9 – ENCORE LA MAIN COUPÉE

Tandis que Fandor s’enfuyait dans les jardins du Casino de Monte-Carlo, Juve demeurait en tête à tête avec M. de Vaugreland.

Juve, une seconde, demeura au milieu de la pièce, n’osant tenter un geste.

Bientôt cependant, son caractère emporté reprit le dessus :

— Ah, sacré nom, jura Juve.

Et en même temps, à l’exemple de Fandor, le policier bondit à la porte. La porte était fermée, bien fermée, on l’avait sans nul doute fermée de l’extérieur.

Juve retraversa la pièce et, comme Fandor, allait bondir à la fenêtre. Or, au moment précis où le policier passait devant le bureau de M. de Vaugreland, celui-ci à son tour sortit de l’hébétement où l’avait plongé la fuite inopinée du journaliste.

Et voyant que Juve se dirigeait vers la fenêtre, redoutant à juste titre que le policier disparût, comme avait disparu Fandor, sans lui donner le moindre renseignement, M. de Vaugreland voulut s’élancer, le saisir par le bras, l’empêcher d’enjamber la barre d’appui.

Mais le directeur était à ce moment debout derrière son bureau, c’était donc par-dessus le meuble qu’il se pencha pour saisir Juve, il ne put empoigner le policier que par les basques.

Or, si Juve était pressé de rejoindre Fandor, le policier ne perdait pas, toutefois, ses habituelles qualités de sang-froid et de raisonnement :

— Pour être parti de si extraordinaire façon, songeait Juve à cette seconde, il faut que Fandor ait eu un motif grave. Qui dit motif grave dit motif dangereux, méfions-nous.

Et Juve, au moment même où le directeur du Casino l’empoignait, avait tiré de sa poche son revolver, à tout hasard.

Voir subitement disparaître par la fenêtre de son cabinet un personnage qui s’est donné comme le secrétaire d’un policier, voir ensuite ce policier se précipiter comme un fou sur la porte fermée, vers une fenêtre ouverte, essayer de l’attraper au passage, lui voir brandir un revolver, il y avait là, évidemment de quoi surprendre même un homme peu émotif.

Juve avait à peine pris son revolver en main que M. de Vaugreland, effrayé par l’apparition de cette arme, se rejetait violemment en arrière, fiévreusement ouvrait l’un des tiroirs de son bureau, un tiroir où par prudence, il gardait toujours à portée de sa main son propre revolver.

Juve, pendant ce temps, hurlait :

— Lâchez-moi, lâchez-moi, car Vaugreland continuait de le retenir par les basques.

Mais Juve avait à peine eu le temps d’arracher le pan de son habit des mains du directeur et de bondir vers la fenêtre, qu’au lieu de l’enjamber brusquement, il s’arrêtait, se retournait vers le bureau directorial, interrogeant à son tour, d’une voix hagarde :

— Allons bon, qu’est-ce qu’il y a encore ? Mais répondez.

Le directeur en effet, venait de pousser un cri, plus qu’un cri, un hurlement, un hurlement épouvantable, le hurlement d’un homme au comble de la stupeur, au comble de l’effroi. Le directeur du Casino se trouvait dans une attitude étrange.

Il s’était rejeté en arrière, contre le mur, et les deux mains tendues en avant, blême, décomposé, il répétait en haletant :

— Là, là, oh mon Dieu. Regardez.

Comprenant que M. de Vaugreland était hors d’état de le renseigner et haussant les épaules, Juve se précipita vers le bureau.

— Et bien quoi ? Qu’est-ce que…

Mais il n’en dit pas plus long.

À son tour, il pâlit. À son tour il devint blême, interdit, ne sachant que penser.

Pour prendre son revolver, dans le sentiment qu’il allait avoir à se défendre contre Juve, M. de Vaugreland avait ouvert le premier tiroir de son bureau-ministre. Il renfermait, outre cette arme, du papier blanc.

Or, Juve voyait, se détachant sur ce papier blanc, une main humaine, une main amputée, une main à la chair violacée, aux doigts crispés, à demi momifiés.

Comment cette main était-elle là ?

Quel macabre mystificateur avait pu trouver moyen de glisser dans le tiroir cette pièce anatomique ?

Tandis que M. de Vaugreland, à bout de nerfs, se laissait tomber sur un siège, Juve, en dépit de son propre émoi, examina de plus près la main du mort :

— C’est une main gauche. Dans l’aiguillage d’Arles, Fandor et moi, nous avons retrouvé une main droite. Dois-je conclure qu’elle provient du même cadavre ?

Juve, bientôt se redressa. À la vérité, le policier, déjà, avait retrouvé tout son calme, déjà surtout, se sentait l’esprit traversé d’un soupçon.

S’éloignant du meuble où il venait de faire cette découverte sinistre, Juve s’approcha du directeur.

— Monsieur de Vaugreland, fit-il, d’une voix sifflante et impérieuse, voilà qui va singulièrement compliquer notre enquête. Je vous le disais tout à l’heure : dans le train, où nous nous trouvions, mon secrétaire et moi, nous avons découvert à la suite d’un accident, une main de mort. Aujourd’hui, dans votre propre bureau, je trouve une autre main de mort. Comment expliquez-vous cela ?

— Co… Comment… j’ex… plique ?…

— Il faudrait pourtant que vous trouviez moyen de me répondre. Secouez-vous, que diable, cette main ne va pas vous étrangler. Vous vous conduisez comme une femme. Voyons ? Êtes-vous plus calme ?

M. de Vaugreland, toujours livide, hocha la tête affirmativement, essayant de prendre sur lui.

— Alors, continuait Juve, renseignez-moi. Ce bureau, c’est bien votre bureau personnel ?

— Sans doute.

— D’autres personnes que vous peuvent-elles y travailler ?

— Non, aucune.

— Est-ce que vous fermez ce tiroir à clef, d’ordinaire ?

— Toujours.

— Quand l’avez-vous ouvert pour la dernière fois ?

— Mais, hier soir, je pense.

— De sorte que cette macabre trouvaille reste pour vous un mystère ?

— Oh, un mystère.

— Monsieur de Vaugreland, vous devez bien imaginer quelque chose ? former une hypothèse ? je suis chez vous en ce moment, vous connaissez mieux que moi les personnes qui sont susceptibles de pénétrer dans cette pièce, et par conséquent…

— Mais qu’a donc vu votre secrétaire ? peut-être est-ce que…

— Vous avez raison.

Alors, Juve, en une seconde, se décida :

— Vous, cria-t-il, sans façon à M. de Vaugreland, ne bougez pas d’ici que je ne sois revenu. Je vais chercher Fandor.

Et, pour la seconde fois, Juve se dirigea vers la fenêtre dont il enjamba la barre d’appui.

Malheureusement, si Fandor avait pu sauter dans les jardins du Casino, usant de toute son habileté de gymnaste consommé, l’entreprise n’était plus possible pour Juve.

Fandor, pour s’enfuir, s’était agrippé au feuillage touffu d’un espalier, qui montait jusqu’à la croisée.

Or, sous le poids du jeune homme, les branches avaient cédé, la plante s’était arrachée du mur. Maintenant, Juve n’avait plus de point d’appui pour l’aider dans sa descente.

Vexé, furieux, le policier qui n’avait qu’un désir, rejoindre Fandor, coûte que coûte, demeura hésitant sur le rebord de la fenêtre, se rendant compte que s’il tentait de sauter, il allait se rompre les os, infailliblement.

Et force était à Juve, au bout de quelques minutes, de décider qu’il lui était impossible de s’échapper du cabinet directorial par la voie rapide qu’avait suivie son ami.

Juve traversa la pièce en courant, retourna à la porte, cogna dessus de toutes ses forces :

— Eh là, y a-t-il quelqu’un ? ouvrez, ouvrez.

Dans la galerie qui menait au cabinet de M. de Vaugreland, c’était aussitôt un brouhaha affairé. Aux cris de Juve, des huissiers se décidèrent à accourir.

À travers la porte, Juve parlementa :

— Ouvrez, nom d’un chien.

— Ouvrir ? Comment ouvrir ?

— Mais oui, nous sommes enfermés.

Juve, la porte à peine ouverte, – elle avait été fermée d’un simple tour de clef, et la clef était restée dans la serrure, – commença une enquête rapide :

— Avez-vous vu quelqu’un venir de ce côté ?

— Non, monsieur, personne.

— Vous ne savez pas qui a pu fermer cette porte à clef ?

— Oh, ma foi non.

— Ce n’est pas l’un de vos collègues, par hasard ?

— Non, monsieur, non. Depuis un quart d’heure, nous étions tous en bas, à prendre les ordres du chef du personnel.

Juve, renonçant à éclaircir la façon mystérieuse dont la porte avait été fermée, allait s’élancer dans la direction de l’escalier et se précipiter enfin à la recherche de Fandor, lorsque, dans la galerie, un nouveau personnage fit son apparition, tout en sueur, haletant, essoufflé, au comble de l’énervement : Maurice, l’un des croupiers les plus estimés des tables de roulette.

— Qu’est-ce qu’il y a ? cria Juve, qui, rien qu’à l’attitude de l’individu, soupçonnait encore quelque chose d’extraordinaire. Que se passe-t-il ?

Le croupier, qui ne connaissait pas Juve, bouscula presque le policier pour pénétrer dans le cabinet de M. de Vaugreland.

— M. le directeur ? Où est M. le directeur ?

— Quoi ? me voilà, qu’est-ce qu’il y a ?

Et Juve qui était revenu sur ses pas pour suivre le croupier demandait de son côté :

— Parlez donc, bon sang. Qu’est-ce que vous lui voulez au directeur ? qu’est-ce qui se passe ?

Alors d’une seule traite, le croupier annonça :

— Il se passe, monsieur, que c’est affolant. Voilà dix-sept fois de suite que le 7 sort à la table 7 de roulette. C’est à n’y rien comprendre. La banque perd tout ce qu’elle veut.

***

Le croupier, qui avait un peu retrouvé son calme, donnait à M. de Vaugreland, plus tranquille, lui aussi, les explications nécessaires :

— Monsieur le directeur, je vous assure qu’il se passe quelque chose de mystérieux, d’effroyablement mystérieux, dans les salons de jeux. Depuis dix ans que je suis ici, j’ai assisté à des séries invraisemblables, mais enfin, jamais, au grand jamais, je n’ai vu un numéro revenir avec la régularité affolante que le 7 met à sortir en ce moment.

— Question de hasard ?

— De hasard ? oui, évidemment. Il le faut bien, puisque les joueurs ne peuvent tricher à la roulette, puisqu’on ne peut même pas admettre qu’un croupier, si habile soit-il, puisse truquer un coup…

— Eh bien alors ?

— Eh bien, monsieur, que voulez-vous, c’est peut-être le hasard, en effet, mais c’est un hasard impressionnant, et c’est pourquoi j’ai tenu à vous informer, monsieur le Directeur. C’est le sept qui sort tout le temps, monsieur le Directeur, le sept. Si seulement c’était un autre numéro.

Juve protesta :

— Cela ne change rien à l’affaire ?

— Eh si, monsieur, parce que le sept, le sept, mais c’est le numéro qui avait fait gagner ce malheureux jeune homme. Ce jeune homme qui a été assassiné. Même c’est encore heureux que ce soit le sept qui sorte ainsi. Ce numéro-là maintenant, il y a peu de gens qui osent le miser. Sans ça, avec la série qu’il fait, nous aurions perdu encore bien plus, nous devrions, à l’heure qu’il est, mettre les meubles au clou et prendre des hypothèques sur les bâtiments.

***

Une heure plus tard, Juve se trouvait encore dans les salons de jeux.

Renonçant à rattraper Fandor, Juve était descendu dans la salle de jeu.

— Le sept sort d’une façon extraordinaire, s’était dit Juve, il doit y avoir une raison à cela. Et puis, franchement, il se passe trop de choses « extraordinaires », dans ce Casino, pour que je ne cherche pas à comprendre.

Et Juve se promenait dans les salons de jeux, faisant de son mieux pour passer inaperçu, surveillant la table de roulette, qu’avait signalée le croupier Maurice.

Mais le 7 ne sortait plus.

***

— Monsieur Durand ? Non, Monsieur Duval ? Ah c’est peut-être bien Monsieur Dupont ?

— C’est vous, mademoiselle, comment va ?

— Ma foi, mon cher, la santé n’est pas mauvaise. Et toi ? Cela va mieux, dis ?

— Comment, cela va mieux ? je n’ai jamais été malade.

— Non, c’est vrai, mais ça fait très bien de demander ça à ses amis. Dis donc, mon coco, tu gagnes ou tu perds ?

Louppe, qui, familièrement, venait de prendre le bras de Juve, et semblait en grande intimité avec le policier, qu’elle continuait à tutoyer, n’attendit même pas la réponse :

— Et puis tu sais, achevait-elle, c’est rigolo comme tout, c’est farce, en diable, ce pays-là. Figure-toi, mon loup, que j’ai déjà retrouvé ici des tas de connaissances ? Isabelle de Guerray est là, tu l’as vue ?

— Mais vous vous trompez, ma chère, ce n’est pas moi qui connais Mme de Guerray, c’est mon ami.

— Ah oui, le petit jeune homme ? celui qui est si taquin ? Tiens, où est-il donc ? Au fait, c’est indiscret ce que je vous demande là, monsieur Dupont. Dis donc, mon cher, veux-tu que je te présente à Isabelle ? Justement elle donne ce soir un grand dîner où on va s’amuser ferme. Et on manque d’hommes. Veux-tu que je te fasse inviter ?

— Mais vous n’y songez pas, ma petite amie. Me faire inviter chez Mme de Guerray ? Ce serait de la dernière indélicatesse de ma part. Je n’y connaîtrais personne, à ce dîner.

— Mais si, mais si. Tu y connaîtras tout le monde, au contraire. Écoute, il y aura là, d’abord, moi, et puis encore Daisy Kissmi, ça, tu sais, c’est une assurance que les vins sont bons. Daisy ne vient que dans les maisons où la cave est excellente. Et puis il y aura encore… tiens, parbleu, mon amant, le vieux, tu sais le député et puis Mario, l’amant de Kissmi. Tu n’auras l’air de rien, hein ? tu ne feras pas de gaffe ?

— Mais non, mais non.

— Alors, c’est dit, hein. Tu viens ? Attends. Isabelle était tout à l’heure à la roulette, mais je suis sûre qu’elle a un peu perdu. Elle a dû cesser de jouer… Nous la retrouverons au thé. Je vais te présenter.

— D’ailleurs, expliquait Louppe, enchantée de son idée, tu vas peut-être lui tourner la tête à Isabelle. Elle aime les gens un peu trapus. Ça ne serait pas bête, tu sais, c’est une bonne fille.

Puis, subitement, Louppe s’arrêta en riant :

— Dieu que je suis sotte, voilà que je vais te présenter, et que je ne sais pas seulement comment tu t’appelles. Dis voir, c’est Dubois ou Duval ?

— C’est Dupont. Dupont.

— En un mot ?

— Oui, en un mot.