brutalement, il lâcha :

— Mais, espèce d’imbécile, vous n’avez donc rien compris ? c’est-à-dire que nous sommes foutus, au contraire, si dans cinq minutes, une salve d’obus ne vient pas ravager votre boutique, c’est que je ne reconnais plus mon Fantômas. C’est un innocent que vos hommes ont tué et c’est le coupable qui, désormais, monte à bord du Skobeleff. Ah, nous sommes frais, et je dois reconnaître que nous avons fait là du joli travail.

— Monsieur, supplia M. de Vaugreland, absolument abasourdi et terrifié à l’idée que des groupes se formaient dans le jardin, que la foule attirée par les coups de revolver et dont la curiosité s’excitait du mouvement du Skobeleff, grossissait de plus en plus, allons-nous-en d’ici.

M. de Vaugreland, prêt à défaillir, eut à peine la force de solliciter de Juve qu’il vint avec lui dans son cabinet.

Quelques secondes plus tord, Juve, Fandor et M. de Vaugreland étaient installés dans le bureau directorial.

Par la fenêtre ouverte on voyait nettement le Skobeleff évoluer sur la rade sans que l’on puisse comprendre ce que signifiait sa manœuvre.

— Aucun doute, avait dit Juve, le Skobeleff cherche la meilleure position pour bombarder le Casino.

Le policier, d’ailleurs, depuis quelques instants, examinait minutieusement la lettre que lui avait confiée M. de Vaugreland :

— Parbleu, s’écria-t-il soudain, après avoir humecté l’écriture et constaté que celle-ci était étonnamment sèche, parbleu, cette lettre ne date pas d’hier. Elle a été écrite il y a dix jours, quinze, peut-être. C’est curieux. Comment se peut-il…

Soudain, M. de Vaugreland l’interrompit :

— Juve, fit-il, je me souviens d’une scène étrange. Tenez, au moment de l’assassinat du malheureux Norbert du Rand. Ivan Ivanovitch est venu me proposer de me rendre les trois cent mille francs que le Casino lui avait, disait-il, prêtés le matin même :

« Qui lui avait prêté cet argent ?

« Nous ne pouvions pas croire qu’un semblable prêt avait été effectué. Personne d’entre nous n’avait en effet reçu la visite d’Ivan Ivanovitch.

— Pourquoi me rappelez-vous tout cela ? interrogea Juve.

— Je ne sais pas, fit M. de Vaugreland, c’est simplement la coïncidence des deux sommes qui attire mon attention.

— Monsieur le Directeur, déclara Juve, vous m’ouvrez des horizons.

Il semblait réfléchir profondément, un silence angoissant régna dans la pièce, que nul n’osait troubler.

— Fandor, s’écria Juve, écoute : La lettre que voici remonte à trois semaines… Elle a été écrite sûrement par Ivan Ivanovitch, car il y a trois semaines le malheureux avait dilapidé au jeu des sommes formidables. Affolé, perdant la tête, il est venu au Casino, il a sollicité, demandé de l’argent, menacé de bombarder la ville si on ne le remboursait pas. Et il a été reçu par un directeur – ou tout au moins par quelqu’un qui s’est donné pour tel. Quelqu’un qui avait trois cent mille francs sur lui et qui a pu les lui remettre. Ce quelqu’un – n’en doute pas, Fandor – c’était Fantômas. Fantômas a gardé la lettre, cette lettre que naïvement Ivan Ivanovitch espérait rattraper le fameux soir où, ayant fait gagner Norbert du Rand et ayant partagé avec lui un gain important, il se proposait de restituer au Casino, en échange du document compromettant, la somme que lui avait prêtée, le matin même, qui tu sais.

« Dès lors, poursuivit Juve, Ivanovitch était dans les mains du bandit. Obligé de lui obéir, contraint à exécuter ses ordres, agissant comme une machine, toujours sous la crainte de voir cette lettre remise aux autorités et d’être châtié de son inconséquence. Certes, Fantômas a récompensé Ivan Ivanovitch en lui faisant gagner de l’argent. Rappelle-toi le truquage du numéro sept de la roulette, mais rappelle-toi aussi, Fandor, que chaque fois qu’un crime se produisait, la responsabilité semblait devoir en retomber sur le malheureux officier.

— Souvenez-vous, Juve, s’écria Fandor qui comprenait à merveille l’explication du policier, souvenez-vous de l’émotion du vrai Ivan Ivanovitch, le fameux soir où je l’ai empêché de regagner son bord. Il prétendait avoir « des ordres » dont il ne pouvait citer l’origine, pour rentrer immédiatement sur son navire.

— C’étaient des ordres de Fantômas, déclara Juve qui ajouta :

« Souviens-toi, Fandor, que perpétuellement l’un et l’autre nous étions en présence, soit du vrai Ivan Ivanovitch, soit de Fantômas qui avait pris sa silhouette, son visage et son apparence pour perpétrer les plus atroces forfaits.

— Souvenez-vous, Juve, poursuivit Fandor, que Fantômas a failli nous brouiller, pour nous avoir trop bien persuadés qu’Ivan Ivanovitch était le coupable.

Juve et Fandor, sans souci du directeur, se prenaient les mains, se les serraient à les broyer.

M. de Vaugreland, abasourdi, considérait, stupéfait, les deux hommes, qui subjugués par l’intérêt réciproque de leurs explications ne se préoccupaient plus de lui en aucune façon.

Soudain la sonnerie du téléphone retentit. M. de Vaugreland, machinalement, bondit à l’appareil :

— Allô ? allô ? Qu’est-ce que vous dites ? Je ne comprends pas. Tenez, je suis trop fatigué, trop ému.

Le malheureux passa le récepteur à Juve qui, se contentant de répondre par brefs monosyllabes, transcrivit, sur une feuille de papier, l’information qu’on lui adressait.

Et Fandor qui regardait par-dessus son épaule lut cette simple nouvelle transmise par le sémaphore :

« Le Skobeleff quitte la rade avec des ordres réguliers de son gouvernement. »

Fandor bondit à la fenêtre.

Assurément l’information était exacte.

Pendant les quelques secondes que le journaliste et le policier s’étaient entretenus, le majestueux cuirassé avait fait volte-face et désormais, en effet, toutes lumières éteintes, sauf les feux réglementaires, il pointait vers la haute mer…

— Dieu soit loué, non seulement nous voici débarrassés d’Ivan Ivanovitch, mais encore cette menaçante forteresse flottante sera hors de vue lorsque se lèvera le jour. Je suis fort heureux d’apprendre que le Skobeleff s’en va. Espérons que nous allons être tranquilles, dit M. de Vaugreland.

— Hum, fit Juve, avec un sourire d’amertume, tranquilles ? c’est peu probable. Sans doute Ivan Ivanovitch est mort mais c’est un innocent que l’on a tué. Sans doute le Skobeleff gagne la haute mer… mais le cuirassé russe a pour chef suprême, à son bord, le plus redoutable capitaine qui soit au monde. Car le Skobeleff est désormais commandé par qui ? par Fantômas.

FIN