partout

identiques! J'agirai en temps opportun.

- Comme tous les opportunistes! ricane Charles Plante. Cela dit, je t'avais annoncé le changement, non ?

- Il était prévisible. Et à toi, ch‚telain, il te fait peur le nouveau Président?

- Tu rigoles! Il ressemble à Tino Rossi. qui donc aurait peur de Tino Rossi ?

- Installe Tino Rossi à l'Elysée et tu changeras probablement d'avis.

Marie vient les rejoindre, les bras chargés de roses. Elle est déjà bronzée par

les premières journées ensoleillées. Eric ressent un curieux picotement dans la

poitrine, de la lave glacée coule dans ses membres. Et puis, cette musique.

Une

musique de fête foraine d'autrefois, crincrin, rouillée... La musique des regrets éternels.

Elle a vu arriver le coursier de feu, évidemment, mais discrète, elle a laissé

les deux hommes à leur premier contact.

Ils s'embrassent brièvement, chastement, comme à l'accoutumée. Leurs yeux s'évitent et leurs sourires restent crispés.

- Bonjour, Marie.

- Bonjour, Eric.

Et quoi d'autre ? Le reste ? Ce serait trop, impossible à formuler. Ils ne se

parleront jamais plus. Même quand Vieux

396

LES CLEFS DU POUVOIR

Charlot sera au cimetière. Il existe des maléfices irréversibles, tu sais.

On

attend beaucoup de la vie, mais elle garde pour elle l'essentiel.

- Eve est encore couchée ? demande Eric.

Il surprend un regard en biais de Marie à son père. Probablement était-il convenu que s'il téléphonait, on ne ferait pas état de la présence d'Eve au domaine.

Il dépose son casque sur le réservoir d'essence de sa moto et marche vers la

façade. Parvenu au milieu du terre-plein, il hurle :

- Eve

On perçoit le caquetage des volailles depuis le poulailler. Et il y a aussi les

abeilles dans la roseraie. Des odeurs de foin. C'est prodigieux, mai. «a culmine... Mai-juin... Ils arrivent sans bruit, après les giboulées. Herbes hautes et boutons d'or. Et déjà, derrière eux, les jours diminuent. On n'attend

pas assez le mois de mai.

- Eve!

Un volet finit par s'écarter, au premier. Un volet de sa chambre. Eric distingue

tout juste la tache blême d'un visage.

- Mets n'importe quoi, on s'en va!

Le volet se referme.

Eric recule jusqu'à la pelouse et s'y étale, les bras en croix sur le vert tendre, tel un guerrier noir. Tel un guerrier mort.

VI

- Tu peux entrer, maintenant! crie le Président.

NoÎlle pénètre à pas confus dans le bureau du Seigneur, évitant de regarder en

direction de la cheminée. Elle va se mettre en place, au côté de Tumelat, près

du grand canapé car elle souhaite avoir une vue d'ensemble de la pièce.

Alors seulement elle regarde et ce qu'elle découvre l'impressionne profondément.

Dans un énorme cadre doré, mouluré, tourmenté, plein de feuillage d'or, de noeuds et de gaufrettes, règne le portrait de Ginette Alcazar. Simple poster

prélevé dans une photo de groupe duquel on l'a dissocié, photo rendue floue par

la démesure d'un agrandissement mal supporté, et puis coloriée comme jadis l'on

coloriait les portraits photographiques, avec des teintes italiennes, troublantes, un peu surréalistes : verts de soufre, rouges violacés, bleus madone, jaunes lampions. L'oeuvre a l'air d'une gigantesque image pieuse fastueusement encadrée. A la demande du Président, le photographe, un vieux bonhomme de quartier qui lui tire ses photos d'identité dans le style Lartigue,

a dessiné une auréole autour de la tête de sainte Ginette Alcazar, salope et

martyre. La rampe lumineuse réglable qui, naguère, mettait en valeur une toile

de Vlaminck, éclaire langoureusement le visage de la disparue, avivant le regard

cochon de la dame, dont les prunelles, là-dessus, ressemblent à deux éclaboussures de foutre.

Ginette est devenue Joconde pie, par la gr‚ce d'un vieux bricoleur de la pellicule peu contaminé par la focale variable, la cellule automatique ou le

développement instantané. Elle trône dans toute sa gloire éternelle, la rude

gaillarde au cul fumant. Impressionnante présence qui mobilise l'attention, fascine, et met l'‚me en état d'alerte.

- qu'en penses-tu, mon enfant chérie ? demande presque heureusement le Président.

- C'est très beau, admet NoÎlle.

- On n'a pas envie de parler, n'est-ce pas ?

- Non, en effet.

398

LES CLEFS DU POUVOIR

- Il faut l'écouter, car elle nous en dit, des choses, ne le senstu pas ?

- Oh! si.

Horace sort de sa poche une boîte de carton intérieurement garnie de feutrine

noire. Le méchant coffret contient deux médaillons d'argent, parfaitement jumeaux, munis chacun d'une chaînette.

- Vois, dit Tumelat, je les ai choisis le plus humble possible. J'aurais pu les

prendre en or, mais alors ils seraient devenus des bijoux. Or, un scapulaire ne

saurait avoir les apparences d'un bijou; d'ailleurs, on devrait les fabriquer en

étoffe.

Il en prend un et, maladroitement de ses doigts d'homme, fixe la chaîne au cou

de NoÎlle.

- Jure-moi que tu ne t'en sépareras jamais?

- Je vous le jure, répond la jeune fille en grand élan mystique.

Ayant fixé au cou de sa future fille le premier médaillon, il présente le deuxième à NoÎlle pour qu'elle lui rende le même service. Lorsqu'elle s'est acquittée de la besogne, le Président déclare :

- Vois-tu, mon enfant, pour le profane, ce geste pourrait paraître ridicule,

voire même carrément sacrilège. Seulement il ne faut pas oublier que tout est "

signe " en ce monde.

" Nos intentions ont besoin de symboles pour être ouvertement déclarées.

Les

objets de piété, pour dÎrisoires qu'ils soient, n'en représentent pas moins une

attestation. En portant désormais, toi et moi, une mèche des cheveux de Ginette

sur notre poitrine, nous ne célébrons pas un culte paÔen, mais nous attestons

notre certitude qu'elle nous a bien révélé la route. "

399

VII

Exténué, Eric s'arrête à une station pour le plein. Un restauroute prolonge les

alignements de pompes.

Va retenir une table, j'arrive! ordonne-t-il à Eve.

Elle s'éloigne sans un mot. Ils n'en ont pas proféré un seul depuis leurs retrouvailles du matin. Eve est descendue de sa chambre peu après l'appel de son

amant. Alors il s'est levé et il est allé récupérer la moto restée à

l'ombre

plantureuse du vieux tilleul. Son père l'a regardé agir en silence, se contentant de faire une horrible grimace quand le bolide s'est mis à

ronfler.

Eve est en robe imprimée légère, avec une veste de laine blanche. Au cou un sac

Vuitton contenant ses paperasses. Il lui a fait signe de grimper derrière lui et

elle a obéi, retroussant haut sa robe. Ils sont partis sans prendre congé

de son

père. Simplement, Marie leur a adressé un signe d'infini depuis la fenêtre du

salon. Cela pouvait constituer un geste d'adieu définitif.

Ensuite, ils ont roulé pendant plusieurs heures dans le jour lumineux.

L'air est

tellement limpide que les confins reculent à mesure qu'on les sonde.

Lorsque le plein de carburant est fait, Eric verrouille son engin et va rejoindre Eve au restauroute. Il la trouve seule à une table, dans un renfoncement de la salle.

Il est frappé par sa maigreur et son regard lointain. Le vent de la course l'a

chiffonnée. Ses cheveux ébouriffés confirment son air hagard. Elle si coquette,

si soucieuse de maintenir constamment son élégance n'a pas seulement tenté

d'aplatir de la main les mèches dressées. Il prend place en face d'elle.

- Je crois que je n'ai pas encore dit bonjour, fait le jeune homme.

Elle sourit p‚le.

Bonjour, murmure Eric.

Bonjour, répète-t-elle.

Il lui propose le menu en forme de triptyque.

- Non, non : ce que tu voudras, murmure Eve.

- Tu as un côté " Dame aux Camélias ", déclare-t-il.

400

LES CLEFS DU POUVOIR

Haussement d'épaules résigné. Elle a l'air d'une femme égarée parce qu'elle est

égarée. D'une femme malade parce qu'elle est malade de mal-être (antonyme de

bien-être).

- Melon-jambon de Parme ? Andouillette à la crème ?

- Le premier me suffira.

- Du blanc, du rouge ?

- Peu importe.

- Tu dois bien avoir une préférence : il paraît que tu bois ?

Elle s'étonne :

- qui t'a raconté cela?

- Ton mari.

- Il est allé te voir ?

- Evidemment : quand une femme s'en va, o˘ veux-tu que son mari aille la chercher sinon chez son amant? Ce qui prouve bien qu'il n'a jamais rien compris

à ton personnage.

- Pourquoi ?

- Parce que tu n'es pas partie pour aller chez ton amant. Tu es bien plus subtile.

Le serveur arrive, avec sa veste blanche tachée et l'air de leur en vouloir d'être là. Eric passe la 'commande et réclame du M‚con blanc glacé.

- Comment as-tu su ? questionne Eve.

- Ton cher époux, toujours, ce majestueux con! Tu aurais dit à votre bonne que

tu allais voir un cheval. «'a été révélateur pour moi. Réflexion faite, tu ne

pouvais pas te réfugier ailleurs que chez mon père.

Elle baisse le nez. A une table proche, des Hollandais qui remontent de la Côte

d'Azur, déjà peinturlurés de coups de soleil rougeoyants, éclatent de rire.

- On devrait pouvoir tuer qui on veut, quand on veut, assure Eric, en les regardant avec irritation. Ainsi donc tu as cessé d'écrire ? Le Réveil a annoncé

ton départ avec des trémolos dans les rotatives. Cela dit, tu as bien fait.

Militante de gauche, comment exercerais-tu ton talent de pamphlétaire maintenant

que la gauche est au pouvoir ? Tu ne serais plus qu'une espèce de "

nettoyeur de

tranchées ". Le drame des victoires, c'est qu'elles rendent les armes inutiles.

En ce moment, j'envie Minute, par contre, je me fais de la bile pour Le Canard

Enchaffié : le côté " ... ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants

",

c'est pas son ballon de beaujolais! Enfin, la vie est ainsi : à force de lutter,

on gagne, et ensuite les ennuis commencent.

" Toi tu n'es plus journaliste, moi je ne suis plus député, nous allons devoir

nous réorganiser, ma poule. Vivre sans rien faire, certes : mais de quoi ?

"

Il se met à rire de bon coeur. Un grand contentement le prend. Il ne peut s'empêcher d'être heureux. Il a récupéré Eve et après cette période de purgatoire, elle lui appartient définitivement. Il va pouvoir en disposer pleinement, la disloquer à sa guise.

Le loup se pourlèche.

- «a te ferait plaisir que je t'épouse? Non, ne me regarde SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

401

pas avec ce drôle d'air, je suis sérieux. Tu divorces, tu laisses le môme Boby à

Ducon : souvenir, souvenir. Tu ne réclames pas de pension : on a sa dignité. Et

alors on joue " Nous deux " à bureaux fermés. Je te proposerais bien de te faire

un autre gosse, mais tu n'as pas tellement la fibre maternelle. Et puis, un enfant, c'est une atteinte à la liberté!

Elle ne répond rien, continuant de l'écouter passionnément, tout en gardant son

expression détachée.

- Tu sais, on risque de bien se marrer, ensemble, en dehors du lit. J'ai des

dossiers br˚lants sur des tas de personnages importants; je dispose en outre de

mon vieux para, Marien, l'homme de main idéal : pas d'objections, des actes!

Sais-tu qu'il a écrabouillé la gueule de ton mari ? C'est un faucon, je te jure,

perché sur mon gantelet. Je le l‚che à ma guise. Il pique droit. Tu n'aurais pas

envie de faire l'amour, Eve ? Moi, je trique en te parlant. Trente-six heures

que je n'ai pas dormi : ça porte aux sens. Les plus beaux coups, on les tire

quand on est mort d'épuisement. Tu vas voir ton petit cul, en arrivant, ma belle! La troussée du siècle! On est le combien ?ru devras retenir la date.

" A

propos, notre dernière nuit des Seychelles ne t'a pas trop éprouvée? "

Le serveur apporte un seau à champagne o˘ trempe la bouteille commandée.

Eric

plonge la main dans l'eau du récipient, constate qu'elle est presque tiède.

- Et la glace, bordel de merde ! se met-il à vociférer avec tant de violence que

tous les convives du Restauroute retiennent leur souffle. Y en a marre des simulacres! La gauche est au pouvoir, nom de Dieu!

" Il va falloir vous décider à jouer franc-jeu, sinon : le goulag, mes drôles!

Amenez un seau plein de glaçons! Des vrais, pas des glaçons bidons, en plastique! Je suis Commissaire du Peuple et te vais vous envoyer le Contrôle des

Prix, celui de l'Hygiène! Les Polyvalents! "

Un gérant atterré se pointe, blafard et mal content. Il dit que l'endroit est

impropre aux scandales, tout ça. Les mots usuels des cons usuels en circonstances déviées.

Eric lui coupe le sifflet en déballant sa carte de député.

- Et ça, c'est de la merde, monsieur le taulier?

L'autre n'en revient pas. Il se trouble. Eric redouble de vitupérations, qu'à la

fin, Eve soupire

- Oh! je t'en prie, arrête!

Alors Eric saute au cou du gérant, l'embrasse sur les deux joues et lui demande

pardon.

Sa surexcitation n'est pas calmée pour autant. La fatigue, la joie bouillonnante

d'avoir retrouvé Eve, mettent ses nerfs à vif. Il voudrait danser au milieu de

cette usine à bouffe. Danser sur les présentoirs de denrées. Faire de la moto

entre les tables. Des folies! Des folies!

Il rit, joue du tambour sur son casque en se servart de son couvert comme de

baguettes.

402

LES CLEFS DU POUVOIR

- Tu vois : je t'aime! dit-il à sa compagne. Seulement il va falloir changer de

figure, ma chérie. Participer! L'ivresse devient triste si elle reste solitaire.

Ris-moi! Tu es là, comme en deuil! Je veux que tu me ries! Pas dif : tu retrousses un peu tes lèvres. Allez : vas-y!

Eve garde son visage abattu, presque tragique.

Eric en est tardivement alarmé. Il se crispe, l'angoisse lui bloque le gosier.

- quoi, c'est le drame ? demande-t-il.

Elle ne bronche pas.

- C'est d'avoir largué ton foyer'? Boby 9

Elle secoue négativement la tête.

- Ne me dis pas que tu regrettes ce grand trou du Luc de mari! Rien que dans

cette salle je t'en retrouve deux autres en aussi bon état et presque aussi cons.

Elle p‚lit visiblement, à croire qu'elle va défaillir.

- Tu ne m'aimes plus?

- Si! Oh! mon Dieu si! Hélas...

- Pourquoi, hélas! C'est un bonheur d'aimer, non ? déclame Eric avec une funèbre

emphase.

Elle croise les bras sur la nappe de papier vert et voilà qu'elle paraît vieillir sous les yeux d'Eric. Il la voit, telle qu'elle sera à quarante ans,

puis à cinquante, et ainsi de suite... Très vieillarde dame, solitaire et glacée. Perdue dans un salon figé. Momifiée. Inconvoitée par la mort.

- Parle-moi, au lieu de vieillir! fait-il d'un ton implorant. Eve se décide :

- Sais-tu pourquoi je suis allée chez ton père?

- Parce que c'était le sas idéal entre chez toi et chez moi? - Non, Eric.

Pour

en finir.

- En finir avec quoi ? En finir avec qui?

- Avec tout. J'ai essayé de me mettre hors d'atteinte. Je ne veux plus vivre

chez moi, et ne peux pas vivre chez toi. Des semaines de méditation m'ont convaincue de cette double évidence.

- Connasse! Et tu prétends m'aimer!

- Je ne le prétends pas. Je t'aime mortellement, Eric.

- Drôle d'adverbe pour un drôle d'amour!

- Pour continuer dans le beau langage : ma vie est brisée. J'étais la femme d'un

grand amour, hélas, c'est toi que j'aime. Toi qui n'as pas d'autres buts que de

m'humilier jusqu'à la trame, de me laminer jusqu'à ce qu'il ne subsiste plus

rien de ce que je fus. J'accepte de mourir de cet amour empoisonné, mais de lui

et non de toi. La mort d'un cancéreux est parfois devancée par la décision d'un

médecin compatissant. On la prend de vitesse, par dignité humaine. Mon sursaut

aura été de te prendre de vitesse.

- Oh, bonté divine, accouche! Je ne comprends rien à ces salades !

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

403

- Tu vois que tu es moins intelligent que tu ne le crois! A moins que tu m'aimes. Et l'amour t'empêche de comprendre.

- Mais de comprendre quoi ?

- que je suis allée chez ton Vieux Charlot uniquement pour faire l'amour avec

lui.

Le garçon apporte les melons découpés en tranches trop minces sur un lit de jambon trop épais. Il essaie de ne pas regarder ce client hystérique. Il dispose

les petites assiettes à beurre, emplit les verres. A-t-il omis un détail susceptible de reprovoquer l'énergumène? Il vérifie d'une oeillade professionnelle : la corbeille à pain, les serviettes de papier vert frappées du

sigle de l'établissement. Tout est O.K.

- quand on en sera à l'andouillette, vous me la servirez bien grillée, lui dit

Erie.

Il glisse un billet de cent francs dans la poche du garçon.

- Et puis je vous demande pardon, pour mon éclat de tout à l'heure. Je suis gueulard, mais pas mauvais bougre dans le fond. Plutôt une espèce de saint avec

une auréole noire.

VIII

Charles Plante écrit sur l'abattant garni de cuir noir d'un secrétaire LouisPhilippe. Ecrit en caractères penchés, en caractères rageurs une lettre rageuse

à son fils. Répudiation crépitante de termes cinglants. Vieux-Charlot rédige sa

lettre au fouet. Il n'admet pas. Il étouffe de rage. Il n'est qu'une vaste maudissure. Le garnement! Sous-gueux! Lopette motocyclée! Pourquoi ne l'at-il

pas frappé à coups de cravache ? Un soufflet caressant pour fustiger pareille

attitude! Oh! mais dites donc, oh! oh ! ne tomberait-îl pas dans la sénilité

précoce le maître du domaine ? Ne serait-ce pas cela, vieillir?

La sonnerie intempestive du téléphone trouble son ardente rogne. Un appareil se

trouvant à portée de main, il se penche pour décrocher.

- Vieux Charlot?

La voix timide d'Eric. Sa voix de petit garçon époustouflé par l'autorité

et les

mille prouesses de papa.

- Tu m'appelles pour me dire au revoir? gronde le vieux dogue.

- Je t'appelle pour te demander s'il est vrai que tu as couché avec Eve, répond

le fils, lamentable.

Vieux-Charles hennit, kif un bourrin en cabrade. que ne peuton massacrer par

téléphone ! Il voudrait démanteler ce fils unique, au physique parfait comme une

coquille. Outrage à Vieux-Charlot! Mais le monde s'écroule donc.

- Et c'est pour une pareille question que tu m'appelles ? Tu n'es qu'une lopette!

- J'ai droit à ta réponse.

- Tu n'as droit qu'à mon mépris!

Il raccroche. Il tremble. Une vilaine barre inconnue traverse sa poitrine, un

peu oblique, écrasante.

Il a un regard pour sa lettre que trois répliques ont rendue inutile. Déjà, la

sonnerie reprend. Charles Plante est tenté de laisser sonner, mais la cuisinière

décrochera et viendra le chercher. Alors il s'empare du combiné.

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

405

- Papa, écoute-moi : tu m'as donné la vie, tu ne vas pas me la reprendre!

Ce langage et la modération de la voix apaisent le bonhomme.

- quel est ce boucan, autour de toi ? fait-il bêtement.

- Je t'appelle d'une cabine, en bordure de l'autoroute. Ma tête se dessine en

ombre chinoise au-dessus de l'appareil, sur la paroi du fond. Si on suivait les

contours avec un crayon, on obtiendrait probablement la dernière représentation

de moi.

- qu'est-ce que c'est que ce charabia! Tu ne peux pas t'exprimer clairement ?

- Mais je m'exprime clairement. Eve m'a dit que vous avez fait l'amour. Je te

demande de confirmer ou d'infirmer la chose. Tu me dis oui, tu me dis non.

Trois

lettres dans un cas comme dans l'autre.

- Elle s'est foutue de ta gueule, petit con!

Vieux-Charles raccroche. Sa colère revient, comme s'accentue le va-et-vient d'une balançoire.

Eric retourne à sa moto. Eve monte la garde auprès de l'engin.

- Mon père dit que tu t'es foutue de ma gueule, fait-il négligemment.

- Il faut toujours croire son père, répond-elle.

L'un et l'autre enfourchent le bolide. Eric enclenche le tonnerre d'un coup de

talon. Presque aussitôt, il coupe les gaz et demande, sans se retourner :

- Lequel de vous deux ment ?

- Là est la question, dit Eve.

- Tu espères quoi, me torturer?

- O˘ as-tu mal, Eric : à l'orgueil ou à l'‚me ?

- Aux couilles! riposte Plante.

Cette fois il démarre.

Eve hurle :

- Tu as oublié ton casque dans la cabine!

Il rit en guise de réponse. La moto rejoint la bande de roulement conduisant à

l'autoroute, puis fonce en atteignant presque instantanément son paroxysme.

Eve se cramponne au cavalier. Elle ferme les yeux. Son corps a peur, mais son

esprit s'abandonne à l'ivresse. Peut-être a-t-il laissé sciemment son casque ?

Parce qu'il compte se précipiter sur un obstacle ?

En ce cas, il l'aimerait donc?

L'aimerait à en mourir ?

Elle l'étreint si fortement qu'elle perd le souffle. " Oui emporte-moi!

Emporte-

moi dans l'au-delà si tu ne vois pas d'autres refuges meilleurs. "

Elle aurait aimé écrire cela, cette sensation inouÔe de plénitude enfin conquise, au plus haut prix, mais conquise, conquise, conquise!

Eric! Elle t'aime!

406

LES CLEFS DU POUVOIR

Ils doublent tout dans un rush effarant. A peine captés par l'oeil, les véhicules roulant sur la même voie sont rejoints, happés, engloutis. Il en surgit toujours de nouveaux, qui se précisent, deviennent violemment présents,

puis absents comme par magie. La machine effleure à peine le sol. Son vacarme

s'oublie. La chaussée est un fleuve, une espèce de torrent plat. La glissière de

sécurité ondule comme ruban au vent. L'air leur br˚le le visage. Eric sent le

cuir. L'autoroute sent le foin et l'huile br˚lante. Eve pense ardemment que tout

va cesser dans une monstrueuse dislocation dont elle aura à peine conscience.

Elle meurt de frousse et d'extase. Elle accepte. Y avait-il une autre solution ?

Elle pense au soir " de l'article ", quand il s'est agenouillé sur le trottoir

de la rue Saint-Benoît pour poser sa tête contre sa jambe. Et puis des sensations fulgurantes. Des spasmes. Agonie d'amour. Ses jouisseries indicibles.

Lui en elle. Ses cheveux en sueur collés contre sa joue br˚lante. Lui! Lui, l'aimé, le tant aimé! L'incompréhensiblement aimé! L'aimé roi! Le divin salaud!

Eric le pathétique, dont il suffit qu'elle prononce le nom pour que ses yeux

s'embuent. Lui, si déchiré, si déchirant, froide lope orgueilleuse et monstrueusement vindicative. Lui qui ne pardonnera jamais à Eve de l'avoir combattu, et non plus de l'avoir aimé. Lui, le magistral amant! OEuvre de chair!

Lui, le cruel! Cavalier de l'Apocalypse selon le joli saint Jean! Lui qu'elle

révère sans savoir très bien pourquoi, mais révère en dépit de toutes limites,

de toute logique, de toute morale. Lui pour qui elle abandonne tout ce qui, avant sa venue, constituait sa raison d'être : son métier, son enfant, son milieu, ses habitudes, ses convictions, son ‚me et sa dignité, avec en prime le

gentil époux adorateur. Lui qui la tient sans avoir à poser ses mains sur elle :

ô l'inexplicable bonheur! qui l'ensorcelle sans avoir à poser les yeux sur elle!

Lui, la petite ordure de pissotières! Lui, l'ange sombre aux pensées noires et

au coeur d'encre. Lui, Eric. Son élu, son amant, son vrai môme!

Ils déferlent de par le monde, en trombe, en folie d'aller vite! Se précipitent

vers une imminente catastrophe! Courent à la mort qu'il n'aura peut-être même

pas à décider, tant leur vitesse est démentielle.

Et là-bas, au bout de l'horizon autoroutier, une silhouette vite reconnue : celle d'un motard. Chose troublante, il leur tourne le dos, et pourtant leur

adresse un geste impératif de la main droite pour leur intimer de stopper.

Il

est droit sur son bolide de chasse, casqué, sanglé.

Eric a une courte hésitation, puis décélère. L'autre est maintenant à leur hauteur, sur la gauche, qui continue avec son bras en cou d'autruche de leur

enjoindre de stopper.

Plante obéit. Il parait sortir d'un sommeil artificiel, nauséeux. Sa moto craquante de ce surmenage fou, produit les menus bruits des abat-jour de parchemin quand on vient d'allumer les ampoules.

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

407

Le motard réussit à se tenir en équilibre sur sa monture, sans mettre pied à

terre. Il dit :

- Vous êtes signalés comme roulant à deux cent quatre kilomètres heure. Et sans

casques! Allez vous ranger sur le prochain parking.

- Vous permettez ? dit Eric en produisant sa carte de député.

Le motard la regarde à peine.

- Faites ce que je vous dis!

Etrange équipage. Eux trois... Le gendarme se comporte comme un chien de berger,

les dépassant, se laissant dépasser, les serrant pour s'écarter soudain, jouant

un rôle d'entonnoir mouvant afin de les canaliser jusqu'au parking.

D'autres véhicules piégés, aux conducteurs consternés, sont rassemblés derrière

un fourgon bleu de la gendarmerie, sommé d'une longue antenne.

Il faut attendre. Le motard les confie à un gendarme à pied qui s'empare des

papiers d'Eric et lui demande d'attendre son tour.

Le jeune homme est écoeuré, desso˚lé, sottement vaincu par les représentants de

l'Ordre. L'attirail répressif vient de lui voler une conquête ténébreuse.

Il se

sent tout con, avec un go˚t de ratage, de gueule de bois en bouche.

Il demande à Eve, sans se retourner

- C'est vrai que Vieux-Charlot et toi ?...

Elle se presse contre le dos de cuir. Il a tellement besoin qu'elle réponde

"

non ", ne serait-ce que pour se donner une bonne raison d'abandonner sa charge

infernale.

- Je ne sais plus.

- Tu es une salope!

- Si tu veux.

- Je me vengerai!

- Tu as commencé depuis des mois déjà!

- Vieux-Charlot t'a fait l'amour, j'en suis certain. Tout dans son attitude me

le prouve.

- Rien ne te le prouve, mais tu le croiras chaque fois que cela t'arrangera.

- M'arrangera!

- Oui : t'arrangera. Tu le croiras quand tu auras besoin de boire de la ciguÎ,

et tu ne le croiras plus quand tu préféreras l'orgeat du confort mental. Tu verras comme tu sauras bien jouer de ce doute, Eric! En virtuose. Je t'ai apporté ce qui te manquait : un motif pour me torturer. Désormais tu l'as.

qu'il

te soit profitable!

- C'est à vous! annonce le gendarme.

Eric grimpe dans le fourgon bleu.

- Ils sont vachement teigneux, depuis le nouveau régime, rouscaille le jeune

homme en revenant à la moto.

- Ils t'ont retiré ton permis ?

408

LES CLEFS DU POUVOIR

- J'ai obtenu de passer devant une commission. Nous verrons bien. Si on me le

retire, tu me serviras de chauffeur.

Voilà, il a raccroché avec la vie. Il ne les tuera pas cette fois.

L'appétit lui

est revenu, vaille que vaille.

Il se tait et la regarde longuement dans le soleil gris. Eve se risque à

sourire. Un sourire qui ressemble à la lumière p‚le de cette journée de printemps.

- Pourquoi me fixes-tu ainsi, Eric ?

- Je t'imagine avec Vieux-Charlot! Il est toujours gênant de penser à son père

en train de baiser. Mais le moyen de fuir cette image ? Il ne se passe pas un

seul jour que je ne le voie grimper Marie. Je sais la chatte de Marie, ravissante, duveteuse, avec un léger renflement et des lèvres comme des pétales

de roses trémières. Bien entendu, j'ignore le sexe de mon père en érection.

Au

repos, ça, il n'en fait pas mystère...

Il se tait.

- Ne me raconte jamais le sexe de papa, Eve; promets; même si un jour je te pose

la question dans un moment de crise.

- Oh! écoute, balbutie-t-elle.

- que j'écoute quoi ? Tu es une belle vache de m'avoir dit ça. Tu éprouves du

plaisir à bousiller un homme ?

- La vie est ficelante, répond Eve.

Ils réenfourchent la moto noire qui se remet à gronder et à vibrer entre leurs

cuisses. Eric repart à moyenne allure. L'intervention des policiers a accr˚

son

humiliation. Il se sent bafoué entièrement. Tout lui échappe : il perd le contrôle de son destin. Le Président l'a abandonné, il ne sera plus député

dans

quelques jours, n'aura plus de situation, sa maîtresse se met à le contrer d'odieuse manière, on va lui retirer son permis de conduire et il se met enfin à

haÔr son père. Aucune perspective intéressante ne se profile à l'horizon de son

existence. Il va falloir repartir à zéro, sur d'autres bases.

Il aimerait se consacrer à quelque cause périlleuse, s'engager dans des brigades

rouges ou blanches. Plus simplement, il utilisera les fiches récupérées chez

Alcazar afin de pressurer des gens en place. Un jeu. Le profit ne l'intéresse

pas. Il n'a pas besoin de beaucoup de fric pour subsister. Les biens matériels

lui restent étrangers. Jamais il n'a rêvé de posséder autre chose que le pouvoir, un maximum de pouvoir. Il ne rêve pas de propriétés fastueuses, d'automobiles super-luxueuses, d'oeuvres d'art de grande valeur.

Tout en pilotant son coursier d'acier, il imagine Vieux-Charlot en train de se

payer Marie et Eve. Il se le figure centaure en rut. Taureau au sexe monstrueux.

Bouc en délire. Satyre. Faune. Diable bandant. Le sale salaud! L'immonde mec!

Des lancées br˚lantes vrillent son cerveau. Confus désirs de meurtre. Pas exactement de meurtre : il souhaite la disparition de son père, son élimination

physique, mais ne rêve pas de la perpétrer.

Ils roulent sur une centaine de kilomètres. Eve agrippée à

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

409

Erie. Erie planté sur sa moto, hérolique dans son malheur. Princier! Je te l'ai

dit en commençant cette torve et louche et sale histoire : princier! Noble dans

les haines qui le tourmentent, grandi par ses besoins éperdus de vengeances éperdues. Superbe! Eric, prince noir, saint noir à l'auréole noire. Eric en misère infinie; en colère de vie. Il roule, princier, sur l'engin cracheur de

gaz. Noble chevalier du désespoir. Faisant front à ses tourments, jambes et bras

écartés, front baissé dans le vent de la vitesse.

O˘ vont-ils ? Vers quoi ? Vers quel destin impossible ? C'est la question que se

pose Eve. Elle se sent pantelante à l'intérieur d'elle-même, un peu morte.

Sans

espoir ni appétit. Livrée à Eric une fois pour toutes. Elle a risqué

l'impossible pour essayer de le faire réagir. Elle compte que son orgueil brisé

l'amènera peutêtre à composition. Mais sans y croire vraiment. Elle l'aime.

Elle

aime une toile d'araignée. Elle aime une promesse de souffrance. Elle essaie de

penser à Boby, l'image dérape. Se peut-il qu'une mère se désintéresse à ce point

de son enfant?

Le bolide ralentit brutalement à l'orée d'une aire de parking. Erie emprunte

résolument la rampe y conduisant et va stopper à l'ombre d'une haie de jeunes

chênes. quelques voitures particulières sont en stationnement près de la petite

construction réservée aux toilettes et au téléphone. Un fort camion-citerne est

remisé à l'écart, sans doute parce que son conducteur a eu besoin de piquer un

somme. Eric se dirige à pied vers le monstre.

- O˘ vas-tu ? lui demande Eve.

Il a un haussement d'épaules et poursuit son trajet sans répondre. Parvenu devant la cabine de l'attelage, il se hisse sur le marchepied pour regarder à

l'intérieur. Effectivement, il avise un routier endormi sur la couchette ménagée

derrière les deux sièges. Alors il descend de son perchoir histoire d'ouvrir la

portière. Le routier se réveille en sursaut. Tout de suite sur son séant, il

braque sur ce jeune loup en combinaison noire un regard méfiant.

- qu'est-ce qu'il y a pour ton service, mon pote ?

Eric prend un instantané mental du personnage. Pas très baraqué, du genre noiraud nerveux, avec un petit strabisme convergent, des cheveux longs et des

favoris descendant jusqu'à l'angle de la m‚choire. Il est vêtu d'un jean, d'un

T-shirt réclame blanc sale et d'un blouson de cuir tellement r‚pé qu'il semble

couvert d'écailles.

- J'ai une petite propose à te faire, dit Eric.

Son sourire lumineux se veut désarmant, pourtant le camionneur reste sur la défensive.

- quel genre?

- Viens regarder quelque chose, je t'expliquerai après.

Le routier hésite.

- quoi, t'as les jetons? plaisante Eric. Tu redoutes quoi?

410

LES CLEFS DU POUVOIR

que je veuille te piquer ton taxi ou ta Rolex ? Rassure-toî, c'est plein de pèlerins dans ce parking.

Alors le petit homme descend de sa couchette et vient à la portière.

- Tu vois ma moto, sous les arbres ?

- Et alors?

- Tu vois la gonzesse qui est dessus ?

Et alors?

Elle a envie de s'envoyer en l'air; tu serais partant pour lui en mettre un petit coup dans les baguettes ?

L'autre fait la bouille d'un qui ne pige pas très vite.

- CY idée, murmure-t-il. CY idée !

- Beau cadeau, non ? On m'a toujours dit que les routiers chibraient à

tout-va,

tu ne vas pas déclarer forfait ?

Le chauffeur s'arrange les cheveux, au-dessus des oreilles, en un geste d'instinctive coquetterie.

- Et toi? demande-t-il.

- Eh bien?

- Pourquoi tu te la fais pas, si elle a envie d'aller au fade ?

- Moi, je grimpe sur les motos, pas sur les frangines, chacun ses go˚ts, non?

Le routier a un petit rire bête, indécis.

- Je vais te la chercher ?

- Pourquoi pas, finit par répondre le citernier après un temps de réflexion.

Eric lui adresse un clin d'oeil et rejoint Eve.

- qu'est-ce que tu voulais à ce type? demande la jeune femme.

- qu'il te baise, répond Eric. C'est d'accord, tu peux t'amener.

Elle acquiesce.

- Oui, bien s˚r, il faut absolument que cela arrive, n'est-ce pas ?

- Absolument.

- Tu veux pouvoir me traiter de putain ?

- Viens!

Il marche devant. Eve le suit. Des oiseaux gazouillent dans la chênaie, malgré

le formidable grondement de l'autoroute proche. Le soleil paraît un peu moins

p‚le.

- Voilà, annonce Eric. Du produit surchoix, mon pote! Tu vas te régaler!

Il présente sa main à Eve pour l'aider à monter. Eve escalade le marchepied.

Sans doute les femmes arrêtées par la Gestapo eurent-elles les mêmes mouvements

résignés quand on les faisait grimper dans des wagons. Elle reste agenouillée

sur la banquette, côté passager.

Salut! dit le routier intimidé.

Il y a une couchette, à l'arrière, avec des couvertures, s'il te plaît!

annonce

Eric.

411

Eve s'y hisse assez maladroitement, car ses membres sont engourdis par le voyage

à moto.

- Bon, tu nous laisses, hein ? enjoint le conducteur d'un ton changé.

J'aime pas

que ça soye télévisé quand j'opère!

Eric s'écarte du véhicule dont il claque la lourde porte. Il lit le nom tracé en

caractères imitation relief, blanc et pourpre, sur le bleu p‚le de la carrosserie. " Les Caves Fellicin, Montpellier. "

Une chanson d'école lui revient. Il se met à la fredonner à mivoix a Adieu l'hiver morose

Vive la rose

Adieu l'hiver morose

Vive la rose

Allons faucille en main

Au travail dès demain

Sa gorge se noue. Il sent s'accélérer les battements de son coeur.

- Marie, soupire-t-il, ô Marie!

En souplesse, il escalade le marchepied pour couler un oeil dans la cabine.

Il

avise un moutonnement confus, derrière les banquettes : le cul du routier qui

monte et descend en affreuse cadence. Une main d'Eve est agrippée au dossier.

Sur l'accoudoir central, le garçon avise une tache p‚le : le slip d'Eve.

Il saute au sol et se met à tourner autour de l'attelage.

Brusquement, il flanque de grands coups de pied sauvages dans les énormes pneus

qui ne bronchent pas.

412

IX

Viens, car c'est l'instant!

L'instant du livre.

L'instant de tout.

Viens : il le faut. Ne me laisse pas seul, moi pauvre écrivaillon de BourgoinJallieu, pour aborder ces ultimes pages. Elles m'effraient.

Je vais certes en être l'auteur, mais n'oublie pas, je te le redis, qu'un livre

s'écrit tout seul, et qu'il va là o˘ il veut, comme il le veut. Il fait son chemin, pareil à l'eau qui coule.

- On ne va pas monter tout de suite, déclare Eric, parvenu rue SaintBenoît.

Elle ne répond rien.

Il cale et enchaîne sa moto. Puis il prend Eve par la taille et la guide vers le

bistrot le plus proche. Le soleil s'attarde dans la grisaille du quartier.

Eric

a le visage h‚lé par la partie du voyage accomplie sans casque.

Il s'accoude au zinc en déclarant qu'un comptoir est réservé aux seuls ivrognes.

Les verres pleins ne s'y éternisent pas.

- Deux champagnes-framboises! commande-t-il.

Le barman les sert avec une grande prestesse professionnelle. Eric présente la

fl˚te embuée à Eve, puis se saisit de la sienne.

- A nos amours, ma petite pute! chuchote-t-il.

Et il avale d'un trait le champagne parfumé. Eve repose son verre sans y toucher. Il s'en étonne

- Pas soif, jolie pétasse ?

Deux grosses larmes coulent avec une lenteur infinie sur les joues de la jeune

femme.

- Pourquoi pleures-tu ?

- Pour rien.

A-t-elle mis de l'ironie dans sa réponse ? Il en est remué. Ce " pour rien

"

contient toute la détresse du monde, tout l'écoeurement, toute la lassitude qui

peuvent frapper un être.

413

- J'ai vu, dans un feuilleton télé, un prestidigitateur en gibus qui recueillait

de l'index les larmes d'une fillette et les transformait en oeufs. Je voudrais

attraper les tiennes et les transformer en roses.

Elle sort brusquement du café. Eric vide la coupe de sa compagne et dépose un

billet sur le comptoir. Le barman murmure :

- Y a de l'eau dans le gaz ?

- Non, répond Eric : on a coupé le gaz.

Il se précipite à la poursuite d'Eve. Elle est allée se blottir sous le porche

de son immeuble. Il la cueille par la taille et l'entraine dans la vieille maison ventrue o˘ rôdent des odeurs vieillasses.

Une fois dans son appartement, il déclare en dégrafant le haut de sa combinaison

de guerrier :

- Il va falloir qu'on aille t'acheter des fringues.

- «a ne presse pas, dit Eve.

Elle examine les lieux, comme si elle y venait pour la première fois. Va-t-elle

pouvoir exister dans cet appartement de dandy célibataire ? D'emblée quelque

chose d'indéfinissable, de très hostile, l'en expulse. Elle y est malvenue.

La

vie à deux? Impossible. Ils ne constitueront jamais un couple. Une malédiction

les frappe. Eve doit se résigner à continuer seule sa route. Elle cherche désespérément vers qui aller. Artémis ? Oui, peutêtre, pendant deux ou trois

jours. Ou bien quoi ? En dehors de son mari et de son fils, elle n'a plus de

famille ; et s'il lui en restait, il est certain qu'elle la haÔrait en cet instant de cauchemar. Retourner chez elle ? Jamais! Elle pense qu'elle dispose

de biens personnels qu'il lui faudra réaliser. Peut-être pourrait-elle partir.

Mais partir pour o˘ ? Partir en s'emmenant ? Nul lieu ne peut plus l'accueillir.

Non : elle va demeurer auprès d'Eric. C'est l'unique coin d'ombre qu'il lui reste. Tant pis pour ce qui suivra. Elle préfère être détruite par lui plutôt

que d'en être privée. Elle accepte leur malédiction. Elle accepte l'enfer.

L'enfer avec ce princier, avec ce charmant, ce doux maudit qui torture si diaboliquement.

- Bon, on commence ? demande-t-il.

- On commence quoi?

- Notre vie commune.

Elle se dirige vers la salle de bains. Eric évoque la souillure du routier.

Maintenant, elle est profanée à souhait. Misérable tout à fait... Avilie, non ?

Tu trouves qu'elle a subi un véritable avilissement, toi ? A demi violée.

Mais

est-on à demi violée ? Sa soumission ne constitue-t-elle pas une participation ?

Et d'abord, les violées ont-elles droit encore à l'honorabilité ?

Il écoute les bruits d'eau en souriant.

Pauvre femme!

quelle sotte idée l'a saisie, un jour, à son journal, d'écrire des garceries sur

son compte ? Il ne lui demandait rien, ne savait son existence que par ondit.

C'est elle qui est venue mettre ses

414

doigts dans la prise. Elle ne doit pas s'étonner d'être électrocutée.

Il s'approche de la porte de la salle d'eau et y toque doucement.

- Eve!

- Oui ?

- Tu me jures que tu as couché avec Vieux-Charlot ?

- Laisse !

- Tu es folle! Laisser! Moi! Une question pareille!

- Je n'y répondrai plus jamais, Eric, quoi que tu fasses!

Elle affirme cela en se lavant le cul. Il mate par le trou de serrure et l'aperçoit accroupie sur le bidet. Dedieu, comme tout cela est grotesque!

- il faudra bien que tu y répondes, et que tu y répondes par la vérité, ma jolie

cavalière!

Eve devine qu'il l'observe et, vivement se redresse, paniquée par un accès de

pudeur. Elle se drape le bassin d'une serviette, prend appui des deux mains sur

le bord du lavabo; il lui semble qu'elle va vomir. Ses cheveux pendent sur son

front. Pourquoi à cet instant pense-t-elle à sa chienne Mouchette?

L'animal,

désorienté depuis plusieurs mois d'être privé des promenades en forêt et de sa

couverture du journal, lui faisait la gueule, avec ce parti pris déconcertant

dont font montre les animaux ulcérés.

Mouchette! Peut-être la récupérera-t-elle ? Elle n'a pas envie de son petit garçon, mais de sa chienne! Ah! comme elle est bien un être en maudissure!

Comme

elle mérite ce qui lui arrive! Comme elle est digne de ce grand amour arsénieux!

- Eve! Réponds! Tu as couché avec Vieux-Charlot?

- N'insiste pas, Eric. Tu pourras me tuer si tu veux, mais je ne répondrai plus

à cette question.

- Bon!

Il s'assoit sur la moquette, le dos à la porte.

- Tu veux que je t'en apprenne une bien bonne, moi ?

Elle reste sans réaction. Eric insiste :

- Ce qui m'embête, si je te le dis tout de suite, c'est que je vais rater ton

expression.

La porte s'ouvre brutalement et le garçon doit opérer un rétablissement pour

conserver son assiette.

- Ce serait dommage, en effet, dit Eve. Voilà mon visage, tu peux parler.

Je te

rends ta politesse du soir chez Lipp quand tu as accepté de lire mon papier devant moi.

- Le télégramme expédié des Seychelles à ton mari, tu penses bien que ce n'est

pas le bon signor Dante Tonazzi qui l'a expédié !

Eve a une mimique contrariée.

- Mais bien s˚r! C'est toi! Faut-il que je sois aveuglée par l'amour pour toujours croire que tes manigances sont dues à d'autres au moment o˘ elles se

présentent.

" Je ne te demande pas pourquoi tu as commis cette nouvelle 415

infamie, tu me répondrais sans doute que c'est par go˚t de l'irrémédiable, n'est-ce pas ? Tu adores suppléer la fatalité. Tu vois, pour la première fois

une certitude me vient : tu es fou, Eric. Fou pour de bon, si je puis dire.

"

Le jeune homme se détend dans un froissement de cuir. Souple comme un félin, le

voici à la verticale.

Il prend la tête d'Eve entre ses mains et baise délicatement ses lèvres.

- Garde-toî de porter un jugement sur l'homme que tu aimes, dit-il. Essaie plutôt de ne plus m'aimer, car là est ton salut, ma chérie. Retourne à

l'indifférence de nous, comme on retourne au néant pour y chercher refuge.

Nous

n'étions faits que pour nous haÔr et ton amour a tout faussé! Je viens de te

révéler une chose que tu aurais pu ignorer toujours, pour récompenser ma franchise, tu vas me dire une bonne fois la vérité en ce qui concerne Vieux-Charlot.

- Non, non, jamais! s'obstine Eve. Jamais, je le jure sur l'amour que j'ai de

toi! Jamais, Eric! Jamais plus! Désormais, c'est toi qui devras donner les réponses à cette question. Je te fais cadeau de cette torture ; elle est digne

de toi!

- Et tu prétends m'aimer!

- Oui : je prétends t'aimer.

Il attend un peu, il ne sait quoi. Puis, comme rien de ce qu'il espère confusément ne vient, il prononce ces trois syllabes énigmatiques :

- C'est l'instant.

Eve est nue sous la serviette nouée à sa taille. Elle a une exquise poitrine, de

volume modeste, mais drue et pulpeuse. Eric l'entraîne à sa suite dans la cuisine. Il fait un crochet par la fenêtre du séjour o˘ deux pigeons échangent

des gr‚ces redondantes sur le rebord de zinc. Les deux volatiles s'esbignent à

son approche.

Dans la cuisinette, il va récupérer la corde lovée au fond d'un tiroir et la

fait couler lentement entre ses doigts. A ses moments perdus, il a continué

de

l'huiler avec un chiffon, et maintenant elle est souple et docile comme une corde fatiguée.

- Oh! non, soupire Eve, tu ne vas pas recommencer ton numéro!

Il ne répond pas, affairé par ses honteux préparatifs. La chaise placée sous le

crochet servant à supporter une ancienne suspension. L'extrémité de la corde

nouée audit crochet. Et puis le noeud coulant fatidique, soigneusement étudié,

si souvente fois répété qu'il naît entre ses doigts comme l'anse d'un panier

dans les mains du vannier.

Eve s'est appuyée contre l'évier. Elle a mis ses mains en conques contre sa poitrine, non par pudeur, mais parce qu'elle a froid. Elle regarde, comme si

elle était assise dans un fauteuil de cinéma, regarde les gestes minutieux, quoique thé‚traux, de l'amant enfiévré par ses tourments, ses rages inguérissables.

416

Un vague attendrissement l'émeut pourtant : il est si gosse. Si garnement, si

tête à claques!

Eric grimpe sur la chaise, puis retrouve son équilibre instable de sa première

démonstration, un pied posé sur le dossier, prêt à la basculade. Les deux pigeons sont revenus sur la fenêtre et roucoulent à s'en faire péter le jabot.

- Tu vois : c'est l'instant! fait Eric. L'instant de la vérité, de la vraie. Si

tu ne me réponds pas, au sujet de Vieux-Charlot, je saute !

Il paraît très grand, ainsi dressé dans sa combinaison de cuir noir, luisante

comme une carapace d'insecte. La corde verticale sur sa nuque semble l'allonger

encore.

Eve se recroqueville au fond d'une coquille imaginaire. L'instant est venu également pour elle. L'instant d'abandonner le jeu sinistre, de quitter la ronde

infernale des tourments complaisants.

Le garçon pose sur sa victime un regard implorant.

- Il faut me dire, tu le comprends bien. Tu ne veux pas que je meure, Eve ?

Elle ne répond rien.

- Alors, réponds juste par oui ou par non. Même pas : un hochement de tête, de

haut en bas ou de gauche à droite...

Elle reste immobile, pétrifiée par le contact froid de la faÔence sur laquelle

elle prend appui. La chaise frémit sous le poids d'Eric.

- Je ne plaisante plus, assure-t-il. Tiens : pour te le prouver, je vais mettre

mes mains dans mes poches.

Il agit très lentement, car un faux mouvement romprait son équilibre précaire.

- Tu vois, dis, tu vois ? J'ai les mains dans mes poches. Si je bascule, je ne

pourrai rien pour me retenir.

Elle continue de le contempler de très loin, par l'autre bout de la lorgnette.

- Eve, mon amour...

Il oscille dangereusement, mais elle sait qu'il donne priorité au pied droit,

c'est-à-dire à celui qui se trouve sur le plateau de la chaise.

- Réponds, Eve. Réponds tout de suite, sinon il sera trop tard. C'est oui ou

c'est non?

Eve demeure en léthargie absolue.

- Je compte jusqu'à trois, Eve. En ce moment tu es en train de décider de ma

mort. Un, deux...

Elle est toujours sans réaction. Il s'en étonne, il panique. Une expression de

petit garçon étonné se répand sur son visage d'ange.

- Je vais dire trois, Eve, proteste Eric.

- Dis-le!

- Et je vais... je vais sauter!

- Saute !

417

Erie a le regard fou, un regard bredouilleur, un regard de chien fouetté

sans

motif.

- Trois! fait-il.

- Bon, trois, ensuite ?

Cette voix froide, presque cruelle, est-ce bien la voix d'Eve ? Et ces yeux tranquilles, o˘ se lit une indifférence éperdue, sontce donc les siens ?

Les

siens, à l'aimante ? Les yeux d'une femme qui lui a fait tous les dons ?

Il reste planté sur sa chaise, dérisoire. Ses épaules et ses jambes tremblent.

Ses lèvres frémissent.

- Eh bien! tu as dit trois : saute! répète Eve. Allons, petit l‚che -

saute!

Hop! Saute!

Elle se décolle de l'évier et s'avance. Dresseuse de chiens malsavants. Eve parle d'un ton agacé, ‚pre, perfide même.

- Saute! Mais saute donc! Saute!

La voici tout près de la chaise, visage brandi dans sa direction.

- Toi, tu as tes mains dans tes poches, moi je mets les miennes dans mon dos.

Elle abandonne ses seins drus, bellement ocrés.

- Va jusqu'au bout, Eric! Saute! Tu es allé trop loin, tu as franchi le point de

non-retour. Saute, mon amour! Saute, mon chéri! Sois un homme, au moins une fois

dans ta vie. Assumetoi, Eric. Saute! Saute!

" Saute! "

Il secoue négativement la tête. Il est au bord des larmes. Il va sans doute crier.

Alors Eve donne un grand coup de pied dans la chaise. Un coup de pied net, précis. La chaise choit sur le carrelage. Elle la voit rouler, l'entend rouler.

Mais à travers ce bruit de meuble malmené elle en a perçu un autre. Bruit bref

et sourd. Un bruit comme on ne sait pas qu'il en existe. Un bruit qu'on ne peut

imaginer vraiment.

Erie est descendu presque à son niveau. Ses pieds ne sont guère qu'à une quinzaine de centimètres du sol. Ils s'agitent désespérément pour retrouver un

point d'appui, cognent la chaise sans parvenir à la récupérer. L'une de ses mains est sortie de sa poche. Mais elle bat l'air de façon désordonnée. Il nage

dans un reste de vie. S'y noie piteusement. Elle examine son visage qui violit,

se gonfle. La bouche avide tente de respirer. Son regard se fait énorme et lourd. Il est plein d'angoisse et de stupeur. Ne voit plus rien que le sombre

entonnoir prêt à l'engloutir. Des spirales lumineuses commencent à

brouiller son

entendement pour mieux le déraciner.

Eve recule jusqu'à l'évier. Elle se laisse glisser au sol et s'assoit en tailleur. Ses mains reviennent coiffer ses seins.

Elle ne pense pas. Elle regarde...

L'agitation désordonnée d'Eric se calme. quelques soubresauts l'agitent encore,

mais s'espacent. Son visage devient laid, et c'est comme une heureuse surprise

pour Eve.

Alors, elle attend.

418

Attend, sans trop de confiance que les honteuses métamorphoses de la mort l'aident peut-être à ne plus l'aimer.

Et c'est l'instant, aussi, o˘ le Président convie sa fille NoÎlle à

s'agenouiller devant le portrait de la bienheureuse Ginette Alcazar, afin de

prier pour la France.

Achevé d'imprimer en octobre 1981

sur presse CAMERON,

dans les ateliers de la S.E.P.C

à Saint-Amand-Montrond (Cher)

pour le compte des éditions du fleuve Noir

Dépôt légal: 41 trimestre 1981.

N* d'impression: 1297.

Imprimé en France