5 – TROIS CENT MILLE FRANCS DE TROP
Les échos du bal parvenaient, très atténués, dans l’aile droite des bâtiments réservés à l’administration du Casino de Monte-Carlo.
M. de Vaugreland, directeur de la Société, homme de confiance du Conseil d’administration, sommeillait à demi dans un vaste fauteuil de cuir qui se trouvait devant sa table de travail, laquelle constituait le principal ameublement d’un somptueux cabinet sur lequel s’ouvraient, par de nombreuses portes, les bureaux des secrétaires et du personnel de l’importante administration.
M. de Vaugreland, français d’origine, avait passé dix ans de sa jeunesse dans la cavalerie en qualité d’officier, mais des revers de fortune l’avaient obligé à abandonner la carrière qu’il chérissait, il s’était lancé dans les affaires, en avait réussi quelques-unes, manqué beaucoup d’autres, puis le hasard des circonstances et des recommandations l’avait mis en relations avec quelques-uns des membres les plus influents du Conseil d’administration de la Société des jeux de Monaco.
Simple inspecteur à ses débuts, il s’était fait remarquer par son intelligence et son dévouement, son honorabilité irréprochable.
Peu à peu, il avait pris de l’importance, et au bout d’une dizaine d’années on le nommait directeur. M. de Vaugreland avait un beau nom, un passé sans tache, des manières distinguées. Il convenait à merveille.
Ce soir-là, M. de Vaugreland restait au Casino, contrairement à ses habitudes. D’ordinaire, en effet, le directeur réintégrait son domicile vers onze heures, mais ce soir-là, il avait tenu à demeurer jusqu’à la fin du bal offert aux abonnés.
M. de Vaugreland, après avoir fait un tour dans les salons et constaté que la foule élégante et nombreuse prenait un vif plaisir aux valses et aux bostons américains, avait donc regagné son cabinet, mais lui, si actif d’ordinaire, fut terrassé par une somnolence invincible qui l’empêcha de jeter le moindre coup d’œil sur le volumineux courrier amassé devant lui.
Peu à peu cependant, une rumeur confuse et indistincte vint tirer de son assoupissement le directeur du Casino. Celui-ci commença par n’y prêter aucune attention, mais au fur et à mesure que le temps passait, le bruit se rapprochait, le tapage grandissait, on entendait des exclamations de plus en plus nombreuses, des éclats de voix de plus en plus violents.
M. de Vaugreland se réveilla définitivement : on venait de frapper deux coups secs à sa porte :
— Entrez.
Un garçon de bureau se présenta :
— Monsieur le directeur, déclara-t-il, c’est quelqu’un qui veut absolument vous parler, c’est un abonné qui fait du tapage, qui se dispute avec tout le monde.
— Les inspecteurs ne se sont-ils donc pas occupés de lui ? Il ne faut de scandale à aucun prix. Je ne comprends pas qu’on ait laissé cet homme se faire remarquer de la sorte, venir dans les bureaux.
M. de Vaugreland s’arrêta court.
Quelqu’un, d’une poussée brusque, venait d’écarter le domestique qui demeurait respectueusement sur le seuil de la porte. Ce quelqu’un entra dans le cabinet de travail, ou, pour mieux dire, bondit dans la pièce. Sans prendre le temps de s’excuser, encore tout haletant d’une course et d’une lutte, tout frémissant, il interrogea d’une voix de défi :
— À qui ai-je l’honneur de parler ?
— Il m’appartient plutôt, monsieur, de vous poser cette question. Je suis ici chez moi.
— Chez vous ? interrompit l’homme, êtes-vous donc le directeur ?
— Je suis le directeur, affirma M. de Vaugreland.
L’extraordinaire visiteur se croisa les bras sur la poitrine, regarda autour de lui, hocha la tête comme s’il se fût parlé à lui-même, et lâcha naïvement :
— Eh bien, si cela est vrai, c’est plus extraordinaire que tout.
M. de Vaugreland, toujours debout devant cet intrus, demeurait sans répondre, attendant une explication. Cependant, il avait reconnu la personnalité qui se trouvait devant lui : Ivan Ivanovitch, commandant du cuirassé russe Skobeleff, qui quelques jours auparavant, avait mouillé en rade de Monaco.
Que pouvait bien lui vouloir ce robuste marin, dont la face de brave homme, dont le visage embroussaillé de barbe hirsute semblait torturé par une incompréhensible et singulière émotion ?
Ivan Ivanovitch soufflait comme un bœuf. Ses vêtements étaient en désordre. De grosses gouttes de sueur perlaient à son front et comme il négligeait de les éponger, elles tombaient dans les poils de sa barbe saupoudrée de cendre de tabac.
M. de Vaugreland interrogea doucement :
— Il me semble, mon commandant, vous avoir déjà entendu tout à l’heure. N’est-ce pas vous qui faisiez ce bruit dans les couloirs de l’administration ? Je vous serais obligé de bien vouloir m’expliquer pourquoi ?
L’officier russe, d’un formidable coup de poing sur le bureau, coupa la parole du directeur :
— Je me demande, monsieur, hurla-t-il, ce que signifie cette plaisanterie, et si l’on se fiche de moi ?
— Que voulez-vous dire, monsieur ?
— Je veux dire, monsieur, que voilà plus d’une demi-heure que je cherche à voir le directeur avec lequel je me suis entretenu hier soir et que l’on me met en présence de divers personnages que je ne reconnais pas.
— Il n’y a qu’un seul directeur, répliqua hautainement M. de Vaugreland ; il n’y a qu’une seule personne qui soit autorisée à prendre ici cette qualité, monsieur, c’est moi, or, je n’ai pas eu l’honneur de vous rencontrer la nuit passée.
— Si ce n’est pas vous, reprit l’officier russe, c’est quelqu’un d’autre. C’est un directeur.
— Non, monsieur…
— Si, monsieur, c’est un directeur, pour cette bonne raison qu’il dispose d’une puissance morale et même matérielle que j’ai d’ailleurs eu l’occasion d’apprécier. Voulez-vous me mettre en présence de cette personne ?
De plus en plus intrigué, M. de Vaugreland commençait à croire que le Russe se moquait de lui.
— Voyons, mon commandant, dit le directeur, je ne doute pas qu’il ne s’agisse d’un malentendu dont nous sommes, vous et moi, les victimes. Faites, je vous en prie, un retour sur vous-même. Efforcez-vous de m’indiquer nettement les motifs qui vous amènent ici. Dites-moi ce dont il s’agit et je tâcherai de vous rendre service.
Ivan Ivanovitch resta quelques instants sans répondre, puis son visage s’éclaira :
— Parbleu, grommela-t-il, si ce n’est pas le directeur que j’ai vu, ce doit être le caissier.
Il poursuivit :
— Monsieur de Vaugreland, – permettez-moi de vous appeler par votre nom – car je me perds dans tous les titres, rien ne ressemblant plus à un directeur qu’un autre directeur… Donc, monsieur de Vaugreland, voulez-vous me faire mettre en présence du caissier qui se trouvait de service hier soir, vers onze heures et demie ou minuit dans le bureau que j’aperçois par cette porte entrebâillée ?
Et Ivan Ivanovitch désignait du doigt une petite pièce exiguë, mais coquette, qui communiquait avec le bureau directorial.
M. de Vaugreland, de plus en plus résigné à ne pas comprendre, consultait un registre : Il fit signe et dit à un huissier :
— Descendez dans les salons et priez, si possible, M. Louis Meynan de monter.
— M. Louis Meynan, ajouta-t-il, en se tournant vers l’officier, est l’employé de la caisse qui était là hier soir à onze heures et demie.
Il ajoutait encore :
— Pour quel motif désirez-vous le voir ?
— Je le dirai en sa présence.
M. Louis Meynan monta quelques instants plus tard. Ivan sauta sur l’employé :
Il l’examina d’un regard curieux, d’un œil inquisiteur, mais au bout de quelques secondes, il haussa les épaules, lâcha un juron :
— Ça n’est pas lui.
L’officier s’arrêta devant M. de Vaugreland :
— Vous êtes le directeur, n’est-ce pas ? vous êtes bien le directeur ?
— Je vous l’ai déjà dit, monsieur, répondit M. de Vaugreland.
— C’est bien, poursuivit le Russe, alors, écoutez : Vous savez peut-être que, la nuit dernière, après avoir perdu pas mal d’argent, je suis monté dans vos bureaux ; je n’ai rencontré personne au premier abord, mais finalement je me suis trouvé en présence d’un monsieur qui m’a déclaré « être le directeur ». Je lui ai dit, hum… ce que j’avais à lui dire. Il est inutile, n’est-ce pas, que je revienne sur ces incidents ? par son rapport, votre subordonné, – car c’était évidemment l’un de vos subordonnés, a dû vous mettre au courant de ce qui s’était passé.
« Donc l’argent que vous avez bien voulu m’avancer, – j’ai reçu ce matin trois cent mille francs du Casino, – je vous le rapporte, voici les billets, prenez-les, monsieur, comptez.
L’officier russe achevait cette déclaration en fouillant dans la poche gauche de son smoking. Il en tira une liasse de billets de banque qu’il tendit au caissier. Mais celui-ci refusait de les prendre, interrogeait du regard M. de Vaugreland, son chef.
Celui-ci demanda à son employé :
— Est-ce vous, monsieur Louis Meynan, qui avez prêté cette somme au commandant ?
— Pas le moins du monde, répliqua l’employé en souriant, je suis d’ailleurs arrivé au bureau hier soir à onze heures trois quarts, je n’ai vu personne, je n’ai été l’objet d’aucune requête de ce genre.
M. de Vaugreland poursuivit :
— Nous ne savons pas du tout ce que vous voulez dire, monsieur. L’employé ici présent ne vous connaît pas, nos livres de compte ne font mention d’aucun prêt, d’aucun versement, et vous-même déclarez ne pouvoir reconnaître la personne de l’administration qui vous aurait prêté cette somme. Je vous disais tout à l’heure qu’il y avait malentendu, j’ajoute qu’il doit y avoir erreur ou confusion de votre part.
Machinalement Ivan Ivanovitch avait remis dans sa poche la liasse de billets de banque, et cette fois, sincèrement surpris, il dévisageait le directeur, le caissier, les quelques hauts employés qui se trouvaient dans le cabinet directorial.
Assurément, le Russe avait une allure d’honnêteté, un accent de sincérité qui eussent permis de croire qu’il avait dit la vérité. Et puis vient-on, d’ailleurs, comme cela, spontanément, offrir trois cent mille francs à quelqu’un, sous prétexte de rembourser une somme qu’il ne vous a jamais prêtée ?
Depuis qu’il était directeur du Casino de Monte-Carlo, M. de Vaugreland avait assisté à des scènes étranges, il avait entendu tenir des propos extraordinaires. À maintes reprises il avait été l’objet de sollicitations pressantes, souvent il s’était apitoyé ou émerveillé de l’ingéniosité déployée par les joueurs malchanceux, désireux de récupérer tout ou partie des sommes perdues. Mais jamais encore il n’avait vu quelqu’un venir lui proposer la restitution d’une somme qu’il savait pertinemment n’être point sortie de ses caisses. Quel était donc ce personnage ? Cet homme avait évidemment comme un violent besoin, un vif désir de se débarrasser de cet argent. Pourquoi ?
M. de Vaugreland n’avait plus du tout sommeil, et amateur de psychologie à ses heures, il se sentait désormais très désireux d’avoir un entretien avec cet homme, qui était loin d’être le premier venu, avec cet officier jeune encore, plein d’avenir, chargé d’une mission de confiance, apprécié de son gouvernement, de ses chefs, et qui venait de lui faire une si drôle de proposition.
M. de Vaugreland se rappelait peu à peu que, dans les rapports des jours précédents, ses inspecteurs lui avaient signalé d’abord les pertes énormes d’Ivan Ivanovitch, mais il avait encore sous les yeux les notes les plus récentes de la soirée, notes qu’on lui montrait toutes les deux heures et dans lesquelles il était dit que, parmi les heureux joueurs qui avaient bénéficié de la passe du sept, à la septième table de la roulette, on avait remarqué le commandant Ivan Ivanovitch. Que signifiait donc tout cela ? M. de Vaugreland allait congédier ses employés subalternes pour demeurer en tête à tête avec le commandant russe, lorsque soudain le gros Pérouzin, l’ancien notaire ventripotent qui remplissait les fonctions d’inspecteur des jeux, fit irruption dans le cabinet directorial, avec d’ailleurs le plus parfait sans-gêne et sans s’être fait annoncer.
L’ancien notaire arrivait avec le visage bouleversé, les yeux hors de la tête :
— Monsieur le directeur, commença-t-il, tout essoufflé de la course qu’il avait faite, un drame épouvantable : Norbert du Rand est mort, mort assassiné sans doute et sûrement volé. On a retrouvé son corps.
— Dans les jardins du Casino ? interrogea avec anxiété M. de Vaugreland qui redoutait surtout les drames dans les locaux privés de l’établissement.
— Non, monsieur le directeur. La mort est survenue sur la voie du chemin de fer.
M. de Vaugreland poussa un soupir de soulagement. Mais soudain son cœur cessa de battre. Il s’était dit que…
Depuis les premières paroles de Pérouzin, Ivan Ivanovitch avait été pris d’un tremblement nerveux, lentement il avait reculé dans le fond de la pièce, il semblait que ses jambes se dérobaient sous lui, ses lèvres étaient exsangues.
Instinctivement, un des employés qui se trouvait à proximité lui approcha un fauteuil. L’officier russe s’y laissa choir comme une masse.
— Norbert, mort assassiné. Dans le train de Nice. Ah, ça n’est pas possible.
Le train de Nice, avait dit l’officier russe. Ce fut pour le directeur du Casino un lumineux éclaircissement.
Comment Ivan Ivanovitch savait-il qu’il s’agissait de ce train ? c’était là propos bien grave et bien accusateur…
Perdant un peu la tête, M. de Vaugreland appuya au hasard sur les boutons électriques alignés en clavier à gauche de son bureau.
Les huissiers parurent.
— Faites monter, demanda-t-il, les inspecteurs des salles et les croupiers disponibles, de préférence ceux qui se trouvaient au jeu entre dix heures et onze heures et demie.
Les huissiers s’éclipsèrent aussitôt, ils n’avaient point besoin de complément d’indication.
Fréquemment, en effet, dans le bureau directorial, on procédait à de discrètes confrontations, lorsque des joueurs plus ou moins honnêtes venaient se plaindre d’avoir beaucoup perdu, ne se doutant certes point que pendant tout le temps qu’ils étaient au tapis vert les inspecteurs de la maison épiaient leur jeu, et étaient capables de dire, à quelques francs près, le montant des sommes qu’ils avaient gagnées ou perdues.
Pourquoi M. de Vaugreland faisait-il venir ses employés ?
Deux nouveaux inspecteurs se présentèrent : c’était Nalorgne, le prêtre, et Mme Gérar. Derrière eux venaient deux croupiers, connus sous les prénoms de Charles et de Maurice ; tous deux s’étaient relayés à la fameuse table du sept entre dix heures du soir et onze heures et demie.
À peine avaient-ils pénétré dans le cabinet directorial qu’ils apercevaient Ivan Ivanovitch et se lançaient un coup d’œil d’intelligence, mais si rapide qu’avait été leur coup d’œil, il n’échappait pas à la perspicacité de M. de Vaugreland.
— Qu’avez-vous à dire ? interrogea-t-il. Pourquoi remarquez-vous monsieur ?
Le plus âgé des croupiers, M. Charles, n’hésita pas à s’en expliquer :
— Simplement, monsieur le directeur, déclara-t-il, parce que monsieur était à la table de la roulette N° 7, alors que précisément le 7 faisait une si belle passe.
— Monsieur en a-t-il profité ? continua M. de Vaugreland.
Les deux croupiers hochèrent la tête. Ils répliquèrent tous les deux ensemble.
— Non, monsieur le directeur, monsieur n’a pas joué.
— Ah, fit de Vaugreland avec une nuance de désappointement, car il semblait que cette déclaration détruisait tout le système qu’il avait, l’instant précédent, échafaudé dans son esprit.
Mais l’inspecteur Nalorgne intervint :
— Monsieur, fit-il d’une voix harmonieuse et posée, tout en désignant d’un geste bénisseur Ivan Ivanovitch, plus que jamais affalé dans son fauteuil, monsieur n’a pas joué en effet, mais il était assis à côté d’un ponte qui a perpétuellement misé sur le sept, et qui a gagné une grosse somme.
— Ce ponte, interrogea M. de Vaugreland, qui était-ce, le connaissez-vous ?
Mme Gérar intervint :
— C’était Norbert du Rand.
Malgré son flegme, le directeur ne put s’empêcher de lâcher un formidable juron :
— Ah ! nom de Dieu.
Puis, il devint très pâle et son regard soudain durci se fixa sur l’officier russe, qui paraissait ne prêter aucune attention à ce qui venait de se passer.
M. de Vaugreland, cependant, avait congédié d’un geste Mme Gérar et les deux croupiers.
Il avait fait signe aux inspecteurs de rester et les avait mis au courant de l’étrange proposition qu’était venu lui faire le commandant du Skobeleff. D’autre part, il avait rappelé le drame épouvantable qui avait coûté la vie à Norbert du Rand et que Pérouzin venait de porter à sa connaissance.
Nalorgne eut un sursaut.
Il joignit les mains et abaissant son regard sur Ivan Ivanovitch, il murmura :
— Il n’y a pas de doute, c’est un crime. Que Dieu pardonne au pécheur.
— M. Ivan Ivanovitch, interpella le directeur, je suis désolé d’être obligé de solliciter votre obéissance… votre obéissance passive… mais…
Le directeur insista sur ces derniers mots.
— Mais ces messieurs que voici, inspecteurs des services des jeux de Monaco, vont être contraints de vous fouiller.
Ivan Ivanovitch se redressa d’un bond : il toisa son interlocuteur avec mépris :
— Vous prétendez me faire fouiller, monsieur déclara-t-il, de quel droit ? à quel titre ?
— Je vous en prie, poursuivit le directeur, n’insistez pas, il est indispensable que vous subissiez cette formalité.
Rien qu’à cette idée, le Russe se révoltait. Instinctivement il porta la main à sa ceinture.
En dépit de sa rapidité, son intention avait été prévenue.
Deux huissiers, deux colosses, demeurés impassibles au fond de la pièce, s’étaient précipités sur lui et l’immobilisaient.
Ivan Ivanovitch essaya de se dégager, mais il avait affaire à plus forts que lui.
Écumant de rage, le Russe hurla :
— Ah ça, monsieur, mais c’est une arrestation ?
— Pas encore, dit M. de Vaugreland, qui ajouta :
— Je n’ai d’ailleurs pas qualité pour prendre une semblable mesure… c’est simplement le commencement d’une enquête à laquelle je dois me livrer, à laquelle, il faut vous prêter. Vous avez de l’argent sur vous ?
Dompté malgré tout par le ton autoritaire du directeur, Ivan Ivanovitch s’humanisait un peu ; il modérait sa colère pour répondre :
— J’ai de l’argent, beaucoup d’argent.
— Et vous n’avez pas joué, ce soir ?
— Je n’ai pas joué.
— Où se trouve cet argent ?
Ivan Ivanovitch, toujours immobilisé, maintenu aux épaules et aux bras par les huissiers, répondit d’une voix sourde :
— Dans les poches intérieures de mon smoking.
Pérouzin, l’ancien notaire, plongea, sans vergogne, ses mains velues dans les poches de l’officier. Il en tira, en effet, plusieurs liasses de billets qu’il déposa sur le bureau directorial, puis, machinalement, en homme d’ordre habitué aux choses exactes, il mouilla son doigt, s’apprêta à compter les billets. M. de Vaugreland l’arrêta :
— Un instant, fit-il…
Puis appelant Nalorgne, il ajoutait :
— Dites-moi, Nalorgne, et vous Pérouzin, quelle somme estimez-vous que M. Norbert du Rand a pu emporter ce soir lorsqu’il a quitté le Casino ?
— Environ six cent mille francs, monsieur, on a dû arroser la banque trois fois dans la soirée.
Ce chiffre était évidemment une révélation pour Ivan Ivanovitch, car au mot de six cent mille francs, il poussa un cri d’horreur :
— Mais c’est la somme que j’ai sur moi.
— C’est un peu ce que je pensais, déclara le directeur. Comptez, messieurs.
— Ah çà ! Ah ça ! hurlait Ivan Ivanovitch, que signifie donc cette enquête, cet interrogatoire, je crois commencer à comprendre. Je comprends. Auriez-vous l’intention, par hasard de m’accuser d’avoir volé Norbert du Rand ? qui sait même, de l’avoir tué ? Ah ! non, ça serait trop ridicule. Ne vous avisez pas de le faire, songez que je suis officier russe et que vous auriez maille à partir avec mon gouvernement.
Sans se laisser intimider, M. de Vaugreland, toujours d’une froideur déconcertante, posait au commandant cette simple question :
— Comment expliquez-vous, monsieur, la présence dans vos poches d’une somme d’environ six cent mille francs, somme coïncidant exactement avec celle que portait sur lui, tout à l’heure, l’infortuné Norbert du Rand, votre compagnon de toute la soirée ?
Ivan Ivanovitch se rendait bien compte de la gravité de la question, des effroyables conséquences qui pouvaient résulter du quiproquo dont il paraissait devoir être la victime.
Il était si troublé que les idées se pressaient en foule devant lui, mais sans qu’il parvînt à coordonner ses pensées.
Après avoir balbutié quelques mots inintelligibles, après avoir comprimé son front entre ses mains, Ivan Ivanovitch releva la tête.
— Messieurs, déclara-t-il en s’efforçant d’être calme, écoutez ; voici la vérité. C’est moi, en effet, qui ai poussé Norbert du Rand à jouer ce soir, à jouer sur le sept. J’ai été d’ailleurs bien inspiré. Il a gagné. Il était convenu que nous devions partager le bénéfice. Norbert a quitté la salle de jeu avec six cent mille francs : il y en avait trois cent mille pour moi. Il me les a donnés avant de partir prendre son train. Ce sont les trois cent mille francs que vous avez trouvés dans la poche gauche de mon vêtement.
— Et les trois cent mille francs de la poche droite ? interrogea M. de Vaugreland.
— Je vous l’ai déjà dit tout à l’heure, c’est la somme qui m’a été prêtée hier soir par l’administration du Casino.
— Pourquoi vous aurait-on prêté cette somme, monsieur ?
Ivan Ivanovitch se tut un instant, puis il articula péniblement :
— Je ne puis vous l’avouer, j’ai donné ma parole de me taire, mais je vous jure que c’est la vérité…
— Qui vous aurait prêté cette somme ? poursuivit le directeur, impassible.
— Je vous l’ai déjà dit, reprit Ivan Ivanovitch, j’ai cherché toute la soirée cette personne et n’ai pas pu la trouver, elle se cache. Je sais trop pourquoi.
D’autres pensées, un autre aveu peut-être semblaient prêts d’éclore sur les lèvres de l’officier russe.
Mais Pérouzin intervint dans la conversation, au moment où peut-être il ne le fallait pas.
Il posa cependant une question raisonnable et opportune :
— Monsieur, demanda-t-il en s’adressant à Ivan Ivanovitch, il est minuit et demie, vous avez quitté la table de jeu numéro sept avec M. Norbert du Rand à onze heures et quart. Vous êtes entré dans le cabinet de M. le Directeur à environ minuit un quart. Pourriez-vous nous donner votre emploi du temps pendant cet intervalle ?
— Mais parfaitement, répondit Ivan Ivanovitch.
On avait lâché l’officier et celui-ci se tenait debout devant le bureau du directeur, cependant qu’autour de lui inspecteurs et huissiers faisaient cercle, prêts à prévenir la moindre velléité de fuite.
— Voyons, commença Ivan Ivanovitch, j’ai reconduit Norbert du Rand jusqu’à l’entrée du Casino. Nous avons effectué notre partage près du vestiaire. Malheureusement, il n’y avait personne pour nous voir à ce moment, puis, je suis entré dans l’Atrium, j’ai écouté la musique pendant une dizaine de minutes environ.
Pérouzin prenait des notes sur un calepin :
— Onze heures vingt-cinq, déclara-t-il, c’est exact en effet je vous ai vu.
— Ensuite, monsieur, interrogea le directeur, qu’avez-vous fait ?
D’une voix faible et tremblante, Ivan Ivanovitch articula :
— Je suis descendu dans les jardins, j’ai été m’asseoir sur un banc, à droite, tout au bout, vous savez ce banc qui est dissimulé sous trois gros cyprès.
— Vous n’avez rencontré personne ? Personne ne vous a vu ?
— Je ne sais pas, peut-être que quelqu’un m’a remarqué.
Les inspecteurs hochèrent la tête :
— On ne nous a signalé la présence de personne sur ce banc.
— Cela ne prouve pas…
— Cela ne prouve rien, en effet, reconnut M. de Vaugreland, mais comme il nous semble étonnant que vous soyez resté dans le parc jusqu’à minuit un quart, que vous n’avez songé à venir dans les bureaux effectuer votre soi-disant restitution qu’à cette heure voisine de la fermeture, vous me permettrez de me dessaisir de la responsabilité de votre personne.
— Cela signifie ?
M. de Vaugreland fit un signe à un garçon :
— Priez M. le commissaire de police de monter à l’instant.
— Ah, hurla Ivan Ivanovitch, qu’allez-vous faire, monsieur ? vous appelez la police, vous allez m’arrêter ?
— Je n’arrête pas, monsieur, le commissaire de police appréciera et décidera ce qu’il doit faire.
***
Le premier bal du Casino, le premier bal de la saison s’achevait brillamment dans les superbes salons avoisinant la salle de jeu.
Il était tard, la fête allait se terminer lorsque soudain, malgré l’enthousiasme des tziganes et l’entrain endiablé de quelques valseurs, les couples cessèrent de tournoyer.
Des groupes mystérieux s’étaient formés. On s’interrogeait à voix basse. Dans les encoignures des fenêtres, danseurs et danseuses affectaient soudain des mines piteuses et renfrognées, puis de temps à autre, un cri s’élevait, cri d’inquiétude ou de surprise que couvrait rapidement les flonflons de l’orchestre.
Peu à peu, lentement, avec la progression régulière et implacable d’une tache d’huile qui s’étend, le bruit du drame s’était propagé.
On apprenait que le train, partant à onze heures vingt-cinq de Monaco, à destination de Nice et de toutes les stations de la côte, avait été le théâtre d’un crime affreux.
Le commissaire de police venait de procéder à l’arrestation du commandant russe Ivan Ivanovitch.
La première personne qui avait apporté cette information dans les salons du Casino, ne s’était pas aperçue qu’elle produisait une formidable impression sur une délicieuse créature qui jusqu’alors semblait s’être follement amusée pendant la fête.
C’était une femme, une jeune fille, presque une enfant ; à peine avait-elle vingt ans.
Elle était jolie à ravir, vêtue d’une façon exquise, dansant à la perfection, affectant à la fois des manières réservées et très libres, ce qui lui donnait un charme tout particulier.
Cette jeune fille n’était autre que Mlle Denise, la pensionnaire de M. et Mme Héberlauf.
En apprenant l’arrestation d’Ivan Ivanovitch, qui succédait à la nouvelle de la mort de Norbert du Rand, Mlle Denise avait affreusement pâli. Elle s’approcha d’une fenêtre, l’entrouvrit, huma une large bouffée d’air pur, puis, épongeant son front avec un fin mouchoir de batiste, elle demanda à son danseur de vouloir bien l’excuser.
Ce danseur était le comte de Massepiau.
— Mon cher ami, disait la jeune fille, accordez-moi quelques instants, un malaise subit, une indisposition passagère m’oblige à me retirer. Je vous retrouverai là tout à l’heure, attendez-moi.
Le comte de Massepiau n’avait pas le temps de répliquer que l’orchestre attaquait la dernière valse, que la jeune fille s’était déjà éclipsée.
Certes son malaise ne devait être qu’un prétexte, car, avec une rapidité extraordinaire, elle gravit aussi vite que possible le grand escalier désert qui mène au second étage du Casino.
— M. de Vaugreland ? demanda-t-elle…
— Il n’est pas visible, déclara un garçon de bureau…
— Je le sais, fit la jeune fille qui passait outre devant le domestique stupéfié, mais il faut que je le voie quand même.
Denise toutefois se heurtait, lorsqu’elle atteignit une porte plus rapprochée du bureau directorial, à une consigne plus sévère, à un brigadier galonné :
— Vous ne pouvez pas voir M. le directeur en ce moment, affirma le cerbère.
Mais Denise parlementa, insista tellement que l’homme hésita.
Denise eut la trouvaille définitive pour le décider à l’annoncer :
— C’est au sujet du crime, déclara-t-elle, que je viens…
Et le brigadier n’osa plus refuser d’introduire la visiteuse dans un petit salon attenant au cabinet de M. de Vaugreland.
De cette pièce, Denise pouvait dès lors pénétrer librement dans celle où s’était déroulé le drame qui s’achevait maintenant par l’arrestation de l’énigmatique Ivan Ivanovitch.
À la grande stupéfaction de tous les hommes qui étaient réunis dans le bureau directorial, la jeune fille fit irruption et, sans prendre même le temps de regarder Ivan Ivanovitch, elle déclara :
— Attendez, messieurs, attendez, cet homme est innocent.
Puis brusquement, Denise se tut.
Le directeur, les inspecteurs et même le commissaire de police s’étaient retournés, figés de surprise.
M. de Vaugreland, toujours correct, offrait une chaise à la nouvelle venue.
— Remettez-vous, mademoiselle, qu’avez-vous à nous apprendre ? Nous nous trouvons en présence d’un drame mystérieux. Si vous pouvez nous apporter quelques éclaircissements, ils seront les bienvenus.
— Assurément, mademoiselle, ils seront les bienvenus, répétait en s’inclinant devant elle, avec une grâce de pachyderme, un homme gros et court, affligé d’un effroyable accent du Midi et qui n’était autre que M. Amizou, le commissaire de police.
Après sa première déclaration, Denise semblait avoir perdu toute son assurance. La jeune fille était toute pâle et cependant qu’Ivan Ivanovitch la considérait avec stupeur, elle balbutia :
— Mon Dieu, messieurs, je ne sais pas, je voudrais savoir… vous aider, sauver notre ami, Ivan Ivanovitch, qui, j’en suis certaine, est un très honnête homme, incapable de l’horrible forfait qu’on lui reproche… Tenez, j’étais encore tout à l’heure avec lui dans le bal, nous causions… plusieurs amis sont venus nous serrer la main…
Au fur et à mesure que Denise parlait, une stupéfaction grandissante se peignait sur le visage de M. de Vaugreland.
— Pardon, pardon, interrompit Pérouzin, que nous racontez-vous là, mademoiselle ? Vous étiez avec le commandant Ivan Ivanovitch tout à l’heure dans le bal… dites-vous. Pouvez-vous préciser l’heure ?
— Oui, monsieur, fit Denise, en levant ses grands yeux clairs vers l’ancien notaire.
Elle ajoutait :
— Cela a donc de l’importance ?
— Une extrême importance, déclarèrent ensemble les deux inspecteurs et le commissaire de police.
— Eh bien, fit la jeune fille, après avoir réfléchi, je puis affirmer que M. Ivan Ivanovitch est venu me rejoindre entre onze heures vingt-cinq et minuit moins le quart, dans la salle de danse. Pour être tout à fait exacte, je dirai onze heures trente.
« Il est resté avec moi jusque vers minuit cinq ou minuit dix, après j’ignore ce qu’il est devenu.
Le commissaire de police et M. de Vaugreland échangeaient des regards navrés.
— Nous avons fait une bêtise, murmurait le directeur…
Quant au commissaire il protestait véhémentement :
— Nous avons fait, pardon, dites : j’ai fait, car moi, monsieur le directeur, je n’étais disposé à arrêter cet officier que parce qu’il ne justifiait point d’un alibi… mais voici que sans s’en douter cette jeune fille prouve péremptoirement qu’il n’est pas l’assassin de Norbert du Rand, puisqu’il n’a pas quitté le casino de la soirée.
Le commissaire de police, en principe, n’aimait pas les arrestations, mais il répugnait par-dessus tout à intervenir lorsqu’il s’agissait de personnages de marque.
Le brave magistrat n’attendait qu’un signe pour faire enlever les menottes que ses hommes avaient déjà passées au commandant Ivan Ivanovitch.
— Oui, reprit M. de Vaugreland en s’adressant à Ivan Ivanovitch, mais pourquoi ne nous avez-vous pas dit la vérité tout à l’heure ?… la situation était cependant bien grave pour vous.
Ivan Ivanovitch s’approcha lentement de son interlocuteur. À ce moment son visage défait, ravagé par les émotions, était éclairé par la pleine lumière et à ce moment précis Denise le regarda, n’en croyant pas ses yeux.
Mais nul n’avait remarqué ce jeu de physionomie. On attendait avec anxiété la réponse d’Ivan Ivanovitch.
Elle vint lentement :
— Messieurs, je n’avais pas à parler… je me devais de taire ma présence au Casino dans les salles de bal, ne sachant pas s’il convenait à Mlle Denise que l’on sût, dans son entourage, qu’elle était avec moi à cette réunion.
Le brave commissaire de police, assez naïvement, laissait éclater son enthousiasme :
— C’est très bien, déclara-t-il, c’est d’un galant homme. Il n’y a pas à dire, mon commandant, c’est très chic.
L’excellent magistrat n’avait visiblement qu’un désir : libérer son prisonnier au plus vite, se débarrasser de lui au plus tôt.
M. de Vaugreland, d’ailleurs, feignit de reconnaître son erreur, il s’approcha de l’officier, lui exprima des excuses :
— C’est un malentendu, déclara-t-il, dont vous ne nous tiendrez pas rigueur, nous l’espérons très vivement…
Le directeur tendit la main à Ivan Ivanovitch.
Celui-ci, la serra machinalement.
Un observateur perspicace se serait rendu compte qu’assurément la personne la plus étonnée de tout ce qui venait de se passer, celle qui avait été la plus surprise par les déclarations de la jeune fille, c’était Ivan Ivanovitch.
***
Une demi-heure plus tard, l’officier revêtait son pardessus et s’apprêtait à quitter le Casino.
Il s’arrêta net en apercevant une jeune femme qui s’emmitouflait dans des fourrures, pour sortir, elle aussi, du palais.
C’était Denise.
Un coupé l’attendait dans lequel elle monta. Ivan Ivanovitch se précipita aussitôt à la portière.
— Mademoiselle, murmurait-il, mademoiselle, permettez que je vous remercie.
Puis il ajouta, plus bas, se penchant à l’intérieur de la voiture :
— Mais pourquoi donc êtes-vous intervenue ? Qui donc vous a dicté cette noble conduite, ce courage. admirable qui consistait à venir défendre et à sauver celui que tous accusaient ? Ah Denise, serait-ce que vous m’aimez ?
Un grand éclat de rire ironique et railleur fut la réponse de l’énigmatique jeune fille :
— Vous aimer ? répliqua-t-elle, ça, non, jamais. Je voulais vous sauver, je vous ai sauvé. Voilà tout. Ne cherchez pas à comprendre.
Tout décontenancé, Ivan Ivanovitch recula, cependant que la voiture se mettait en route, mais l’officier russe ne s’était pas encore assez éloigné du coupé, qu’il croyait encore entendre bourdonner à ses oreilles la fin de la phrase formulée par Denise :
— Non seulement je ne vous aime pas, mais il se peut même que je vous haïsse.
***
Dans les bureaux de la direction, M. de Vaugreland et ses deux inspecteurs demeuraient pensifs et pâlissants.
Ils ne paraissaient pas autrement convaincus de l’innocence d’Ivan Ivanovitch : la question des 300.000 francs qu’il voulait restituer restait toujours pendante. Il demeurait indiscutable que le commandant russe avait malgré tout, trois cent mille francs de trop.
Ils réfléchissaient aussi sur l’intervention saugrenue et incompréhensible de cette étrange jeune fille qui changeait tout au dernier moment.
— Pérouzin ? fit après un silence M. de Vaugreland.
— Monsieur le directeur ?…
— Nalorgne ? poursuivit le directeur…
— Monsieur ? proféra l’ancien prêtre…
— Messieurs, conclut enfin M. de Vaugreland, que pensez-vous de tout cela ? Pour moi ce n’est pas clair. Nous sommes en présence d’une affaire que l’on ne débrouillera pas de sitôt. Il ne faut pourtant pas qu’il y ait un scandale et que la réputation du Casino soit compromise. N’avez-vous pas une idée ?
— Si, fit Pérouzin, brusquement, et je m’en vais vous la communiquer…
À ce moment on frappait à la porte, un garçon de bureau apparut :
— C’est un journaliste, dit-il, un rédacteur du Phare de Monte-Carlo. Il voulait avoir des renseignements sur ce qui vient de se passer dans le cabinet de M. le directeur…
M. de Vaugreland avait repris sa mine impassible.
— Répondez-lui, fit-il, que j’ignore ce qu’il désire : il ne s’est rien passé.
Le reporter n’insista pas, mais il courut au téléphone et demanda :
« Paris »…