partir en

brioche! J'étais parvenue

trouver la bonne longueur d'ondes avec elles : détenues e gardiennes. C'est pas

facile l'équifibre, dur à maintenir. Et

présent...

- Bast, il vous suffira de resserrer votre férule d'un cra pendant quelques jours.

Elle reste sceptique. Il voit cela de haut, lui. quand on a 1 Bon Dieu pour patron et qu'on ne dispense que de bonne paroles, on trouve moins d'oursins sur

sa route!

- Pourquoi ce rendez-vous en catastrophe ? demande Chas sel, je peux quelque

chose pour vous?

- Peut-être.

- Alors, c'est vendu; je vous écoute.

- La seule façon que j'aie de rebecqueter le coup, c'est d récupérer cette femme.

- Vous entendez suppléer la police, m‚me Morin? Dites, ç n'entre pas dans vos

attributions.

- Alcazar n'est pas une criminelle professionnelle, mais un fille un peu dérangée, très malade de surcroît. Je doute qu'elle s soit réfugiée dans des

planques ténébreuses.

La Chef emprisonne le poignet du prêtre et le secoue.

- Il faut m'aider à la retrouver, Yves.

- Moi?

- Ces derniers temps, vous avez eu des conversations ave elle, Alcazar vous a

peut-être dit des choses susceptibles de nou mettre sur la voie.

L'aumônier réfléchit.

- Vous vous berlurez, ma petite. Je n'ai reçu aucun confidence d'elle.

Cette

dame, un peu jobastre en effet, parl d'une manière assez incohérente, au point

d'applaudir à l'an nonce de son cancer. Sa " fixation " c'est son ancien patron,

c vieux croquant de Tumelat qui lui, par contre, se soucie d'ell comme de sa

première promesse électorale.

Il se tait tout à coup et dégage fermement son bras qu Monique Morin tient toujours convulsivement. Ce contact, pou énergique qu'il soit, l'agace. Il s'est

forgé une espèce d philosophie sexuelle, faite d'abstinence et de troubles complaisant.

205

Il se laisse aller à de louches convoitises ayant pour ,,,support, non les femmes, mais leurs vêtements. Les robes le font rêver, jamais leur contenu.

Il

s'est créé ainsi, au fil du temps, une discipline saugrenue l'amenant à

réagir

aux tissus. Il lui arrive, dans les magasins à grande surface, de se risquer aux

rayons confection pour frôler les étoffes. Il sait des cotonnades légères, des

soies suaves, certains 100/100 acryliques qui font passer les langueurs sur ses

paumes. Il porte sa sensualité au bout des doigts et lit le désir "

digitalement

" comme un aveugle le braille. Par contre, tout contact vivant l'incommode.

Histoire d'atténuer la vivacité de son geste, il consulte sa montre d'acier,

piquetée d'une lèpre jaun‚tre.

- Vous êtes pressé ? s'inquiète la Chef.

Il rougit.

- Non, mais figurez-vous que je viens d'avoir une idée, et franchement je ne m'y

attendais pas, elle me prend au dépourvu si j'ose dire.

Monique Morin en mouille d'impatience dans sa jolie culotte blanche à

fleurettes

bleues. On ne la lui supposerait jamais quand elle " matonne " au quartier des

femmes. C'est sa coquetterie intime :. toujours de merveilleux slips brodés.

Elle en possède trente-quatre.

- Je crois savoir o˘ s'est planquée cette pauvre fille, reprend Chassel.

Mais

sans doute est-ce idiot.

- O˘, o˘? hulule la Chef.

- Chez elle, fait l'aumônier, tout simplement chez elle.

Monique pantèle de déception.

- Si elle était allée chez elle, les flics l'auraient déjà retrouvée.

- Pas forcément, c'est trop bête.

- Et qu'est-ce qui vous donne à penser ça?

- Une réflexion d'Alcazar. Elle m'a annoncé qu'elle se vengerait de Tumelat,

qu'elle en avait les moyens. Elle se sera sauvée pour récupérer ces fameux moyens. Et o˘ donc pouvaitelle les planquer, sinon à son domicile ?

Monique Morin démouille. Le prêtre la voit perplexe, plutôt incrédule.

Vous ne trouvez pas mon hypothèse bien fameuse, n'est-ce pas ?

Pas très, reconnaît la jeune femme.

- «a vaudrait tout de même qu'on vérifie, on peut avoir son adresse ?

- Facile.

Elle va demander au bougnat la permission d'utiliser un téléphone poisseux.

La concierge est une personne entre deux ‚ges, avec une blouse de travail à

gros

imprimés et un étrange turban en tissu

206

éponge qui lui donne plus ou moins l'air d'un fakir de music-hall Les arrivants

se présentent et, comme ils ne savent pas mentir lui expliquent qui ils sont et

ce qu'ils souhaitent. Elle leu rétorque qu'un policier est déjà venu : un jeune

mal fringué, mine de casse-cou, pour lui demander si elle avait aperçu s locataire en fuite. Elle a répondu qu'elle n'avait vu personne. Elle possède les

clés de l'appartement car elle y fait le ménage deux fois par mois; elle a proposé au jeune flic de monter, à quoi il a répondu par la négative car il semblait très affairé.

L'aumônier demande s'il serait possible à la concierge d'aller néanmoins chez

les Alcazar. Elle a un regard éperdu pour sa cuisinière sur laquelle grésillent

deux fortes saucisses de porc; baisse la flamme du gaz et, sans proférer un mot,

histoire de marquer qu'ils sont bien gentils mais la font un tantisoit chier, va

prendre les clés du troisième dans le tiroir de son buffet vitré servant de support aux plus belles cartes postales expédiées par ses locataires.

Dans l'ascenseur, le prêtre s'excuse encore pour le dérangement. On perçoit,

tombant des hauteurs, de la pop musique en déferlance. Une odeur citronnée rôde

dans la cabine poussive.

La concierge sort la première, tandis que Chassel lui tient la porte ouverte.

Avant de placer la clé dans la serrure, elle remarque :

- Vous ne trouvez pas que ça pue le gaz?

Les deux autres acquiescent. Le prêtre devine le drame. Machinalement, il déclare :

- Surtout, ne touchez pas à la sonnette!

La concierge délourde. Le gaz se jette sur eux. On aperçoit Ginette allongée

dans le vestibule, la tête dans une flaque de déjections. Chassel se précipite à

l'intérieur de l'appartement, se repère sans mal et débouche dans la cuisine en

se retenant de respirer. Il avise les robinets ouverts, les ferme, puis délourde

toutes les fenêtres qu'il aperçoit.

- Descendez téléphoner à Police Secours! crie-t-il aux deux femmes.

Il revient sur le palier pour y respirer un bon coup devant la fenêtre.

Cela lui

permet d'apercevoir celle de la salle de bains d'Alcazar, ouverte avec un carreau brisé. Il réalise sans peine que " l'évadée " s'est introduite chez elle

par cette voie. Vite i retourne auprès de la gisante et, la prenant aux chevilles, il la treine à l'extérieur. Elle a le regard renversé, la gueule béante, le visage barbouillé de dégueulis. Elle pue. Dominant sa répulsion le

prêtre pose sa main sur la poitrine de Ginette. C'est sans dout la première fois

qu'il a un nichon sous ses doigts.

Son énergie chrétienne le soutient, car ce contact l'écoeur davantage encore que

le vomi dont elle est crépie. Le coeur bat de façon épisodique, " un peu langoureuse ", songe Chassel Pourquoi ce mot ? Il lui vient tel quel, acceptons-le. Il souhaite rait " faire quelque chose " pour venir en aide à la pauvre 207

femme. A défaut de mieux, il va chercher un linge mouillé pour lui nettoyer le

visage et bassiner ses tempes.

Sa pitié tourne à -vide; il est en manque de véritable compassion, ce pauvre

curé. La scène est tragique mais ne le touche pas profondément. Il a beau s'exhorter à la charité, il survole l'événement avec un grand détachement.

Probablement parce qu'il tient Alcazar pour folle et qu'un- fou ne peut vous

apitoyer profondément. Il inspire de la gêne plus que de l'attendrissement.

Un locataire se pointe : un bonhomme enfariné, genre noble italien décadent : le

de Sica du pauvre. Effectivement, les questions qu'il exclame sont marquées par

l'accent rital.

Ensuite, Police Secours survient. Chassel annonce qu'il va accompagner l'agonisante à l'hosto. Monique Morin a du mal à cacher sa joie.

Elle fait sonner les talons de ses bottes. vernies sur le trottoir en regagnant

sa voiture.

208

XIV

Erie parvient devant son domicile à seize heures pile. Il n'a pas voulu arriver

en avance, m˚ par une espèce de fierté imbécile.

Un feu nouveau le consume. Il est conscient de vivre une journée-clé au cours de

laquelle son destin va bifurquer. Mais n'est-ce point précisément cela, le destin : des instants de paroxysme qui font pivoter votre petite planète ?

Il

pense à la scène sordide chez Alcazar, l'ex-collaboratrice du Président est probablement morte asphyxiée. On conclura au suicide. L'impunité ne fait pas de

doute pour lui et il ne ressent aucun remords. Son père en a-t-il éprouvé

après

qu'il eut massacré la vipère, jadis ? Le terme " d'assassin " ne lui vient même

pas à l'esprit. Cela a été un acte d'autodéfense. Une nécessité. Il lui a fallu

du courage pour commettre ce forfait, il l'a eu, s'en trouve fortifié.

Désormais

tout doit aller bon train, il est un vainqueur, comme Tumelat, un être de décision, un être d'action, un être à sangfroid. Le tumulte intérieur de son

hypersensibilité ne concerne que lui; plus il avancera, mieux il saura le cacher

aux autres. Il vit dans un immonde bassin truffé de squales aux dents aiguÎs o˘

c'est celui qui attaque qui survit.

Plante remise sa vieille mini à la diable, devant une porte cochère d'o˘, il le

sait d'expérience, ne sort jamais aucun véhicule. Il hésite à s'installer dans

l'un des établissements voisins pour y guetter Eve. Tout compte fait, il préfère

se planter contre la façade de son immeuble, sentinelle étrange aux poses tapineuses. Son imperméable blanc boutonné jusqu'au col, ses bottillons cuir et

daim, le long cache-nez de soie formant étole accentuent son attitude équivoque.

Un vent venu de l'ouest, et qui lui semble salé, le décoiffe aimablement.

Il

ressemble à quelque jeune premier de cinéma tournant une séquence du genre Roméo

moderne à l'aff˚t d'une Juliette à vélomoteur.

La rue est un peu morte à cette heure creuse de l'après-midi, malgré la proximité du carrefour. Elle a un aspect provincial, 209

plein d'un charme sucré. Eric rêvasse, tandis que le vent humide fourbit son

visage. Il revoit la jubilation du Président se vantant d'avoir baisé

NoÎlle. Il

envie le côté soudard du bonhomme, cette paillardise inconnue de lui et qu'il

devine rassurante. Eric est mesuré dans l'étreinte. Jamais ses sens ne l'ont

bousculé. Jouir est pour lui l'aboutissement d'une longue incitation cérébrale.

La conclusion d'une entreprise toujours risquée, jamais facile, subtile, qui le

laisse immanquablement dans un climat de grande nostalgie animale. Il lui est

arrivé d'interrompre des pratiques en cours, avec un rire de triste ironie, comme s'il écourtait un jeu, renonçait à une farce lugubre.

Il sort une main de sa poche pour regarder l'heure au cadran de sa montre tourné

à l'intérieur du poignet. Elle est déjà en retard de dix minutes. Mais s'agit-il

d'un retard ? Va-t-elle venir? Il croyait la partie gagnée. Mieux : il ne doutait pas du résultat; un pressentiment puissant lui montrait Eve Mirale arrivant au volant de sa Mercedes commerciale. Il la voyait déboucher du bout de

la, rue, chercher une place de cet air anxieux quielle a constamment. Elle lui

adressait un signe avant de continuer au ralenti. Il aurait suivi la voiture,

aurait aidé Eve à se garer n'importe o˘, lui aurait ouvert sa portière et présenté une main de. fauconnier pour l'aider à descendre. Certaines femmes font

mine de ne pas voir le geste et dédaignent ce secours mondain; ce sont d'affreuses connes indignes de tout intérêt, moi je dis ici, l'auteur de Bourgoin-Jallieu qui eut bien longtemps des pieds et du linge douteux; le dis

car il suffit d'un minuscule détail, insignifiant en apparence, pour juger quelqu'un à tout jamais, mon vieux, à tout jamais. Dans cette galopade qui nous

emporte, on n'a le temps de s'intéresser qu'aux gens intéressants, il faut passer à côté des autres, ou pardessus, ou à travers, mais leur passer outre

co˚te que co˚te et s'ils te chopent par un bouton, coupe le fil du bouton.

Un doute lui nait, Eric.

Une supposition qu'elle ne vienne pas?

Alors quoi? Il se tue vraiment, comme promis?

Il réfléchit, regarde le pavé triste o˘ un pigeon " rataude " en se pavanant

comme un patron de bistrot dans son établissement. Hein, dis : il se tue?

Pourquoi pas?... Tout ou rien. La vie, la mort même combat.

Ce n'est pas un fan de l'existence. Il y est, bon, alors très bien qu'elle crache, rende gorge, il ne l'a pas voulue, donc il est en droit de tout attendre

d'elle ; si elle ne souscrit pas à cette conception : pouce! Il se retire!

On

peut continuer sans lui, son anéantissement a été programmé à sa naissance.

Et

puis n'a-t-il pas tenté de mourir, déjà? Il y a... Combien, au fait? Dix ans

déjà! Chagrin d'amour! L'effondrement. Celle qui le menait au ciel venait de le

laisser tomber de tout là-haut. Il s'est strangulé mochement avec sa ceinture, à

une espagnolette de fenêtre. Il ne conserve de l'affaire qu'un souvenir flou,

improbable. Il flottait dans un brouillard. Des gens ont crié; des mains fortes

210

l'ont manipulé. Son père gueulait, l'engueulait. Et puis le vieux docteur Bourgeon. Et puis une maison de repos avec de la glycine et des barreaux aux

fenêtres, la glycine s'enroulant autour des barreaux. Il aurait pu y rester. Son

absence se serait totalement diluée depuis lors. Ne subsisterait de lui que sa

photo de premier communiant à la tête du lit paternel.

Est-ce que ce portrait d'enfant sage aurait gêné papa pour baiser sa seconde

femme ? Probablement pas, il aurait continué de se confondre avec le papier de

la tapisserie. Le Vieux Charlot a trop de tempérament (lui aussi), trop d'ardent

lyrisme pour se laisser arrêter par un chagrin.

Eric réagit, décide qu'il montera se tuer chez lui si à dix-sept heures elle

n'est pas venue.

Pas pour emmerder Eve, pas pour épater qui que ce soit, faire chialer qui que ce

soit, mais parce qu'il serait l'heure d'aller mourir, voilà tout. Il n'est pas

fatigué de la vie. Simplement, elle doit se dérober à nous et un certain état

d'esprit consécutif à la carence d'Eve lui fait décider que ce sera pour tout à

l'heure.

Une pétrolette met en fuite le pigeon qui monte se jucher sur une corniche.

Eric

continue de suivre les évolutions de l'oiseau. Ce dernier piétine la corniche

avec irritation, en ébouriffant ses plumes comme devant une femelle. Mais est-ce

un m‚le, après tout ? Il finit par prendre un envol p‚teux et disparaît audessus des toits. Lorsque Plante ramène son regard sur la rue, il voit survenir

Eve. Elle marche la tête dans les épaules, vêtue d'un pantalon gris et d'une

veste d'astrakan retourné.

Elle paraît furieuse.

Elle l'est.

Tout compte fait, Eric est content de ne pas mourir aujourd'hui. Il sourit à

l'arrivante.

- Vous êtes venue, balbutie-t-il.

Elle le toise, féroce.

- Oui, gronde Eve, je suis venue. Je suis venue vous annoncer que je ne venais

pas. Je suis venue vous dire que j'en ai ma claque de vos mômeries.

Il continue de la dévisager avec le sourire, peu impressionné par sa sortie.

- Eh bien, montez me dire cela chez moi, dit-il. Cela fait vingt-cinq minutes

que je suis planté devant ce porche.

Son ton tranquille stoppe les effets colériques de la journaliste. Elle secoue

négativement la tête, et pourtant, quand il s'efface pour la laisser passer,

elle entre sous la vo˚te de l'immeuble.

Ils n'échangent pas un mot en gravissant les étages. Eve a un peu l'impression

de grimper dans un hôtel de passe, un amant furtif sur les talons. Elle est oppressée. Elle a envie d'Eric, s'il glissait la main entre ses jambes, elle ne

protesterait pas.

Il la devance sur le dernier palier afin d'ouvrir la porte. Eve ressent des craquements dans sa poitrine, ceux que produisent un voilier, lui semble-t-il.

Arrive-t-il à une femme de s'évanouir

211

pour de bon parce que le désir qu'elle a d'un homme est trop intense ?

D'emblée, l'appartement lui plaît. Il est élégant, doux, accueillant.

L'odeur la

charme, les tonalités de couleur, la lumière grisette d'un Paris artiste.

- Voulez-vous me confier votre veste ? demande-t-il.

- Inutile, répond Eve, je ne resterai qu'une minute.

- Croyez-vous ?

- Ma parole!

Il contemple sa montre dont la trotteuse balaie le cadran par saccades vite désespérantes. Elle le regarde faire. Gamin! Sale gamin! Le silence est tel qu'Eve prend peur. Il lui donne un sentiment de grand péril imminent.

- Voilà une minute! annonce Eric. Vous repartez?

Elle le gifle. Une claque retentissante qui l'atteint dans le milieu du visage

et jette dans ses yeux une poignée d'étincelles.

Le jeune homme se tamponne les narines du dos de la main pour s'assurer qu'il ne

saigne pas du nez. Rassuré sur ce point, il défait son imperméable et va le suspendre à la patère placée dans le décrochement servant d'entrée.

Honteuse de son geste, Eve est allée se planter devant la fenêtre basse.

Elle

contemple des toits, puis, baissant la tête, une cour libidineuse, sorte de puits noir au fond duquel des chats se disputent des résidus de poubelles.

- Je vous demande pardon, murmure-t-elle sans se retourner.

- «a n'a aucune importance, puisque je vous aime, dit Eric.

Elle ferme les yeux et répond

- Moi aussi.

Elle continue de lui tourner le dos. Elle ne regarde plus ni la cour, ni les

toits, mais le reflet dans les vitres du garçon immobile derrière elle.

Plante murmure

- Je suppose que maintenant, je devrais m'approcher de vous, vous enlacer par-derrière et commencer à vous débiter des folies ?

- Pas nécessairement, je n'ai pas l'esprit midinette.

- Ma préoccupation de l'instant est la suivante : m'accompagnez-vous en Ardèche,

oui ou non?

- «a m'est impossible, en tout cas pour aujourd'hui. Songez que pour venir, j'ai

d˚ décommander une conférence avec le patron, en inventant n'importe quoi.

Eh bien, inventez n'importe quoi pour me suivre. Non. J'ai un dîner important ce

soir. Je...

- Je ne vous demande pas un compte rendu de votre emploi du temps, soupire Eric.

C'était oui, ou non. Juste cela : oui, ou non. Et c'est non, catégoriquement non

?

- S'il m'était possible de...

Tout est toujours possible. Les gens ne le savent jamais.

212

Répondez-moi, Eve : vous me jurez que c'est un " non " s appel ?

- C'est un non sans appel.

- Je vous demande un instant, asseyez-vous.

Il quitte brusquement la pièce pour passer dans la cuisi Eve a de la sueur au

creux des paumes, elle prend un mouchoir dans sa poche pour tamponner ses mains.

Il fait cha trop chaud dans cet appartement de garçon précieux.

- Monsieur Plante! appelle-t-elle.

- Appelle-t-on Monsieur l'homme que l'on dit aime riposte de l'autre côté

de la

porte la voix sèche du garçon. M prénom est Eric, vous ne l'ignorez pas : vous

l'avez écrit.

- Eric!

- Oui?

- Je ne pense qu'à vous, cela tourne à l'obsession.

- Alors pourquoi refusez-vous de m'accompagner?

- Je ne peux pas! Bon Dieu, pensez à mes obligations! J un gosse, un mari, un

métier...

- Pas d'amant ?

- Non!

Elle ajoute

- Pas encore!

- Venez! crie-t-il depuis la cuisine.

Elle va le rejoindre et refuse de comprendre ce qui se pas C'est trop fou, trop

stupide, trop hideux surtout. Eric est debc sur une chaise avec une corde au

cou. L'autre extrémité de corde est attachée au plafond, à une boucle scellée

qui dev autrefois soutenir une suspension. Ce noeud coulant, savamme élaboré qui

compose une espèce de chignon sur sa nuque, aussi épouvantable qu'une excroissance de chair. Eric a mains dans les poches, un pied sur le bord de la

chaise, l'aut sur son dossier et il se balance.

Ses traits sont tirés, son regard autre. Il parvient à souri pourtant.

Ce sourire d'effroyable connivence du supplicié à son bo reau. Ainsi sourit,

cigare aux dents, Fortunato Sarano, face peloton d'exécution mexicain, sur un

célèbre cliché datant 1911.

Vous êtes fou ? balbutie Eve.

Probablement, répond le garçon, mais là n'est pas question. Je vous avais annoncé que je me tuerais si vous veniez pas; puisque vous ne venez pas je me

tue, point fina

Et il ajoute :

- Bien s˚r, vous vous empresserez de couper la corde, mais y a de fortes chances

pour que mes cervicales soient rompue

- Ne faites pas cela, Eric. Attendez... Je... Nous partiro demain, je vous le

jure.

- Tout de suite ou jamais! s'obstine-t-il.

Il accentue le balancement du siège. La chaise ne touche le 213

plancher que par ses pattes antérieures, en produisant un petit gémissement surmené.

- Vous n'avez pas le droit, espèce de petit salaud! C'est honteux !

- Adieu, Eve!

Tout s'opère très vite, dans une double inconscience. Eric déséquilibre la chaise, Eve s'est jetée sur lui pour saisir ses jambes à bras-le-corps.

Elle

sanglote. Il est lourd, malgré sa sveltesse. Eric pèse de toutes ses forces sur

elle, en se rejetant en arrière, de manière à tendre la corde et faire se serrer

le noeud coulant.

Elle faiblit. Elle hurle

- Salaud! Sale salaud! Salaud! Salaud!

Et cherche désespérément le moyen de rétablir leur grotesque posture. Si au moins il tentait de l'aider. Mais non : il y va de bon coeur, ce veau! Il parait

s'alourdir de seconde en seconde. Si elle le l‚che, il prendra tout à fait au

bout de sa corde. Mais elle ne le soutiendra pas longtemps ainsi. Appeler ?

Le

réflexe d'amourpropre la retient. Oui : elle préfère épargner son amourpropre

que la vie d'Eric Plante.

Elle pleure comme un enfant. La chaise! Elle doit remettre la chaise debout avec

son pied, sans pour autant cesser de soutenir le faux pendu. L'effort lui arrache les muscles et les poumons. Brise ses reins. Son pied se hasarde vers le

siège renversé, elle finit par le remettre debout.

- Grimpez dessus, implore-t-elle.

Mais il continue de s'abandonner complètement, à croire qu'il perdu tout à fait conscience.

- Eric! Je vous en conjure : montez! Je n'en puis plus, je vais l‚cher...

Alors elle dit, à bout de forces et d'arguments

- Grimpez sur cette chaise et j'irai avec vous!

Aussitôt, il conjugue ses efforts avec ceux de la jeune femme et finit par reprendre pied. Elle ne le l‚che pas pour autant.

Le visage d'Eric est violacé, avec des yeux proéminents et un vilain rictus des

lèvres.

Enlevez cette saleté de corde! ordonne-t-elle.

Il a des gestes lourds, imprécis, inutiles. Eve se décide à l'abandonner pour

s'emparer d'un couteau. Juchée sur un tabouret, elle tranche péniblement la corde au-dessus du noeud. Et les voici face à face, chacun dressé sur un siège,

tandis que la corde coupée gigote au-dessus d'eux. La partie composant le noeud

demeure au cou d'Eric. Elle le regarde et soupire

- Ce que vous avez l'air con, comme ça!

Il opine, se défait du tronçon de chanvre. Puis il dénoue la partie attachée au

plafond et en apprécie la longueur subsistant.

- Il m'en restera suffisamment pour une prochaine fois, ditil, comme se parlant

à lui-même.

Eve quitte son perchoir, va à l'évier et s'asperge les mains. Eric descend à son

tour de sa chaise.

214

Alors on part ? demande-t-il.

Eve acquiesce.

- Vous pouvez me laisser seule dix minutes avec vo téléphone : je déteste mentir

devant témoin.

- D'accord, je vous attends dans ma chambre.

Ils évitent de se regarder et sont comme deux compli venant de perpétrer un mauvais coup.

- On y va comment, dans votre foutu bled? question t-elle.

- Avec ma petite Mini, à moins que vous ne préfériez qu prenne votre voiture, le

mode de locomotion m'importe p vous savez.

Eve demeure un instant songeuse et demande

- On ne pourrait pas prendre votre moto?

xv

Le Président se concentre, mais comme Napoléon 1er, il possède un cerveau à

tiroirs qui lui permet de penser à plusieurs choses à la fois. Il regarde une

publicité relative à une voiture dont un couple de comédiens vante les mérites

avec l'accent pied-noir. " Si j'étais le patron de la firme, je n'aurais jamais

accepté cela, se dit-il. Le téléspectateur qui suit ce sketch découvre cette

auto en ayant l'impression qu'elle a été spécialement conçue pour l'agrément des

pieds-noirs, lesquels ne représentent qu'un cinquantième à peine de la population. Ne jamais " typer " un produit pour lequel on recherche un très large éventail d'acheteurs ".

Il se retourne, ayant la régie derrière lui, pour regarder les étranges poissons

embusqués dans cet aquarium suspendu. Il ne distingue que des silhouettes imprécises, car les projecteurs l'aveuglent.

Face à lui, les deux meneurs de jeu compulsent une ultime fois leurs notes.

Il

semble à Tumelat que l'un d'eux est ému. Le trac. Rares sont ceux, chevronnés ou

non, qui lui échappent. Le Président est du nombre. Il n'éprouve qu'une espèce

d'agacement d˚ à l'impatience. Une fois l'émission, en marche, il se sent détendu, presque aussi bien que dans son bain. Bain de lumière et de chaleur. Il

raffole des projos, de cette vie silencieuse d'arrière-plan qui s'active pour le

capter et le propulser dans les foyers de France. Fantastique cheminement de la

technique! Lorsqu'il était môme, à Saint-Corentin, son instituteur lui avait

appris à confectionner un poste à galène dans une boîte à cigares que lui avait

donnée le buraliste. Il se revoit, t‚tonnant de l'aiguille sur le morceau de

sulfure de plomb, l'écouteur aux oreilles, arrachant des bribes de sons à

l'éther : quelques mots tombés d'un autre monde, brin de chanson qui vite capotait dans le néant, rumeur creuse d'un siècle adolescent qui commençait tout

juste à prendre la parole.

Les pubes s'effacent de l'écran de contrôle. La musique du générique retentit,

plus présente que ce qui a précédé. Bon : à lui de jouer! A lui de jacter!

De

charmer, d'impressionner! En

216

LES CLEFS DU POUVOIP

scène, vieux pitre! Des millions de gens ont hésité entre to gueule, un western

et un documentaire sur les chiens d'aveugles. Ils t'ont choisi. Du moins : t'essaient-ils. Si tu ne captes pas immédiatement leur intérêt et si, l'ayant

mobilisé, tu ne l'attises pas de minute en minute, ils appuieront sur une touche

et tu disparaîtras de leur vie furtive.

Le présentateur traqueur a le visage parcouru de tics rapides. Poum! La loupiote

rouge s'allume sur l'une des caméras. La musique shunte, le déroulant du générique se retire comme par magie. Il était en surimpression sur leurs frimes

à tous les trois.

- Permettez-nous de vous remercier, monsieur le Président, d'avoir bien voulu

accepter, dans le cadre de...

Le Président écoute le blabla convenu. Il cherche dans la pénombre o˘ une centaine de spectateurs assistent à l'émission dans des attitudes pour musée

Grévin. Bayeur est au premier rang, avec Perduis, une jeune du parti aux dents

longues. Tumelat a du mal à repérer NoÎlle. Il la retapisse gr‚ce à ses grosses

lunettes noires.

Elle prend un petit côté Garbo, l'Ange. Elle s'éloigne du quotidien, se drape

dans le mystère de son drame. Ne vit que par son amour du Président. Tout le

reste lui est devenu improbable, ou sans importance. Il lui sourit. Elle sait

que c'est pour elle. Reste figée derrière ses grosses lunettes. Elle porte un

blouson fourré qu'il lui a acheté dans l'après-midi. Elle l'attendait dans la

bagnole, comme tous les jours. Elle s'y est organisé une sorte de logement :

livres, boissons, friandises. La Mercedes se trouvait stationnée devant un magasin de luxe de l'avenue Montaigne. En la rejoignant, le Président a aperçu

un truc vachement sympa dans la vitrine, en cuir miel doublé lynx. A l'oeil il a

su qu'il irait à NoÎlle et il est entré pour demander qu'on le lui prête, le

temps de s'assurer qu'il ne s'était pas trompé. La jeune fille a passé le blouson, assise sur la banquette, sans un mot. «a collait pile. Tumelat est retourné régler son emplette. quand il a été de retour, il a constaté que NoÎlle

pleurait.

- Allons, allons, tu vas tacher le cuir, a-t-il plaisanté.

Elle l'a suivi dans le studio surchauffé par les projos, engoncée dans le vêtement. Ce qui la botte le plus, c'est le grand col qui l'emmitoufle. Ce col,

les lunettes, un bonnet de grosse laine au ras des sourcils, on n'aperçoit plus

ses mutilations.

- Monsieur le Président, si nous vous avons demandé de venir à d'Homme à

Hommes,

ce soir, c'est dans l'espoir que vous voudrez bien préciser votre position pour

les prochaines présidentielles. Tout d'abord, pouvez-vous nous dire si vous serez ou non candidat ?

Le vieux renard attendait la question bille en tête. Il a un sourire plein d'une

extravagante probité.

- Ecoutez, monsieur Lemoine (ne pas manquer d'appeler les interviewers par leur

nom, ça les flatte) j'ai toujours trouvé outrecuidant qu'un homme postule de sa

propre initiative à la

217

fonction suprême. On ne s'improvise pas Président de la République, on attend

que d'autres vous reconnaissent les capacités nécessaires pour le devenir.

- qu'appelez-vous " les autres ", monsieur le Président, questionne avec un brin

de fiel son deuxième interlocuteur, vous faites allusion à vos compagnons de

parti?

Le Président enjambe l'objection comme on enjambe un étron sur le trottoir.

- Je fais allusion à eux, bien s˚r, puisque ce sont les Françaises et les Français qui me connaissent le mieux -, mais aussi à toute une fraction de l'électorat à laquelle mes idées semblent valables et qui veulent bien trouver

en moi une réponse aux questions qui les tourmentent.

Tumelat s'exprime sans conviction. Il est mécontent. L'ambiance du débat débute

mollement. On risque de tourner dans la grisaille. S'il ne trouve pas le moyen

d'assener un coup de poing dans l'objectif, d'ici cent secondes le tiers des

télespectateurs brancheront le western. La faute en est à ces deux journalistes

qui ont décidé de limer son personnage en le neutralisant au maxi.

- Si je traduis bien, commence l'ex-traqueur...

Horace le coupe :

- Traduire en quelle langue, monsieur? Je parle français.

L'autre encaisse, donne quitus d'un sourire torve et rectifie :

- Je voulais dire : si je comprends bien, dans la mesure o˘ vos amis du R.A.S.

et la fraction de sympathisants dont vous parlez vous y engageront, vous serez

candidat ?

Tumelat réprime un soupir, celui de l'abandon. C'est à cet instant qu'il va faire part à la France de son renoncement; bien que sa décision soit d˚ment arrêtée, il éprouve un sentiment d'ardent regret.

- Non, monsieur Lemoine, je ne serai pas candidat.

- Est-il- indiscret de vous en demander la raison ?

- Si je redoutais des questions indiscrètes, je ne serais pas assis en face de

vous ce soir!

Un léger frisson court dans l'assistance. Voilà, c'est ça, Horace Tumelat : la

repartie prompte, sur un ton bonhomme malgré sa vivacité.

Rire des duettistes, prêts à lui revaloir la monnaie de sa pièce.

- Nous nous réjouissons de l'apprendre, car nous en aurons d'autres à vous poser, monsieur le Président.

Les petits gredins! A la botte du gouvernement actuel. Opération gamelle!

Ils ne

feront pas de cadeau au vieux trublion; Horace doit rester vigilant, ne pas parler trop vite pour pouvoir faire face d'emblée aux sous-entendus vachards

qu'on ne remarque pas toujours dans l'excitation du débat, mais qui font leur

chemin, ensuite lorsque la presse écrite en rend compte.

- Est-ce que vous ne vous présentez pas parce que vous approuvez la politique du

président en place ?

218

Au lieu de se lancer dans la mêlée, Horace écarte ses co croise ses mains sur

ses feuillets chargés de notes à l'encre (il raffole du vert).

- Continuez, continuez à exposer vos suppositions, sieurs, dit-il ; ainsi je

vous répondrai globalement, cc fatiguera moins le téléspectateur.

Un fou rire discret lui vient de l'auditoire. Allons : il a r les guides.

Lemoine lance, hargneux

- En nous répondant spontanément, vous nous épargi ces hypothèses d'école.

Hypothèse d'école! La formule a été lancée par un jourm au détour d'un entretien. Elle a été reprise et fait fortune. faut trois ou quatre par an, qu'unaniment tout le mi réemploie jusqu'au cauchemar, puis qui, le plus souvent,

rei rient à l'armoire aux mites du vocabulaire politique!

Tumelat sourit. Se rend de bonne gr‚ce.

- Je ne me présente pas parce que j'aurais peu de chanc( l'emporter, avoue-t-il.

Il s'abstient de regarder Bayeur et Perduis qui doivei trouver saum‚tre.

Son

instant de franchise ! Il a toujours cé ses impulsions. C'est payant; en effet,

les deux interview semblent désarçonnés. Ils voulaient l'amener à cette conclu

par le jeu des questions insidieuses; le fait qu'il prenne devants leur fauche

l'herbe sous les pieds.

- Je n'ai jamais été un homme de chiffres, continu Président, mais il m'arrive

d'en aligner sur une grande feuill papier et de leur arracher certaines vérités

qu'eux seuls dét nent.

~ - Vous auriez pu, en figurant au premier tour, exposer idées, donner vos recettes contre la crise, bref, jouir d' tribune, objecte Lemoine.

- Je peux disposer de tribunes sans me porter candî objecte Horace, à

preuve :

ne suis-je pas en ce moment fai deux journalistes, à trois caméras et à

huit

millions de Franç~ Je préfère étudier les programmes des autres et apporter r

soutien à celui qui se rapprochera le plus parfaitement du nô Nous représentons

une force qui n'est pas la première du p. mais qui peut se montrer déterminante

le moment venu.

Au second tour?

Ou après...

Un silence, les deux tévémen compulsent rapidement le notes puis échangent un

regard complice brillant de radie malveillance. Le Vieux sent qu'ils ont concocté quelque vai peu reluisant et ses griffes sortent de ses doigts sans

qu'il ait

décider.

- Monsieur le Président, attaque (c'est le mot) benoîtem l'un d'eux, des bruits

circulent...

- Laissez-les circuler, ils sont faits pour ça, désamo préalablement Tumelat.

219

On rit. Les deux compères attendent que revienne le sérieux nécessaire au décochement de leur flèche car ils tiennent à ce qu'on l'entende bien siffler.

- Monsieur le Président : bon nombre de personnes s'imaginent que si vous ne

vous présentez pas, ce sera à cause du..

drame qui a assombri votre vie, il y a plus d'un an?

" Le " drame. C'est parti. Il fallait qu'on lui déballe du linge sale, naturellement. Cela fait partie du triste jeu.

Le Président encaisse sans broncher :

- Vous m'aviez parlé de bruits, dit-il, en fait il s'agit de ragots.

Sommes-nous

dans la loge d'une pipelette ou à la Télévision française.

Plein les gencives! Les bons apôtres sortent le bouclier de leurs soixante-quatre dents éclatantes.

Ils sont les premiers à rire.

- L'un des principaux inconvénients d'être un homme public, répond le plus jeune, c'est de ne pouvoir dresser une barrière autour de sa vie privée.

Sans

vouloir tomber dans la presse du coeur, monsieur le Président...

- Vous ne risquez plus d'y tomber : vous y êtes en plein! fulgure Horace.

L'atmosphère se tend. Les rires retenus de l'assistance adoptent un ton grinçant. Bel orage en perspective.

- Puisque nous y sommes, restons-y un instant, fait Lemoine, cela changera des

grandes professions de foi dont le public est saturé.

- Gr‚ce à vous qui organisez des tribunes de ce genre à tout bout de champ!

Lemoine passe outre la réflexion, la décrète, de par son attitude, nulle et non

avenue.

- La jeune fille qui a été à l'origine de ce drame de la jalousie (sourire finaud, le journaliste marque un temps) a été à demi br˚lée vive, et a disparu

de votre horizon, ce qui tendrait à faire croire que, pour vous, si j'ose cette

énormité, l'amour est combustible.

Il pouffe presque, ravi de son bon mot.

- Vous êtes marié, monsieur Lemoine ? questionne brusquement Tumelat.

- Heu, oui... Vous avez des enfants, une maitresse ? Mais enfin, monsieur le

Président...

- Enfin quoi ? tonne Horace, puisqu'on papote aux frais du contribuable au lieu

de parler de la France et de ses problèmes, continuons! Vous avez une veste bien

coupée, monsieur Lemoine, puis-je savoir le nom de votre tailleur ?

Lemoine est bousculé, comme un boxeur bloqué dans un coin par un adversaire plus

fougueux.

- Dois-je vous expliquer ce que je prends au petit déjeuner, messieurs ?

Vous

indiquer la marque de ma voiture ?

C'est le jeunot qui, courageusement, donne l'assaut.

220

- Monsieur le Président, permettez-moi de vous expliquer î quoi riment ces questions, quelque peu indiscrètes, et nous nous en excusons. A plusieurs reprises, au cours du septennat qu s'achève, vous avez annoncé que vous seriez

candidat au) prochaines élections, pour le " Mieux Vivre de la France "

c'était

votre slogan. Or, vous ne l'êtes plus. Nous sommes de! gens d'information, notre

métier consiste à donner aux Françai. ses et aux Français, tous les éléments

leur permettant dt comprendre les motivations de ceux qui les dirigent.

Vous now

avez expliqué que les chiffres vous étaient contraires; mais, monsieur le Président, ils l'étaient tout autant au moment o» vous prétendiez monter à

l'assaut de l'Elysée ; force nous esi donc de chercher ailleurs. Nous sommes

plusieurs à penser_

- Pas possible! l‚che le Président.

Effet facile de bistrot du Commerce, mais qui ne rate jamaiç de porter.

Rigolade ténue dans l'assistance.

- Nous sommes plusieurs à penser qu'un traumatisme moral, d'ordre privé, vous a

induit à comprendre que vous n'auriez plus la faveur des masses, tout simplement

parce que vous les avez déçues.

- En quoi aurais-je démérité à leurs yeux ?

- En cela qu'une adolescente innocente a vécu un martyre du fait d'une secrétaire jalouse, monsieur le Président. que sont devenues ces deux femmes ?

L'une cache ses cicatrices, l'autre paie son acte en prison; du reste elle s'est

évadée la nuit dernière, mais la police l'a retrouvée, elle éiait dans le corna,

ayant tenté de se suicider; probablement à cause de vous.

Horace ne peut celer sa surprise. Alcazar retrouvée! Il n'a pas su la chose. Il

s'abstient de questionner, malgré sa curiosité dévorante : pas ici, pas devant

des millions de téléspectateurs. Alcazar dans le coma! Putain d'elle!

Pourvu

qu'elle crève sans reprendre ses esprits! Il se sent embarqué dans une sale galère. qu'elle parle d'Eric, de ses sévices, et tout capote

- C'est tout ? demande-t-il.

- Nous espérons quelques mots d'explication, monsieur le Président. Cela dit,

j'admets qu'il s'agit de choses strictement privées, libre à vous de vous taire.

- Somme toute, fait Tumelat, vous essayez de démontrer aux Françaises et aux

Français qui nous écoutent, que je suis un salaud ?

- Vous tirez des conclusions excessives, monsieur le Président. Il nous paraissait simplement- intéressant que vous nous donniez quelques informations

sur un drame qui a défrayé la chronique, cette émission s'appelle " D'homme à

hommes ",

Tumelat sait que ces coups de Jarnac viennent d'en haut. Il a trop tiré sur la

corde de la désinvolture avec le Pouvoir, on est en train de le mettre au pas.

Certes, les arguments de deux journalistes sont sans fondement, mais ils s'adressent à la passion populaire et font vibrer les électeurs plus que les

plans, les

221

chiffres, les statistiques, les promesses et coups de gueule en tout genre.

Le

Président est caparaçonné de son sang-froid comme d'une combinaison thermique.

On l'attaque avec les arguments d'Ici Paris, soit, il va donc descendre sur le

terrain choisi par ses adversaires. En difficulté, lui? Jamais! Tu entends bien,

l'aminche ? Ja-mais! Plus duraille à saigner que Raspoutine, le vieux!

- Les mots sont inutiles, dit Horace, quand les actes sont possibles. Je vais

faire une chose dont, à l'avance, je demande bien pardon à messieurs les techniciens, lesquels ont réglé leur lumière et le son pour trois personnes, car

je vais en faire intervenir ici une quatrième. Mais je connais trop la débrouillardise française pour penser que cet incident ne prendra pas nos amis

au dépourvu.

Il se dresse lentement afin de ne pas déplacer les deux minuscules micros fixés

à ses revers.

NoÎlle! Viens ici, ma petite fille! N'aie pas peur!

- Ecoutez, monsieur le Président, s'égosille Lemoine affolé, il n'est pas possible de...

- Pas possible! Sommes-nous en France ou pas, messieurs? " Viens NoÎlle!

Prends

garde à tous ces c‚bles, dans le noir, surtout ne bouscule pas les projos sur

pied, ils sont réglés!

" Tout est réglé d'avance, ici, y compris les questions qu'on me pose. Une seule

chose n'est pas réglée, mes réponses! "

Pendant qu'il parle, NoÎlle s'avance vers l'îlot de lumière. Elle se déplace

comme un médium, sa volonté totalement soumise à celle du Président. Il l'appelle, alors elle se présente. La voici, mystérieuse dans son blouson fourré, à l'abri de ses grosses lunettes. Tumelat ne regarde pas dans sa direction, mais guette l'apparition de sa jeune maîtresse sur l'écran de contrôle. La caméra 3 vient de la capter, encore mal éclairée, sorte de subtil

ectoplasme incertain au milieu de l'attirail télévisuel. En régie, le réalisateur la balance sur les ondes, sachant qu'il ne faut pas ràter~

l'incident car, demain, il fera la une de tous les journaux. Jamais personne

avant le Président n'avait osé cela : imposer en pleine émission une personne

inattendue. Prendre sur lui de chambouler le cérémonial technique pour créer ce

choc.

NoÎlle parvient au bord de la table. Le Président se lève pour l'accueillir. Les

cameramen entendent aboyer le réalisateur dans les écouteurs de leur casque.

- Badin je la veux plein cadre, démerde-toi! Marco! en plan général les quatre,

vite, pour référence topographique!

Et ça s'agite, les gros cyclopes décrivent une espèce de ballet futuriste : valse des robots !

Les téléspectateurs de France ont en face d'eux un homme vieillissant et une

jeune fille indécise dont ils ne savent encore que penser car elle reste indiscernable.

- Mon ange, murmure le Président, je sais que ce que je te demande t'est pénible, mais tu as entendu ces messieurs : les

222

Françaises et les Français s'inquiètent de ton sort. Notre devo civique est de

les rassurer. Veux-tu poser ta veste, je te pris ?

Joignant le geste à l'invite, il aide NoÎlle à quitter le be blouson neuf.

- Maintenant, ôte tes lunettes : quand on fait la connai sance de quelqu'un, on

doit lui montrer son visage. La Fran fait ta connaissance, l'Ange, montre-toi à

elle! Tu permets

De sa propre initiative il cueille les lunettes teintées et 1 retire.

NoÎlle

cligne des yeux. Mais sans chercher à les dérobe Elle est trop intimidée pour ne

pas faire montre d'une hardies éperdue. Elle se tourne vers celle des trois caméras dont le pet dôme rouge est éclairé et plante sa frimousse détruite da

l'objectif.

" C'est pour lui. Du moment qu'il veut cela, elle l'acco plit. "

En habitué des studios, Tumelat dégrafe l'un de ses micros le tend vers les ièvres de la petite.

- Je vais te poser deux questions, l'Ange. Juste deux petit questions, histoire

de rassurer ces messieurs et la France qui s font tellement de souci pour toi!

Réponds-y le plus francheme

que tu le peux. Première question : o˘ habites-tu ?

- Chez vous, monsieur le Président, murmure NoÎlle.

Le cameraman de la une vient de faire un très gros plan de se plaies. Sur l'écran, on croit voit le sol lunaire. Le réalisateur a une merveilleuse idée de

passer, en surimpression, le regard d'infi de NoÎlle, ces yeux si clairs pleins

d'une étrange extase.

- Seconde question; je te préviens qu'elle est beaucoup plu délicate. voire même

assez sotte : malgré les cruelles séquelle que t'a laissées le drame qui empêche

encore ces deux messieur et la France de dormir (il n'appuie pas sur l'ironie,

la laissant agi pas sa propre force) es-tu à peu près heureuse, NoÎlle ?

Il se passe quelque chose que les téléspectateurs ne sont pa près d'oublier; il

se passe un sourire de " l'Ange ", beau comm une aube d'été.

- Je suis totalement heureuse, monsieur le Président.

Sa voix est claire, mais l'‚preté du ton renseigne sur 1 sincérité absolue de la

jeune fille. Le Président lui donne un caresse sur la joue, du dos de la main.

- Merci, l'Ange. Tiens, remets ton blouson.

Puis se tournant vers les deux intervieweurs mal revenus de c coup de force de

Tumelat :

- Messieurs les jurés, pas de questions ?

Lemoine, qui manque d'air, tente de sauver la face.

- Eh bien nous remercions cette toute jeune fille (sou entendu : qui est la proie d'un vieux saligaud) d'avoir bien voul répondre à votre appel, avec un

grand courage...

- Je n'ai pas besoin de courage, lance NoÎlle.

On ne l'entend pas, car Tumelat avait récupéré son micro Vite, il le lui redonne

:

que disais-tu à ces messieurs, petite ?

- Je disais que je n'ai pas besoin de courage pour vous obéir, car obéir est une

forme de l'amour. Et puisque je suis là, je voudrais également dire quelque chose que personne ne me demande : c'est que vous êtes un homme en vie. Et, dans

le monde politique que je vois, il n'y a plus que des momies!

Elle tourne les talons et va se fondre dans le noir.

- Pardonnez-moi cet intermède, fait Tumelat en se rasseyant, mais c'est vous qui

l'avez provoqué.

- C'était touchant, assure Lemoine d'un ton aigre.

Et d'enchaîner avec des questions classiques sur le chômage, l'économie, la politique étrangère du Président sortant.

223

A l'issue de l'émission, Bayeur et Perduis s'avancent à la rencontre du Président. La fournaise des projecteurs cesse car on vient de les couper et la

lumière qui subsiste paraît froide et aqueuse. Tumelat enfouit des paperasses

qui lui furent inutiles dans un porte-documents. Les deux journalistes semblent

se quereller dans un coin du plateau.

- Je crois, soupire Pierre Bayeur, que ce qu'il y a de plus phénoménal chez toi,

c'est ton culot!

Tumelat a un sourire distrait.

- quand on veut être entendu, on crie, dit-il, quand on veut être lu, on trace

des graffiti au goudron sur les murs ; et quand on veut neutraliser les mauvaises langues, on les coupe ! As-tu remarqué comme ils étaient dociles et

fuyants, ces deux-là après mon morceau de bravoure ? Ils n'ont jamais pu revenir

sur moi, comme on dit dans le jargon cycliste. Sciés!

- Je me demande comment les nôtres auront pris ta petite prestation sentimentale

; les purs vont s˚rement réclamer une réunion exceptionnelle du Comité.

Nous la leur accorderons.

BayÎur baisse le ton, à cause de Perduis qui attend, à trois mètres.

Ils seront un peu plus nombreux à réclamer ta démission, penses-y!

J'y pense, mon petit Pierrot, j'y pense. Et veux-tu savoir à quoi je pense aussi? A la leur donner!

XVI

Elle est soudée à lui depuis des heures : mollusque agrippé coque du bateau, ne

faisant plus qu'un avec lui et se lais porter par ses quatre volontés. Elle le

tient d'une cert manière farouche qu'elle ignorait avant ce jour : les cou baissés, les mains possessives. Sa joue se meurtrit au cuir d combinaison.

Elle

l'aime, se dit qu'elle l'aime, s'enivre de c certitude d'amour; d'amour prodigieux, d'amour si beau qu' l'admire. Eve àdmire son amour pour Eric, comme

s'il s'agis d'une oeuvre d'art formellement accomplie. Elle se sent tout fois

animal et pur esprit. Tandis que, le bolide déferle sur départementale soigneusement endormie, laquelle se dér devant eux pour, après leur passage, se

rembobiner serré jeune femme contemple sa vie passée qui la conduisait à ce j ci

comme la route mène chez le père d'Eric. Le long prologu apparaît blafard, un

peu dérisoire aussi : son mariage, sa carr et même - elle ose en convenir -

sa

maternité. Dérisoir sans but, sans intention vraie. A présent, elle est bien

présent, elle est sauvée de l'inutilité. Elle a conscience qu futur lui sera

redoutable, mais comme toutes les amantes, n'est porteuse que de l'instant.,

Enceinte d'un éblouis présent, si riche,-si dense quIl vaut tous les sacrifices

ultérie

Elle sent la force de son -compagnon. Elle est ravie imaginant sa belle gueule

sous le casque, ce casque bricolé il s'est servi le jour de " l'attentat ".

Oui,

elle le voit comme elle précédait l'engin au lieu de le chevaucher. Le voit,

supe jeune, ardent, follement romantique, avec cette perve ténébreuse qui le lui

rend irrésistible.

N'est-ce pas parce qu'elle est tombée en arrêt, un mati journal, devant une photo de presse représentant le Président en compagnie d'Eric, qu'elle s'est

mise à s'intéresser à lui? cherche à se convaincre qu'elle n'a jamais été

son

ennem que si, elle a voulu lui nuire, c'était uniquement pour mobi son attention, le forcer à s'intéresser à elle, co˚te que co˚te. trouvera toutes les

raisons qui seront nécessaires à l'anest de cette période mesquine ; elle saura

la faire belle, digne d'eux.

225

Par instants, il demande, de sa voix métallisée par l'appareillage acoustique :

- Pas trop fatiguée ?

Comme si elle pouvait lui répondre, dans ce vacarme, emportée qu'elle est par le

typhon chromé.

Au départ de Paris, il l'exhortait à ne pas avoir peur, et elle trouvait ses

recommandations cocasses eu égard à leur première chevauchée de feu. Ils se sont

arrêtés pour " faire " de l'essence du côté de Chalon-sur-Saône. Elle a abandonné un instant sa monture afin de se dégourdir les jambes; la nuit était

tombée depuis longtemps. Elle a dépassé la zone de lumière de la station pour

contempler Eric à distance. Sans son casque, les cheveux décoiffés il ressemblait, dans sa combinaison noire, à quelque héros wagnérien repensé

par un

metteur en scène d'avantgarde. Dans l'ombre, elle le savourait du regard, admIrant chacun de ses gestes ; le bonheur de ses attitudes, bouleversée par ce

surprenant mélange de virilité presque guerrière, et de fragilité vaguement féminine. Elle a soupiré : " Oh! comme je t'aime, mon petit garçon qui va voir

son papa. "

Eve se dit que le paysage doit être beau. La route grimpe en de larges lacets

dans un clair de lune irréel. Elle distingue des collines sévères, avec, tout en

bas, le Rhône rectiligne comme sur la carte de France, ardent et pressé

d'aller

s'engouffrer dans la mer. Elle songe que l'Atlantique conviendrait mieux à

sa

fougue brutale. N'y aurait-il pas eu un malentendu géologique ?

Elle a les reins brisés et les cuisses lui font mal. Des contractures nouvelles

naissent un peu partout dans son corps. C'est bon...

- Nous arrivons! annonce Eric.

Il a déjà réduit l'allure avant de pénétrer dans un vieux bourg b‚ti de pierres

plates. Il fait " moto de velours " pour rentrer chez lui. Elle en est attendrie. Ils passent au ralenti le long d'une rue principale, tournent devant

l'église et s'engagent par un chemin déjà bordé de champs d'un côté et d'un haut

mur de l'autre. Le mur semble interminable, mais au bout de cinq cents mètres,

un large portail de fer l'interrompt. Eric le franchit et les voici dans une

allée cavalière envahie par les herbes et ombragée par une double file d'énormes

ch‚taigniers.

Sur une esplanade, se dresse un ch‚teau aux formes carrées entièrement recouvert

de lierre. C'est une b‚tisse sans style précis, qui tient de la ferme fortifiée.

Une faible partie de la construction dominant l'autre, on peut à la rigueur parler de tours. C'est vaste sans insolence. Massif, mais avec des gr‚ces campagnardes. La maison familiale type, qui passe d'une génération à

l'autre

sans subir de changements notables. On l'entretient bien, corrigeant au fur et à

mesure les déprédations du temps, mais on ne la modernise pas. Eve imagine déjà

qu'il ne doit pas y avoir plus de deux salles de bains, et encore sontelles équipées d'appareils archaÔques, hauts sur pattes, avec des 226

robinets qui font un bruit de vieille machine à battre quand on les ouvre.

Toujours est-il que sa surprise est grande. Lorsque Erie parle de son père, il

ne précise jamais qu'il est ch‚telai Elle s'était figuré un rentier confortable,

sans plus.

La moto s'est tue et les bruits capiteux de la nuit les accueille malgré

qu'on

soit en hiver, dans une région assez rude. Un ve sec brouille les branchages des

ch‚taigniers, tandis qu'un oisea nocturne embusqué non loin de là, hulule.

Rien

de sinistre cela. Tout respire au contraire la sérénité.

Une lumière vient de s'éclairer au premier, donnant soudai au ch‚teau un aspect

fantasmagorique.

- L'empire des lumières! murmure Eve.

Eric ne comprend pas tout de suite, puis la toile de Magrit lui vient en mémoire, qui représente une maison assez semblab à la sienne, dont la façade est

plongée dans la nuit alors qu'il fa soleil.

Un volet s'écarte, un individu indiscernable en contre-jo paraît :

- C'est toi, fils?

- Oui, papa.

- Je t'attendais

- Vieux Charlot! appelle Eric.

- quoi donc?

- Enfile un slip ou une robe de chambre, je ne suis pas seu Il explique en souriant à Eve que son père dort nu et qu'il promène volontiers à

poil, la nuit, sans être troublé pas présence éventuelle de son fils ou du couple de domestique

Eve sourit, devinant qu'elle va faire la connaissance d'u personnage hors du

commun. Sous la lune, Eric semble blafar avec des sillons d'ombre dans le visage.

- Vous avez peur? chuchote-t-elle.

- Très peur, convient le jeune homme.

La porte s'ouvre. Ils s'avancent gauchement. Eve aussi a peu Ils se tiennent par

la main. Adam et Eve chassés du Parad Terrestre !

A cette minute, Eve regrette ses perfides papiers, si bas, minables. Ce sont des

fleurs vénéneuses jetées dans un unive de pureté naturelle. Il va falloir expliquer à ce Cléramba ardéchois ce que sont les vilenies d'un certain Paris

politic artistico-intellectuel : la ville o˘ l'on taille le mieux les habits

crachats. Lui faire d'abord admettre que cela existe, lui donne dans les grandes

lignes, le mode d'emploi. Pas commo d'apprendre la saloperie à un être clair. On

peut toujou prêcher le bien : personne ne regimbe, quoi qu'il en pense. C'e tabou, le bien, il fait partie des grandes conventions. Bêta, po la plupart des

gens, il n'en demeure pas moins un étalon adm de tous. Mais l'ordurerie ?

Hein,

l'ordurerie, tu as des mots po l'enseigner, toi ? Des formules pour l'expliquer

? Le courage la justifier?

Eve se présente à un grand bougre à l'oeil p‚le, tignasse 227

rudes crins gris, figure tannée par la vie au grand air. Aspect saugrenu d'aristo campagnard et de bohème aisé. Air à la fois franc et ironique, bon et

méfiant, désabusé et éclatant d'énergie. Son fils lui ayant conseillé de passer

soit une robe de chambre, soit un slip, il a mis les deux, mais à la diable. Le

slip est à l'envers, la robe de chambre ne porte pas de ceinture. Il a une large

poitrine drapée d'astrakan gris, l'un de ses testicules passe hors du slip.

Il

est nu-pied, et ses orteils sont largement spatulés, ses tendons terriblement

saillants.

Eric offre la joue à son père

- Bonsoir, Vieux Charlot!

Charles Plante dépose un baiser machinal qui ne vient pas du coeur.

- Je pensais que tu serais là plus tôt, grommelle-t-il.

- Je ne pouvais me libérer plus vite! Eve, je vous présente mon père, voici Madame Mirale, une... une amie de la presse!

Il n'a trouvé que cette pitoyable expression, le pauvre petit pour présenter la

femme qui s'est employée à le déshonorer aux yeux de son géniteur : " une amie

de la presse " ! quelle dérision! Pauvre con! C'est toujours la même chose, en

présence du Vieux Charlot : il redevient un petit garçon bafouilleur.

Il a honte, par rapport à Eve, la madrée, si fine et aiguÎ qu'il la compare à

une dague italienne. Heureusement qu'elle l'aime! Sinon, comme elle se gausserait de lui!

Parfait gentilhomme, Plante père prend la main d'Eve et s'incline.

- Soyez la bienvenue, madame. O˘ est votre bagage ?

Elle dit en riant qu'elle n'en a pas, Eric l'ayant enlevée de force. La situation commande de ne pas différer les grandes explications.

- Et savez-vous pourquoi il a accompli ce coup de force, monsieur Plante ?

Parce

que c'est moi l'odieux auteur du papier qui vous a fait bondir.

Vieux Charlot l'enveloppe d'un regard curieux. Il referme maladroitement sa robe

de chambre, laquelle se rouvre presque aussitôt.

- Ne restons pas dans le hall, dit-il. Avez-vous bouffé ? Non ? Alors, allons à

l'office.

Eve respire avec satisfaction la bonne odeur de la maison. Cela sent la confiture de coing, le linge propre, avec des relents discrets de cuveau.

Parfums sédimentaires laissés par des générations de petits hobereaux peu fortunés.

Elle se dit qu'il doit faire bon y vivre à condition de n'en jamais partir.

Ecouter le temps aux horloges de la demeure, voir naître et mourir les saisons,

naître et mourir les animaux et y mourir soi-même, en toute confiance, dans cette paix héritée et retransmise intacte. Imbécile d'Eric! Pourquoi a-t-il rompu la chaîne?

228

La cuisine est aux dimensions d'un cloître, vo˚tée, avec un immense fourneau

noir et des placards de noyer ciré.

Forte table, tabourets massifs, carreaux vernis aux tons pain br˚lé.

Seule- note si l'on peut dire moderne : un immense réfrigérateur, obèse de ce

qu'il renferme.

- Mets les assiettes, fils, je vais déballer la bouffe. Il y a toujours des trucs à réchauffer avec Lucienne.

- Ah, " elle " s'appelle Lucienne, cette année, note Eric.

Il explique à Eve que son père, chaque année, donne à leur servante un nouveau

prénom. La chose remonte à son remariage. Sa seconde femme se prénommant Marie,

comme la cuisinière, il décida de débaptiser cette dernière et, afin de corriger

- croit-il - ce que cette mesure pouvait avoir de désobligeant, de l'affubler

d'un prénom neuf à chaque premier janvier.

La chose amuse follement la journaliste. Le père d'Eric est un homme délicieusement dirguel, mais dingue " en surface ", car elle perçoit parfaitement la gravité profonde et le sens aigu de l'observation qui se cache

sous cette fantaisie.

Eric dispose trois couverts. Il n'est pas question que Vieux Charlot regarde

manger les autres. Il est étroit comme une horloge bretonne, mais son coup de

fourchette est connu dans toute la contrée. Un jour il paria de manger une dinde

à lui tout seul à un repas et y parvint, histoire de lancer un défi posthume à

Victor Hugo, lequel prétendait que la dinde était l'animal le plus sot de la

création car, avec elle " il y en a trop pour un, mais pas assez pour deux

" !

Le ch‚telain touille le foyer de la cuisinière qui, pareille aux hauts-fourneaux

ne s'éteint jamais. Miracle de la campagne, des braises reprennent vie et acceptent les b˚ches qu'on leur confie. Cela se met à craquer et la chaleur monte. Dix minutes plus tard, il y a des plats à chauffer, riches d'odeurs stimulantes : ail et herbes, beurre grésillant, suaves senteurs d'une cuisine

ancestrale.

- Je peux vous aider ? propose Eve.

- Reposez-vous, répond Vieux Charlot, six cents bornes sur cet engin con comme

un feu d'artifice, voilà qui vous moud les os!

- Marie va bien ? demande Eric.

- Une vraie prairie! Elle attend que je l'appelle.

- Pourquoi ne le faites-vous pas? s'enquiert Eve.

- Parce qu'elle sait que les explications entre père et fils doivent avoir lieu

en tête à tête.

- Je vous laisserai dès que je vous aurai fourni les miennes, promet la jeune

femme avec un sourire.

Il lui décoche un nouveau regard indéfinissable. Ce genre d'oeillade-banderille

qui se plante dans la chair.

- Voici des terrines : la grande spécialité de Lucienne.

229

Je vais vous servir. J'ai un hermitage rouge tout ce qu'il y a de charmeur pour

les accompagner.

Il a une voix basse. Eve l'imagine chantant l'air de la Calomnie.

- Chez vous, les pénitentes sont bien traitées, dit-elle.

- Pénitentes ?

- C'est en cette qualité que je suis ici.

Elle vide le verre de vin rouge, très sombre, que Vieux Charlot lui a servi. Il

faut qu'elle parle. Elle a un infini besoin de calmer ce grand bougre adorable.

Non plus pour la tranquillité d'esprit d'Eric, mais pour celle du bonhomme.

Alors Eve se lance. Elle improvise, elle brode; mais avec tant d'‚me que ses

mensonges deviennent vérité. Elle explique qu'ils sont amant et maîtresse Erie

et elle. Folle passion! Depuis plusieurs mois. Elle n'a qu'à montrer son authentique amour pour que Vieux Charlot la croie. Elle dit ce qu'elle ressent

afin qu'il y ait un socle de vérité granitique sous la barbe-à-papa du mensonge.

Elle l'aime. Il est celui auquel elle pense jour et nuit. L'embrasement de sa

vie femelle. Le regarder la met en émoi. Chevaucher son infernale moto en s'agrippant à son torse constitue une forme de volupté.

Erie écoute, davantage impressionné que son père. Bon Dieu, si le Président pouvait entendre ce chant d'amour!

" Et que m'ordonnez-vous, Seigneur, présentement ? De plaire à cette femme et

d'être son amant! "

La marche triomphale! Il l'a séduite totalement. Partie gagnée! Il est de la

race des conquérants. Il lui suffit de décider pour obtenir. Un claquement de

doigts et la vie se couche à ses pieds! Cette certitude le grise. Il aime sa

jeune puissance.

Eve s'exprime avec toute l'humilité de l'amour vrai. Elle se raconte en cherchant les mots simples qui sont toujours les plus efficaces. Elle parle de

tout : de sa jeunesse, de son mariage sans bonheur, de son fils qu'elle ne recouvre pas véritablement de plumes maternelles. Elle dit son métier dans lequel elle s'est jetée pour tenter de donner un sens à ce qui n'en avait pas.

Eric ne s'y trompe pas : elle lui apprend sa vie en la narrant à son père.

C'est

Vieux Charlot qu'elle tente d'apaiser, mais c'est à lui qu'elle tend ce passé de

guingois. Elle est sillonnée de fêlures, l'altière Eve Mirale, celle qui fait

trembler tant de " gens en place " ; l'on dirait une assiette de porcelaine ancienne pareille à une toile d'araignée. Si fragile, si désespérément fragile

qu'elle a d˚ se composer vaille que vaille une cuirasse d'encre.

Vieux Charlot est sous le charme. Des convoitises de m‚le s'allument dans ses

prunelles. Il la trouve belle et ardente dans son chant d'amour, cette fille

pleine de mille gr‚ces physiques, dont la séduction inquiète car l'on voit bien

que l'aimer est une croisade et qu'être aimé d'elle équivaut à se soumettre à

une autre philosophie. Elle a une manière fascinante de camper sa personnalité

par légères touches, délicates et sur lesquelles il est impossible de revenir,

comme dans la composition d'une aquarelle.

230

La touche décisive, pleine d'instinct; La touche effleurante, qui jamais n'insiste ; l'impression d'épaisseur naissant de sa fluidité même! Elle a un

trait sur son enfance, dans la grande maison, probablement plus pimpante et plus

gaie que celle des Plante - mais cela aussi on le devine à travers l'eau à

peine

teintée de son verbe. Et une seule phrase suffit pour qu'on-la voie dans le bonheur doré d'une jeunesse heureuse, pensive malgré les facilités qui la cernent, en attente d'autre chose. Et puis plus tard, son époux, et lui aussi se

dresse au rendez-vous de l'inventaire, tel qu'Eric l'a vu et jugé : assez beau,

être dru et fort, amoureux de ce qu'il possède à commencer par sa femme et sans

problèmes autres que professionnels parce que ce sont les seuls qu'il soit apte

à régler.

Elle raconte sa tentation d'écrire. D'abord des choses personnelles, car écrire

correspond à une offrande intime. Puis, le style s'affermissant, son vocabulaire

s'enrichissant, son inspiration prenant quelque altitude, elle explique comment

lui est venue l'idée de guerroyer avec son stylo en guise de lance. Elle a découvert qu'on tailladait les individus plus s˚rement avec une pointe Bic qu'avec une épée. Peut-être a-t-elle un compte à régler avec ses contemporains ?

Peut-être veut-elle leur faire payer ses déceptions d'enfant dont elle n'a jamais guéri ? Ses déceptions de femme dont elle est béante ? Chacun sa plaie,

chacun son drame et ses phantasmes. Une certaine misanthropie lui est venue, une

hargne profonde. Elle cite quelques-uns de ses exploits de plume, sans vantardise, pour illustrer ses dires, donner de la consistance à sa confession.

Et alors, que je vous dise; hein ? que je te dise, lecteur à la gomme, toi qui

attendais tout autre chose de moi, l'artiste éphémère de Bourgoin-Jallieu (Isère) ; que je te dise ma chère Eve, si bellement dramatique en son amour nouveau, déjà trop lourd, te dise la malignité de cette gonzesse de merde; la

manière qu'elle opère un savant virage, au-dessus de ses belles réalités navreuses, pour revenir survoler le mensonge. Passant du réel passé au présent

faux, superbement! A chiée verte! quelle maitrise! Vieux Charlot n'y voit que du

feu! Et Eric est ébloui par cette magistrale poudre aux yeux! Car elle ment la

vérité en une somptueuse préfiguration, la garce mémorable. Elle explique son

amour tout-puissant, à elle, face à l'amour tiédasse d'Eric. Elle, brasier!

Lui,

théière! Elle, prête à tout, et essentiellement au pire ; lui prêt à rien, et

essentiellement à la laisser quimper. Son sursaut! Sa vengeance ! Il lui préfère

M. le Président, le saint patron, le modèle, le dalaÔlama, haute fripouille d'hémicycle, achetée et vendue cent fois et toujours à vendre, mais d'une monstre intégrité quand les prix sont trop bas. Horace Tumelat! Son Dieu!

Et

alors, l'idée... La follasse idée de le sous-entendre pédé, ce bon petit Eric,

gentil minet de barbon en indécision sexuelle. La photo quasi truquée prise à La

Méditerranée, étalée au côté d'une autre tirée un soir de bringue auquel elle

prétend avoir participé. Il est facile de monter un bigntz de ce genredans ce

Paris-salope, dans ce Paris

231

ragots, dans ce Paris-Cancan (pas french du tout!). Ici, en Ardèche : c'est monstrueux! Là-bas, chez Régine . c'est marrant. Six cents bornes suffisent pour

transformer un méchant canular en scandale.

Elle a dit, au milieu des terrines, en éclusant du vin rouge exquis. A présent

elle se tait. Eric lui adresse un long regard éperdu de reconnaissance.

Vieux

Charlot se lève pour retirer du fourneau une coquelle de fonte noire o˘

mijotent

des tripes aux oignons.

Il place la coquelle sur un dessous de plat extensible qui ressemble au plateau

d'un pédalier. Il emplit trois assiettes silencieusement.

- Tu devrais appeler Marie, dit-il à son fils.

quand Eric est sorti, il soupire :

- Un amour pareil, merde : il a de la chance, le bougre!

Puis, au bout d'un instant de réflexion

- Mais vos manigances me font peur!

Eric revient.

On l'a entendu héler dans le hall.

- Elle t'a répondu ? interroge Vieux Charlot.

- Elle va descendre.

- quand repartez-vous ?

- Demain!

- Avant de filer, vous seriez gentils de remonter la rue du village, bras dessus, bras dessous. Je ne suis pas le seul ici à avoir lu l'article...

- Nous le ferons, promet Eve.

Et Marie fait son entrée. C'est une jeune femme d'une trentaine d'années, brune,

la peau p‚le, aux cheveux tombant bas sur les épaules. Elle a un bon regard, un

bon sourire, des dents saines. Sans doute vient-elle d'attraper deux ou trois

kilos " d'hiver " qui suffisent à donner à sa démarche quelque chose d'un peu

trop appuyé.

~ Eric se lève et l'embrasse sans joie sur les deux joues. Puis il présente les

deux femmes l'une à l'autre non sans quelque raideur.

Il a cette amabilité gourmée des beaux-fils avec la seconde femme de leur père.

Cordialité de commande et qu'on devine sans lendemain.

- Bien entendu, tu n'as pas faim ? demande le père d'Eric à son épouse.

Elle sent l'eau de Cologne, son déshabillé vient de Tournon et date de trois ou

quatre ans. Elle plait à Eve qui la trouve plutôt émouvante. Vieux Charlot doit

être parfaitement heureux avec elle.

- Je mangerai une tranche de caillette pour vous tenir compagnie, répond Marie.

Elle ajoute qu'elle préfère du vin blanc et va chercher un fond de bouteille

dans le réfrigérateur.

Elle regarde Eve à la dérobée, intriguée par cette invitée 232

inattendue et s'efforçant de deviner le motif de sa présence ici. Sans doute

Eric, accusé de pédérastie, a-t-il voulu prouver l'orthodoxie de ses moeurs en

se faisant accompagner par une amie ? Le père Plante ne songe pas à lui fournir

d'explications. Ici, il règne. Il est le maître.

Eve le chérit d'emblée. N'est-il pas le père vénéré d'Eric? Celui pour lequel ce

dernier est capable de mourir plutôt que d'encourir sa malédiction?

J'aime cet endroit, fait-elle. Je vous imagine, enfant, dans cette maison, Eric.

Maintenant que je connais votre père, je comprends ce qu'ont été vos rapports et

je m'explique l'amour fanatique que vous lui portez...

Elle s'adresse à Vieux Charlot

- Car il y a vous, et rien d'autre, monsieur Plante! Vous, et des gens. Des gens

qu'il admire, qu'il aime un peu, qui l'amusent...

Eric se demande comment elle peut le savoir si bien, alors qu'ils ne se connaissent pas encore.

Vieux Charlot n'est pas le genre d'homme à montrer son émotion. Sa robe de chambre lui tenant trop chaud, vu la proximité du fourneau, il s'en est défait

d'un mouvement des épaules et elle pend autour de son tabouret. quand il se lève

pour aller quérir des fromages, ses couilles s'évadent de son vieux slip trop

l‚che, sans qu'il songe à leur faire réintégrer le bercail.

- quand Lucienne saura que tu es arrivé dans la nuit et que c'est moi qui ai

préparé le frichti, elle va nous faire la gueule pendant huit jours, dit-il en

riant. Elle est con comme un homme, cette pauvre femme.

Marie constate, à l'euphorie de son époux, que le " malentendu " est dissipé et

s'en réjouit. Elle vient de passer deux mauvais jours. Ce que Vieux Charlot,

dans son parler imagé qualifie de " sale mousson ". Il ne sait pas être malheureux : lui, il faut qu'il baise, dorme, bouffe et monte à cheval sans la

moindre arrière-pensée. Il vit, Vieux Charlot, il n'a pas le temps de souffrir.

Une demi-heure plus tard, il les conduit à " leur " chambre, qui est celle d'Eric, avec force démonstrations d'un go˚t douteux.

L'on dirait un vieil oncle pompette accompagnant des jeunes mariés à leur chambre, le soir des noces. Tout juste s'il ne va pas leur souhaiter "

bonne

bourre " !

Eve fait quelques pas dans la chambre de séminariste d'Eric. Eric reste adossé à

la porte rudement claquée par son père. Il pense à la corde raccourcie, dans le

tiroir de sa cuisinette parisienne.

Il est terrorisé et voudrait bien mourir un peu.

XVII

Contrairement à la première impression d'Eve, la maison est fort bien équipée du

point de vue sanitaire. Chaque chambre comporte une salle de bains et celle-ci

est moderne, de fort bon go˚t avec ses tomettes provençales égayées çà et là

d'un petit motif naÔf représentant des fleurs champêtres.

Lorsqu'ils sont seuls, elle inspecte les lieux avec intérêt. La pièce sent gentiment le renfermé. Meubles rustiques, en bois fruitier, tapisserie genre

cretonne, rideaux de rude toile de lin. Le lit est haut, " à deux petites places

", songe-t-elle, surmonté d'un édredon volumineux qui ressemble à un ballon captif en dégonflade. Au mur quelques gravures du dix-huitième, plus une grande

photographie, dans les gris p‚le, représentant une jeune femme mélancolique qui

paraît consciente de la brièveté de son destin.

- Votre maman ? interroge Eve, certaine de la réponse, car Eric ressemble trait

pour trait à la femme de la photo.

Il acquiesce.

Elle s'assied devant une table-bureau, vaguement Louis XV, et fait pirouetter le

siège de manière à faire face au garçon.

- Je devine votre embarras, Eric. Si je ne le partage pas c'est parce que moi,

je suis réellement amoureuse de vous. Donc avide de vous. Mais nous ne sommes

pas obligés de dormir dans la même chambre...

Il hausse les épaules.

- J'espère que vous comprenez, Eve ? Vous, brusquement ici, dans ma chambre de

jeune homme o˘ je ne suis pas revenu depuis plusieurs années; c'est une...

situation inattendue, à laquelle je dois me faire.

- Bien s˚r que je comprends. Eh bien! allez donc coucher ailleurs, mon vieux!

Le ton est ‚pre, avec une douloureuse ironie sous-jacente.

- Cela foutrait tout par terre vis-à-vis de mon père.

Elle éprouve quelque chose qui ressemble à un lointain chagrin mal guéri, voire

inguérissable. Il va rester, non pour elle,

234

mais pour son père. Eternel petit garçon pétri d'admiration et de crainte pour

l'auteur de ses jours...

- A propos de Vieux Charlot, je dois vous remercier du fond du coeur, Eve : vous

avez été magistrale. Tout ce que vous nous avez dit! Car vous me parliez également par la même occasion, n'est-ce pas ? Tout ce que vous nous avez dit

était si émouvant, si vrai, si tendre. On aurait cru que vous jouiez de la harpe. Bon, que nous nous mettions bien d'accord : vous m'intimidez, physiquement. Pire vous me faites peur.

Elle hoche la tête

- Il vous faut l'incognito d'un casque de motard, la menace de votre bolide en

folie et le piètre chemin de volupté que représente une poche percée ?

- Peut-être.

- Savez-vous que pendant tout le voyage, j'ai d˚ me retenir pour ne pas y glisser ma main?

- Pourquoi ne l'avez-vous pas fait?

- J'ai eu peur que vous ne me preniez pour une dévoreuse.

- Vous auriez.d˚.

- Mais non, puisque je ne l'ai pas fait. Les femmes si faillibles ont en compensation un instinct qui ne l'est pas. Eric, nous n'avons vécu que de brefs

instants ensemble jusqu'à présent, et des instants d'exception. Pourquoi ne pas

mettre cette intimité forcée à profit pour parler?

- Vous avez raison, s'empresse-t-il : parlons.

Et ils se taisent. Au bout d'un moment, à cause du mutisme ponctuant une telle

décision, ils éclatent de rire.

- Comment aviez-vous su que je dînais au restaurant russe, l'autre soir?

demande-t-elle brusquement.

- Rien de bien mystérieux, j'ai téléphoné chez vous en fin d'après-midi, je voulais vous parler. Je suis tombé sur votre vieille femme de chambre qui m'a

dit que vous ne rentreriez pas car vous dîniez avec votre directeur. Je lui ai

demandé o˘, d'un ton très affairé, celui que doivent avoir la plupart des gens

de presse qui vous appellent, et elle m'a dit qu'elle allait consulter votre

agenda.

- Evidemment, murmure Eve...

Elle ajoute :

C'était vraiment votre anniversaire ?

Non, mais j'ai trouvé l'idée intéressante.

Elle l'était. C'est bien mieux ainsi... Seigneur, comme vous étiez beau et touchant! A la lumière de ces bougies j'ai constaté que je vous aimais.

Et puis elle se met à le contempler. Elle est éblouie par cette nuit de rêve qui

lui est tombée dessus au détour du destin.

Elle a décidé qu'ils devaient parler, mais elle ne trouve rien à

lui dire.

Il lui arrive, parfois, se trouvant en visite chez des gens inintéressants, de

chercher désespérément un sujet de conversa tion parmi les plus usuels . le temps, la santé, les enfants, les vacances... N'importe quoi. Elle ne parvient

même pas à puiser

235

une question valable dans le bric-à-brac des banalités. Cette nuit,'elle est

également " en panne " d'idées, car une seule la mobilise : lui!

Lui, le beau, lui l'amour! Lui, qu'elle voudrait prendre dans ses bras, lécher

de la tête aux pieds, plonger en elle. Lui, dont ellc rêve de cueillir le souffle à sa bouche.

Il voit son désir et, n'en éprouvant aucun, ressent une oppression paniquante.

Parler! Parler! Le refuge...

- que pensez-vous de Vieux Charlot?

- Je pense que vous l'avez mal élevé, répond-elle impitoyablement.

qu'entendez-vous par là ?

De l'obéissance à la soumission, il y a un grand pas que, vous avez franchi. Cet

homme est pittoresque, ardent, plein de sève ; il vous adore probablement, mais

c'est un tyran. Sa femme ressemble à Cosette. Il est la loi, la morale et l'heure légale dans ce domaine. Patriarche de droit divin! Il subjugue, il passionne, mais il règne sans partage. Je suis venue plaider devant sa HauteCour

et je crois vous avoir fait acquitter au bénéfice du doute. Allez, mais n'y revenez plus! Il va falloir vous tenir à carreau, désormais, Plante junior!

Bien

remonter la rue du bourg, demain, en me tenant par la taille et en me donnant,

si cela ne vous dégo˚te pas trop, des baisers dans le cou.

Elle attend un peu et questionne

- Exact?

Il acquiesce d'un air chagrin.

- J'imagine parfaitement votre enfance de demi-orphelin lui, farouche, gueulard,

superbe, vous, épuisé par sa tutelle, vous noyant dans sa tendresse tapageuse.

Equipées à cheval, les devoirs, les discussions pour grandes personnes qu'on

vous faisait tenir à douze ans. Il aime l'amour, cela se voit à la façon dont il

regarde le sexe des femmes au fond de leurs yeux. Vous l'avez souvent vu au lit

avec des luronnes d'occasion, ne me dites pas le contraire, je serais déçue!

- C'est vrai.

- Tout cela étayait son despotisme. quoi de plus impressionnant pour un gamin

qu'un père b‚freur, cavaleur, et gentil! Il n'a jamais soulevé de charrette embourbée, comme Jean Valjean, vous en êtes certain? Allons, Eric, vous devez

bien avoir en mémoire des exploits physiques?

Eric dit, sans sourire :

- Il déchirait un jeu de cartes!

- Ah! Vous voyez! Et quoi encore ?

- Il cassait une assiette avec les dents!

- Et il y en a toute une liste comme ça, dit-elle.

- Bref, vous le trouvez antipathique, déclare Eric.

- quel sot! Au contraire, c'est l'un des hommes les plus fascinants qu'il m'ait

été donné d'approcher. Mettez-lui une cravate et c'est un personnage de Sagan!

Seulement, jamais il ne

236

se laissera prendre au lasso de la cravate, le bougre! La seule chose que je lui

reproche, Eric, c'est d'avoir fait de vous ce que vous êtes; de vous avoir...

mutilé, quoi!

- Je veux guérir! affirme avec force le jeune homme.

- Mais oui, petit homme : vous guérirez. Il ne faut rien brusquer. Pour vous

mettre tout à fait à l'aise, laissez-moi vous dire que je n'attends rien de vous. Tout et rien. Vous aimer peut me suffire. Puisqu'on parle, disons tout, et

disons-le franchement. Je ne crois pas que vous m'ayez séduite par amour.

En

réalité, vous avez tenté une manoeuvre folle pour me neutraliser. Notre antagonisme, dont je suis responsable, je l'admets, finissait par vous obséder.

J'étais une adversaire dangereuse car je savais frapper là o˘ cela vous faisait

le plus mal. Séduire le bourreau, c'est le rêve de tous les suppliciés. A présent c'est chose faite. Le bourreau est fou de vous. Il vous aime sans illusions, mais à la folie. Donc, vous avez gagné! Vous êtes même parvenu à

me

faire oublier mon foyer, mon métier, tous mes devoirs quotidiens pour vous suivre ici... Mais rassurezvous, si vous souhaitez que nos nouvelles relations

tournent court je n'exercerai aucune représaille. Ce n'est pas une journaliste

qui vous aime, mais une femme. Rien qu'une femme perdue dans un océan d'insatisfactions et que votre jolie gueule fait soudain rêver.

- Mais, Eve, je vous aime, moi aussi, de tout...

Elle secoue négativement la tête, et son mince sourire n'a rien de réjouissant.

- Laissez. Je peux disposer de votre salle de bains, ou bien en existe-t-il une

autre o˘ je pourrais réparer de votre moto les irréparables outrages ?

- Prenez la salle de bains, j'irai à la douche de la sauna, en bas.

A cet instant, elle aimerait qu'il s'approch‚t d'elle et la prenne dans ses bras, sans rien dire, sans même l'embrasser. Les chevaux parqués ont parfois ces

attitudes de pièces d'échecs disposées tête-bêche. Oui, elle aimerait...

Elle

l'a attendu pendant des heures, ce moment de simple félicité, agrippée sur son

bolide de feu et de flammes. Elle bravait la peur, défiait tout ce qui pouvait

passer pour les valeurs " s˚res " de son existence dans l'attente d'un instant

très simple qui les placerait face à face, joue à joue, immobiles et graves.

Mais il quitte la chambre, sa chambre d'enfant, d'adolescent, o˘ ont éclos rêves

et projets, chagrins et espoirs. Y tenait-il un journal intime ? Eve est persuadée qu'en explorant ces tiroirs, elle trouverait probablement un cahier à

serrure.

Elle caresse les objets, tous ont une patine. Ce qui frappe, dans cette pièce,

c'est une certaine austérité. Il ne s'agit pas d'une chambre de jeune homme,

plutôt de celle d'un vieux philosophe épris d'ordre qui saurait les indispensables vertus du dépouillement.

Elle se dit qu'outre le cahier à serrure, il doit également 237

avoir quelque part, au fond d'un placard, un nounours ravaudé auquel on a remplacé les yeux de verre par des boutons de culotte.

Elle murmure : " Eric ".

Car ici Eric a commencé. Le cas Eric. Le mystère Eric.

Elle le revoit, en équilibre sur sa chaise de cuisine, une corde au cou, superbe

et grotesque, fanfaron de la mort. Se serait-il jeté dans le vide " pour de bon

" si elle s'était obstinée ? Il l'a pratiquement fait, mais c'est un être si

sensitif, si perspicace. Calculant tout à la fraction de seconde. N'a-t-il pas

senti qu'il pouvait faire basculer le siège parce qu'elle était là pour le rattraper ? A quoi bon se poser cette question ? Il voulait qu'elle f˚t là, cette nuit et elle y est, dans sa volonté a prévalu, donc il a su trouver le

moyen de la contraindre, de l'entraîner au-delà de la raison bourgeoise.

Elle passe dans la salle de bains qui n'a pas servi depuis lurette et qui sent

un peu le renfermé. L'eau de la baignoire coule jaune au début. Eve se déshabille entièrement et s'étire devant le grand miroir au cadre de'bambou ancien.

A quoi lui sert d'être belle si elle n'inspire pas le désir au premier homme

qu'elle aime d'amour ? Tu la verrais, mon pote : hautement éclatante de partout,

des formes superbes avec ce léger moelleux de la trentaine, un épanouissement

fabule qui la met en pleine condition d'amour. Les matous la défriment avec des

yeux pleins de chibres apoplectiques, espère! Leurs regards, loin de la flatter,

la dégo˚tent. Elle les imagine tout de suite en sueur, ahanant, collés à

elle,

en proférant ces choses follement sottes que l‚chent avant leur sperme les m‚les

en transe.

Son bain est délectable. Elle s'y ensevelit comme dans du sable fluide sur une

plage de lumière bordée de cocotiers. Tiens : elle aimerait être étendue au bord

de la mer auprès d'Eric, comme dans les films. Avec le soleil étalé

jusqu'aux

limites de la vue, le grondement sans monotonie de la mer toujours et toujours à

l'assaut d'elle-même, dirait-on. Elle se retiendrait le plus longtemps possible

de poser sa main sur le ventre plat du garçon, mais finirait par n'y plus tenir

et l'y poserait. Main d'amour, main de volupté, main de promesses et d'avidité.

Lorsqu'elle est séchée, démaquillée, Eve remet son slip et son soutien-gorge,

n'ayant aucun vêtement de nuit à sa disposition, et personne ne s'étant soucié

de lui en proposer. Elle retourne dans la chambre. Eric l'a déjà regagnée.

Couché dans le lit, côté mur, blotti contre celui-ci, il dort déjà, terrassé par

le voyage et la richesse du repas d'arrivée. Il a retrouvé un ancien pyjama à

rayures qui lui donne l'aspect d'un forçat d'opérette. Le sommeil l'embellit

encore. Elle n'avait pas remarqué qu'il e˚t des cils aussi longs, ni le nez aussi délicat. Dans la lumière orangée de la lampe de chevet, sa chevelure prend

des reflets cendrés.

238

LES CLEFS DU POUVOIR

Elle le contemple un bon moment, sans parvenir à se rassasier du spectacle.

Cet

être abandonné dans l'inconscience a un visage de gisant, dont le sommeil de

pierre est énigmatique. Eve regarde l'heure : bientôt trois heures et demie. La

journée de demain sera rude. Elle éteint la lumière et, avec une grande économie

de gestes, s'allonge dans le lit, laissant un fossé entre eux, malgré que le lit

ne soit pas conçu pour deux personnes. Elle voudrait se plaquer à lui, mais il

ne faut pas.

Elle cherche dans le noir un canevas possible pour'ses pensées désordonnées.

Elle pense à Luc, seul dans leur chambre, salement mécontent de ce départ impromptu! A Boby qui, hier soir, s'est couché sans son baiser. Sa vie, en cet

instant, est une énorme fleur vénéneuse, dans les tons violet, avec des jaspures

noir‚tres. Eve est crucifiée sur une croix d'amour impossible. Les minutes vont

passer sans lui proposer de salut. Elle revoit Eric, chez Lipp, en train de lire

sa saloperie de papier. Or, il est là, dans un lit, avec elle. Etrange volute du

destin. Tout peut arriver. Alors, fatalement, tout arrive. Et tout arrivera. Une

phrase de Graham Greene lui revient : Si l'on connaissait la vérité,- ne serait-on pas forcé de piaindre même les planètes ?

Eve finit par s'enliser dans un état plus ou moins comateux en plaignant les

planètes.

Elle s'éveille en sursaut quelques heures plus tard; sans savoir si c'est le

fait du genou d'Eric contre son ventre, ou du chant du coq. On devine les prémices de l'aube derrière les doubles rideaux. Peut-être était-ce tout simplement son rêve qui, curieusement, l'a arrachée au sommeil? Un rêve lascif :

son mari la prenait, en levrette suivant sa pose d'élection, et Eve en ressentait un plaisir qu'elle n'avait encore jamais éprouvé. Elle finît par décider que le genou d'Eric a déclenché ce songe érotique dans lequel un remords

inconscient a impliqué Luc. Le désir reste en elle. Elle risque la main à

la

boutonnière du pantalon de pyjama de son compagnon et, d'une espèce de chiquenaude, la fait jouer. Eric dort paisiblement. Cet être si tourmenté

connaît un repos de bambin. Elle perçoit à peine son souffle qu'aucun spasme ne

perturbe. La jeune femme se met sur un coude et rabat le drap. Dans l'infime

pénombre, elle distingue le ventre couvert d'une toison sombre. Elle porte ses

lèvres dans ces poils qui restent soyeux malgré leur vigueur. Il sent l'homme et

ces virils effluves la comblent soudain d'une joie animale.

Sa tête descend le long du corps dEric jusqu'aux cuisses musclées et fortement

velues elles aussi. Elle y dépose de légers baisers pleins de passion, puis très

vite les lèche. Elle sent frémir le sexe sur sa joue. Eric a un sursaut et se

dresse sur

239

son séant. Eve se recule. Leurs regards se cherchent dans la demi-obscurité, le

faux jour dérobe celui d'Eve. Le garçon demande :

- quelle heure est-il ?

Eve ne répond rien. Alors il se coule au pied du lit qu'il enjambe. Elle le voit

aller à la fenêtre. Il écarte un pan du rideau et coule son avant-bras gauche

dans l'aube grise.

- Six heures! annonce-t-il.

Il revient au lit et, se penchant sur Eve, l'embrasse entre les seins.

Après

quoi il sort de la chambre.

Un laps de temps interminable s'écoule. Eve l'attend en caressant du bout des

doigts ce creux marqué de sueur o˘ il a posé ses lèvres. Ce simple baiser l'a

comblée. Elle le tient pour un don fabuleux. Il est riche de toutes les promesses.

A proximité, le coq s'égosille et des tourterelles se déchaînent. Eve déteste la

campagnç, et pourtant, ce matin, elle est charmée par son vacarme.

Elle souhaite un bourdonnement d'abeille et - ô miracle! -l'obtient sur l'instant. Son corps est moulu par la moto. Elle appréhende le retour. Dans quel

état sera-t-elle, une fois rentrée? Geignant à chaque mouvement et marchant de

traviole ! que dira-t-elle à son époux? Elle déteste les " scènes " avec Luc;

heureusement, ils en ont fort peu. Dès que le ton monte entre eux ils cessent de

parler la même langue. D'ailleurs, lui parle-t-il, dans la vie courante ?

Depuis

toujours, ne sont-ils pas en état de porte à faux ? Lui avec sa certitude, elle

avec sa vérité. Ni leur enfant, ni leurs accouplements ne parviennent à les unir. Leur couple tient par la passion que Luc nourrit pour elle. Il croit la

posséder et donc ne la conquiert plus. Elle sait qu'elle ne l'aimera jamais, et

donc il l'indiffère. Ainsi vont la plupart des couples par les chemins de vie,

suivant chacun le sien en croyant qu'il s'agit de celui de l'autre...

Un étrange bruit la fait sursauter. Drôle de rumeur faite de heurts, d'interjections, de brefs hennissements. Eve court tirer les rideaux et ouvrir

la fenêtre. Elle fait sauter le crochet des volets qu'elle rabat vivement.

Elle

aperçoit, devant les écuries, à cent mètres de la maison, un bien beau et étrange spectacle : Eric, en slip, montant à cru un cheval noir rétif. Ses jambes musclées pressent les flancs de la bête. Il se tient droit, avec une assiette parfaite malgré l'opposition marquée du cheval. Il le calme par son

sang-froid, des mots gentils, de petites tapes rassurantes. Eve est fascinée par

la qualité de la scène. C'est Alexandre chevauchant Bucéphale. Le garçon virevolte en souplesse, laissant sa monture libérer ses ardeurs contraires avant

de la plier à sa volonté. Le cheval se cabre, amorce des ruades, mais sans prendre son cavalier en défaut.

-- Il monte, à Paris ? lance une voix m‚le.

Eve regarde sur sa gauche et aperçoit Vieux Charlot, torse nu, à demi défenestré.

- Je ne sais pas, répond-elle.

240

Et c'est vrai qu'elle ignore tout d'Eric, ou presque.

- Je peux venir vous parler? demande le père.

- Si vous voulez.

Elle s'aperçoit qu'elle est en slip et soutien-gorge. Vivement, elle passe son

pantalon et son pull. Elle aimerait pouvoir se recoiffer, mais le bonhomme est

déjà là, ouvrant sans se donner la peine de toquer. Il porte sa robe de chambre

fatiguée, sans rien dessous, et il bande sans seulement s'en apercevoir bandaison du matin, négligeable.

- Bien dormi? Pardonnez-moi, mais j'ai déjà oublié votre nom. Impossible de me

fiche un nom nouveau dans le cigare si je ne l'écris pas.

- Eve Mirale.

Il répète, avec la docilité niaise d'un gamin répétant une phrase dans une langue étrangère :

- Eve Mirale. Eve, comme notre mère Eve, et Mirale, comme l'amiral.

Il va jeter un coup d'oeil à la fenêtre. Eric galope à présent dans l'allée cavalière et disparaît sous la vo˚te sombre des ch‚taigniers.

- Il n'a rien perdu de ses qualités équestres, le bougre, soupire le Vieux Charlot. C'est moi qui lui ai appris à monter.

- C'est vous qui lui avez tout appris, ajoute Eve.

Il la regarde, surpris par. l'ironie de sa voix. Puis bat des paupières. Il s'assoit en tailleur sur le lit. Son sexe en état intermédiaire est long et sombre, comme celui d'un cheval précisément.

- «a tombe bien, dit-il avec un hochement de menton vers l'extérieur, je voulais

vous parler seul à seul.

- Eh bien je vous écoute, monsieur Plante.

- Mes compliments pour votre magnifique prestation de cette nuit, mais je n'ai

pas été dupe.

- C'est-à-dire ? demande Eve, mal assurée.

- Je ne mets pas en doute votre amour pour lui, vous aviez des accents et des

mots qui ne trompent pas, mais je vois bien qu'Eric est devenu une pédale 1

Ce

n'est pas à un vieux satyre comme moi qu'on peut donner le change.

Elle hausse les épaules, espérant cacher son embarras.

- Je vous garantis que vous vous trompez, dit-elle ; c'est mon foutu papier qui

vous reste sur la patate.

- Une question, petite, une seule, prenez-la comme elle vient, de qui elle vient

: il vous baise ?

- Mais, évidemment...

- A d'autres!

Sans pudeur, il promène sa large main velue sur le drap du lit.

On peut chercher, on ne trouvera pas de foutre là-dessus. J'ignore ce que sont

vos relations, à coup s˚r pas celles d'amant et maêtresse! Amitié

compliquée,

hein? Comme dans les bouquins d'après-guerre. Amitié compliquée! C'est-à-dire :

la

241

tringle! Mon fils n'enfile pas les dames. Men only ! J'ai enfanté un pédé.

Bon,

c'est dur à admettre, mais quoi, cela arrive dans les meilleures familles, non!

Il va falloir que je me fasse à cette certitude, que je surmonte ma répugnance

afin qu'elle n'altère pas ma tendresse. Ce serait dommage. Mon garçon est un

enculeur, voire même un enculé. Il a du mal à encaisser la chose, Vieux Charlot!

Moi qui ai sauté sur tout ce qui passait à ma portée, jusqu'à, y compris, Lucienne, la vieille cuisinière! Droit de cuissage! J'ai une piaule à

l'auberge

du village voisin o˘ je vais sabrer les petites notables du département.

Soixante et mèche, ma jolie dame, et je suis capable de vous baiser deux fois de

suite, séance tenante. On dit chiche ?

- Non, on ne le dit pas, tranche violemment Eve Mirale.

- Dommage, vous me plaisez! Le con! dormir dans le même plumard que vous sans

vous sauter quatorze fois; j'en meurs!

- Chacun est aux prises avec lui-même, fait Eve d'un ton las.

Vieux Charlot médite un bout de pensée. Elle se dit que sa visite n'aura pas été

inutile; à cause d'elle, il encaisse bien la chose.

- qu'est-ce qui vous séduit, en lui? questionne-t-il avec brusquerie.

- Je le trouve pathétique, explique Eve après avoir réfléchi.

Le bonhomme hoche la tête.

- Les femmes sont comme les hommes : elles se racontent des histoires.

Il lutte contre son profond écoeurement.

- qui sait, dit Vieux Charlot, il changera peut-être. Après tout, il aimait les

filles quand il était adolescent. Il a même eu une liaison...

- Vraiment! s'écrie Eve.

- Tu parles! Et il était amoureux, fier d'elle, attentionné! Un vrai petit coq!

Il se passe un moment flou. Les tourterelles font rouler des billes sur un plateau métallique. L'abeille voulue par Eve est entrée dans la chambre et se

pose sur n'importe quoi avec un bourdonnement de rage qui cesse brusquement pour

repartir dans les paroxysmes.

- quand j'y réfléchis, tout cela est probablement ma faute, déclare Plante.

quand il a amené cette gosse ici, j'ai eu le coup de foudre pour elle. Elle aussi, pour moi. On lutte contre un coup de foudre solitaire, mais c'est impossible lorsqu'il est réciproque. Pour tout vous dire, la fille en question,

c'était Marie. Je la lui ai échangée contre sa première moto.

XVIII

- Pour être franc, soupire le Président, vos tronches me donnent envie de gerber! On dirait que vous avez une catastrophe à m'annoncer, mais que vous n'osez le faire. Alors, je vais vous aider : c'est ma téloche d'avant-hier qui

vous est restée en travers des prunelles, non ? Pourtant les réactions de la

presse ont été favorables. Ils aiment qu'on secoue la monotonie, les journalistes. Bien entendu, l'opposition me traite de pitre, mais si ce n'était

de cela, ce serait d'autre chose; quant aux neutres, ils saluent ce nouvel acte

d'indépendance. Joli mot, et qui me plaît. Acte d'indépendance.

Le silence qui succède n'est plus de lui, il appartient à l'hostilité. Ils sont

une quinzaine rassemblés au siège : les huiles, les importants, le brain-trust.

Bayeur avait vu juste, tout de suite après l'émission : les compagnons n'ont pas

aimé. Ils pensent que Tumelat vieillit mal; qu'il en prend trop à son aise et

qu'il a de plus en plus tendance à " faire son numéro ", ce qui n'est pas fameux

pour le parti. Son prestige de grand tribun s'est émoussé " depuis ses histoires

". Il reste " un personnage ", mais à quel prix! Bientôt il montrera son cul à

la téloche pour faire parler de lui!

Bourdier, l'ancêtre, un vieux radical qui a servi Edouard Herriot jadis, sentant

qu'on le sollicite du regard, plonge :

- Vous savez, Président, vos histoires d'amour ne font pas partie du programme

R.A.S.

- J'étais attaqué sur ma vie privée, je me suis défendu, riposte Tumelat.

Ces

deux rigolos ne se seraient pas contentés des grandes options du parti en guise

de réponse. Mais ne me cherchez pas des querelles d'Allemand, compagnons.

Il gargouille de la glotte; bien se décamoter la phonie

- Depuis un sacré moment, je sens que je vous pèse sur l'estomac. Annoncez la

couleur, que diantre! Vous m'avez assez regardé? Soit : je m'escamote! Dans un

quart d'heure vous aurez ma démission, non seulement de mon poste de Président,

mais de membre fondateur. Acte d'indépendance, encore! Je redeviendrai un homme

libre! Ouf! Je n'aurai plus cet attelage d'enfoirés à tirer! Toujours se battre

pour les autres, penser

243

pour les autres! Parler pour les autres! Vivre pour les autres! Classe, à

la

fin! Je vais enfin entrer en artisanat, mes chéris. Et savez-vous ce que je mijote ? Vous donnez vos langues au chat ? Je compte me présenter aux Présidentielles. Parfaitement : seul, sans parti derrière moi!

Bourdier bondit.

- Vous déconnez, Président. Sans le R.A.S., vous n'obtiendriez pas cinq pour

cent des voix!

- J'ai étudié la question : je pense que cela oscillerait entre quatre et six.

Disons quatre! Mais quels quatre pour cent, mes amis! Vous rendez-vous compte de

ce que je pourrais en faire, au deuxième tour ? Placés avec toutes les garanties

possibles, ils produiraient de beaux intérêts.

- Vous tombez dans le maquignonnage! objecte quelqu'un.

- Un homme tombe toujours du côté o˘ il penchait, ricane Horace Tumelat. La politique me casse les couilles, chers compagnons! J'ai beurré trop de tartines,

fleuri trop de revers, distribué trop de prébendes. J'arrête, mais je conserve

la boîte de jeu pour jouer au Monopoly.

" Je me déguise en sage. J'écris mes mémoires. Je fais chier, de-ci de-là, à bon

escient. Ma raison sociale? Horace Tumelat ! S.A.R.L. au capital de quatre pour

cent de l'électorat français. Pas de tralala : un petit bureau, une bagnole, du

papier à entête. Et moi en tête de l'en-tête. "

- Vous conserverez votre secrétaire ? glisse sournoisement Bourdier.

Le Président se tait et le défrime de son oeil de rapace.

- Je sais maintenant pourquoi vous êtes resté toute votre vie un portecoton,

Bourdier : vous lisez la presse du coeur!

Bourdier égosille on ne sait trop quoi, des trucs informulés. Du courroux en

vrac, pas trié.

- Allons, allons, messieurs, fait le raisonnable Bayeur, nos années de lutte en

commun ne vont pas se terminer par un crêpage de chignon. Nous avons vécu des

heures exaltantes, nourri de grands espoirs, connu des victoires claironnantes;

tout cela nous commande une certaine dignité. Vous savez combien le Président

est spontané? Il a toujours surpris et passionné l'opinion par ses élans, ses

prises de position insolites; allonsnous lui en faire grief tout à coup? Il vient de proposer sa démission, bien que les hautes instances du parti ne soient

pas rassemblées, je serais curieux de savoir combien parmi les présents approuvent une telle perspective. Ayez du courage, compagnons, qui souhaite ici

la démission d'Horace ?

Il y a un silence. Bourdier lève la main, quasi spontanément, pensant être suivi

de presque tous les assistants. Il regarde ces derniers, ne voit que des mines

empruntées et laisse retomber son bras en murmurant : " Oh! merde... "

- Il me semblait bien, fait Bayeur. En fait, Horace, nos amis souhaitent que tu

réfrènes un peu ton tempérament, mais tiennent à ce que tu restes à la tête de

notre mouvement

244

- qui devient un mouvement de mauvaise humeur, ricane Tumelat. Ce n'est que partie remise, mon pauvre Pierre. Je sens bien que le coeur n'y est plus.

Et

quand le coeur n'y est plus, le corps tout entier se décompose. Voulez-vous que

je vous dise ? Il y a des relents, dans ce parti. Les lunes de miel durent jusqu'au fatal matin o˘ les amoureux découvrent que leur alcôve pue.

Jusqu'à cet

instant, elle embaumait l'amour; mais un jour, voilà qu'elle est chargée des

remugles de leurs corps. Les amants sont sournoisement redevenus mammifères.

Notre lune de miel est terminée. Nous puons, compagnons! Nous puons! Mais l'essentiel n'est-il pas que nous nous soyons aimés ?

Il a un petit sourire infiniment désenchanté qui serre les coeurs.

- Croyez-moi : j'ai fait mon temps parmi vous. Une formation politique ne fonctionne bien que lorsqu'elle est neuve, génératrice d'enthousiasme ; ensuite

elle devient morne et grise comme n'importe quelle administration. Il va falloir

aviser, mes pauvres gars... Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel qu'importe, au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau.

Ayant déclamé du Baudelaire, il les quitte, sans un mot, comme s'il allait pisser.

Dans l'antichambre, il a la joie de découvrir Eric qui l'attend. Cette présence

lui fait chaud au coeur.

Oh! Fiston, la bonne surprise, le voyage s'est bien passé ? Très très bien, monsieur le Président.

Ma lettre a produit son petit effet?

Eric songe que le mot du Président est encore dans sa poche car il n'a pas jugé

opportun de le remettre à Vieux Charlot.

- Un effet miraculeux, monsieur le Président.

- Papa est rassuré ?

- Totalement, en outre je suis allé le voir avec qui vous savez !

Le Président bondit

- La petite Mirale ? Oui, elle a consenti à me suivre. Mais alors, vous deux ?.

..

- Elle est folle de moi, sans vouloir me vanter, jette Eric, un rien thé

‚tral,

comme les enfants ayant un publie.

- Bravo, mon petit, voilà le genre d'exploit qui me botte.

Eric se racle la gorge.

- Il n'empêche que nous aurons joué " Brève Rencontre ", car, de retour à

Paris,

elle m'a dit adieu. En vérité elle s'est aperçue que cet amour s'exerçait à

sens

unique...

- Les maitresses ont des adieux moins définitifs que des au revoir, plaisante

Tumelat.

Eric secoue la tête.

- Le sien l'est, n'oubliez pas que c'est une femme de caractère. Mais je ne suis

pas ici pour vous parler d'elle, monsieur le Président. Figurez-vous qu'il se

passe quelque chose de... d'inquiétant. Ginette Alcazar a repris connaissance.

245

- Et alors?

- Je le sais par ce foutu aumônier qui vient de quitter son chevet pour vous

parler. Il a une gueule pas catholique, si vous me passez le mot, et un ton péremptoire qui ne dit rien qui vaille.

Eric baisse le ton

- N'oubliez pas que j'ai passablement malmené cette virago pour lui faire dire

o˘ étaient les fiches...

- Et alors?

- Si elle a parlé...

- Du calme, Fiston! Il s'agit d'une criminelle ne l'oubliez pas, d'une mythomane

désireuse de me nuire, la chose est de notoriété publique... Nous ne craignons

rien!

Le " nous ", plus que les paroles rassurantes, réconforte le jeune homme.

Dès

qu'il se trouve sous la ramure du grand chêne, il se sent à l'abri de la foudre.

- O˘ est-il, votre curé de merde ? demande Horace.

- Dans l'entrée de la permanence.

- Bon, allez le ramasser et faites-le attendre dans ma bagnole pour le cas o˘ il

commencerait ses doléances devant la réceptionnaire. Je vous suis.

Eric s'éclipse. Tumelat passe aux gogues licebroquer un petit coup et renouer sa

cravate dont la partie mince dépasse la partie large, ce qui est f‚cheux; mais

ce matin il a baisé NoÎlle comme un fou, au dernier moment, et s'est refringué

en catastrophe.

Satisfait, il descend affronter l'aumônier

L'équipage, ça fait comme ça...

A l'avant, siège passager, tu as l'abbé Chassel, pas bien rasé, avec des rides

plus profondes que d'ordinaire, qui regarde cette artère paisible du XVIle arrondissement sans piper mot. Derrière, Eric est assis, bien droit, sa main

gauche agrippée à la petite barre de soutien gainée de cuir placée audessus de

la portière. NoÎlle, selon son habitude, est assise au sol, sur une pile de coussins. Femme-chienne, elle ne saurait désormais occuper une autre place dans

la Mercedes verte du Président. Elle relit pour la dixième fois une lettre que

vient de lui apporter Eric et qui est arrivée après leur départ de l'appartement. Elle ne se rappelle pas en avoir jamais lu d'autre rédigée par sa

mère. C'est pour elle une découverte. Elle en étudie le style, l'écriture, la

forme. Elle est troublée par la personnalité qui se découvre à elle.

La portière avant gauche s'ouvre brutalement et le Président se jette derrière

le volant d'un coup de cul impérial.

- Salut, mon père, navré de vous faire poireauter; vous avez paraît-il des choses urgentes à me rapporter ?

246

Chassel n'aime pas parler aux gens de profil, malgré la pratique du confessionnal, ou probablement à cause d'elle.

- Il serait bon que nous discutions seul à seul, monsieur le Président.

- Je n'ai rien à cacher à mes proches, l'abbé, rétorque durement Tumelat.

- Vous n'ignorez pas que votre ancienne secrétaire s'était évadée, si l'on peut

employer un mot aussi important pour une fugue toute simplette. Vous savez aussi

qu'on l'a retrouvée, à son domicile.

- O˘ elle avait tenté de mettre fin à ses jours? appuie le Président.

- Hum, rien n'est bien clair à ce propos, répond Chassel.

Il cherche le regard du Président, mais celui-ci reste face à la rue, pianotant

son volant en signe d'impatience.

- Bon, alors, mon père ? Alors ? Ma journée est hélas divisée en petites cases

dont chacune appartient à des gens différents.

- Mn' Alcazar veut vous voir. Je sais : je vous l'ai déjà dit et vous avez refusé de lui faire l'aumône d'une visite. Mais cette fois, il semblerait qu'elle fait valoir un droit.

- Un droit! mugit Tumelat. Un droit! Voilà un bien drôle de mot, mon père!

Et

que je n'apprécie pas. Personne n'a de droits sur moi, sachez-le !

fiersonne,

sinon mes électeurs dans le cadre du bien publie.

Chassel parvient, en rencagnant au tableau de bord, à faire front au Président.

Monsieur, nous ne sommes pas là pour nous affronter en combat singulier et j'ai parfaitement conscience d'outrepasser mon sacerdoce en venant plaider devant vous pour cette malheureuse. Les circonstances l'ayant voulu, je cède aux circonstances. Dieu ne demande pas aux prêtres que l'accomplis sement des sacrements, Il lui arrive d'avoir d'autres desseins. Si vous ne venez pas au chevet de cette femme aujourd'hui même, je vous donne ma parole d'homme que j'irai au quai des Orf , èvres donner acte d'une déclaration que j'ai recueillie, et tant pis pour celui par qui le scandale arrivera!

quelle déclaration ? demande le Président.

- Je n'ai jamais cédé au chantage, mon père; et quand bien même ce serait le

pape qui me fasse chanter, je l'enverrais au diable.

- En ce cas, j'y vais! déclare l'aumônier.

Il ouvre la portière, pas entièrement, car à cet instant un autobus se pointe :

un gros vert, plein de zozos, qui ralentit. Ce véhicule de la R.A.T.P.

infléchit

la situasse. Chassel est là, derrière la portière légèrement entrouverte, bloqué

comme un glandu et des secondes passent.

- Vous avez tort de toujours obéir à votre humeur? monsieur le Président, fait-il.

247

Ce disant, il emballe le morcif. Tort, tu parles qu'il était en train de se le

chanter sur le grand air de Carmen, le Président. Aussi saute-t-il sur l'ultime

occasion qui lui est donnée d'accepter en sauvant la face.

- Oh! Seigneur, ce que vous êtes obstiné, l'abbé. Très bien, allons-y tout de

suite.

Un intense soupir de soulagement se produit à l'arrière, exhalé par Eric.

Chassel referme sa portière. L'autobus s'éloigne. Tumelat enclenche le contact.

- Je vais rester au Siège, monsieur le Président, déclare Eric, car j'ai à

décommander vos rendez-vous immédiats, si vous pouviez m'accorder une minute...

Il quitte la voiture, suivi d'Horace.

Le jeune homme prend son patron par le bras et l'entraîne quelques mètres plus

loin.

- Monsieur le Président, puisque vous allez là-bas, ne croyez-vous pas qu'il

serait bon d'alerter la presse ?

Le vieux en reste comme deux ronds de ce que tu voudras.

- Prévenir la presse! quelle idée! Vous êtes fou!

- La nouvelle va transpirer, des bruits courront. Et faisant de cette rencontre

un acte de pitié, et en l'entourant de publicité au lieu de lui garder un aspect

furtif, vous jouez sur le velours. Magnanime Président! Dents blanches, haleine

fraîche.

Horace Tumelat rit de jubilation.

- Tu me plais, Fiston, tu me plais de plus en plus. Fais à ta guise.

- Traînez un peu, recommande Eric Plante, il me faut une bonne heure de battement pour tout mettre au point.

- Je vais déposer NoÎlle à la maison pour gagner du temps. D'ailleurs, ce sera

plus décent d'aller là-bas sans elle, n'est-ce pas ?

Il cligne de l'oeil.

Tu as déjà vu un requin cligner de l'oeil, toi?

Dans l'ascenseur, Horace s'avise des feuillets que tient NoÎlle.

Ils ont laissé le curé dans la voiture et le Président caresse la chatte de la

petite, par-dessous sa robe. Il adore ces attouchements furtifs, entre deux étages. Le fin du fin, c'est quand quelqu'un monte dans la cabine avec eux.

Tumelat s'arrange alors pour se placer dos à la gosse et il la trousse à

plaisir, en gardant cet air compassé du monsieur sérieux dans une cabine d'ascenseur.

- Tu as reçu une lettre ? s'étonne-t-il, vaguement alarmé.

- C'est ma mère.

Il n'est qu'à moitié rassuré.

248

- que te dit-elle, la chère femme ?

- Tenez, lisez!

Il attend d'être chez lui.

- Sers-moi un scotch, NoÎlle, cet aumônier de mes deux peut bien attendre...

Il prend place sur l'accoudoir d'un canapé et attaque la prose de Georgette Réglisson.

Ma Grande fille,

Figure-toi qu'hier au soir, je faisais du repassage après dîner; papa m'avançait

pour la vaisselle. Et voilà qu'on se met à tambouriner à notre porte, c'était

Rosa, les Portugais du dessus, qui me criait : " Regardez vite, la télévision il

y a votre fille qui passe! " " A quelle chaîne ? " je demande affolée en branchant le poste. Elle n'a pas pu me dire. Mais on a eu la chance de trouver

du premier coup. Et qu'est-ce Maman voit ? Sa NoÎlle, pour de bon, avec M.

le

Président; en train de dire. Tu ne saurais croire l'émotion dont j'ai eue en te

regardant sur l'écran, si belle. Je vais te jurer une chose : pour tes cicatrices, à la télé on s'aperçoit à peine. Ce que tu avais l'air à

l'aise, ma

chérie. On voye que tu côtoies. M. le Président était très bien aussi, si ça se

trouve tu peux lui dire. Jen pète de fierté! Mais ce qui me consterne, c'est

papa. Sa réaction a été incompréhensive. Il s'est mis à pleurer comme jamais,

pire qu'à la mort de mémé si tu te rappelles. Il est resté la nuit sans se coucher, à branler *la tête dans ses épaules en murmurant comme quoi il était

donc un homme maudit. Impossible de le raisonner. Ce matin, il a pas voulu aller

travailler, y a fallu que je téléphone au Roulement dire qu'il était malade.

Faudrait faire venir notre docteur pour la déclaration, mais il refuse. Je pense

que jÔrai expliquer au Docteur Borjuski comme quoi il est en dépression.

J'espère que ça lui passera. Tu aurais un moment pour venir l'embrasser, je suis

certaine que ça remettrait les choses au point. C'est un homme d'habitudes et tu

lui manques tellement qu'il ne parvient pas à prendre le dessus.

Je suis contente de te savoir heureuse. «a se sentait à la télé. Ce matin, mon

épicier italien m'a chargé de te transmettre ses compliments.

Ta maman qui adore sa grande fille

Georgette.

Tumelat troque la lettre contre un verre de J and B.

- Aimable femme, commente-t-il, veux-tu que César t'accompagne chez tes parents

? Pas aujourd'hui, c'est son jour de congé, mais demain...

- Non, répond NoÎlle.

- Ce serait mieux pour ton père, une petite visite... Tu leur porterais quelque

chose.

NoÎlle s'obstine à refuser.

249

- Je n'ai pas envie de les voir, et encore moins de vous quitter.

- Est-ce que par hasard tu aurais cessé de les aimer ? questionne le Président,

intrigué.

- Mes parents, c'était autrefois, répond NoÎlle, à présent, je vous ai XIX

AdélaÔde dans sa salle de bains de la maison de Gambais o˘ elle s'est réfugiée

après avoir été chassée du Paradis Terrestre.

Nue.

Blette.

Les seins flasques. Tu n'y peux rien. Le sein s'alourdit, il pend de gloire,

puis s'amollit, et de fines, d'imperceptibles rides en toile d'araignée