14 – LE SEPT JOUE ET GAGNE

— Vous ne ferez pas cela, Juve.

— Et pourquoi, s’il te plaît ?

— Parce que c’est stupide.

— Au moins, tu ne caches pas ton opinion !

— C’est dangereux.

— Mais non.

— Si, très dangereux.

— En quoi ?

— On ne sait jamais, Juve.

— Alors si on ne le sait pas…

— On le sait assez pour s’abstenir.

— Tu parles comme un enfant.

— Je parle comme quelqu’un qui a de l’affection pour vous.

— Je n’en doute pas mon petit Fandor, et je t’en remercie. Mais enfin…

— Promettez-moi que vous ne le ferez pas.

— Bon, nous verrons.

Juve et Fandor venaient de gravir les marches du perron conduisant à la salle de jeux.

Juve et Fandor venaient de se présenter, quelques minutes avant, – il était alors neuf heures du soir, – à la maison des Héberlauf.

Ils avaient, en effet, décidé de joindre coûte que coûte l’intrigante personne qu’était cette Denise, si intimement mêlée, semblait-il aux événements mystérieux qui avaient entouré la mort de Norbert du Rand.

Malheureusement, Juve et Fandor s’étaient heurtés à une impossibilité absolue. Ils n’avaient pu joindre la jeune Denise, partie en excursion, et qui ne devait rentrer que le lendemain.

— Bah, avait dit Juve, après avoir pris congé de la femme de chambre qui venait de leur ouvrir, demain il fera jour. Nous verrons cette belle personne demain. Après tout, il n’y a pas péril en la demeure et j’aime assez que cette jeune fille soit en excursion… Si vraiment, comme tu le disais hier soir, Fandor, elle avait un assassinat sur la conscience, il est probable qu’elle n’aurait pas le cœur à se promener, qu’elle resterait ici pour épier les événements. Tiens, tout cela me fortifie encore dans l’idée qu’Ivan Ivanovitch est le coupable.

— Fandor, avait déclaré Juve, puisque nous ne pouvons pas joindre Denise, nous allons nous livrer à une autre besogne. Il est incontestable que le 7 gagne en ce moment, plus que de raison, à la septième table de la roulette. Je vais m’occuper de savoir comment cela se fait.

— Vous avez une idée ?

— Non, mon petit, mais je vais jouer ce numéro. J’imagine que cela suffira pour provoquer des incidents.

C’est alors que Fandor avait supplié Juve d’abandonner ce projet. Fandor, bien qu’il ne fût pas superstitieux, s’effrayait un peu, en effet, de voir son meilleur ami tenter le hasard sur le 7.

Trop souvent déjà le sept avait été de mauvais augure.

— Juve, je ne vous laisserai pas jouer ce numéro.

— Mais si.

Les deux amis venaient d’entrer dans la salle de jeux. Juve, pourtant, ne resta inactif que quelques secondes.

— Mon petit Fandor, recommanda-t-il au journaliste, tu vas me faire le plaisir de tenir à l’œil Ivan Ivanovitch, ton ami, que j’aperçois là-bas, nonchalamment appuyé sur ce canapé. Tu l’aimes tant, va lui parler. Moi, je vais m’occuper d’une autre affaire que de celle que tu crois.

C’est à regret que Fandor s’éloignait.

Mais quoi ? devait-il perdre l’occasion de s’entretenir encore avec Ivan Ivanovitch, de se lier avec le commandant du Skobeleff, avec l’homme qu’il tenait pour innocent mais que Juve continuait d’accuser ?

— Rouge, annonçait le croupier de la table sept, le 6. Et, les différences payées :

— Faites vos jeux, messieurs, dames. Allons faites vos jeux. Rien ne va plus.

Tandis que Juve installait soigneusement devant lui, sur le tapis vert, un nombre respectable de louis d’or qu’il avait emportés, plus pour faire figure honorable que pour les jouer effectivement, il jeta un regard circulaire.

À sa gauche, se trouvait un vieux monsieur à figure de général, qui jouait, à chaque coup, le minimum, pointait les numéros gagnants et perdait immanquablement.

À sa droite, Juve était frôlé par une élégante jeune femme, outrageusement parfumée, qui elle, jouait gros jeu, gagnait de temps à autre, et pendant que la roulette tournait, fermait les yeux et se renversait en arrière, comme prête à défaillir.

Tous les joueurs, d’ailleurs, Juve le remarquait avec un amusement qu’il dissimulait, semblaient avoir leur propre façon de jouer.

Les uns et les autres, sans doute, avaient les mêmes yeux brillants, le même sourire contraint et angoissé, la même crispation au moment où le croupier annonçait le numéro gagnant, mais de petites manies, de petits tics nerveux, les rendaient différents les uns des autres.

Il y avait en face de Juve, à côté du croupier, un gros homme serrant énergiquement dans sa main droite une statuette en plâtre, un fétiche.

Plus loin, un homme maigre, aux yeux caves, aux mains toujours tressaillantes, considérait tristement un minuscule rubis qu’il avait placé devant lui, véritable goutte de sang qui scintillait sur le vert du tapis.

Mais, continuant à passer l’inspection de ceux qui entouraient la table de jeu, Juve, bientôt se trouva en train d’échanger des sourires. La jeune Louppe, en effet, venait de le reconnaître.

Elle jouait, elle, non pas pour gagner, mais parce, que étant à Monte-Carlo, elle eût trouvé stupide de ne pas jouer.

Devant elle, au contraire, était assise Isabelle de Guerray, outrageusement fardée, les lèvres brûlantes de carmin et, si occupée à perdre avec acharnement, qu’elle en oubliait sa poudre de riz, le kôhl de ses yeux, la teinture de ses cheveux. Se passant la main sur la figure, elle mélangeait le blanc, le noir, le rouge.

— Les malheureux, songeait Juve, quelle passion.

Et, en même temps, parce qu’il était bien résolu, Juve jetait deux louis sur le 7.

Aussitôt le croupier s’informa :

— Vous misez sur le 7, monsieur ?

— Oui, sur le 7, répondit Juve.

Autour de lui, on ouvrait de grands yeux.

— Eh bien, cria Louppe, qui se moquait bien d’être entendue, tu as joliment du culot de jouer le 7. Mais c’est tout de même quarante francs de perdus. Il n’est pas sorti une seule fois.

— Faites vos jeux, messieurs, dames, faites vos jeux. …Rien ne va plus.

Puis, quelques secondes durant, le ronron doux et régulier de la bille qui saute de numéro à numéro.

— Ce sera le 5, dit le voisin de Juve.

— Non, le 12.

La bille ralentit sa marche. De joueur en joueur, on échangeait des pronostics.

— Perdus, vos quarante francs, mon bon Durand. Durand. Ah zut, je ne sais plus.

Louppe trépignait de joie, la bille semblait prête à s’arrêter, elle était loin du numéro 7.

Puis, soudain, un frémissement courait tout autour de la table d’une voix de stentor, le croupier venait d’annoncer :

— Le 7, messieurs, mesdames. Noir, impair et manque.

Et devant Juve, les caissiers poussaient trente-cinq fois la mise, soit soixante-dix louis.

— Faites vos jeux, messieurs, dames.

Qui donc allait encore jouer, allait encore se risquer sur le 7 ?

Et les chuchotements reprenaient :

— Ça, c’est invraisemblable. Tant qu’on ne l’a pas joué, le 7 ne sortait pas. On le joue ce soir, pour la première fois, et il sort du premier coup.

— Tout de même, si j’étais ce monsieur, je ne serais pas rassuré.

Interdits, les joueurs considéraient Juve, se demandaient s’il allait encore tenter la fortune ?

— Dites donc, Duval, non, Dupont, cria Louppe, je vous l’avais bien dit, que vous alliez gagner, hein ? je l’ai, le bon œil ?

— Faites vos jeux.

On jouait timidement… Juve s’abstint.

Quelques instants plus tard, le croupier annonçait :

— Le 13. Faites vos jeux.

Isabelle de Guerray, ne quittait pas Juve du regard. Et comme, d’un geste assuré, bien qu’il fût un peu nerveux, Juve jetait de nouveau trois louis sur le 7, l’ancienne jolie femme, cria :

— Vous jouez le sept, la noire, monsieur Dupont ? Très bien. Je prends la contrepartie, voilà dix louis sur la rouge.

De nouveau quelques minutes d’angoisse. « Rien ne va plus ». La bille bondit, saute de numéro à numéro.

— Le 12.

— Non, le 20.

— Vous allez voir, que ce sera le 14.

Nouveaux pronostics. Puis, la voix du croupier retentit, dominant le murmure angoissé :

— Le 7 noir, impair et manque.

Nouvelle pluie d’or, qui s’abat vers Juve. Mais, cette fois, le policier est très pâle.

Deux fois de suite, il vient de jouer le 7, deux fois le numéro fatidique est sorti. Coïncidence ? Hasard ?

Troublé malgré lui, Juve n’hésite pas. Il jette encore trois louis d’or sur le 7.

— Nous verrons bien.

Autour de la table de roulette, le silence se fait, absolu.

Imperturbable, le croupier annonce encore :

— Le 7 noir, impair et manque. Faites vos jeux.

***

— Juve ?

— Hein ? Laisse-moi.

— Non, venez.

— Pourquoi ?

— Vous avez assez gagné.

— Fiche-moi la paix.

— Venez, je vous en prie ?

— Zut, flûte.

Mais Fandor ne se tient pas pour battu.

— Combien de fois avez-vous joué ?

— Dix-sept fois.

— Et ces dix-sept fois ?

— Le 7 a gagné.

— Vous voyez bien que c’est assez. Venez.

— Non.

— C’est tenter le diable.

Ce colloque se poursuit à voix basse, entre Juve et Fandor, tandis que la bille tourne, folle, soumise aux seules lois du hasard.

— Venez, répète Fandor. Je vous assure que cela me fait peur de vous voir jouer ce numéro et gagner ainsi avec une veine insolente. Combien avez-vous ?

— Je ne sais même plus. Une trentaine de mille francs ? Ou plus.

— Vous allez tout reperdre.

— On verra bien.

— Mais enfin, cela me fait peur.

— Tu n’es qu’un froussard.

Coupant le colloque, la voix du croupier annonce :

— Le 7.

Mais à ce moment, le croupier a chaud. C’était la dix-huitième fois que le 7 sort.

Juve, très tranquillement cependant, prend une poignée de louis d’or, les rejette sur le tapis, mise sur le 7.

Or, Fandor poursuit :

— Oui, cela me fait peur, et cela fait peur même à Ivan Ivanovitch.

En entendant ce nom, Juve a un petit tressaillement.

— Où est-il ?

— Qui ? Ivan Ivanovitch ? Il est toujours au même endroit, sur le canapé. Qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— Va le retrouver. Ne le quitte pas.

Mais, encore une fois, le croupier annonce :

— Le 7. Faites vos jeux, messieurs, dames.

Juve a le sang au visage.

Ses mouvements sont fébriles. Pourtant un sourire flotte sur sa lèvre.

Il est d’ailleurs presque seul à continuer à jouer.

Sa dernière mise a été formidable, il a devant lui près d’une centaine de mille francs.

— Continuons, murmure-t-il.

Et il laissait sur le 7 le maximum permis.

Mais cette fois, Fandor est décidé à intervenir.

— Vous ne resterez pas là, dit-il à Juve. Je vous arracherai de cette table et de force.

Mais Juve vient de prendre son ami par le poignet et de le forcer à se baisser vers lui. Il lui souffle :

— Tais-toi donc, idiot. Donne-moi ton lorgnon, et attends le coup suivant.

Fandor s’exécute, sans comprendre.

Il a eu peur de voir Juve jouer le 7, mais il reprend confiance en voyant avec quelle autorité le policier lui parle.

À coup sûr, Juve doit soupçonner quelque chose. Mais quoi ?

Et puis qu’est-ce que cette demande de lorgnon ?

Fandor, abasourdi, tend le pince-nez à verres noirs qu’il avait acheté dans la journée pour protéger ses yeux, assez délicats, des ardeurs du soleil et demande :

— Que voulez-vous faire, Juve ?

— Tu vas voir.

Avec une voix tremblante, le croupier annonce :

— Le 7. Trois impair et manque. Allons, messieurs, dames, faites vos jeux.

Juve mise encore sur le 7.

Mais au lieu de surveiller la roulette, Fandor remarque que son ami lève la tête et fixement, considère la muraille devant lui.

Il a demandé le lorgnon de Fandor et voilà qu’il ne s’en sert même pas puisqu’il l’a placé devant lui, à plat sur le tapis.

— Ma foi, songe le journaliste, je crois que Juve se moque de moi ?

Mais à cet instant précis, Fandor est bien forcé de changer d’opinion. Le croupier annonce d’une voix tonitruante :

— Le 7, trois.

Et il jette vers Juve une liasse de billets de banque.

Or, Juve se lève, oui Juve se lève d’une seule masse. Le policier paraît radieux.

Il a un geste large, un geste superbe, pour repousser vers le caissier le tas d’or et de billets de banque qui représentent ses gains de la soirée, cependant qu’il crie :

— Reprenez cette fortune, monsieur. C’est de l’argent volé. La roulette est truquée. Je me fais fort de le prouver. Faites évacuer la salle.