6 – LA MAIN DANS L’AIGUILLAGE
M. Dupont de l’Aube, sénateur, directeur de La Capitale, conversait familièrement avec M. de Panteloup, son secrétaire général.
Il était cinq heures et demie.
Les premières éditions venaient de sortir dans Paris et les camelots, courant à perdre haleine, les hurlaient sur les boulevards.
M. Dupont de l’Aube paraissait fort préoccupé et à deux ou trois reprises il avait renvoyé de son cabinet, dont les vastes fenêtres donnaient sur les boulevards, les garçons de bureau porteurs de cartes de visites, annonçant des visiteurs, la plupart du temps d’ailleurs quémandeurs ou solliciteurs.
— Écoutez-moi, de Panteloup, fit M. Dupont de l’Aube, lorsqu’il eut pour la dixième fois écarté d’un geste rageur et ennuyé le bristol que lui présentait un domestique, écoutez mon cher, il faut absolument tirer cette affaire au clair. Nous devons à notre réputation d’être les premiers et les mieux informés. Voyons, que s’est-il donc passé ? Racontez-moi cela en détail ?
— Mon cher directeur, ce sera très court, car je suis bien peu renseigné sur cette affaire compliquée et obscure d’un numéro qui gagne à la roulette, d’un officier russe qu’on a failli arrêter, paraît-il, qu’on a relâché ensuite, et enfin d’un malheureux jeune homme que l’on a trouvé mort sur la voie du chemin de fer entre Nice et Monte-Carlo.
Mais M. Dupont de l’Aube, précis, rectifiait :
— Non pas, Panteloup, c’est entre Monte-Carlo et Nice, vous saisissez l’importance de la chose ?
— Vous avez toujours été l’homme de l’exactitude, mon cher directeur et je vous en félicite.
— Alors, Panteloup ?
— Dame je ne sais pas, je ne sais rien de plus. Notre correspondant de Monaco, qui est rédacteur à un petit journal local, nous a téléphoné hier soir qu’on lui opposait, au Casino, un mutisme absolu. Ce correspondant est un brave garçon mais il n’est pas très dégourdi. Il a pris pour argent comptant la consigne de l’administration.
M. Dupont de l’Aube hocha la tête, se gratta le menton :
— Tout ça n’est pas clair, mon cher, et tout cela a besoin d’être éclairci. Il faut envoyer quelqu’un là-bas qui puisse débrouiller cette affaire avec tact, intelligence et discrétion. Il ne s’agit pas de dire du mal par principe de la maison de jeu, il ne s’agit pas non plus de fermer les yeux s’il s’y passe quelque scandale que l’on veuille dissimuler au public dans l’intérêt de la cagnotte.
— Mon cher directeur, conclut M. de Panteloup, vous avez absolument raison, soyons impartiaux et documentés, selon la formule qui nous a toujours si bien réussi.
— Qui allons-nous envoyer, Panteloup ?
— Parbleu, il n’y a pas à hésiter.
Le directeur appuya sur un timbre, passa une fiche au garçon de bureau.
Quelques instants après, par une petite porte dissimulée dans le mur du cabinet directorial, entrait un jeune homme à tournure élégante, à mine éveillée, yeux pétillants, lèvre ombrée d’une légère moustache blonde.
— Mon cher Fandor, dit M. Dupont de l’Aube, dès l’entrée du nouveau venu, je vous annonce une bonne nouvelle.
— Je suis augmenté ? demanda Fandor.
— Pas encore, mais vous partez, chargé d’une mission de confiance.
***
Jérôme Fandor n’était autre que le célèbre journaliste qui depuis quelques années par ses aventures sensationnelles avait intéressé et distrait le public parisien. Le jeune journaliste, mêlé dès le début de sa carrière aux intrigues les plus compliquées, aux aventures à la fois les plus tragiques et les plus extravagantes, s’était fait dans la presse une situation toute personnelle et très particulière. À maintes reprises, pendant des mois entiers, il avait disparu de La Capitale, abandonnant son journal avec la plus parfaite désinvolture dès qu’il s’agissait de se livrer à une enquête policière ou de s’attacher à éclaircir un mystère donné. Lorsqu’il revenait, on l’accueillait toujours comme l’enfant prodigue et à maintes reprises M. Dupont de l’Aube, qui le grondait à chaque retour, pour la forme, ne manquait jamais de lui dire ensuite : « Mon brave Jérôme Fandor, c’est ici pour vous le toit paternel, quoi qu’il arrive, quoi qu’il advienne, vous aurez toujours votre place gardée à La Capitale. »
Et c’était là une promesse qui avait son importance pour Jérôme Fandor, car si le journaliste avait erré de par le monde, avait vu bien des choses, fait bien des métiers, il ne s’était jamais enrichi à son métier de reporter. Bien au contraire, dès qu’il avait des économies il les dilapidait sans compter pour les besoins de la cause et lorsque, par aventure, il ne se passait rien qui fût susceptible d’intéresser son humeur aventureuse, il était fort heureux de trouver à La Capitale, la modeste, mais suffisante mensualité qui lui permettait d’attendre le lendemain.
Ayant entendu M. Dupont de l’Aube, Fandor fit la grimace :
— Une mission de confiance, répéta-t-il, feignant un immense désespoir, c’est bien pour moi… moi qui m’imaginais que j’allais passer l’hiver tranquille, c’est au moins au Pôle Nord ou dans le Centre de l’Afrique que vous m’envoyez. À moins qu’il ne s’agisse de partir dans la machine d’un inventeur qui prétend se rendre de la Terre à la Lune par les voies les plus directes et les moins encombrées ?
— Jérôme Fandor, la mission dont je veux vous charger est de tout repos. L’air de Paris ne vous vaut rien en ce moment, j’en suis convaincu, et vous avez besoin de passer quelques jours à l’endroit le plus charmant qu’il existe en cette saison. Je vous envoie à Monte-Carlo et je vous donne un crédit illimité, à la condition, bien entendu, que vous soyez raisonnable.
— Bien, rétorqua Jérôme Fandor, cela ne m’a pas l’air ennuyeux pour le moment. Que vais-je donc faire à Monte-Carlo ?
— Ce qu’on y fait toujours, Fandor. Vous vous lèverez de bonne heure, vous vous coucherez tard, vous irez au Casino, au théâtre, dans les restaurants à la mode, vous vous ferez de belles relations, vous organiserez des promenades en automobiles, avec des amis, même avec des dames. Vous parlerez de tout et de rien, vous ouvrirez les yeux, vous regarderez autour de vous.
— Parfait, je vois ce dont il s’agit. Il y a comme on dit des « punaises dans la friture » et c’est à propos du coup de téléphone du correspondant que vous voulez que j’aille enquêter. Le numéro sept, l’officier russe, tout cela vous turlupine, n’est-ce pas, monsieur Dupont de l’Aube, et vous désirez un beau papier sensationnel de votre envoyé spécial ? Il y a aussi, je crois, certaine mort subite sur la voie du chemin de fer à propos de laquelle les lecteurs de La Capitale doivent vouloir des renseignements ?
M. Dupont de l’Aube s’était levé, il prenait son chapeau, son pardessus.
Le populaire sénateur, extrêmement mondain, avait sans doute encore quelque dîner en ville qui l’empêchait de prolonger son séjour au journal. Au surplus il n’avait plus rien à dire à son collaborateur.
Jérôme Fandor, en effet avait très bien compris.
— Naturellement, poursuivit ce dernier en se tournant vers M. de Panteloup, cela signifie encore que je pars par le prochain train ?
M. de Panteloup, qui, depuis quelques instants déjà feuilletait l’indicateur, hocha affirmativement la tête :
— Fandor, disait-il avec enjouement, il n’est que six heures, le rapide de 7 heures 20 m’a l’air tout indiqué…
— Tout indiqué, en effet. J’avais ce soir rendez-vous avec une petite femme dont j’ai par-dessus la tête. Nous allons mettre de la sorte quelques bons kilomètres entre elle et moi.
Fandor, qui n’oubliait pas les choses importantes, fit signer par le secrétaire général un bon qu’il s’empressa de toucher à la caisse, puis le journaliste quitta le journal.
Il n’avait que le temps d’aller boucler sa valise pour attraper son train.
***
Gare de Lyon, vers 7 heures.
C’était, sur le premier quai, le mouvement accoutumé, la bousculade qui précède le départ des grands express et des trains de luxe à destination de la côte d’Azur.
Le journaliste, en maugréant, fendait la foule des voyageurs qui déjà avaient retenu les meilleurs des coins dans les compartiments disponibles :
— Pourvu, grognait Fandor, qu’il reste une place dans un wagon-lit.
Le journaliste n’osait l’espérer car à cette époque de l’année, de février à avril, tous les compartiments de luxe sont retenus.
Mais, par bonheur, le journaliste eut l’agréable surprise d’apprendre qu’une couchette était disponible. Le voyageur qui devait l’occuper manquait au dernier moment :
— Installez-moi bien vite là-dedans, dit Jérôme Fandor, en gratifiant d’un bon pourboire l’employé du wagon.
Mais soudain au moment où il allait inspecter le domicile ambulant qui allait le transporter, en l’espace d’une nuit, du cœur de Paris, maussade, embrumé et pluvieux, sur la côte d’Azur, toute resplendissante de soleil, Jérôme Fandor poussa un cri de surprise :
— Ah, par exemple ! fit-il, cela n’est pas ordinaire, que diable, mon cher, faites-vous par ici ?
Le journaliste venait d’adresser ces paroles à un homme d’une quarantaine d’années environ, aux yeux clairs, à la face rasée, aux cheveux argentés sur les tempes. L’interlocuteur de Jérôme Fandor faisait à ce moment les cent pas sur le quai, la tête penchée en avant, les yeux baissés vers le sol, comme plongé dans de profondes réflexions. Il était enveloppé dans une grande pelisse qui faisait ressortir la carrure de ses épaules.
Le personnage ainsi interpellé releva la tête, cependant que Fandor continuait :
— Juve, mon bon Juve, comme je suis heureux de vous rencontrer.
C’était en effet l’inspecteur de la sûreté, le célèbre Juve, que venait de heurter sur le trottoir de la gare de Lyon, le journaliste Jérôme Fandor.
Les deux amis se serrèrent affectueusement les mains.
Il y avait au moins quinze jours que les hasards de l’existence les avaient éloignés l’un de l’autre et quinze jours, c’était beaucoup pour ces hommes qu’unissait depuis si longtemps une sincère, une étroite amitié.
Tous deux, en effet, avaient vécu, ensemble ou séparément, mais toujours l’un pour l’autre, les heures à la fois les plus tragiques, les plus impressionnantes, les plus drôles comme les plus douloureuses, qu’il soit possible de vivre. Ils avaient été mêlés aux aventures les plus fantastiques, ils s’étaient trouvés héros ou victimes des événements les plus inouïs.
Et, en effet, si Jérôme Fandor était universellement connu, eu égard à sa qualité de reporter chargé des enquêtes les plus sensationnelles, Juve, le policier Juve, était le plus célèbre des inspecteurs de la Sûreté.
À maintes reprises, il avait été mêlé aux pires aventures, s’était trouvé dans les situations les plus compliquées, payant perpétuellement de sa personne et risquant sa peau, compromettant au besoin sa réputation, luttant contre tout et contre tous. Juve, seul, ou aidé de son ami Fandor, s’était, depuis plus de dix ans acharné à la poursuite du bandit le plus formidable qui ait défrayé la chronique, – la chronique sanglante, – et alimenté les annales du crime, du bandit qui, perpétuellement, prenait les plus différents aspects pour échapper aux poursuites les plus acharnées : Fantômas.
Or, de même que Fandor, lorsqu’il éprouvait un instant de répit, rentrait à volonté à La Capitale, comme la brebis momentanément égarée au bercail, de même Juve, hautement apprécié de ses chefs, tenu en grande estime par M. Havard, le directeur de la Sûreté, reprenait à son gré du service à la Préfecture lorsqu’il jugeait bon d’achever les congés illimités qu’il s’octroyait parfois sans vergogne, mais toujours afin de combattre Fantômas, son implacable ennemi.
***
— Juve.
— Fandor.
— Eh bien, petit, que fais-tu donc par ici ?
— Vous le voyez, Juve, je monte dans ce train, je débarque demain matin sur la côte d’Azur, je revêts mon smoking dès six heures du soir et je fais pendant une quinzaine une bombe à la fois élégante et ininterrompue.
— Vraiment, s’exclama Juve, tu n’as pas d’autre projet ?
— Si, Juve, j’ai le projet de m’amuser, de manger de bons dîners, de boire des consommations américaines et de faire la cour aux femmes, et de tenter la chance à la roulette. Après quoi je reviendrai. Et vous-même Juve ?
Juve sourit, énigmatique :
— Eh bien moi, petit, c’est à peu près la même chose, je n’aime pas l’humidité pour mes rhumatismes et comme je n’ai précisément pas de fortes chaussures cet hiver, craignant de m’enrhumer, je m’en vais au soleil, je pars, dans un instant, avec toi, sans doute, pour ce pays de rêve et d’enchantement qu’on appelle Monaco…
— Et qu’allez-vous donc y faire ?
— La sieste l’après-midi, de jolies promenades sur le bord de la mer pour admirer les couchers de soleil ; j’emporte ma pipe pour fumer à l’ombre des palmiers et enfin je pense bien que je trouverai là-bas une bicyclette à louer le matin pour faire un peu de sport avant le déjeuner, ainsi qu’une âme sœur.
— Ouais, et où êtes-vous installé ?
Juve désigna un compartiment dans un sleeping en tête du train et que séparait du reste du convoi le wagon restaurant.
Fandor battit des mains :
— Comme ça se trouve, moi aussi.
Juve poursuivait :
— J’avais un compartiment pour moi seul, mon compagnon de voyage primitif ayant déclaré forfait. Or, j’apprends à l’instant qu’on a fourré un gêneur dans la couchette disponible.
— De mieux en mieux, déclara Fandor, ce gêneur, c’est moi.
— Voilà bien ma veine.
Le policier, toutefois, emboîtait le pas à Fandor qui, lestement, gravit les trois marches permettant d’accéder du trottoir au wagon.
Les deux hommes s’introduisirent dans l’étroit compartiment dont les banquettes, superposées l’une au-dessus de l’autre allaient constituer leurs lits respectifs jusqu’au lendemain matin.
Ils poussèrent la porte, et lorsqu’ils furent seuls, ils se regardèrent dans le blanc des yeux en éclatant de rire.
— Juve.
— Fandor.
— Vous en avez de bonnes, Juve. Jamais vous ne me ferez croire que vous allez à Monaco uniquement pour fumer des pipes, monter à bicyclette et chercher une âme sœur.
— Tu te paies ma tête, Fandor, jamais tu ne me feras admettre que tu pars pour la côte d’Azur uniquement pour revêtir chaque soir ton smoking et faire la noce avec des demoiselles.
Ils se turent. Puis Juve reprit :
— Tu vas là-bas pour l’affaire de la roulette et l’histoire du Russe ?
— Vous allez là-bas, Juve, pour la mort de Norbert du Rand ?
— Parbleu.
— Parbleu.
***
— Juve ? interrogeait Fandor, cependant que les deux hommes, attablés dans le wagon-restaurant, se brûlaient consciencieusement en s’efforçant d’avaler le consommé, Juve, vous qui êtes l’homme de toutes les perspicacités, je suis à peu près certain qu’un détail des plus curieux vous a échappé ce soir. Nous parlions tout à l’heure de l’affaire de la roulette et vous savez comme moi que dans toute cette histoire confuse qui s’est passée à Monaco, il ressort nettement que le « sept » a joué un rôle bizarre.
— Que veux-tu dire ?
— Le sept a gagné.
— Beaucoup gagné ?
— Trop gagné, Juve, poursuivit Fandor, mais là n’est pas la question. Avez-vous remarqué que notre compartiment…
— Porte le numéro sept, n’est-ce pas ?
— Ah, vous le saviez ? De plus nos couchettes sont respectivement les couchettes…
— Sont les couchettes sept et sept bis.
— Juve, grogna Fandor, vous avez décidément juré de me couper tous mes effets, mais j’ai mieux que cela encore à vous offrir. Savez-vous quel est le numéro de notre wagon ?
— Ah, petit, ma foi non, déclara Juve, cette fois je m’avoue vaincu ?
— Eh bien, fit triomphalement Fandor, c’est 3211.
— Et alors ?
— Alors, trois plus deux plus un plus un égale sept.
Juve approuva et au bout d’un moment :
— Fandor, as-tu regardé la carte du wagon-restaurant ? Le dîner coûte sept francs.
À ce moment passa le sommelier.
— Quel vin vais-je servir à ces messieurs ? demanda-t-il.
L’homme ajouta :
— La boisson n’est pas comprise dans le prix du dîner.
Alors, au grand ébahissement du domestique, Juve et Fandor, pris d’un fou rire et décidés à passer gaiement la soirée, s’écrièrent presque ensemble :
— Peu nous importe, à condition que vous nous donniez un vin qui coûte sept francs.
Le sommelier haussa imperceptiblement les épaules, puis les inscrivit d’autorité pour une bouteille de Pommard.
***
Cependant, au fur et à mesure que le dîner s’avançait dans le wagon-restaurant, on sentait naître et se développer une atmosphère de gaieté dans la voiture bondée d’une clientèle élégante.
Juve et Fandor n’avaient pas tardé à remarquer deux couples.
Fandor, fort au courant de la vie parisienne, avait immédiatement reconnu les deux jeunes femmes. Il renseignait Juve.
— La petite brune, si mince et si maigre qu’on dirait une fillette de quatorze ans, ou encore un chat de gouttière, est une demi-mondaine assez connue, célèbre par son sans-gêne, son caractère gavroche. Du temps où je fréquentais Maxim’s, ce qui m’est arrivé trois fois dans ma vie, on l’appelait la petite Louppe. Je suppose qu’elle doit porter aujourd’hui un nom plus distingué, d’autant qu’elle a l’air de voyager avec un monsieur chic.
— Tu le connais, ce monsieur chic ? interrogea Juve.
— Pas le moins du monde, fit Fandor, mais je vois à votre air, Juve, que vous allez dans un instant me réciter par cœur son casier judiciaire.
— Ce sera facile, dit Juve, il n’en a pas. C’est un brave homme, un député du Centre : M. Laurans, fort connu au Parlement, très « dans les eaux du jour », et appelé prochainement à devenir ministre.
— Vous me présenterez, Juve, s’écria Fandor, je le taperai d’un bureau de tabac. C’est égal, continuait le journaliste, il est assez piquant de voir cet homme d’un âge mûr, à l’apparence austère, avec ce petit voyou de femme.
— Et l’autre ? interrompit Juve, la blonde au teint brique, la connais-tu ?
— Parbleu, poursuivit Fandor, mais c’est l’Anglaise de Montmartre, la célèbre Anglaise de la place Pigalle, régulièrement ivre morte à trois heures du matin. C’est Daisy Kissmi. Vous n’avez jamais entendu parler d’elle ?
Le compagnon de l’Anglaise lui, était un homme très brun, à la moustache cirée, à la chevelure trop pommadée, à la barbe trop bien faite, aux ongles trop polis, à la tenue trop élégante et qui, malgré tout, n’était pas distingué.
« Quel peut être cet individu ? se demandait Juve. Il allait prendre l’avis de Fandor, mais celui-ci ne l’écoutait plus.
Le journaliste avait entamé une conversation en signaux avec la compagne du député. La petite femme noire avait reconnu Fandor et par une mimique expressive elle s’efforçait de lui faire entendre qu’ils se retrouveraient tout à l’heure, dès qu’elle aurait pu se débarrasser de son protecteur.
Louppe, de temps à autre, pour bien manifester ses sentiments, promenait ostensiblement le revers de sa main sur sa joue mince, ce que Fandor traduisait dans son bon argot parisien par :
— » La barbe ». Cette pauvre Louppe est terriblement rasée par son bonhomme.
Le dîner s’acheva.
De rigoristes bourgeoises avaient quitté le wagon-restaurant sitôt la dernière bouchée avalée, estimant peu convenable de rester à traîner dans un wagon, où les hommes, avec l’assentiment de quelques dames, commençaient à fumer en buvant des liqueurs.
Mais Juve et Fandor s’aperçurent à ce moment que la petite Louppe insistait d’une façon pressante auprès du député.
Laurans écoutait son amie avec beaucoup de docilité. Il hocha la tête, il approuva.
Au bout de quelques instants, Louppe avait évidemment obtenu satisfaction, car son visage s’éclairait d’un large sourire, ses yeux s’illuminaient. Le député, en effet, après avoir soldé l’addition, se levait, solennel et, traversant le wagon, regagnait son compartiment, cependant que Louppe allait s’asseoir auprès de Daisy Kissmi.
Mais le député avait à peine disparu que Louppe, pirouettant sur ses talons et titubant d’une table à l’autre, tout en grommelant contre les secousses du train, quittait Daisy Kissmi et bondissait vers Fandor :
— Chouette, dit-elle, en posant ses deux mains sur les épaules du journaliste, j’ai fini par décider mon vieux à se débiner. Tel que je le connais, dans dix minutes il va roupiller comme une souche. Mon petit Fandor, je suis bien contente de te revoir. Qu’est-ce que tu paies ? Dis donc, il a l’air de rigoler ton copain ? faudrait pas qu’il s’envoie ma poire ?
Juve protesta doucement qu’il n’avait nullement l’intention de se moquer de la nouvelle venue.
Mais celle-ci ne songeait déjà plus à la question qu’elle venait de poser. Elle s’était installée délibérément sur la table occupée par Juve et Fandor.
Elle appela le garçon :
— Amène-toi ballot ! il faut me refiler une fine, et de la bonne, j’en ai assez de boire de l’eau sucrée, pour faire croire au père Laurans que je n’ai pas de vices. Vas-y donc d’une fine et surtout pas de whisky, comme en prend Daisy Kissmi.
« Zieute-moi l’Anglaise, poursuivit Louppe en se penchant à l’oreille de Fandor, qu’est-ce qu’elle est en train de se passer encore. J’parie cinq louis, contre un sou qu’elle sera mûre d’ici une heure. Au fait Fandor tu ne m’as pas encore présenté ton copain ?
Fandor, au hasard présenta Juve :
— Monsieur Dubois.
Mais l’Anglaise, entre deux verres de whisky, voulait, elle aussi, faire la connaissance des voyageurs amis de Louppe.
Il semblait bien du reste qu’elle connaissait Fandor, de vue tout au moins. C’était une raison suffisante pour venir boire à sa table.
Daisy Kissmi s’installa et plus rigoriste que son amie, elle voulut aussitôt qu’on lui présentât le compagnon de Fandor :
— Monsieur Duval, fit celui-ci gravement, en désignant Juve :
Louppe s’esclaffa :
— Non, mais vous êtes rien farces tous les deux. Surtout toi, poursuivait-elle en désignant Juve interloqué par cette familiarité, il n’y a pas trois minutes, tu t’appelais Dubois. Voilà maintenant que tu t’appelles Duval. À quand Durand ?
— Du Rand proféra l’Anglaise, avec un léger hoquet, aoh, il ne faut pas parler de loui, puisque cette pauvre Du Rand, il est morte.
Ce rappel à la réalité jeta un froid dans l’assistance. Juve et Fandor se souvenaient, en effet, qu’ils roulaient à cent vingt à l’heure vers les lieux du crime.
Mais ces femmes insoucieuses avaient déjà oublié. L’Anglaise, avec un entêtement d’ivrognesse, deux ou trois fois proposa de présenter à ses amis son compagnon : un Italien très bien, disait-elle, le signor Mario Isolino. C’était un grand seigneur, qui malheureusement aimait trop les cartes, ce qui l’avait perdu. Après avoir possédé une fortune immense, il était en train de la reconstituer désormais par son travail et son adresse.
Tandis que Daisy Kissmi allait chercher par la main l’Italien qui, de loin multipliait les sourires et se confondait en petites salutations, Louppe, pendant ce temps, expliquait, brutalement en deux mots à Juve et à Fandor la profession du signor Isolino :
— Un grec, un tricheur, quoi, il fait le bonneteau.
Il était minuit environ, Daisy Kissmi allait être ivre morte bientôt, Louppe, ayant en vain essayé de séduire Juve, puis Fandor, et n’ayant pas réussi, s’était rabattue en fin de compte sur Isolino.
Le journaliste et le policier regagnèrent leurs couchettes laissant les deux demi-mondaines en tête à tête avec l’Italien.
***
Le train roulait, le train roulait.
Juve et Fandor dormaient encore lorsque les premiers rayons d’une aube pâle apparurent timidement sous les rideaux.
Soudain, réveil en sursaut.
Une secousse violente, un arrêt brusque venait de les jeter, pour ainsi dire, à bas de leurs lits et Fandor qui se trouvait dans celui du dessus, dégringolant sur Juve, se meurtrit les genoux contre les parois du wagon et jura comme un templier, tout en épongeant machinalement les gouttelettes de sang qui perlaient à la peau de ses rotules.
Aucun bruit.
Fandor leva le store.
Malgré la buée humide du matin, en dépit de la brume épaisse, ils se rendirent compte que le train n’était pas arrêté dans une gare, mais en rase campagne.
Au silence du début succédèrent quelques pas d’hommes pressés dont les souliers crissèrent sur le gravier. La locomotive poussa deux coups de sifflets. Sur ce, on entendit des éclats de voix, des exclamations, des discussions.
— Il y a quelque chose, murmura Juve, si on allait voir ?
Comme ils longeaient le convoi, Juve fit une remarque :
— Fandor, dit-il, regarde les rails sur lesquels se trouve notre train.
— Eh bien ?
— Ces rails sont rouillés.
— Alors, que concluez-vous ? reprit le journaliste.
— J’en conclus que nous ne sommes pas sur la grande ligne, car sur la grande ligne il passe de nombreux trains et les rails y sont polis comme des miroirs. Nous sommes évidemment sur une voie de garage, mais pourquoi ?
— Pourquoi ? c’est ce que nous allons savoir en le demandant à ces messieurs, les employés.
Le policier et le journaliste, en arrivant dans le groupe du personnel, trouvèrent des gens complètement affolés.
Soudain le train avait été orienté vers la gauche et s’engageait sur une voie que le mécanicien ne reconnaissait pas. Ignorant ce qui se passait, il avait bloqué aussitôt ses freins et il n’avait pas eu tort : à cent mètres, la voie s’achevait par un butoir.
— Voilà bien notre veine, souffla Fandor à l’oreille de Juve.
Mais où sommes-nous ?
— À douze kilomètres après Arles, répondit un employé, il y a, à quinze cents mètres d’ici, je crois bien, une petite gare.
Tandis que les employés continuaient à commenter l’incident et que le chef de train courait au prochain disque pour s’efforcer de voir le signal, Juve tira Fandor en arrière.
Toujours doctoral et précis, le policier déclarait :
— Nous sommes sur une voie où nous ne devrions pas nous trouver. Pourquoi, Fandor ? Tu n’en sais peut-être rien, mais moi je m’en vais te le dire : c’est parce que notre train a été aiguillé dans une fausse direction.
— Bravo, reconnut Fandor, en feignant l’enthousiasme. C’est une découverte sensationnelle que vous venez de faire là. Jamais, Juve, vous n’avez été aussi perspicace et M. de La Palisse lui-même n’aurait pas mieux trouvé.
Mais Juve poursuivait :
— Quand on veut connaître l’origine d’un fleuve, il faut remonter à sa source, lorsqu’on veut comprendre une histoire, il faut en connaître le commencement. Viens avec moi, petit, nous allons examiner l’embranchement de cette voie de garage.
Comme ils passaient devant le wagon occupé par le député Laurans, la tête de Louppe apparut dans l’entrebâillement de la vitre :
— C’est-y qu’on est chaviré ? demanda-t-elle. Le député m’est tombé sur la tête, tout à l’heure, pendant que je roupillais. Pensez si je l’ai reçu. Il dort tout de même, mais je n’ai plus sommeil. Où c’est-y que vous allez comme ça tous les deux ?
— Prendre l’air.
— Cavalez donc pas si vite. Je viens avec vous, j’en ai ma claque, de ce wagon, il fait trop chaud, il faut que je prenne l’air aussi.
Deux secondes plus tard, Louppe, sommairement vêtue, la chevelure ébouriffée maintenue sur sa tête par une écharpe, sautait sur le ballast, manquait d’ailleurs de dégringoler et tombait dans les bras de Juve, ce qui l’empêcha de rouler.
— Eh bien, mon vieux Dubois, s’écria-t-elle, tu peux dire que tu m’as sauvé la vie. Mais c’est égal, il y en a plus d’un qui voudrait recevoir comme ça la nommée Louppe dans les bras, sur le coup de six heures du matin.
Depuis longtemps, Juve avait dépassé l’extrémité du train et voici qu’il atteignait la bifurcation.
Aucun poste d’aiguilleur ne se trouvait à proximité, on voyait simplement, à cinq cents mètres de là, les abords d’une petite gare, si bien endormie que nul encore ne s’était aperçu de l’arrêt du rapide demeuré en détresse sur la voie de garage. Comment se faisait-il que ce train eût été aiguillé de la sorte, hors de son parcours normal ?
Au moment où Fandor et Louppe rejoignaient Juve, celui-ci laissa échapper une exclamation de surprise, cependant qu’il se jetait à genoux sur le sol :
— Fandor, avait crié Juve sur un ton ému qui faisait frémir le journaliste.
Fandor aussitôt accourut.
— Regarde, fit Juve, désignant l’aiguille, au bas du rail.
Fandor ayant regardé demeura stupéfait, silencieux, mais la petite Louppe, qui s’était approchée, poussa, elle aussi, un cri horrifié.
Moins maîtresse d’elle-même que les deux hommes, elle hurla :
— Mon Dieu, c’est épouvantable ! Une main ! La main d’un type ! Comment se fait-il qu’elle se trouve dans l’aiguille ? sûr que c’est le train qui l’a coupée. Eh bien, après ce que j’ai vu, me voilà les sangs retournés pour au moins quarante-huit heures.
***
Le rapide de la Côte d’Azur avait repris sa marche régulière. La plupart des voyageurs s’étaient rendormis dans leurs compartiments, n’ayant rien compris à ce qui s’était passé.
Louppe avait retrouvé la compagnie de son député.
Seuls, Fandor et Juve demeuraient éveillés.
Le policier, sitôt qu’il avait vu cette main humaine introduite entre l’aiguille et le rail et en maintenant la pointe de telle sorte que le train qui venait devait fatalement s’engager sur la voie de garage terminée par le butoir, avait cru que l’on se trouvait en présence d’un accident, quelque malheureux, surpris par le train, avait eu la main coupée. Le reste du corps devait se trouver ailleurs, non loin sans doute, et Juve s’était efforcé de regarder autour de lui pour retrouver les débris d’un cadavre sur lequel il comptait.
Mais, après un examen plus attentif, il reconnut qu’il s’agissait d’une main seule, d’une main appartenant à un cadavre qui n’était pas là, d’une main morte déjà depuis plusieurs heures, qu’on avait assurément introduite dans l’aiguille, à des fins décidées d’avance, encore que fort imprécises dans l’esprit du policier.
Juve avait fait connaître sa qualité au chef de train, puis au chef de gare de la petite station voisine que l’on avait été réveiller. Il avait obtenu sans peine l’autorisation de garder cette terrible pièce à conviction, et il avait repris sa place dans le compartiment, car l’essentiel était de repartir. Il n’y avait aucun mal. L’important consistait surtout désormais à regagner le temps perdu.
Tout cela s’était passé si vite que la plupart des voyageurs n’y avaient rien vu. Il y avait Louppe, cependant, Louppe qui s’était écriée :
— Mais c’est la bague d’Isabelle de Guerray. C’est une bague comme elle en a donné une à son amant.
Juve et Fandor qui ignoraient que semblable cadeau était un usage établi, presque une tradition, chez la vieille demi-mondaine, en arrivaient tout naturellement à une conclusion :
— Juve.
— Fandor.
— Que signifie tout cela ?
— Quelle coïncidence.
— Cette main de cadavre nous menace.
— Ou nous défie.
— Juve, on savait que nous étions dans le train.
— Fandor on veut nous défendre de nous occuper de cette affaire.
Et les deux hommes se turent.
Qui donc pouvait oser leur adresser semblable ultimatum ?
Déjà, le policier et le journaliste pensaient à…