15 – UN REFLET SAUVE MONACO

Tout de suite, ç’avait été le brouhaha.

Certes il fallait que Juve fût peu au courant des procédés habituellement employés dans les casinos pour avoir agi comme il venait de le faire. Jamais, au grand jamais on n’avait assisté à pareil scandale, jamais, au grand jamais, même, on n’en eût admis la possibilité à Monte-Carlo.

Si Juve avait découvert un truquage, ainsi qu’il l’affirmait, il aurait dû tranquillement se lever, aller en avertir la direction. On eût arrêté le jeu à la table de roulette et c’eût été seulement les joueurs une fois partis que l’on se fût occupé de vérifier ses dires.

Mais Juve savait ce qu’il disait. Il connaissait la mauvaise volonté qu’apportait M. de Vaugreland à éclairer les scandales qui attristaient Monte-Carlo. Il s’était dit qu’il fallait frapper un grand coup, causer un scandale pour s’acquérir la sympathie de l’opinion et forcer de la sorte les autorités à aider directement son enquête au lieu de la paralyser, de la négliger tout au moins.

Si tel était le désir de Juve il faut convenir qu’il y avait parfaitement réussi.

À son cri les joueurs s’étaient levés, et avaient poussé des cris.

— La roulette est truquée.

— On nous volait.

— Ah ! c’est abominable.

— Il faudra qu’on rembourse les enjeux de ce soir.

Et pendant ce temps effarés, blêmes, la sueur au front, les croupiers s’empressaient :

— S’il vous plaît, messieurs, mesdames. Ne demeurez pas là. Vous avez entendu ? il faut immédiatement vérifier. L’ordre est formel : évacuez la salle. Allons, messieurs, mesdames. Un peu de bonne volonté.

Dix minutes plus tard, dans les salons de jeu, il ne restait plus en présence que Juve, les croupiers, Jérôme Fandor, puis M. de Vaugreland, furieux, qui gesticulait en hurlant :

— La roulette est truquée, avez-vous dit ? ah ça ! vous êtes fou, complètement fou. Je suis sûr de mes croupiers. Je suis certain que vous vous trompez.

Mais Juve, d’une voix calme coupa court à l’éloquence du directeur :

— Les croupiers ne sont nullement compromis. Ce ne sont pas eux qui ont truqué la roulette.

— Qui donc alors ?

— Vous m’en demandez trop, je ne connais pas encore le nom du coupable. C’est déjà joli, il me semble, d’avoir trouvé la façon dont il opérait ?

— Oui, si vous avez trouvé cette façon.

Juve à nouveau haussa les épaules :

— Je suis certain de mon fait.

— Mais enfin, comment ?

— Vous allez voir.

On venait d’éteindre les grands lampadaires ciselés. Juve qui semblait très calme les désigna :

— Monsieur de Vaugreland, demandait-il, si vous voulez savoir exactement comment je me suis aperçu du truquage, du truquage que je vais vous montrer dans deux minutes, il faudrait faire rallumer ces ampoules électriques.

Et comme on se regardait, stupéfait de ces paroles, Juve reprit :

— Parfaitement. C’est grâce à leur reflet, à leur reflet révélateur, que j’ai pu deviner la chose.

Les lustres furent rallumés.

— Voici comment j’ai procédé, reprenait le policier. Monsieur de Vaugreland, vous savez, n’est-il pas vrai, que le 7 sortait depuis quelques jours avec une extraordinaire fréquence et même, semblait-il, une réelle docilité ? Il sortait, eût-on cru, à volonté.

— Oui, mais ?

— Oh, je vous en prie, ne m’interrompez pas. Étant donnée la façon dont sont faites les tables de roulette, étant donnée la précision avec laquelle sont construits ces appareils, dites-moi, monsieur de Vaugreland, quelle pouvait être la seule explication à ce phénomène incompréhensible en apparence, de la sortie du 7 ?

M. de Vaugreland ne disait rien.

Un croupier, le croupier Maurice, lui, s’empressait de répondre, fort intéressé par le cours de truquage que Juve semblait vouloir professer :

— Ma foi, monsieur, commença le croupier, pour faire sortir un numéro à la roulette, le procédé le plus simple c’est, si je ne m’abuse, de détruire l’horizontalité de la table. Si la table n’est plus parfaitement horizontale, il est bien certain qu’un numéro doit sortir, toujours le même, celui qui se trouve le plus en contre-bas. Toutefois…

Le croupier s’arrêta, Juve, qui avait écouté avec de légers signes d’approbation, le pressa de continuer :

— Allez, tout ce que vous dites est fort juste.

— Toutefois, continuait alors le croupier Maurice, il faut bien convenir que l’horizontalité des tables est absolument parfaite, quand on les installe et qu’on ne peut pas admettre qu’elle soit truquée.

— Pourquoi cela, s’il vous plaît ?

— Mais, monsieur Juve, parce que si un truquage de cette nature avait lieu, ce ne serait pas de temps en temps que sortirait tel numéro, mais perpétuellement. Jamais un autre numéro ne sortirait. Un tel truquage serait si évident que, certainement, on s’en apercevrait tout de suite et… en tout cas, ce n’est pas ce qui s’est produit cette fois, car, vous en avez été témoin, monsieur, même ce soir, où le 7 est sorti avec une fréquence invraisemblable, d’autres numéros sont aussi sortis par moments. Donc…

Juve, cette fois, rit franchement.

— Allons, dit-il, ceci n’est pas si mal raisonné. Mais vous vous hâtez de conclure, mon ami. D’ailleurs, vous allez voir.

Juve se rapprocha de la table de roulette, appuya les deux mains sur le bord, fait d’acajou massif, puis là, tranquillement, comme un professeur parlant à ses élèves, expliqua :

— Messieurs, ce que l’on vient de vous dire est parfaitement exact. C’est en effet par l’horizontalité de la table qu’il faut chercher à expliquer le truquage. Mais, d’autre part, on vous l’a dit, cette horizontalité de la table détruite par moments, lorsque le 7 sortait, était certainement bonne, correcte, lorsque le 7 ne sortait pas. Alors ?

Fandor qui, jusque-là, n’avait rien dit, répondit avec son impétuosité naturelle :

— Parbleu, cette horizontalité peut varier à volonté ? De temps en temps elle est absolue et de temps en temps elle ne l’est pas.

— Très bien, Fandor, c’est bien ça.

— Mais c’est impossible, s’exclama M. de Vaugreland. Comment voulez-vous que pendant une partie, et cela sans que personne s’en aperçoive, on puisse faire pencher même d’un quart de millimètre cette table de roulette ? Si c’est cela que vous avez cru voir, monsieur Juve, vous vous êtes trompé.

— Non, monsieur. D’abord, je vous disais qu’il suffisait d’une très minime variation dans le plan horizontal pour que le truquage produise son effet. Je me hâte d’ajouter que cette variation était si minime, ce soir, qu’elle était absolument imperceptible aux sens. On ne pouvait pas se rendre compte que la table de roulette bougeait.

— Alors, comment l’avez-vous vu ?

— Grâce à un procédé très simple.

Juve tira de son gousset le lorgnon emprunté à Fandor.

— J’ai vu la table bouger, déclara Juve, grâce à ce lorgnon noir.

Juve poursuivit malgré les sourires :

— Soupçonnant le truc, messieurs, j’ai eu en effet l’idée de poser devant moi ce lorgnon et de regarder sur la muraille, bien en face, la tache lumineuse que produisait naturellement son reflet. Qui de nous, ne s’est amusé, à faire ainsi voyager sur un mur, avec une rapidité tenant du prodige, une tache lumineuse ? Messieurs, le lorgnon placé sur la table de jeu envoyait sur le mur un petit reflet. Si la table bougeait, mon lorgnon bougeait, le reflet bougeait aussi. Maintenant, et ceci est de la plus grande importance, je pense que je n’ai pas besoin de vous faire remarquer l’intérêt du procédé employé et de vous souligner qu’étant donnée la grande distance séparant le reflet du lorgnon, le lorgnon pouvait ne bouger que d’une manière imperceptible, le reflet ne s’en déplaçait pas moins de façon appréciable.

— Et c’est ainsi que…

— Oui, monsieur de Vaugreland, c’est ainsi. J’ai vu distinctement à chacun des coups où le 7 sortait que le reflet lumineux que je guettais se promenait sur la muraille, quittait sa place, allait atteindre un point où il restait jusqu’au moment où le croupier annonçait le numéro gagnant, puis, lentement, la table revenait à son point de départ.

— Mais, encore une fois, comment ?

— Oh, il y a cinquante manières. Tenez, monsieur, le 7 étant placé comme il l’est, il faut conclure que le mécanisme ingénieux qui soulevait la table de roulette était placé de l’autre côté. C’est-à-dire en face de moi. Faites soulever une des lames du parquet, vous allez trouver sous elle, j’imagine, une petite vessie en caoutchouc. Supposez qu’à cette vessie aboutisse un tuyau courant sous le plancher et allant affleurer par exemple, près d’un canapé ou d’un siège à poste fixe. Supposez maintenant qu’une personne voulant tricher fasse ceci : qu’elle s’assoie sur le siège dont je vous parlais, que, négligemment et n’ayant l’air de rien, elle place une canne creuse sur l’orifice du petit tuyau. En un geste fatigué cette même personne appuie sa tête sur sa canne et de la sorte, la communication étant faite elle souffle dans le tuyau et gonfle la poire. N’est-il pas clair qu’alors la poire occupant plus de place soulèvera la table de roulette, fera sortir le 7. Et cela à volonté ?

L’explication que donnait Juve de l’extraordinaire fréquence avec laquelle le 7 sortait depuis quelques jours, cette explication qui rappelait dans tous ses détails la plaisanterie connue de tous du « plat qui bouge » et que l’on soulève en glissant sous une nappe un tuyau en caoutchouc qu’un convive gonfle et dégonfle pour intriguer les voisins, était à la fois si simple et si complète qu’une stupéfaction générale l’accueillit.

— Si ce que vous me dites est vrai, monsieur, s’exclama M. de Vaugreland, si c’était ainsi qu’on truquait la roulette il faut avouer que nous vous devrons une grande reconnaissance pour votre enquête. Non, jamais, jamais je n’aurai inventé, deviné pareille chose. Mais je vous avoue que maintenant encore…

— Vous ne me croyez pas ? concluait Juve. Eh bien, vérifiez.

… On souleva une lame de parquet et très exactement, comme l’avait annoncé Juve on trouva une mince poche de caoutchouc à laquelle aboutissait un tuyau fort long qui, courant sous le plancher aboutissait à quelque distance d’un grand canapé, où malheureusement, pendant toute la soirée s’était assis un si grand nombre de personnes qu’il était bien difficile dès lors de deviner laquelle d’entre elles aurait pu truquer la roulette.

***

— Juve ?

— Eh bien, Fandor ?

— Savez-vous, vous les avez littéralement ahuris ? savez-vous que les voilà tous persuadés que vous êtes un peu sorcier ?

— Et après ?

— Eh bien, Juve, après, savez-vous que si j’étais à leur place, à ces braves gens de la direction, en présence de la merveilleuse découverte que vous venez de faire, de ce truquage ingénieux, si j’étais à leur place, dis-je, c’est vous que j’accuserais d’avoir triché.

Mais Juve éclata d’un large rire, haussa les épaules, satisfait et l’air gonflé d’importance.

Lui et Fandor se trouvaient dans le restaurant ultra élégant de Monaco. Ils venaient d’achever un bon souper et en étaient au champagne.

— Bah, fit Juve, tu exagères, Fandor… D’abord le sept gagnait avant mon arrivée à Monte-Carlo, ce qui m’innocente. Et ensuite, si, vraiment c’était moi qui avais truqué toute cette affaire, tu avoueras que j’aurais été bien sot au moment où j’ai renvoyé aux croupiers tout ce que j’avais gagné ce soir même ?

— Plaignez-vous donc, richard.

— Oh, je ne me plains pas.

Juve avait lieu d’être satisfait.

Tandis que le policier démontrait avec son habileté coutumière, son extraordinaire science policière, le truc qui avait permis à un ingénieux voleur, encore inconnu, de faire sortir à volonté le 7, M. de Vaugreland avait eu une idée charmante. Il avait attiré Juve à part et l’avait forcé à reprendre, à titre de gratification, tout ce qu’il avait gagné le soir même à la roulette en jouant le fameux numéro 7.

— Gardez cela, avait dit le directeur, cet argent vous appartient en propre, vous l’avez bien gagné.

Et comme Juve se défendait, refusait une libéralité qui lui semblait exorbitante, M. de Vaugreland avait ajouté :

— Mais si, prenez cette somme, que diable. En vous l’abandonnant, le Casino gagne encore. Ce truc aurait pu lui coûter bien davantage. Vous n’avez pas de scrupules à avoir.

Et Juve s’était laissé faire.

Juve était possesseur maintenant de cent huit beaux billets de mille francs qui, suivant son expression, ne devaient rien à personne.

Toujours généreux, d’ailleurs, Juve s’était empressé de dire à Fandor que cet argent leur appartenait à tous les deux par moitié. Une discussion en était née entre le journaliste et le policier, l’un voulait forcer l’autre à partager ce petit trésor et bien entendu le journaliste avait refusé obstinément.

— Allons toujours souper, avait conclu Juve et ma foi, offrons-nous un festin digne de cette soirée.

C’était ce festin qu’ils achevaient, vidant coupes sur coupes, ne ménageant pas les vins généreux.

Mais tandis que Juve était d’une étourdissante gaieté, Fandor, lui, demeurait sombre.

C’est qu’à la vérité, Fandor était effrayé.

Juve ne tarissait pas d’anecdotes sur la roulette. Avec des détails fiévreux, il contait à son ami toutes les émotions qu’il avait ressenties au cours de la soirée, alors que la bille venait avec une régularité stupéfiante se poser sur le 7, alors qu’il voyait enfler, d’une manière prodigieuse, le tas d’or qui représentait ses gains.

— Ah ça, dit-il, à la fin, savez-vous, Juve, que vous commencez à m’inquiéter ? Vous vous emballez d’une manière extraordinaire. Est-ce que par hasard la roulette vous aurait conquis ?

Juve haussa les épaules, vida encore une fois sa coupe :

— Ma foi, dit-il, peut-être bien.