13 – UN AMATEUR

Qui fût entré par hasard dans la chambre de Juve et Fandor, à l’auberge de la Bonne Chance, eût évidemment reculé de stupéfaction en considérant le travail auquel se livraient nos deux amis.

Juve assis devant une petite table recouverte d’un linge blanc, Fandor appuyé au dossier de la chaise de Juve, tous deux regardaient des mains de morts, sur lesquelles de grosses mouches à viande venaient se poser en bourdonnant.

— Juve, disait Fandor avec une grimace de dégoût, c’est une chose épouvantable que cette enquête à laquelle nous nous livrons. Ma parole, vous feriez mieux, j’imagine, de porter ces débris à la morgue de Monte-Carlo. Je ne comprends pas ce que vous pouvez espérer découvrir en les examinant comme vous le faites ?

— Fandor, tu parles comme un enfant. Tu ne comprends pas ce que je cherche ? Imbécile, tu as des yeux, et tes yeux ne voient pas.

— Possible, Juve. Mais les vôtres, que découvrent-ils ?

— Des choses passionnantes. D’abord, que sont ces mains, d’après toi ? Des mains d’homme ou des mains de femme ?

— Des mains d’homme, Juve, évidemment.

— Je suis de ton avis. Des mains d’homme du monde, ou des mains d’ouvrier ?

— Plutôt des mains d’ouvrier. Les ongles ne sont pas soignés.

— Tu as raison. Et maintenant une grosse question, Fandor.

— Quoi ?

— Ces deux mains appartiennent-elles, ou plutôt appartenaient-elles au même individu ?

— Euh… j’imagine…

— Oui, Fandor, tu imagines, mais tu n’en es pas certain. C’est pourtant ce qu’il faudrait savoir. Malheureusement, si la main gauche que nous avons retrouvée, d’abord dans le tiroir de M. Vaugreland, puis, ensuite, sur la table de jeu, est en parfait état et se prête à toutes les recherches, il n’en est pas de même de la main droite, celle que nous avons découverte dans l’aiguillage d’Arles. Elle est écrasée, broyée. Comment savoir ? Or, il faudrait savoir. Fandor, n’oublie pas une chose, c’est que nous sommes à Monaco, d’abord pour arrêter l’assassin de Norbert du Rand. Ensuite, peut-être, cela d’après nous et non selon une version officielle, pour arrêter Fantômas. L’assassin de Norbert ? hum, nous ne le connaissons pas encore. Quant à Fantômas ! Fantômas, nous le supposons, a semé sur notre chemin ces restes humains. Si nous voulons retrouver sa piste, il semble bien que la première manœuvre consiste à découvrir exactement le nom de sa victime. Que nous arrivions à retrouver le cadavre auquel on a amputé ces deux mains – si elles proviennent du même cadavre – si ces mains viennent de deux cadavres différents – et j’imagine que nous ne serons point longs à pouvoir soupçonner le personnage que Fantômas a choisi d’incarner.

— Évidemment, Juve. Seulement, c’est l’histoire des oiseaux que l’on prend en leur mettant du sel sur la queue. Le tout c’est d’arriver à mettre le sel. Je vois bien ce qu’il faut faire pour arrêter Fantômas. Ce que je ne vois pas du tout, c’est comment nous le ferons.

Soudain, on frappa à la porte de la chambre deux petits coups discrets.

Quel était le visiteur ?

Juve et Fandor se regardèrent interdits, car, à la vérité, ils n’avaient guère donné leur adresse depuis qu’ils étaient à Monte-Carlo. Ils n’attendaient personne.

— Ouvre, dit Juve, qui venait de rabattre le linge sur les deux mains. Ouvre Fandor.

Fandor entrebâillait prudemment la porte, puis, ayant reconnu le visiteur, l’ouvrit toute grande :

— Vous, Bouzille, que diable venez-vous faire ici ?

Bouzille rit béatement, salua Fandor avec un respect exagéré, puis se courba en une révérence profonde devant Juve qui déjà bougonnait d’être dérangé :

— Ce qui m’amène, commençait Bouzille, mes chers collègues, ce qui m’amène, c’est l’intérêt supérieur de la Justice.

— Dites donc, Bouzille, ne seriez-vous pas un peu fou ? Hein ? vos chers collègues ? En quoi donc êtes-vous notre collègue ? Vous voilà journaliste ?

Mais Bouzille prit l’air offensé :

— Journaliste ? Fi donc. Un métier où l’on écrit des choses qu’on ne sait pas. Non, merci monsieur Fandor. Je ne serai jamais journaliste.

— Et policier ?

— Policier, ripostait Bouzille, mais vous oubliez, monsieur Fandor, que je le suis déjà. N’est-ce pas grâce à moi que vous avez pu enquêter sur la bagarre des Héberlauf. N’est-ce pas moi qui vous ai conduits au Canadian-Bar ? N’est-ce pas…

Juve coupa la parole à l’excellent homme :

— Écoutez, Bouzille, nous n’avons pas de temps à perdre. Qu’est-ce que vous voulez ? Que venez-vous faire ici ? Dites-le et fichez le camp après. Nous avons à travailler.

Juve, malheureusement, ne se rendait pas compte qu’il était plus difficile, sans doute, d’impressionner Bouzille que d’arrêter Fantômas.

Le bonhomme ne marquait nulle émotion, manifestait moins encore l’intention de s’en aller.

Bouzille qui était debout, s’assit. Il se carra confortablement dans un fauteuil, puis il reprit :

— Monsieur Juve, mon cher collègue, non, là, franchement, vous n’êtes pas aimable. On n’agit pas comme ça avec un confrère.

Alors Juve se leva :

— Foutez-moi le camp, nom de Dieu.

— Mais non, monsieur Juve, mais non, protesta Bouzille, faut pas dire ça. Je viens collaborer avec vous.

— Collaborer ? À quoi ?

— Dame, à vos enquêtes.

— Alors, vous avez quelque chose à dire ?

— Oui, bien sûr, monsieur Juve.

— Eh bien, dites-le, sapristi.

Mais Bouzille secoua la tête, d’un air obstiné :

— Non, non pas comme ça, monsieur Juve. Toute peine mérite salaire. Faut me faire votre prix.

— Comment mon prix ?

— Mais oui, monsieur Juve, votre prix. Je vais vous dire quelque chose d’intéressant, ou vous le faire dire. Ça vaut bien quelque chose ? ça vaut bien dix francs ?

Juve, qui, de plus en plus s’énervait, empoigna Bouzille par les épaules :

— Foutez-moi le camp ! répétait-il. Vous n’avez rien à dire du tout, et tout cela sont des manières pour vous faire donner dix francs.

Mais, par bonheur, Fandor était plus patient que Juve.

— Laissez donc, dit-il, on ne sait jamais.

Et, interrogeant à son tour le chemineau, Fandor reprenait :

— Voyons, Bouzille, qu’avez-vous à dire ?

— Faut me donner dix francs, monsieur Fandor.

— On vous les donnera après, Bouzille.

— Non, monsieur Fandor, faut me les donner avant.

— Alors, vous n’avez pas confiance en nous ?

— Est-ce que vous avez confiance en moi, vous ?

Fandor comprit qu’il n’obtiendrait rien du chemineau.

Bouzille avait de nombreux défauts, et quelques qualités. Il était voleur à l’occasion, chapardeur, plutôt, mais n’avait jamais escroqué personne.

— Bouzille, reprit Fandor, Juve veut vous flanquer à la porte et il a raison. Foutez-nous le camp. Voilà dix francs. Mais disparaissez. Si vous n’avez rien à nous dire, vous êtes un escroc, et je vous retire mon amitié.

— Ah, monsieur Fandor, ne dites pas ça.

Bouzille, qui venait d’empocher la pièce d’or que Fandor lui avait tendue, malgré un haussement d’épaules de Juve, se leva, gagna la porte.

— D’ailleurs, dit encore Bouzille, avant de disparaître, vous avez bien raison, monsieur Fandor, d’avoir confiance en moi. J’ai rien à vous dire, moi, mais je m’en vais tout de même vous rendre un rude service. Si on frappe à votre porte, il faudra ouvrir.

Et sur cette phase cryptique, Bouzille disparut définitivement.

Dix minutes plus tard, Juve et Fandor qui, d’ailleurs, avaient complètement oublié les propos de Bouzille et s’étaient replongés dans l’examen des deux mains, ne furent pas peu surpris d’entendre frapper à la porte.

— Tiens, murmura Fandor, est-ce que ce serait le visiteur annoncé par notre collègue ?

Le journaliste n’eut pas le temps d’achever.

À peine avait-il ouvert, qu’un visage passait par l’entrebâillement de la porte, celui d’un homme riant d’un large rire et déclarant le plus tranquillement du monde, avec un fort accent marseillais, en apercevant les restes anatomiques sur la table :

— Eh, les voilà, les belles petites.

— Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? Entrez donc.

L’homme entra, et toujours avec le même accent :

— Ce que je dis ? té, mais je dis que les voilà, les belles petites.

Or, pendant qu’il parlait, Juve et Fandor, interloqués, le considéraient, ne sachant que penser.

L’homme qu’ils avaient devant eux portait sur la tête un gigantesque chapeau de paille, noué sous le menton par un large ruban noir. Il était vêtu d’un costume à peu près propre, d’alpaga gris. Mais ce n’était pas la mise ou le costume de l’individu qui frappait Fandor et Juve.

Ce qui les laissait tous deux interdits, c’est que le bonhomme était manchot, manchot des deux bras. Que voulait dire l’arrivée de ce manchot double ?

Pourquoi manifestait-il si peu de surprise en apercevant les deux mains étalées sur la table devant Juve ?

Le policier interrogea d’une voix légèrement émue :

— Ah ça, qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ?

— Qui je suis ? Té, je suis Fortuné. Fortuné d’Agen ? Le gros Fortuné ? Vous savez bien ?

— Non, je ne sais pas, affirma Juve, cependant que Fandor demandait :

— Mais qu’est-ce que vous désirez au juste ?

— Sang de Dieu, je viens les reconnaître.

— Qui ?

— Mais les belles petites. Mes mains, té.

— Ce sont vos mains ?

— Eh oui, té, parbleu, ce sont mes mains. Ah, les couquinas, cela me fait plaisir de les revoir, mais tout de même je ne pensais pas. Et comme ça, qu’est-ce que vous en faites donc, de mes mains ?

— Cher monsieur, commençait Juve, faisant signe à Fandor de se taire et de ne point l’interrompre, vous êtes ici en face de deux représentants de la police.

— De la police ? té, mais je n’ai rien à faire avec la police.

— Non, mais vos mains.

— Mes mains non plus. Je ne sais pas ce qu’elles ont fait depuis que j’en suis séparé, moi.

— Justement… depuis combien de temps en êtes-vous « séparé ».

— Il y a bientôt deux mois et demi qu’on me les a coupées.

— On vous les a coupées ? Qui ? Où ? Quand ?

— Eh là, bon Dious, pas si vite. Qui me les a coupées ? Le chirurgien bien sûr, ce n’est pas le tondeur de chiens. Le chirurgien de l’hôpital de Nice… Quand il m’est arrivé mon « assideng ».

— Quel accident ?

— Té, que j’ai été mordu par une vipère. Si bien que le mal m’avait fait enfler les deux bras et qu’il a fallu qu’on me les coupe. Mais Bouzille le sait bien. Il ne vous l’a pas dit ?

— C’est Bouzille qui vous envoie ?

— Oui, c’est Bouzille qui m’envoie. Ah ! le cher homme il m’a dit comme cela : « J’ai deux amis, té, qui voudraient te demander des détails sur tes mains, et puis ce sera une occasion pour toi de les revoir… » C’est pourquoi je suis venu ici.

— Mais où étaient-elles, vos mains ?

— Comment, où elles étaient ? Té, elles étaient au bout de mes bras avant qu’on me les ait coupées.

— Je le pense bien, faisait Juve, mais après ?

— Après ? Je ne sais pas, moi. Ils les avaient gardées à l’hôpital. Même je ne m’attendais pas à les revoir.

***

Juve et Fandor, longuement, avaient questionné l’excellent homme, que Bouzille, bavard comme une concierge, curieux comme une vieille femme, connaissait depuis longtemps, qu’il avait eu l’ingénieuse idée d’envoyer à Juve et à Fandor dès qu’il avait appris que le journaliste et le policier enquêtaient au sujet de mains de mort.

Juve, petit à petit et bien qu’il ne fût guère commode de faire préciser quoi que ce fût à Fortuné, était arrivé à comprendre à peu près que c’étaient bien les mains amputées par le chirurgien, à Nice, qui avaient été retrouvées, l’une dans l’aiguillage d’Arles, l’autre au Casino de Monte-Carlo.

C’était bien un procédé « à la Fantômas », un procédé digne du Roi de l’Épouvante, que de voler des mains de mort et de les faire retrouver par Juve et par Fandor, pour les détourner, bien sûr, de l’enquête principale qu’ils menaient.

— Mon petit Fandor, avait conclu Juve, comme Fortuné les quittait pour aller boire à leur santé au café voisin, voilà l’aventure des mains terminée et grâce à Bouzille, il faut le reconnaître, complètement éclaircie. Fantômas n’a eu qu’un but : embrouiller l’enquête que nous faisions relativement à la mort de Norbert. Peu importe le reste. Nous n’avons plus qu’à reprendre notre enquête relativement à la mort de ce malheureux jeune homme, nous n’avons plus qu’à poursuivre son assassin.

Les deux amis se rendirent alors à la morgue de Monte-Carlo, moins pour se débarrasser des mains de mort, que pour examiner attentivement le cadavre de Norbert, gardé là à la disposition de Juve.

Juve, scrupuleux comme il l’était, examina minutieusement la dépouille du malheureux.

— Oui, Fandor, déclara Juve en sortant du dépôt, c’est bien contre Fantômas, contre le redoutable, le terrifiant, l’Insaisissable Bandit, qu’il faut que nous marchions. Aucun doute. Seulement, d’autre part, aucune indication ne semble devoir nous guider dans nos recherches.

— Aucune, Juve ? Pourquoi dites-vous cela en souriant ?

— Parce que, répondait Juve, parce que je pense le contraire. Tiens, Fandor, songe plutôt aux détails qui nous ont été communiqués par le Casino de Monaco, songe à tes aventures personnelles, songe aux incidents survenus près de la maison Héberlauf.

— Oui, et alors ?

— Et alors, concluait Juve, tu ne seras qu’un imbécile si tu n’admets pas comme moi que c’est Ivan Ivanovitch qui a tué Norbert, et qu’Ivan Ivanovitch, c’est Fantômas.

Or, Juve n’avait point fini d’affirmer qu’Ivan Ivanovitch devait être le coupable, n’avait point fini de conclure que c’était certainement l’assassin de Norbert du Rand, qu’une voix légèrement railleuse susurrait à l’oreille des deux amis :

— Ce serait très bien raisonné mes chers collègues, si cela n’était pas complètement impossible. Au moment où l’on tuait Norbert, Ivan Ivanovitch se trouvait dans le jardin du Casino tout seul, et ne songeait pas à mal.

C’était Bouzille qui venait de prononcer ces paroles.

— Ivan Ivanovitch était dans le parc ?

— Ah ça, Bouzille, d’où sortez-vous ? demanda Fandor.

Le chemineau avait une face hilare et donnait tous les signes d’une profonde satisfaction.

— Ah bien, monsieur Fandor, dit-il, faudrait tout de même que je sois bien mauvais policier, pour que je ne me sois pas trouvé là, juste pour vous cueillir comme vous sortiez de la morgue. Histoire de vous forcer à reconnaître que ce matin, je ne vous ai pas volé vos dix francs. C’est-il juste, ça ?

— Très juste, Bouzille.

— Naturellement, monsieur Fandor, je vous dis que je deviens un policier épatant.

— Et alors, monsieur le policier, voilà que maintenant vous nous apportez des renseignements sur Ivan Ivanovitch ?

— Ça, monsieur Juve, répondait Bouzille, vous devenez trop curieux ! p’t’être que non ? Mais ça vaudrait toujours dans les dix francs ?

— Racontez-nous ce que vous savez, disait-il, voilà cent sous payés d’avance, et vous aurez cent sous après ?

— Eh bien, voilà. J’sais rien de plus. Sauf, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, qu’Ivan Ivanovitch n’a certainement pas tué Norbert, car aussi vrai que je m’appelle Bouzille et que je n’ai connu ni mon père ni ma mère, au moment où l’on tuait Norbert, moi qui me rendais sur la grève, histoire de ramasser dans l’eau quelques poissons qui flânaient, j’ai vu Ivan Ivanovitch dans les jardins. Or, monsieur Juve, si Ivan était dans les jardins il n’était certainement pas dans le train. Et il était dans les jardins du Casino, monsieur Juve, je vous le répète, je peux même vous le prouver : j’ai ramassé un mégot qu’il fumait. Le voilà, je l’avais gardé parce qu’il avait un bout en or.

Preuve péremptoire.

— Non, dit le policier, qui avait pendant quelques minutes, profondément réfléchi, Bouzille ne peut que se moquer de nous, Fandor, Ivan Ivanovitch doit être l’assassin. Bouzille ne l’a pas vu. Il s’est trompé.

— Pourtant.

— Non. Fandor non, et la meilleure preuve du mensonge de Bouzille, c’est qu’Ivan Ivanovitch a invoqué un autre alibi. Rappelle-toi, il a soutenu qu’il était au bal avec Denise. S’il était innocent, pourquoi aurait-il menti ?

Fandor, quelques instants, demeura sans répondre, assez frappé par l’argumentation de Juve. Puis, soudain, le journaliste haussa les épaules, découragé lui aussi :

— Diable, mais alors si vous admettez qu’Ivan Ivanovitch a menti, il faut admettre que Denise aussi a menti ? Or, Juve, rappelez-vous ce que nous avons appris par les enquêtes de la police : ce n’est pas Ivan qui le premier a invoqué l’alibi du bal. C’est Denise qui est venue le proclamer. Alors ne serait-ce pas Denise la coupable ? Ne serait-ce pas elle qui aurait inventé l’histoire du bal, histoire qu’Ivan Ivanovitch, par amour pour elle, peut-être, n’aurait pas voulu démentir ?

Juve allait répondre, Bouzille qui écoutait ne lui en laissa pas le temps, Bouzille protestait :

— Et ces cent sous ? Dites donc, faudrait voir à ne pas les oublier, monsieur Juve. C’est dix francs, prix convenu, mes renseignements.