17 – À L’ENTRÉE DES COFFRES-FORTS
Par la route sinueuse qui mène au col de la Turbie, un couple cheminait lentement sous la morsure du soleil.
Ce couple, un homme et une femme, se tenait par le bras. Ils se serraient de près, ils échangeaient des mots tendres.
Parfois, ils arrêtaient leur ascension et se retournaient pour contempler derrière eux le superbe panorama du Rocher de Monaco dont les constructions pittoresques et variées s’étageaient en-dessous d’eux et derrière lequel, à l’horizon, s’étendait comme en nappe d’azur, les flots de la Méditerranée.
— Que c’est beau, comme l’on voudrait vivre ici, disait la femme, à quoi l’homme répondait, plus froid :
— Bah, c’est toujours la même chose, il n’est pas mauvais de voir du pays.
— Louis, interrogea alors la promeneuse, auriez-vous quelques soucis ?
— Je m’ennuie, voilà tout, répondit Louis Meynan, le caissier du Cercle de Monaco, j’en ai assez de cette existence.
Isabelle de Guerray eut un sourire de ravissement. Elle considéra avec une douceur attendrie le visage du jeune homme :
— Tout cela changera bientôt, mon ami, murmura-t-elle, lorsque nous serons mariés.
Puis elle ajoutait, câline :
— Nous irons où vous voudrez, où tu voudras, selon ton gré, l’un à l’autre, étroitement unis.
— Vous êtes bien poétique, aujourd’hui, ma chère Isabelle.
Et Isabelle, rappelée à l’ordre, se tut.
Elle avait cru réaliser son rêve : se marier, conquérir la respectabilité qui lui faisait envie. Ce rêve s’appelait Louis Meynan.
Mais tout à coup, les choses s’étaient gâtées. Si le caissier du Casino acceptait tacitement de vivre d’une fortune gagnée il ne voulait pas savoir comment, il s’affolait en revanche à l’idée que sa future épouse pût être compromise dans une affaire judiciaire. Or il y avait cette main de mort qui portait l’anneau offert à l’un des amants d’Isabelle.
La rupture avait failli se produire.
Isabelle de Guerray avait résolu d’en avoir le cœur net.
Précisément Louis Meynan était libre jusqu’à sept heures du soir. Ils s’expliqueraient au cours d’une promenade en tête à tête.
Ils étaient partis à pied dans la direction de la Turbie.
Après une demi-heure de silence, pendant laquelle les deux fiancés avaient réfléchi sur tous ces événements et envisagé diverses solutions, Isabelle de Guerray prit la parole :
— Louis, déclara-t-elle, nous ne pouvons plus vivre dans ces conditions, il faut en finir au plus vite, changer notre existence. Nous devions nous marier dans six mois, dans un an peut-être. Faisons-le de suite. Quittez le Casino, je pars aussitôt de Monaco !
— Quoi ? interrogea Louis Meynan avec une nuance de surprise, vous seriez disposée à rompre brusquement avec toutes vos belles relations, à quitter Monte-Carlo dans quelques heures ? On jaserait. On se demanderait certainement ce qu’est devenue la belle Isabelle de Guerray ?
La demi-mondaine eut un léger sourire d’amertume :
— Ce que je vous propose, Louis Meynan, dit-elle, n’est pas une proposition faite au hasard, j’ai mûrement réfléchi. Peu importe ce que l’on pourra dire et mon existence prochaine de femme mariée ne doit ressembler en rien à celle que je menais, célibataire. Tant pis pour les relations.
Louis Meynan demeurait perplexe.
Les promeneurs étaient arrivés à l’entrée d’un petit bois où se trouvait un cabaret champêtre. Ils avaient chaud, un ruisseau passait à proximité d’une auberge rustique.
— Arrêtons-nous ici, suggéra Isabelle de Guerray…
Et comme le couple s’installait à l’ombre d’une tonnelle, Isabelle commanda une grande tasse de lait. Louis Meynan éclata de rire :
— Décidément, ma chère, dit-il, vous êtes de plus en plus poétique aujourd’hui. À quand la houlette et les bergeries ? Pour moi, dit-il à la servante qui attendait le complément de la commande, pour moi, ce sera une absinthe, et bien tassée.
Cependant Isabelle de Guerray prêtait l’oreille, elle regardait tout autour d’elle et se préoccupait de voir se dissimuler dans les fourrés voisins deux ou trois individus aux allures suspectes qui, lui semblait-il, l’avaient suivie de loin, ainsi que son ami, alors que tous deux partaient en promenade.
Louis Meynan s’aperçut de l’inquiétude d’Isabelle de Guerray.
Il regarda à son tour, découvrit l’un des hommes qui, en effet, rôdaient dans le voisinage, puis il haussa les épaules :
— Ce sont des agents, déclara-t-il.
— Des agents ?
— Tranquillisez-vous, ces agents n’ont rien à voir dans les affaires d’assassinat qui vous préoccupent, ce sont tout simplement mes agents à moi, mes suiveurs.
— On vous suit donc, Louis ?
— Hé, sans doute, poursuivait-il en frisant sa moustache, je suis, moi, comme les grands personnages, comme les têtes couronnées, un être que l’on surveille, que l’on protège constamment. Nulle existence n’est plus épiée que la mienne et je ne puis faire un pas dans la Principauté sans que l’on s’imagine que je cherche la direction de Bruxelles. Dame, un caissier, l’homme qui porte sur lui la clé des caisses et qui connaît le secret du coffre-fort, c’est quelqu’un.
— Vraiment, on vous espionne ?
— On m’espionne, et ça n’est pas le plus drôle, je vous assure, de la vie que je mène. Les premiers jours on s’en amuse, la semaine suivante on y fait moins attention. Un beau matin on oublie, on s’efforce de ne plus y penser, mais chaque fois que l’on s’en souvient, que l’on s’en aperçoit, cela vous énerve, vous agace, vous exaspère.
— Veux-tu, demanda Isabelle, veux-tu que tout cela finisse ? Veux-tu que nous partions tous deux, demain, ce soir, quand il te plaira, je suis prête à tout abandonner.
Isabelle de Guerray attendit la réponse avec une mine douloureuse et inquiète. Puis, soudain, son visage se transfigura :
Louis Meynan, gagné peu à peu par la tendresse de cette femme, un peu mûre, sans doute, au passé regrettable, évidemment, mais éprise de lui, répondit tendrement :
— Qu’il soit fait selon ton désir, Isabelle, préparons-nous à partir. D’ici huit jours nous serons loin, nous aurons jeté les bases d’une existence libre et nouvelle, cependant que nous jetterons aussi l’un et l’autre un voile sur le passé.
Insoucieuse de l’escorte importune des agents qui, à peine dissimulés dans le feuillage voisin, épiaient les moindres de leurs gestes, s’ils n’entendaient pas leurs paroles, Isabelle de Guerray se jeta au cou de son compagnon et appuya tendrement la tête sur sa poitrine.
Puis leurs lèvres s’unirent dans un long baiser et ce baiser scellait la réconciliation définitive, scellait l’entente de ceux qui allaient être bientôt mari et femme.
***
Une heure après, cependant qu’Isabelle de Guerray retournait à sa villa et lançait des coups de téléphone à la plupart de ses intimes pour annoncer qu’elle ne recevrait pas le lendemain, car elle avait décidé de quitter Monaco dans le plus bref délai, Louis Meynan était revenu au Casino pour prendre son service.
Mais avant d’entrer en fonctions il avait avisé son chef de sa prochaine démission, que l’on accueillait sans surprise, car l’administration du Casino était renseignée et connaissait les projets de mariage du modeste employé et de la demi-mondaine sur le retour.
Le sous-directeur, toutefois, avait demandé à Louis Meynan :
— J’espère que vous nous resterez encore quarante-huit heures, le temps de passer le service à votre remplaçant ?
— Assurément, avait répondu le caissier.
Puis, comme huit heures sonnaient, Louis Meynan était parti pour se rendre à la caisse où il devait effectuer d’importants prélèvements.
***
Sous l’escalier se trouvait une sorte de pièce à laquelle on accédait par deux grandes portes. L’une donnait sur ce que l’on appelait la galerie Nord, l’autre, sur l’autre galerie, désignée sous le nom de galerie Sud. .
Ceux qui passaient là pour la première fois ne remarquaient pas cette disposition.
Certes le dessous de l’escalier était hermétiquement clos, mais cela ne prouvait rien, et il n’y aurait eu aucune raison, à part peut-être des motifs d’esthétique, pour que ce dessous d’escalier fût à jour.
Si par hasard les passants dans l’une ou l’autre des galeries Nord ou Sud, voyaient entrebâillée l’une des portes aménagées dans la muraille placée sous les marches, ils s’apercevaient qu’elle accédait dans une salle absolument obscure et dont le sol était sablé. Si quelque indiscret voulait se renseigner sur le but de ce local, on ne se gênait pas pour dire que c’était là l’entrée des nouvelles caves de sûreté où l’administration du Casino accumulait ses réserves d’or, d’argent et de papier-monnaie.
Assurément les portes étaient robustes, mais elles ne semblaient pas dignes de protéger les immenses fortunes que contenaient les souterrains dont elles commandaient l’entrée. Vraisemblablement il devait y avoir d’autres obstacles à franchir pour parvenir jusqu’au trésor qu’eussent envié les princes dont on parle dans les Mille et Une Nuits, ou simplement les fabuleux rois des Indes.
Il y avait, en effet, d’autres obstacles et ceux-là, nul ne les connaissait.
Les gardiens, lorsqu’on les interrogeait sur les mystères de cette chambre noire, répliquaient que rien n’étaient dangereux comme de s’y aventurer, car elle comportait de nombreuses installations électriques. Il passait dans la pièce, assurait-on, des multitudes de courants dont le moindre suffisait à foudroyer son homme. On parlait aussi d’oubliettes, de planches à bascule, de guillotine, de tout un arsenal de tortures et de défenses dont la seule énumération eût épouvanté les plus audacieux.
Cela toutefois était-il vraisemblable ?
Pouvait-on s’imaginer que dans ce Casino si élégant, si doré, si mondain, pouvait exister un semblable repaire de terreur ? Et cela non pas dans un endroit écarté et désert, mais bien dans la partie la plus élégante de l’établissement, sous le grand escalier à double révolution, dont la rampe en fer forgé faisait l’admiration des connaisseurs, au beau milieu du hall, entre les deux galeries Nord et Sud où défilait pendant la saison tout ce que le monde civilisé compte d’élégants et de riches ?
Cela semblait impossible et pourtant il fallait bien l’admettre, car enfin on devait bien se douter que parmi les élégants et élégantes qui fréquentaient le Casino, se trouvaient des individus, des bandes d’individus même, pleins de témérité, d’audace et d’habileté, qui n’auraient reculé devant rien à condition d’avoir simplement l’impression, l’espoir même vague, de pouvoir parvenir à pénétrer dans ce lieu et à s’emparer des fortunes qu’il renfermait.
Oui certes, ces doubles portes qui, à l’extérieur avaient des lambris dorés, étaient considérées du matin au soir et du soir au matin par des milliers de regards qui convoitaient, non pas de les ouvrir, car par manière d’ironie ou de bravade, elles n’étaient jamais fermées à clef, mais bien de les franchir et de s’engager dans l’obscurité froide de la salle au sol sablé.
Mais nul ne l’osait.
N’y pénétrait qu’une seule personne :
Louis Meynan, le caissier.
À peu près régulièrement chaque soir à huit heures moins dix, on voyait le jeune employé s’approcher nonchalamment du grand escalier. Il le contournait, tantôt à droite, tantôt à gauche et comme si cela n’avait aucune importance, il pénétrait dans la pièce obscure, mystérieux vestibule des Coffres de Sûreté, soit par la porte donnant sur la galerie Nord, soit par la porte donnant sur la galerie Sud.
Jamais il ne ressortait par ces issues : il existait un autre passage pour regagner les bureaux de l’administration, sans doute.
***
Ce soir-là, comme d’habitude, mais à présent pour la dernière fois, Louis Meynan s’était introduit à l’heure accoutumée, dans la chambre secrète. Le jeune homme, ne comptait pas recommencer ce qu’il avait fait tous les jours pendant dix années consécutives. Le lendemain, il aurait un remplaçant, le surlendemain il serait parti.
Depuis sept heures du soir, à l’extrémité de la galerie Nord, installé dans un rocking-chair, se trouvait un homme qui fumait cigarettes sur cigarettes et qui, visiblement, ne s’amusait pas.
Le jeu était commencé et les promeneurs jusque-là assez nombreux dans la galerie l’avaient abandonnée, si bien que le fumeur s’y trouvait seul.
Ce fumeur n’était autre que Juve.
Le policier s’ennuyait ferme.
Depuis sa brouille avec Fandor, il n’avait pas rencontré le journaliste. Même, il ignorait totalement ce qu’il était devenu. Juve, d’ailleurs, nourrissait à l’égard de son compagnon une rage froide et raisonnée qui s’augmentait au fur et à mesure qu’il y réfléchissait. Certes, il connaissait le caractère primesautier de Fandor. Il savait qu’à maintes reprises le jeune homme avait agi d’une façon irréfléchie. Mais Juve estimait que cette fois Fandor avait dépassé la mesure, en laissant purement et simplement filer la fille de Fantômas.
Car elle était partie et bien partie.
Juve, dans l’après-midi, s’en était assuré par lui-même dans la maison Héberlauf.
Et dans l’esprit de Juve, revenait sans cesse, comme un leitmotiv, comme une véritable obsession, ce perpétuel commentaire de l’attitude de Fandor :
— C’est une imbécillité qui n’a pas de nom.
Au surplus la mauvaise humeur de Juve – mais cela, le policier ne l’avouait pas – provenait aussi de ce que Fandor lui avait fait des reproches, assurément mérités, sur la passion à laquelle il s’adonnait désormais. Car Juve se laissait aller à jouer.
Il éprouvait le vertige qui gagne, étourdit tous ceux qui s’approchent des séduisantes et effroyables tables de jeu.
Juve, malgré sa volonté, malgré son empire sur lui-même, se sentait pris et bien pris.
Cependant qu’il demeurait dans cette galerie, Juve luttait en lui-même contre un sentiment double :
Il ne voulait pas bouger, il prétendait demeurer là dans ce fauteuil, immobile, comme il l’était depuis deux heures. Il ne voulait pas se lever, car Juve savait que s’il se levait, ce serait pour se rendre à la salle de jeu.
Certes, la nuit précédente, il avait perdu la petite fortune que le Casino lui avait généreusement octroyée. Mais le policier, en fouillant son portefeuille, y avait encore découvert quelques billets de banque. Et il se disait, pour se mettre d’accord avec sa propre conscience :
— Il ne me reste pas assez d’argent pour procéder dignement à mes enquêtes, il m’en faut d’autre. Où le trouver ? Il importe que je joue, je gagnerai. Je sens que je gagnerai ce soir.
Juve, comme mû par un ressort, bondit hors de son fauteuil. Mais le mouvement brusque qu’il venait de faire l’arracha d’un rêve, d’un cauchemar. Juve commandant à sa volonté, s’imposait aussitôt l’obligation de se rasseoir, de demeurer immobile, prisonnier de lui-même, refrénant sa passion.
Dans la galerie Sud, tout à l’extrémité, était aussi un homme qui loin de rester immobile comme Juve, allait et venait, faisant les cent pas, agité, incapable de tenir en place. S’il s’arrêtait de temps en temps c’était pour aller à la fenêtre et tambouriner de ses doigts nerveux sur les vitres, le rythme d’une marche accélérée.
Ce personnage regardait perpétuellement l’heure, semblant trouver le temps fort long, se désespérant à ne pas voir avancer les aiguilles.
Et cependant que lui importait, il n’avait aucun rendez-vous, il n’attendait personne.
Cet agité, dont l’attitude aurait fait, pour un observateur, une extraordinaire opposition avec celle de Juve, n’était autre que Jérôme Fandor. Le journaliste depuis la discussion avec le policier avait erré comme une âme en peine dans les rues de Monaco, Vers cinq heures, il était venu au Casino, ne sachant que faire, véritablement désœuvré, désemparé. D’enquêtes, il n’était plus question.
Juve sans Fandor, ou Fandor sans Juve, c’était un peu, surtout dans les circonstances actuelles, comme un corps sans tête. L’un et l’autre avaient partie trop liée pour pouvoir agir chacun de leur côté, utilement.
Fandor ne décolérait pas contre ce qu’il appelait : la scandaleuse conduite de Juve.
Était-il possible qu’un homme comme l’inspecteur de la Sûreté se fût laissé prendre à la griserie de la roulette monégasque ? Et Fandor aurait volontiers étranglé Juve pour l’empêcher de retourner dans le voisinage du tapis vert.
Fandor ne s’avouait pas que si Juve était dans son tort, lui-même avait été bien inconséquent, sinon coupable le matin même de ne pas s’assurer par tous les moyens de la fille de Fantômas.
Fandor n’avait qu’une seule raison, qu’un seul motif qui pouvait excuser son attitude : l’amour.
Fandor aimait-il la fille de Fantômas ? Le journaliste aimait mieux ne pas se le demander.
***
Tandis que Juve et Fandor occupaient respectivement les extrémités des galeries Nord et Sud du Casino de Monaco et y réfléchissaient l’un et l’autre sans se douter qu’ils étaient aussi rapprochés, car ils ne pouvaient se voir, étant séparés par la chambre secrète, un homme apparut soudain à l’entrée du hall et cela vingt minutes environ après que Louis Meynan, le caissier, eût pénétré dans le vestibule des coffres-forts.
L’homme qui venait ainsi, rapidement, n’était autre qu’Ivan Ivanovitch.
L’officier marchait à grands pas. Il parut tout d’abord vouloir s’engager sur l’escalier à double révolution, mais soudain il rebroussa chemin, s’étant aperçu que l’une des portes de la mystérieuse chambre noire était entrebâillée. Il s’en fut à cette porte, surpris, semblait-il, car par son entrebâillement fusait un pinceau de lumière inaccoutumé.
Ivan Ivanovitch écarta le battant, regarda un instant à l’intérieur du local puis, soudain, recula comme épouvanté et lâcha un cri terrible : un appel « au secours » qui attira aussitôt l’attention d’une quinzaine de personnes, les personnes les plus rapprochées qui se trouvaient à proximité dans le hall.
Quel spectacle avait donc frappé les yeux de l’officier pour le terrifier de la sorte ?
On entendit sonner une horloge. Neuf heures.