partent
du mamelon pour le ruiner.
Cul pendant aussi. La fesse fait la lippe. Tu glisserais quatre doigts entre ses
cuisses. Alors là, c'est le bouquet! Pour couronner, une tronche de pré-vieillarde, la frime poupette; chochotte dans sa délabrance. L'oeil qui vigile
et n'y peut mais. Un air pincé. La rancune du renoncement. AdélaÔde la repoussée, la refoulée, l'inaimée. Grave depuis l'enfance, hostile de principe.
Guindée, mal dans sa peau de vieille peau congénitale.
Nue, donc. Se regardant en pied dans la glace qui occupe tout un panneau.
Habituée d'elle-même; et, il n'empêche, mécontente. Pas de quoi pavoiser.
Depuis
sa réinstallation ici, elle a subi les assauts du grand Malgençon, le peintre
(Légion d'Honneur - des touches pour l'Institut, gr‚ce à Tumelat). Ils furent
amants pendant des années, plus exactement concubins. Leurs étreintes? Une habitude! Leur vie commune ? Deux monologues. Il représentait la revanche.
Le
péché. Catholique fervente, AdélaÔde, donc, l'adultère péché mortel. Elle punissait Horace de son abandon en lui faisant porter le poids de sa damnation.
Elle faisait zob de vie éternelle à cause de lui, grand jean-foutre!
Cette fois, Malgençon, chez plume! Un grand con sans talent, mal fringué, avec
un vocabulaire de deux cents mots, merci, ça va comme ça.
Elle s'examine sur toutes les coutures, et Dieu sait qu'elle en a autant qu'un
avion a de rivets! Pas réussie, la mère.
La mère!
Sans enfant, à son ‚ge, ça ne pardonne pas. Elle adore les chats mais se retient
d'en prendre, sachant que ce serait l'abdication définitive. Le côté
minets-
minets et elle est r‚pée pour de bon, AdélaÔde, elle exécute la triste basculade
dans la
251
vieillesse, alors que son rutilant vieux mec continue de se faire briller la
bite dans des culs de vingt ans, le sale type ! Malgré tout, elle ne peut se
défendre d'une obscure admiration pour lui. Il n'a jamais été un instant de son
monde et elle méprise celui d'o˘ il vient, celui o˘ il règne, mais elle est confusément frappée par les dimensions du gars. Son cynisme, ses morsures, ses
impétueuses prises de position forcent l'admiration, même si l'on en est victime.
Madame prend place sur son bidet pour s'ablutionner le trésor. Geste auguste de
la dame civilisée! Moment de grande songerie.
- Il faut que je fasse quelque chose, décide l'épouse répudiée.
Sa poche à venin est toute dilatée, la pauvrette! Mordre qui ? Elle a bien fait
une tentative auprès des parents de NoÎlle, mais il semble que le coup ait fait
long feu.
L'eau impétueuse du bidet assaille sa moulasse en friche. La sensation est neutre, d'ordre purement hygiénique. Les sens des AdélaÔde désarment de bonne
heure, avant que de s'être épanouis.
Elle s'en glisse deux dans la moniche, pour les recoins. De plus en plus songeuse, le sub tracassé par des prémices de bonne idée.
C'est en se torchonnant la chatte que la chose lui vient à l'esprit, mollement.
C'est beau, c'est tout là-haut comme la corolle de couleur d'un parachute.
Et
puis cela descend, descend, se fait de plus en plus présent, de plus en plus
rapide et vous télescope impétueusement l'esprit; s'y plante.
Elle enfile un peignoir de bain et, les pieds encore humides, trotte jusqu'au
téléphone de sa grande chambre de fausse veuve.
Un premier appel à l'appartement. La voix déférente de JuanCarlos l'informe que
Monsieur vient de partir à l'instant et que M. Eric doit être au siège.
Second appel au siège. La standardiste-réceptionniste lui dit que M. Plante est
en ligne avec France-Soir, veut-elle patienter ou bien préfère-t-elle qu'on la
rappelle ? Mieux vaut tenir que courir. AdélaÔde préfère attendre. Elle a droit
à l'adagio d'Albinoni, entrecoupé par les exhortations d'une voix crémeuse pour
aéroport, qui lui assure que les services du R.A.S., le parti le plus français
de France, mettent tout en oeuvre pour lui donner satisfaction.
Au bout de la troisième assurance, on lui passe Eric. Leurs relations ont été
courtoises pendant les dix-huit mois o˘ ils se sont côtoyés. Garçon plein d'agrément, de charme même, prévenant, aimable. Il leur est arrivé de deviser au
coin du feu pendant des absences de Tumelat et AdélaÔde appréciait l'intelligence " jointe à la parfaite éducation " d'Eric Plante.
- Mes hommages, madame, pardon de vous faire attendre.
- Oh! j'ai tout mon temps, mon cher Eric, tout mon temps.
Elle hésite entre un soupir de femme meurtrie ou un petit rire de femme courageuse, opte pour ce dernier et dit avec ironie : 252
- Vous connaissez Gambais?
- Il m'est arrivé d'y accompagner le Président, répond prudemment Eric.
- Eh bien, je vous y attends.
Eric est un peu pris de court.
- Comment ça, madame ?
AdélaÔde feint de s'amuser de la question.
- Mon Dieu, la chose se passe de commentaire, cher Eric. Il faut que je vous
voie, malgré vos occupations, je vous demande de venir ici. Il serait mieux que
vous n'en parliez pas à mon bouillant époux : vous le connaissez? il va en
'
faire un drame!
- Très bien, madame, j'arrive, décide Eric après un rapide calcul concernant son
emploi du temps.
- Merci, fait AdélaÔde avant de raccrocher.
Elle adore les roses, MI' Tumelat.
Avant d'aborder les chats, elle se livre à un petit canter avec sa roseraie superbe, orgueil de la propriété. Elle connaît leurs noms compliqués par coeur.
Dans le jardin d'hiver, il en pousse plusieurs variétés que les rigueurs extérieures paraissent exalter. Des roses couleur pêche, et puis des orangées,
des roses très p‚les veinées de blanc..
AdélaÔde les hume. Elles ln'ont pas d'odeur. Mais elles sont si belles!
Elle en
cueille une, une seule, celle qu'elle juge la plus belle, l'élue de la journée,
et l'emporte dans sa chambre o˘ elle bivouaque depuis son nouvel exil.
Le soleil s'essaie, tant bien que mal, à travers les boursouflures vénéneuses de
février, glissant sur ce coin d'Ile-de-France une sorte de lumière intérieure.
Une rafale grondante se produit à l'orée du patio et Eric surgit, chevalier de
l'apocalypse, sur son coursier noir ennobli de chromes. Il porte un caban noir
par-dessus son complet de ville, avec un cache-nez rouge. Il arrache son casque,
le dépose sur sa selle et s'avance. AdélaÔde admire la silhouette du jeune homme, sa démarche souple de danseur. Il la fait songer à NoureÔev.
Il escalade les trois larges marches du perron, toque à la portefenêtre.
- Entrez! Entrez vite
Il entre. La maison est somptueuse, de meilleur go˚t que l'appartement parce que
le décorateur de celle-là valait mieux que l'autre. Tout y est blanc, de bonne
qualité. quelques vieux meubles, des tableaux anciens aux motifs champêtres, des
rideaux d'un bis léger.
- Venez dans mon antre! lance AdélaÔde. L'antre de la sorcière !
Il réprime un sourcillement. Bon Dieu, c'est vrai qu'elle a l'air d'une sorcière, la gente dame ! Maquillée de façon outrancière, 253
comme il ne l'a encore jamais vue. Elle s'est composé une bouche de négresse à
l'aide d'un rouge bourbeux, d'un cerise putassier, elle a du rose vif aux joues,
en deux truellées flaqueuses, les sourcils ont été rechargés d'une couleur étrangère à ses tifs et, sans doute aux poils de son cul.
Elle est plantée au milieu du hall, dans une robe criarde dont il doute qu'elle
l'ait achetée elle-même. Ses cheveux coiffés à la Véronica Lake parachèvent son
aspect saugrenu, à la limite du grotesque.
Eric lui place un baisemain et la suit dans la chambre. Elle lui désigne un fauteuil crapaud, face au lit bas sur lequel elle se love en vamp des années
folingues.
Sur le sol, se trouve un large plateau d'écaille lesté de boissons diverses.
- Cela fait plusieurs semaines, des mois peut-être, que je n'ai pris un apéritif, dit-elle. Servez-nous donc quelque chose.
- que désirez-vous ?
- A votre bon coeur. Je n'aime rien, donc je peux boire n'importe quoi.
- Gin-orange ?
- Et pourquoi pas. Encore merci d'être venu si vite. Je vais vous faire une confidence, Eric, de tout ce que j'ai laissé à Paris, c'est vous qui me manquez
le plus.
Il amorce un piètre sourire.
" «a y est, elle a décidé de me violer, songe-t-il, épouvanté. Le maquillage,
les déclarations, la chambre, l'alcool! Dans quel guêpier me suis-je foutu, Seigneur! "
Elle poursuit, comme si elle lisait en lui
- Ne prenez pas ce que je vous dis pour une déclaration, je ne suis pas une exaltée et, contrairement à mon mari, je reste parfaitement consciente des différences d'‚ge.
Eric lui sourit de gratitude.
- Simplement, continue AdélaÔde, la solitude permet à tout individu de faire le
point, ou le bilan, appelez cela comme vous voudrez. Ici, je suis bien. A cela
près qu'il me reste une certaine nostalgie de vous. Votre présence discrète constituait un agrément dont je n'étais pas consciente.
Elle prend le verre qu'il lui présente, go˚te, réprime une grimace.
- Drôle d'idée de s'introduire dans l'estomac des breuvages pareils. En fait, je
n'apprécie que certains bons vins. Mais ce n'est pas pour vous parler de mes
go˚ts que je vous ai demandé de venir. Figurez-vous que, depuis quelques jours,
une idée me hante, qui remplira d'aise le Président : je suis décidée à
divorcer. Au début de sa liaison avec Mlle Réglisson, il m'avait demandé
d'y
consentir et j'avais refusé énergiquement, catégoriquement. Or, voilà que j'en
ai envie à mon tour.
- Ma foi, madame, c'est votre problème, rétorque Eric.
Il se demande pourquoi elle lui fait part à lui de cette décision. quel rôle
compte-t-elle lui faire tenir ? Il connaît la chambre, y 254
étant venu nuitamment, sur l'ordre du Président, il y a tantôt deux ans, afin de
photographier cette femme en état d'adultère avec son peintre. Avait-il eu le
temps de les voir seulement, à travers le viseur de son appareil ? Il ne conserve qu'une image confuse d'un couple nu, réveillé en sursaut, d'un grand
malabar aux poils gris, comme ceux de Vieux Charlot, se ruant dans sa direction... La fuite... Les circonstances avaient rendu ces clichés inutiles
puisque peu après, c'était le drame. Eric se demande ce qu'ils sont devenus.
Sans doute le Président les conserve-t-il quelque part dans un coffre ?
AdélaÔde a-t-elle jamais su qu'il était le flasheur du flagrant délit ?
Probablement pas car il s'était d˚ment camouflé.
- Je compte sur vous pour informer le Président de ma décision, dit-elle.
Expliquez-lui que ma requête ne cache aucun piège. Je ne la prends pas de gaieté
de coeur, ayant des convictions religieuses fortement ancrées dans l'‚me, mais
l'Eglise évolue et le catholicisme se disperse à l'encan du progrès. Le divorce
n'apporte plus la flétrissure dont il marquait jadis ceux qui s'en rendaient
coupables. A vrai dire, il n'est même plus culpabilisant.
" Je ne suis pas cupide. Dans les grandes lignes, je ne souhaite que cette demeure et une confortable pension, mais ce sont des questions qui relèveront de
nos avocats. "
Eric s'incline.
- Je transmettrai tout cela au Président, madame.
Elle l'intrigue. Et aussi, je vais te dire : le trouble. Elle a l'air d'une putain fatiguée qui cache sa lassitude sous davantage de fards.
Est-elle sincère ou bien s'agit-il d'une subtile manoeuvre dont la finalité
échappe à Eric ?
- Si j'osais, madame, balbutie le garçon.
Elle lui sourit, presque tendrement
- Osez! Vous êtes fait pour cela!
Au passage, cette déclaration le frappe et le dynamise.
- Je vous demanderais ce qui motive cette décision. Besoin de rompre définitivement avec une vie inconfortable ? Désir de refaire la vôtre en compagnie d'un autre homme ? Vous le voyez, je suis très indiscret.
- Il faut avoir le courage de ses indiscrétions, Eric. Toujours les assumer.
Non, à la vérité, je divorce pour qu'Horace soit enfin livré à lui-même. Je ne
représentais plus grand-chose pour lui, pourtant je restais son épouse. Il continuait d'y avoir une Mme Tumelat qui servait d'écran à ses plus douteux caprices, en atténuait bon gré mal gré les effets. Lorsque nous aurons divorcé,
il sera enfin adulte. Il aura l'‚ge légal.
- Donc, vous divorcez par esprit de vengeance, conclut Eric.
- qui sait!
Un long instant indécis les unit. Le silence, à Gambais, est une sorte de perfection. Eric contemple cette bourgeoise à l'aff˚t, lovée sur son grand lit
sans passion, il se surprend à ressentir un
255
sentiment étrange, oppressant, quelque chose qui ressemblerait presque à un vague désir physique. Il s'en étonne. Voilà deux nuits, il a dormi avec la divine Eve sans la toucher, fuyant au contraire ses attouchements. Il ressent
pour la journaliste une ferveur qui n'est pas l'amour, du moins le croit-il. Il
a besoin de la garder à disposition, d'essayer sur elle de laborieuses expériences; besoin d'aller plus loin. Elle est très belle, sans doute voluptueuse, mais il n'est pas tenté par son corps, et le craindrait plutôt.
Tout est cérébral dans ce qu'il ressent pour Eve. quand, décalifourchant sa moto, rue Saint-Benoît, il lui a demandé si elle voulait monter chez lui, elle a
secoué la tête et répondu :
- Non, Eric; et même on se quitte, définitivement. A quoi bon aggraver un malentendu qui n'amènerait que des misères pour vous, pour moi, ou pour d'autres. Mais je n'oublierai jamais ce voyage. Et vous non plus, je ne vous
oublierai probablement jamais.
Ils se sont embrassés, en amis, solidement. Eric ne l'a même pas escortée jusqu'à la station de taxis.
- Vous semblez perdu dans des pensées profondes ? remarque AdélaÔde.
Il rit bête, il rit flou. N'a rien à répondre, aucune explication valable à
fournir.
quand Eve l'a laissé, il a ressenti du soulagement. En somme n'avait-il pas obtenu d'elle ce qu'il pouvait en espérer : la réparation de ses vacheries ? Il
s'est dit qu'il allait l'oublier. Peutêtre lui envoyer des fleurs, et puis l'oublier. Pourtant le souvenir de la journaliste reste lancinant comme une douleur sournoise que l'on croyait dissipée pour de bon.
La chambre d'AdélaÔde a une odeur bizarre, de tubéreuse. Il évoque le film Sunset Boulevard. Il devine que MI' Tumelat va lentement s'embaumer dans sa maison luxueuse. Bientôt, le renoncement étant accompli, elle y vieillira à
toute allure, parmi ses livres, ses fleurs, des animaux qui ne manqueront pas de
surgir, comme ils finissent toujours par rappliquer chez les femmes seules.
En
attendant, elle a une langueur de grand style, sans apprêt. Son maquillage forcé
est une forme d'ingénuité. Il apprécie cette maladresse d'épouse au rebut désireuse de se donner le spectacle.
- Je n'aime pas voir des gens en détresse, murmure Eric Plante, et cependant
j'ai un côté dégueulasse, si vous voulez bien me pardonner le mot. J'ai fait des
tas de choses peu recommendables, il est probable que j'en commettrai d'autres;
mais cela ne m'enlève pas le don de compassion.
- Rassurez-vous, je ne fais pas pitié, se rebiffe-t-elle.
Au lieu de la rassurer, il murmure
- A moi, si.
- Tiens donc! Parce que je suis répudiée ?
- A cause de cette f‚cheuse erreur d'aiguillage, à la base. Vous n'étiez pas
faite pour lui.
256
- Lui n'est fait pour personne, répond-elle sans aigreur. A preuve : il est heureux; car vous êtes bien d'accord sur ce point, Erie, le Président est un
homme heureux.
- Presque, oui, je pense.
- qu'est-ce que c'est qu'un homme heureux, mon petit, sinon un homme prodigieusement sot ou prodigieusement égoÔste ? Comme de toute évidence il n'est pas sot...
Eric vide son verre de mixture jaune, puis abandonne le fauteuil crapaud.
- Je dois regagner Paris, madame.
Elle opine et lui tend la main sans quitter sa pose récamière. Eric s'incline
sur cette main.
- Il faut vivre ! dit-il, sans trop y croire.
Pour lui, petit drôlet, c'est quoi, la vie ? Des ambitions ? Des orgasmes ?
Une
1000 cc ?
Il est stupéfait de s'asseoir au côté d'AdélaÔde, sur le couvre-lit de satin.
Nous aurons des couches pleines d'odeurs légères, et des lits profonds comme des
tombeaux. Celui de MI' Tumelat ressemblera de plus en plus à un tombeau.
Il la prend au menton et baise sa bouche fardée, se délectant de la boue rouge
qui pl‚tre ses propres lèvres. Pourquoi ce baiser ? Il ne lui trouve aucune signification. Simplement, il a eu besoin, oui : besoin de planter sa bouche sur
cette bouche bordélique. A la santé d'Eve, peut-être ? Ou en hommage au Président ? Ne pas chercher à comprendre.
AdélaÔde a subi sans partager, sans répulsion non plus, et même, je crois bien,
tout de Bourgoin-Jallieu que je sois, sans surprise. Un baiser passait par là.
Elle murmure :
- Il y a des kleenex sur la coiffeuse.
Une grande boîte, et chaque mouchoir de papier est d'une couleur différente des
autres, dans les tons pastel. Eric s'essuie les lèvres, sans dégo˚t, devant la
glace qui lui renvoie l'image un peu déformée d'AdélaÔde. Il jette le kleenex
souillé dans une corbeille d'argent et quitte la pièce.
quand elle entend ronfler la moto, AdélaÔde va ramasser le kleenex utilisé, le
défroisse avec application et le glisse dans l'annuaire des téléphones traînant
au sol, près de l'appareil.
xx
L'abbé Chassel se cabre en apercevant une demi-douzaine de photographes dans le
couloir de l'hôpital.
Les hommes de presse sont illico à l'oeuvre et leurs flashes crépitent en produisant des bruits de balles traçantes.
- qu'est-ce que ça signifie ! proteste l'aumônier.
Le Président Tartuffe demande avec bonhomie :
- Vous n'avez parlé à personne de mon hypothétique visite ?
- A personne!
- Alors ils auront pris la planque à tout hasard.
Il distribue des petits saluts cordiaux.
- On voudrait vous avoir avec " elle ", M. le Président, implorent les chevaliers de la pellicule.
- «a, mes amis, vous en demandez trop, n'oubliez pas qu'il s'agit d'une grande
malade et surtout d'une détenue! Peut-être pourrez-vous grappiller quelque chose
au zoom, par la porte ouverte...
Il entre dans une pièce lugubre, dont la peinture pisseuse s'écaille. A cette
seconde, il ignore encore qu'il est au seuil d'une nouvelle vie. Horace Tumelat
est en pleine possession de ses moyens, il croit tenir son destin bien en main.
Il ne craint personne, et cependant quelqu'un l'attend.
Un gardien de la paix, à la mise en légère débandade, cesse de se balancer sur
une chaise en reconnaissant l'illustre et le salue militairement. Tumelat lui
serre la main : ça ne mange pas de pain sur les photos. La pièce comporte six
lits dont deux seulement sont occupés. Le plus proche de la porte héberge une
très jeune femme laminée par la maladie, à la chair translucide de certains poissons des mers du Sud qu'on ne repère qu'à leurs ombres.
Alcazar est à l'autre bout de la chambrée et on l'a isolée en tendant un vieux
paravent déglingué entre son lit et le lit suivant.
- Je vous laisse aller, déclare Chassel en claquant la porte aux objectifs.
Une soeur de charité sort de derrière le paravent, tenant un récipient émaillé
de ses deux mains comme un plateau à hosties.
258
La venue du Président la trouble, mais elle n'en laisse rien perc et répond à
son salut d'une inclination de cornette.
" Seigneur, pense ardemment Tumelat, quel instant désagré ble, merde! C'est fou
ce que les autres nous piègent, no nuisent sempiternellement. Ils constituent un
fléau endémiqu Au moment o˘ l'on croit que tout va bien, ils se précipitent te
une horde de morpions et voilà que tout va mal! qu'est-ce q j'en ai à
branler,
vous pouvez me le dire, de venir bredouiller d paroles de réconfort au chevet de
cette morue qui n'en finit p de crever! Vous pouvez me le dire, Seigneur?
Hein ?
Je vo parle! " Mais le Seigneur ne lui répond rien pour l'instant et Président
atteint l'angle du paravent, tu vois ? Cela compose u zone d'ombre; dans ce clair-obscur, le lit est jaune ivoire, 1 draps blanc sel, la malade gris argent.
Sa tête est bien calée, quarante-cinq degrés, par le sommier orientable. Le regard une luisance étrange, comme certains reflets dans des lunettes myopes
devant une flamme.
Premier choc du Président : Alcazar ne ressemble plus Alcazar. C'est " elle en
autre ", suivant l'expression d'u admirable concierge que j'ai beaucoup aimée.
Ses traits y so encore, bien entendu, sa frime d'empeigne, ses anguleries, to
ça, tout bien; mais elle a perdu son aspect hautement putassi de virago menée
par le fion. Elle semble devenue pur espr dans le pauvre réceptacle de 5on enveloppe charnelle, si ruiné perdue, décimée, en capilotade. 0 la tristesse du
corps partance, qui s'obstine par la seule volonté de son propriétai mais qui
sombre comme coule une vieille barque, à force fissures incolmatables. Nous terminons par accumulations fissures plus promptes que les empl‚tres que nous y
apporto
Second choc du Président : cet être au bord extrême de la dégage une sérénité
qu'il n'eut jamais au temps de son épanou sement. Détachement souverain de l'individu ayant renon totalement aux acquis de ce monde, sachant clairement le
magistrale superfluance, dédaignant le temps o˘ il les convoit et se livrant
sans peur au cycle de l'azote et à Dieu qui manipule.
Respect donc à Ginette Alcazar, mourante édifiante, si riche son trépas en accomplissement. Instantanément dominé, Tu lat se sent vidé de ses moindres rancoeurs et éprouve du bonhe à être là, à voir cela dont il aurait pu se priver
sans l'insistance père Chassel. Il reconnaît les grands instants culminants, il
a d pigé, le vieux bougre, qu'il affronte le plus stupéfiant de to Muet de pétrifiance, il arrive jusqu'au chevet, s'incline corn quand à l'Elysée, il présente ses devoirs à l'épouse du Présid de la République, et, debout, lumineux
de s'être approc attend.
Ginette Alcazar qui naguère te pompait un noeud comme u savante pétasse, et tout
récemment bouffait le morne carcéral de Martine, Ginette qui mettait des culottes noires dame lubrique, fendues du milieu pour dégager la chatte sans
259
qu'on e˚t à l'ôter, Ginette, la garce, la jalouse, l'incendiaire, Ginette est
plus édifiante que toutes les sainte Thérèse, et autres sainte Blandine.
Sans
doute, Jeanne d'Arc, en pleine combustion, en cendres mais encore dans ses volumes; oui sans doute la pucelle batailleuse, avant de se répandre au creux de
son b˚cher, lit suprême illuminé par les flammes de la plus haute gloire, la
pucelle guerrière avait-elle cette apparence déjà divine au plus fort de sa ruine terrestre ? Je pressens. On n'est pas de BourgoinJallieu pour rien!
Dans
mon dauphinois pays, on devine beaucoup; nous autres, gens des maisons de pisé,
nous apprenons énormément dans le vol des hirondelles zébrant notre ciel paysan.
Et nous pouvons lire jusqu'à nuit noire. Et nous savons ce que l'on nous tait
pour peu que notre interlocuteur pense très fort à ce qu'il doit nous cacher.
C'est un don de là-bas... Mille dons menus qui font les grandes rivières.
Il
commence à La Verpillère, à peu près au niveau du virage que borde un mur de
pierre, et il s'étale sur Saint-Alban-la-Grive, Four, les Aillat, Roche, Saint-Jean-de-Bournay. Il gagne sur Saint-Chef, SaintSavin, Montcarra, Ruy, cesse dans
les herbages de la Tour-duPin. Des dons, n'exagérons point : rien que des recettes paysannes, qui vont par les chemins, nichent dans les haies, flottent
sur les feuilles vernies des noyers. Des choses patoises qui resservent de morts
à vivants, car on ne les visse jamais dans les cercueils. Et les autres ne s'aperçoivent de rien, mais c'est bien fait pour eux, ne compte pas que je vais
les plaindre, ils n'avaient qu'à être de chez nous, du pays de la brioche bicolore : rouge et blanche avec des dragées blanches dans le rouge, et des pralines rouges dans le blanc.
Je m'écarte, par sotte vocation d'écriture, proie facile des instants happeurs,
instant moi-même qui te dit adieu pendant qu'il est là.
Et s'écarter du sujet n'est guère fameux, en ce point critique de ce long récit.
que je t'indique le glorieux Président,, tout courbé, soumis à la splendeur placée derrière un paravent dépenaillé d'hôpital. Livré sans la moindre retenue
: il ne garde rien de lui pour lui, conquis et éperdu, à sentir crépiter sur ses
moindres molécules les gr‚ces intemporelles d'un tel moment.
Ginette soulève sa main gauche du drap. Tumelat lui livre la sienne. Le contact
qui devrait être blafard, comme tous ceux qui se produisent entre un être on ne
peut plus vivant et un autre on ne peut moins, ce contact est suave.
Les larmes de la volupté spirituelle embuent le regard salope d'Horace. 0
les
desseins de la Providence! Ses desseins, je te jure! Car enfin, qui aurait osé
prédire au Président qu'il connaitrait la volupté spirituelle avec une garce en
délire qu'il baisait en levrette sur la peau d'ours de sa chambre!
Il devrait prononcer des mots, ne serait-ce qu'un salut macache, mon pote! La corgnole serrée. Une tonne d'émotion sur chaque poumon, tu
peux courir...
260
C'est elle qui prend la parole. Sa voix est un clair murmu: faible, mais modulé,
suave ;
- Mon aimé, dit-elle, j ai franchi les portes de la nuit et reviens, pour peu de
temps, du monde de la paix blanct uniquement pour vous délivrer un message.
Il devrait la juger pécore débloqueuse, en délirade complèl mais au lieu de, il
opine avec dévotion, onction, et suprématique " oui, oui, disez-moi, disezmoi!
".
Un message! Asseyez-vous, facteur. Vous prendrez bien i coup de rouge?
Tumelat
est à dispose. Il attend que cet ancienne bique feuillette son destin.
- Cette nuit, mon aimé, vous avez fait un rêve, un rêve qui vous a déjà
visité.
Vous étiez à bord d'un immense avion blan Cet avion perdait de l'altitude au-
dessus d'une région boisée l'infini.
Elle clôt les yeux, épuisée par la tirade. Elle doit se réur avant de poursuivre. Rassembler ce qui lui subsiste de fore errantes. Et pendant ce temps, le Président réfléchit fort et vit fouille sa mémoire et y découvre, presque sans surprise, qu'il effectivement rêvé, la nuit passée, rêvé qu'il se
trouvait à bol d'un gros avion blanc, absolument blanc, sans emblèmes c couleur,
ni mots, ni chiffres peints sur le fuselage. Et que o avion, irrésistiblement
attiré par les sottes lois de la pesanteu descendait silencieusement audessus
d'une forêt, amazonienr quant à l'étendue, mais très Ile-de-France quant aux
essences qi la composaient. Et il existait une longue, une infinie trouée dar
les arbres, espèce de sillon noir dans la verdure, large comm une nationale,
interminable, rectiligne. Le pilote invisible qi Manoeuvrait l'avion cherchait à
se poser en catastrophe dans ce fossé. Las, l'envergure de l'appareil se révélait plus large que la piste de fortune, les ailes se brisaient. Cela produisait, non pas un crash, mais une simple mutilation, l'avion désailé
devent
une sorte de véhicule barbare, gros cigare ronflant qui s'enfonçait au coeur de
la forêt sans parvenir à diminuer son allure. Tout le monde, à bord, restait
glacé et silencieux, fou de peur et le Président s'éveillait en décidant qu'il
était mort.
Et voilà qu'Alcazar, devenue médium, lui dit son rêve! Il es ébloui par le sortilège. Non pas stupéfait, je le répète, seulement heureux de le constater...
Alcazar, en état comateux, a su qu'il rêvait cela, si saugrenu.
Elle rouvre des yeux rechargés. Elle remue faiblement sa main satinée par l'agonie. Car veloutés sont les mourants, tu sais! Il font patte de velours avant de faire patte de marbre, ultime caresse de la vie.
- Mon aimé, je me trouvais au Pays de la paix blanche Horace souhaiterait en savoir davantage sur cette contrée mais Ginette n'est
plus questionnable. On ne peut que recueillir ses dernières syllabes, les graver
dans son esprit.
- On m'y a accueillie, poursuit-elle. Et comme depuis que jc suis vôtre je ne
pense qu'à vous, on vous a désigné à moi,
261
sachant que tout mon esprit vous était acquis. Je vous ai vu! Comme vous étiez
merveilleux, mon aimé! Vous portiez une cuirasse de lumière. Vous teniez votre
épouse serrée contre vous, d'un bras protecteur. Elle-même donnait la main à la
petite NoÎlle. C'était très beau. Et alors, mon aimé, ceux qui m'initiaient et
qui communiquaient avec moi par un simple échange de pensée, car il n'est plus
besoin de paroles au Pays de la paix blanche, m'ont dit que vous alliez devenir
un juste.
Elle reprend souffle.
Son épuisement est tel qu'il lui faut un complet abandon pour récupérer de quoi
terminer.
- Un juste, soupire-t-elle encore.
Un temps.
L'autre malade a une quinte de toux. On entend grincer les roulettes d'un lit
dans le couloir. Le Président baisse ses paupières pour se réfugier dans un instant de nuit. Il doit considérer cette révélation avant de l'accepter ou de
la rejeter. Délirade ? Probable. Il est partagé entre le scepticisme de son intelligence, et le go˚t du merveilleux hérité de sa terre bretonne. Il croit en
Dieu par élans, comme la plupart des humains, en cas de nécessité ou d'urgerie.
Il compte sur les guérisseurs, ne rejette pas les prédictions chiromanciennes et
tire des conclusions réalistes de ses songes. Evite les échelles, redoute les
cadeaux pointus ou tranchants. Se moque des gens superstitieux.
Un instant, il croit Ginette défuntée, tant son immobilité est parfaite.
D'ailleurs, cela pue le trépas dans le coin. L'odeur sucrée de la mort.
Plus des
senteurs pharmaceutiques... Voire aussi des miasmes de vivants, les plus dégueulasses!
Mais Ginette relève encore une fois les paupières.
- On attend tout de vous! chuchote-t-elle. Un juste!
Et elle retombe, dirait-on, en tout cas elle s'aplatit à l'intérieur d'elle-même. Ses traits se marmorisent. Sa couleur argent clair se fonce. Ses lèvres
restent écartées, manière que le dernier soupir se barre sans encombre.
Horace Tumelat se dresse, s'ébroue. Sonné. Hagard comme après une terrible pipe
que lui avait bricolée à Amsterdam (pays de la bouffarde, justement), une colored woman diabolique. Après l'éjaculation de grande instance, il avait des
myriades d'étincelles en folie dans le cerveau, Horace! Les cannes déboulonnées
à mort et le guignol en dérapage.
Il se penche et dépose un baiser sur la main d'Alcazar. L'agent, au fond de la
salle, le re-salue re-militairement. Le Président alerte la religieuse en l'appelant maman au lieu de " ma mère " et lui murmure, de sa voix de juste,
qu'il craint bien que... La chariteuse fonce au plumard.
Horde des journalistes.
- Pouvez-vous nous dire quelques mots, monsieur le Président? Lui avez-vous pardonné?
Il leur jette une oeillée d'homme ivre.
262
Hein? Comment? Pardonner... quoi, pardonner?
- Il ne nous appartient pas de pardonner, dit-il. Nous i sommes, tous, que de
misérables pécheurs. Dieu seul pardonn et sa miséricorde est infinie Ben ma vache!
Il ne les avait pas élevés comme ça, Horace, ces messieurs l'Informe.
Ils en restent K.O. les potes!
Le regardent s'éloigner dans son armure de lumière.
xi
- «a n'a pas l'air d'aller fort, dis donc, remarque Lue en reposant son verre de
bordeaux. Depuis ce voyage de l'autre jour, j'ai l'impression que tu es continuellement sur le point de fondre en larmes.
Eve décolle un sourire de ses lèvres crispées.
- quelle idée!
- Regarde-moi! intime l'époux en peine.
Elle lui confie des yeux pleins d'assurance puisqu'ils sont indifférents.
Non,
non, pas de larmes. Tu peux courir, grand con!
- Tu es ailleurs, conclut Luc après un examen prolongé du visage d'Eve.
Et comment, qu'elle est ailleurs, la chérie! Vraommm vrrraomm! Sur une moto fougueuse, la joue contre le dos d'un être auquel elle pense jusqu'au plus secret de son sommeil.
Elle regrette d'avoir déclaré tout net, à Eric, au retour, que c'était terminé
eux deux. Fini sans avoir commencé! quelle lubie de gonzesse l'a poussée ?
Pourquoi ce défi à elle-même ? Depuis qu'elle se l'est infligé, elle se sent
prodigieusement malheureuse et l'existence lui semble morte.
- Tu as des problèmes, Eve ?
- Dans ce métier on en a toujours.
- De quel ordre ?
- Les petits copains détestent que vous fassiez un truc qui marche. Je suis trop
marginalisée au Réveil. Un Etat dans l'Etat, air connu. Ils rêvent de voir remplacer ma rubrique par les recettes de tante Laure.
Tout en lui mentant, elle apprécie son aplomb. Comme il est aisé de chambrer un
mari qu'on déteste!
- qu'est-ce que tu en as à foutre ? Mathieu Glandin ne jure que par toi!
- Tu sais, le Bon Dieu, quand tous les saints te font la gueule...
Ils se remettent à manger. Luc fait un peu trop claquer ses babines d'athlète en
bouffant. Appétit de rugbyman, lui! On le
264
LES CLEFS DU PO
croirait perpétuellement en train de se conditionner pour Tournoi des Cinq Nations. Force et vigueur! Gare aux mêlée
Elle donnerait n'importe quoi pour revoir Eric. Elle espér qu'il allait se cramponner. Petit misérable! Pas un coup de fil silence intégral. Il a obtenu ce
qu'il souhaitait, à savoir répa tion, alors qu'elle aille se faire baiser aux
quatre cents diables ça lui chante! Mentalité de frappe. Tu ne peux pas fai confiance à un pédé! Ils te charment, t'embobelinent de le chatteries, captent
ton amitié, ta confiance pour, d'une cabrio te planter là avec tes sentiments,
en se foutant de ta frim
Pourtant, lui...
Elle repense au père Plante, ce gorille-hobereau, rude fougueux, b‚freur, trousseur, somptueusement égoliste. E évoque également la p‚le Marie qui fut
ballottée du fils au pè finissant par choisir le plus ardent des deux. Eve imagine E avec elle, il y a dix ans... Et puis, il a accepté de la céder à
papa,
bon garçon soumis, assujetti au joug du cher tyran. Il échangée contre une moto,
déclare Vieux Charlot, avec presq fierté, pensant faire de l'humour, sans mesurer le cynisme de phrase.
- Veux-tu que nous allions au cinéma, à une séance de heures ?
- Non, je n'ai pas envie.
La vieille Maryse apporte des oeufs à la neige saupoudrés pralines pilées.
Sa
crème vanillée sent bon. Elle réussit admir blement les p‚tisseries traditionnelles.
- Pourtant tu voulais y aller, le jour de ton départ...
Eve sait que cette proposition qu'elle a faite à son mari détourné de son esprit
tout mauvais soupçon concerna " l'escapade ". Elle a eu beau jeu, au retour, de
lui faire valoir côté imprévu de ce voyage à Lyon : rencontre urgente avec Jea
Charles Liniel, le jeune directeur du Progrès. Tout à f impromptue. Une heure
avant, ne le pressait-elle pas l'emmener au cinéma?
- Je déteste aller à une dernière séance, il me semble qu cette heure-là le film
est moins bon.
Luc rigole gras. Elle a de ces reparties!
- Alors, dodo?
Elle le giflerait. Grotesque! Dodo! Et ce ton égrillard de m‚ suffisant qui promet sa bite comme si c'était du Viva 1 1
- J'ai un papier à mettre au point.
- Oh! non! demain...
- Il faut que je retourne au canard, Luc.
- «a te prend comme ça!
Oui : ça la prend " comme ça ". L'appel irrésistible de quelque chose qui s'appelle la passion. Un mot mal fagoté, et q gêne aux entournures de l'intelligence, mais qui est irremplaç ble. Devoir rendre des comptes à ce bell‚tre, pour comble! El sent pousser les ronces de sa haine. Ah! qu'il ne la
contrecar pas, surtout! Sinon il lui en cuirait. Il doit filer doux.
265
- Je t'ai expliqué qu'en ce moment, je marche sur des oeufs au Réveil. Il faut
que je m'y incorpore professionnellement. Je joue un peu trop les privilégiées
qui font du journalisme comme d'autres des tapisseries au canevas.
Elle ajoute :
- Mais on pourrait passer par notre chambre avant que je ne parte ?
Touché! La rogne de Luc s'arrête au niveau de ses amygdales. Du moment qu'elle
le prend par les sentiments!
Il lui coule son oeillade de cartes postales anciennes sur lesquelles on voyait
un couple, joue à joue dans un coeur. Il l'imagine déjà, en posture, sur leur
lit, devant la glace, bien ouverte. A lui, c'est-à-dire à disposition.
Elle lit sa piètre lubricité dans sa prunelle et l'en méprise un peu plus, se
disant que ce qu'il y a de positif dans le baisage en levrette, c'est qu'on ne
subit pas le souffle de son partenaire.
Une heure plus tard, elle embrasse le m‚le aux testicules essorés et s'enfuit.
Elle tremble intérieurement, comme lorsqu'on a absorbé de trop fortes doses d'excitant. Elle doit s'y prendre à plusieurs reprises avant de pouvoir placer
la clé de contact en position convenable. Son démarrage secoue la quiétude bourgeoise de la rue et fait redouter un hold-up. Eve fonce à travers Boulogne
pour aller chercher les voies sur berge qui la conduisent à l'orée du Louvre.
Elle traverse la Seine comme une folle. Elle respire mal, en haletant un peu;
heurte le pare-chocs d'une voiture en stationnement qui titube, mais elle ne
s'arrête pas. Elle va, comme si chaque seconde comptait. question de vie ou de
mort! Et pourquoi non ? Chacun de nos instants est une question de vie ou de
mort!
Une fois boulevard Saint-Germain, elle gare sa voiture n'importe comment à
une
station de taxis.
Des chauffeurs l'invectivent. Elle ne les regarde même pas et s'élance dans le
flot de la circulation au milieu duquel elle est obligée de danser un tango saugrenu avant d'opérer la traversée.
A présent, la voilà qui court à perdre haleine en direction de la rue Saint-Bendit. Au débouché de cette artère, elle lève les yeux, cherchant à voir s'il y
a de la lumière chez Eric, malgré l'avancée du toit. Il lui semble bien que oui.
Oh! mon Dieu! Ce serait le bonheur! Le voir, poser la main sur l'angle de sa
m‚choire. Il était si beau, l'autre matin, quand il caracolait, presque nu sur
son cheval sans selle! Si magistral! Si romantique! Le voir! Lui sourire.
Le
regarder, tu vois : elle n'en demande pas davantage, Eve Mirale. Juste s'asseoir
en face de lui et examiner la manière dont il existe. Ne rien perdre de ses battements de paupières, de ses contractions légères de la bouche... Elle accepte de n'être
266
jamais rien pour lui, sur le plan physique, à condition qu'ell puisse le regarder sans rien dire.
Elle court. Elle n'a plus de souffle pour escalader l'escalic recouvert d'un
tapis couleur de vieille gencive tant il est fané aussi le gravit-elle en vieillarde : s'agrippant à la rampe et tirai sur son bras. Elle monte, monte...
Parvenue sur le palier d'Er˘ elle perçoit de la musique. Un rire de reconnaissance lui vient.
est là, de l'autre côté de la porte.
Alors elle sonne, et à l'intérieur, un timbre à deux temps, u peu guindé, retentit.
Eric lui ouvre. Il porte un pantalon de velours noir, trè ajusté, une chemise de
soie blanche, déboutonnée, dont il
noué les pans à la taille. Eve est émerveillée : jamais il n'a ét aussi beau,
aussi tentant. Elle voudrait lécher sa poitrine velue Il la regarde d'un air mi-insolent, mi-ravi. Puis s'écarte pour 1 laisser entrer, sans prononcer une parole. Eve se précipite, mai stoppe, paniquée de
découvrir des visiteurs chez Plante. U: couple! Ces gens lui rappellent quelque
chose! Oh! oui : soi " enlèvement ".
Le gros Marien rougit et reste avachi au fond du canapé Boulou fronce les sourcils.
Eric revient et dit :
- Donnez-moi votre imperméable.
Eve se laisse ôter le vêtement. Eric pousse l'obligeanci jusqu'à dénouer le foulard Hermès qu'elle a attaché serré.
La situation est bizarre, un peu trouble ; la gêne générale si fait cuisante,
sifflante.
Eric va accrocher les effets de l'arrivante à la patère dc l'entrée.
- Marien et Boulou, présente-t-il à distance.
Eve ne bronche pas.
Boulou se remet de sa surprise et murmure à l'adresse d'Eric
- Tu ne nous avais pas raconté la suite!
Marien réagit également et se dresse enfin pour un vague salu, du buste.
Les trois visiteurs attendent que l'hôte prenne les initiative~ qui s'imposent.
- Bon, ben oui, c'est comme ça, murmure Eric. Eve, vouc les reconnaissez, je
suppose ?
- Evidemment.
- Marien est photographe au Parfait.
- Le kidnapping n'est que votre violon d'Ingres? demande Eve d'un ton méprisant.
Eric se place devant elle et supplie
Oh, non, laissez, il y a prescription.
C'est vous qui le dites! riposte-t-elle.
Elle hait ce couple, non pour ce qu'il lui a infligé d'humiliant, mais parce
qu'il est là. Uniquement parce qu'il est là alors qu'elle rêvait de se retrouver
seule avec Eric.
- Eve! murmure Eric, ce sont des amis à moi, ils m'aiment 267
assez pour avoir marché dans ma connerie. Je suis l'unique, responsable.
- Si j'avais porté plainte, le tribunal en déciderait autrement.
- Pourquoi ne porteriez-vous pas plainte ? lance haineusement Boulou qu'une sale
jalousie tenaille. «a ferait vendre du papier!
- Ecrase, ma poule! implore Marien, de plus en plus embêté. C'était une blague,
madame Mirale, vous le savez bien.
- Tu parles d'une descente de lit,ce type! enrogne Boulou.
Eric se met à gueuler :
- «a suffit! On ne va pas se tirer la bourre pour une histoire classée! Car elle
est classée, oui ou merde, cette affaire, Eve ? Répondez!
Et soudain, il l'empoigne par un bras et la pousse brutalement dans sa chambre.
Surprise par la vivacité du mouvement, elle se laisse bousculer sans réagir. Une
fois dans la pièce, Eric referme la porte d'un coup de talon et se jette sur la
jeune femme.
- Tu es revenue, gronde-t-il, n'est-ce pas, petite chienne que tu es revenue ?
Du plat de la main, il lui flanque des bourrades, qui la font reculer. Elle arrive au mur. Alors il cesse de la houspiller et retrousse sa robe de lainage
blanc.
- Je ne veux plus que tu portes des collants, dit-il; tu m'as bien compris, Eve
? Je ne te permets plus que les bas et les jarretelles, comme aux petites putes,
tu m'entends?
Elle est p‚le et froide de rage. Et pourtant subjuguée. Malgré sa colère, elle
pense : " Oh! Dieu que je l'aime! Mais pourquoi l'aimé-je à ce point! Ce n'est
qu'une p‚le ordure pathétique. Mais si pathétique! "
Toujours ce mot qui lui monte à l'esprit quand il s'agit d'Eric
" pathétique " ! Cet adjectif la tourmente tellement qu'elle en a cherché
la
définition, sur son Robert, au journal. Elle peut te la réciter par coeur si tu
le désires. Tu veux ? Récite-lui, Eve! " Pathétique : qui émeut vivement, excite
une émotion intense, souvent pénible (douleur, pitié, horreur, terreur, tristesse). " Merci, M. Paul Robert. C'est pile ce qu'elle éprouve : douleur,
pitié, horreur, terreur, tristesse. Plus amour! Ou bien : égale amour! 0
Dieu,
l'étrange peine... Pathétique! Pathétique!
Eric continue :
- quand l'envie de toi me viendra enfin, si elle me vient un jour, tu devras
être prête. En état de réceptivité. Tu te rappelles mon sexe ? Tu m'as branlé
sur ma moto. J'ai joui dans ta main. C'était très fort. A cause de la moto, et
aussi de la haine que j'avais pour toi. Maintenant ce n'est plus pareil : je
n'éprouve plus que de l'amour.
Elle ferme les yeux et soupire
- Répète !
- Je n'éprouve plus que de l'amour, redit-il d'un ton furieux.
- Merci.
LES CLEFS DU POUV(
- Pas de quoi. Puisque tu me cours après, tu vas être malheureuse; je suis un
type qui rend malheureux. Je n'ai du malheur à offrir. Le seul bonheur que j'ai
eu dans la vie, me l'a pris. Alors il ne me reste que du malheur, c.q.f.d.
veux bien que je t'apporte le malheur, Eve ?
- Oui, dit-elle.
- Bon, nous verrons. Maintenant tu vas être gentille a mes copains. Deux bons
petits diables. Lui, pas malin, ch fidèle. J'ai l'impression qu'il m'admire.
Elle petite salope. J( fais se masturber devant moi, et elle croit que je l'air
Dégueulasse, non ? Ton arrivée lui perfore les tripes. Sois ten~ avec moi, qu'elle en chie. D'accord?
D'accord!
C'est merveilleux que tu sois revenue. Je n'aurais pas Ic le petit doigt pour
aller te chercher, tu sais!
- Je sais.
Tu voudrais que je t'enfile ?
Oui, mais ce n'est pas ça l'essentiel.
C'est quoi, selon toi, l'essentiel ?
Je t'aime.
Il a un petit sourire, comme un frisson quand le froid ve tombe dessus avec soudaineté. Puis il lui plaque un furtif bah sur la bouche.
- Allez, viens!
Ils repassent dans le séjour. Boulou et Marien discutent à vc basse et ça n'a
pas l'air de bien marcher entre eux.
- Voilà, annonce Eric, madame est calmée. Je vais confe tionner des bacardis,
j'ai envie de bacardis. Prépare les verrc Boulou; et la glace.
Il sort un shaker, du rhum blanc, du sirop de grenadin
- Marien, un citron! Va regarder dans la kitchnette si tu ( trouves. Eve, embrasse-moi et sois joyeuse! On va se saouli pour fêter nos retrouvailles.
Le
bacardi, c'est l'ivresse c chaussons de feutre. On se beurre sur la pointe des
pieds. C'e doux, mais ça sonne. Boisson de lope, quoi!
Il est terriblement surexcité, en folie.
Il embrasse Eve et lui chuchote à l'oreille
- Je crois bien que je bande, et il me semble que c'est pot toi. A moins que
cela ne résulte de la situation baroque. Va-t'e savoir avec un petit compliqué
de mon espèce. Tu verras, noi serons très malheureux, mais nous vivrons des instants inoublfi bles.
Il regrette de n'avoir pas baisé Mme Tumelat, dans la maiso de Gambais.
C'est
d'elle qu'il a envie, lui semble-t-il. Mais
n'en est pas absolument certain.
Marien, bon type, s'approche d'Eve. Il chuchote
- Je vous demande sincèrement pardon. Eric peut tout ni demander, vous comprenez
?
- Je ne sais plus de quoi vous parlez, répond Eve.
Le bon gros sourit largement.
269
- Vous êtes chouette. Je voudrais tellement...
Il s'interrompt car il ignore ce qu'il " voudrait tellement ". Il s'agit d'un
état d'‚me. D'un grand besoin d'amitié générale. C'est sa tournée. Boulou a sa
gueule super-gringrin. Elle manipule les verres comme s'ils étaient en fer.
Eric
chante en agitant le shaker. Il amorce même une espèce de danse exotique, genre
tamouré. L'atmosphère est équivoque, plutôt pénible parce qu'artificielle.
Une
nervosité malsaine s'empare de chacun.
Il est temps qu'ils boivent. Cela changera l'ambiance, ou la fera exploser.
Les
bacardis sont corsés et généreux. Eric go˚te et commente. Un poil trop doux. Le
prochain sera mieux dosé, il ira molo sur la grenadine.
Tout en buvant, il passe sa main sous la robe d'Eve. Boulou, bout. Marien détourne les yeux.
Eve tente de fuir la caresse, puis, comme il insiste, de la minimiser en serrant
les jambes.
- Elle porte des collants! annonce Eric, d'un air accusateur. Moi, je ne suis
pas de mon siècle et je déteste. La première fille que j'ai connue mettait des
bas, j'adorais jouer de la balalaÔka sur ses jarretelles. Et puis on sentait la
peau des cuisses, douce et satinée. Tu portes également des collants, Boulou ?
- Connard! lance la souris de Marien.
Le gros se f‚che :
- Arrête de faire ta sucrée, merde! Si tu piges plus la plaisanterie, c'est malheureux. Bien s˚r qu'elle en porte, Eric. Et personnellement, moi, j'adore.
C'est exciting.
- Tu es un plouc! ricane Eric.
- Parce que je ne suis pas un fan des Folies-Bergère ?
- J'ai des go˚ts rétro, admet Eric. Dorénavant, toutes les filles qui passeront
ce seuil devront porter des bas, je me propose de placarder un avis dans ce sens
sur la porte. J'établirai un contrôle radar. Si collants, s'abstenir!
Ses plaisanteries n'amusent personne. Eve songe qu'elle est étrangère à ce milieu. Elle ne reconnaît plus Eric. Néanmoins elle continue de l'aimer.
Plus "
il en fait ", plus il s'engloutit dans le pathétique.
Boulou vide son verre, cul sec, et déclare qu'elle veut partir.
- Tu es malade! La soirée commence, proteste Eric.
- Pour moi, elle est finie.
Marien tente de la convaincre d'attendre encore, mais elle est butée, tête à
claques.
- Viens par là, que je te parle, décide Eric, tu permets, Marien!
- Tu parles
Il emmène Boulou dans la chambre à son tour. Eve est certaine qu'il lui pratique
des attouchements et lui donne des baisers, comme à elle tout à l'heure.
Une
tristesse au go˚t de rouille lui vient. Le malheur qu'il lui a promis commence
déjà, en sourdine, tels les premiers élancements d'une dent cariée 270
Marien lui sourit et avoue que " Boulou est tête de pioche, ma bonne fille.
Et
puis elle va avoir ses trucs, il faut l'excuser, ça le met à cran, chaque fois.
Au point qu'il bénit le ciel quand on l'envoie en reportage à ces périodes-là. "
Eve finit son bacardi, silencieusement. Luc est probableme installé devant la
télé. Elle imagine Marie Plante en port jarretelles et bas. Vieux Charlot doit
aimer cela et c'e probablement lui qui a fourré cette dilection pour les bas
dans le cr‚ne de son fils. Vieux sagouin!
Eric et Boulou tardent à revenir. Marien va placer un disque sur l'électrophone
: les musiques de Chaplin interprétées par un grand orchestre.
Elles suffisent à attendrir Eve, à la mettre en émoi, et presqu en chagrin.
- Je l'aime, annonce-t-elle à Marien quand il revient s'a seoir.
Le gros est troublé par la spontanéité de cette déclaration. Il voit une absolution.
- C'est un type incroyable, dit-il. Je n'ai jamais vu le mêm Une espèce de folie
merveilleuse. A son contact, on devient u peu dingue également.
Eric entrouvre très faiblement la porte.
- Eve! chuchote-t-il, vous pouvez venir?
Et, à Marien :
- Deux minutes, Vieux.
- Faites, faites !
Eve rejoint Eric. Il la happe pour vite rabattre la porte Boulou est sur le lit,
troussée, les deux jambes raides, en form de " V ". Elle se masturbe avec frénésie. Elle est au point d jouissance et même l'arrivée d'Eve ne peut stopper
l'orgasme Elle les fixe avec des yeux égarés en se tordant de gauche droite.
- Vous voyez, balbutie Eric, si c'est con la bestialité. Si c'es crapuleux!
quelle misère, non?
Eve quitte la pièce précipitamment, le rouge aux joues. Eri ne tarde pas à
la
suivre.
Il va à son ami, lui caresse la nuque et assure
- Je crois que je lui ai fait entendre raison.
271
XXII
Georgette se penche sur son mari. Il dort d'étrange façon : le souffle imperceptible, mais continu, et par instants, de brèves convulsions passent sur
son visage, y créant ces cercles concentriques consécutifs aux jets de pierres
dans une eau au repos. Leur médecin lui prescrit des tranquillisants, qu'il prend en doublant les doses et ses nuits sont épaisses. Il les franchit à
gésir
dans un sombre abandon artificiel d'o˘ il émerge à grand-peine, sonné, hagard,
vaseux, l'oeil atone, la bouche mauvaise, le coeur en chamade. Un grand bol de
café noir lui apporte un début d'énergie, hélas il l'emploie à pleurer.
Le malheureux Victor éclate en gros sanglots, à tout bout de champ, mis en détresse par une pensée un peipplus pernicieuse que les autres. Il lui suffit de
se rappeler NoÎlle enfant, s'amusant au milieu du living, sur une couverture,
avec des objets imprévus qu'elle préférait à ses véritables jouets. L'image porte sa douleur au paroxysme.
Navrée, inquiète, Georgette tente de le raisonner
- Mais bonté divine, Victor, elle n'est pas morte!
- Pour moi, c'est presque pire, répond-il, sincère.
Car il en est là, à préférer que NoÎlle ait disparu au fond d'un trou, plutôt
que d'exister ailleurs, sans lui donner signe de vie, sans lui écrire un mot! Il
cherche ce qu'il peut bien expier par ce cruel abandon.
Du fond de son sommeil frelaté, il croit entendre la petite voix claire crier "
papa " dans le silence de l'appartement ; et c'est ce qui amène ces frissons sur
son visage.
Les fonds vaseux de son ‚me simple libèrent des bulles qui s'en viennent crever
à la surface de lui.
- Je pensais que ça allait durer toujours, explique-t-il.
- que quoi donc, allait durer toujours, mon homme?
- Elle et moi. La manière qu'elle avait besoin de moi. Je ne lui ai pourtant
rien fait de mal, si?
- Toi, non : mais l'‚ge, oui, tente d'expliquer Georgette, pratique.
Il l'insulterait à cause de son calme La manière fataliste dont 272
sa femme accepte la chose l'insupporte. Elle continue de vaque Georgette.
Ménage
bien tenu. La frigousse est bonne. Il y a ( l'oignon au beurre tôt dans la matinée. De l'encaustiqi puissamment étalée sur les planchers... Elle continue
bien, sa] trop d'encombre. Ses courses, son raccommodage, les jours avg lessive.
Elle suit sa vie, imperturbablement. C'est donc qu'el n'avait pas besoin d'une
fille, non ? Puisqu'elle peut se passi d'elle ? Penser à autre chose, regarder
les feuilletons sty branlette mondaine, à la télé : jeune fille amoureuse, crinoline attelage, chevaux blancs, domestiques, ch‚teau, étang mélanc ( lique...
- Je vous aime, Mademoiselle de... - Et moi doe vicomte!
Faire une gosse quand on n'en a pas absolument besoin, tu v trouves pas cela
criminel, toi ? Et même, s'il savait tout, Victoi L'arrière-boutique de M.
Favellini, l'épicemar italoche. Elle s' rend aux heures creuses. Le gentil Rital
retire son bec-de-cane c la fourre à la langoureuse, sur ses sacs de riz, même
que ça li r‚pe les miches, Georgette, la rude toile. C'est une habitudE
plus
qu'une liaison. D'ailleurs, ils s'appellent madame Réglisso (il prononce Réglissonne) et monsieur Favellini. Bon chic, bo genre. La troussée amitieuse.
Et heureusement pour Georgett car son julot ne lime plus. Le malheur, c'est ça :
plus de baise plus de bouffe et du sommeil en cachets.
Elle secoue doucement Victor
- Hé, P'tit loup!
Son terme d'amour, p'tit loup. Il remonte à leurs fiançailles e ne sert que dans
les occasions exceptionnelles.
Elle appréhende son réveil, mais il faut bien qu'il s'arrache pourtant, puisqu'ils ont décidé de prendre la route ce matin. Il vont chez Félix, le demi-frère de Georgette, qui tient un garagg du côté de Bourges.
Un bon mec, Félix. Et Raymonde, sa femme, a le coeur sur h main. Ils ont des
jumeaux, actuellement en stage aux Etats-Unis car ce sont de grosses têtes, des
bêtes à concours toujoun premiers aux examens. Surdoués sur les bords. On se
demande la génétique, hein ? quand tu vois des parents tout ce qu'il y a dc bonasses, l'intelligence un choulia rampante, et leurs produiv ultra-brillants...
Georgette adore son demi-frère. Elle s'est ouverte à lui du problème Victor qui
file du mauvais coton. Félix a tranché : " Venez passer huit jours chez nous; on
va lui changer lee idées! "
Sur le moment, Victor a refusé. " Et si la petite venait en leui absence? "
Georgette a fini par obtenir gain de cause en promettant de passer un mot à
NoÎlle pour la prévenir du voyage.
- P'tit loup!
Réglisson soulève ses paupières, dévoilant un regard tout con, comme deux bonbons sucés. Un bon moment, l'incompréhension stagne dans ses prunelles de
soupe.
273
Georgette lui caresse les joues en parlant bêtasse :
- Allons, mon petit homme. Il faut vous lever! On a de la route à faire. Ce soir, on va taper une sacrée belote à quatre, chez Félix... Et demain, vous irez
aux champignons.
Elle n'ose insister. Y a-t-il des champignons à cueillir en février ?
Elle reprend.
- Ou à la pêche!
Et là encore elle se heurte à une perplexité béotienne. La pêche est-elle ouverte en cette saison? Enfin, merde, ils feront des choses, Félix et Victor. Y
a pas plus boute-en-train que son garagiste de frère! Il a s˚rement préparé
tout
un programme d'humbles réjouissances.
- Je vais te faire couler un bon bain, Vic. Ton café est prêt, ça te réveillera.
Il fixe le plafond de leur chambre o˘ s'amorcent d'imperceptibles lézardes.
Les
jours de repos, il paressait un peu au lit, et sa grande distraction consistait
à composer des images avec les incidents du plafond. Des ombres, des écaillures,
des méplats alimentaient son humeur vagabonde. Il les transformait en paysages
de son enfance, ou en contrées qu'il rêvait de visiter, de celles dont les noms
chantent et qui évoquent le soleil et la mer. Il écoutait le ronron de la maison
: NoÎlle et Georgette déjeunant dans la cuisine. Leur bavardage le réconfortait.
C'était une musique heureuse, l'hymne de sa vie tranquille.
Il croit percevoir encore les inflexions de l'une et de l'autre, s'imbriquant,
se répondant. Il y avait le mode interrogateur; et puis les salves véhémentes.
Des protestations. Des commentaires... Le bonheur, quoi! Et le plus étrange,
c'est qu'il en avait parfaitement conscience sur le moment, alors que bien souvent, le bonheur c'est " après ". Il savait qu'il baignait dans une félicité
tranquille et s'il en jouissait aussi totalement c'est parce qu'il croyait naÔvement qu'elle durerait toujours.
Bien s˚r, s'inscrivait dans le tableau enchanteur, la perspective du mariage de
NoÎlle un jour. Mais c'était " un jour ". Et il saurait s'y préparer et l'accepter le moment venu.
Il met brusquement ses deux mains en conques viandeuses sur ses yeux boursouflés
par le chagrin. NoÎlle ! Sa petite NoÎlle ! Il lui arrivait de l'emmener à
l'école. Il portait son cartable et la tenait par la main. Elle babillait, chemin faisant. Il entrait de plain-pied dans sa conversation, Victor.
Savait
retrouver ses cinq ans pour donner la réplique au petit ange blond... Bon, il
aurait d˚ en faire d'autres. Beaucoup d'autres. Cela devrait grouiller autour de
lui. Alors il aurait échappé au maléfice. Georgette ne demandait que cela : bonne pondeuse, la commère! C'est lui qui, fou d'admiration pour NoÎlle a défendu sa position de fille unique. Car il la voulait unique pour l'aimer plus
farouchement.
- Je te prends ta canadienne, Vic. La vieille, pour si vous iriez dans les bois.
Il ne répond pas. Il pleure. Il est dans une barque avec " les 274
deux ". Inquiet parce que, tandis qu'il rame, la gosse, à l'av~ essaie de toucher l'eau du bout des doigts. Et aussi, il y a manège du Croisic... Sur la
place, près des vespasiennes. manège orangé, avec des avions qui s'élèvent de
plus d'un mi quand on tire sur le volant et de petits autobus à quatre plac* les
enfants se battent, chacun voulant conduire... Le. man tourne, comme tous les
manèges. Victor a oublié la musique. n'est pas cela qui importe. Chaque fois que
NoÎlle est empoi hors de sa vue, il lui semble que la nuit tombe; lorsqu', réapparaît, l'aube revient et il respire mieux, le temps d'un de cercle.
Dites, c'est triste une fille tant aimée, qui vous tue en vi oubliant. Vous tue
parce que vous avez cessé de représer quelque chose pour elle qui représente
tout pour vous.
- Tu devrais te lever, P'tit-Loup. Ton bain coule et l'c n'est pas de reste chaude!
. Vous tue parce qu'elle s'est entichée d'un vieux salE horrible qui la corrompt, vous la vole et la fourre dans son plein d'odeurs ‚gées; vous empêche
de la voir; l'empêche vous voir. La tient à merci!
- Vic!
Georgette réapparaît. Elle le voit hoqueter.
Elle s'insurge.
- Ecoute, Victor, cette enfant, nous l'avons fait(e) tous deux. Elle est sortie
de mon ventre. Mon ventre est toujours A ta disposition, Victor, bon Dieu de
bois. Je peux t'en faire u autre! Tu veux qu'on ait un autre gosse? Il nous reste encç quelques années pour le fabriquer, si ça te chante.
La garce! Comment ose-t-elle proposer une telle trahisoi
- Mais tu ne l'aimes donc pas ? sanglote Victor, en décoi primant ses paupières
tuméfiées.
Il laisse dégouliner ses pauvres yeux à leur guise.
- Tu es malade, Vic, soupire Georgette. C'est pas norm~ franchement. Pas normal...
- Pas normal, parce que je ne peux plus vivre sans ma tou petite! Tu te rappelles, quand elle jouait du pipeau ? Et ai rentrées scolaires, je couvrais
ses livres avec du papier crist2
- Mais sapristi, Vic, jamais plus tu ne pourrais lui couvrir i livres! Elle n'est plus d'‚ge à t'appeler la nuit quand elle fait 1 mauvais rêve et qu'elle
veut boire un peu d'eau pour
rendormir. C'est une femme! Une vraie! Elle couche avec d hommes! Elle a sa vie
à elle. Tu ne l'as pas fabriquée pour t( mais pour elle. Laisse-la vivre à
sa
guise ; c'est devenu quelqu'i d'autre! Essaie de comprendre, Vic : quelqu'un
d'autre!
Terrifié par l'expression, il cesse de chialer comme cent veau " quelqu'un d'autre ". Donc, ce ne sera plus jamais " sa petite NoÎlle, son bébé qui pleurait et qu'il consolait. L'enfa: tendre, au regard bleu, cerné de bleu, qu'il emmenait c promenade par les rues maussades de la banlieue poussiéreus,
Le Vieux la lui a abimée. Son beau visage de vierge pei 275
inspirer la répulsion désormais! Et le sale homme l'amène à comparaître devant
les caméras de la télévision, pour prouver à toute la France qu'elle est son
esclave inconditionnelle. Ah! comme il ferait bon tuer Tumelat si Victor était
un assassin possible. Seulement jamais, jamais, il n'osera le moindre geste homicide contre quiconque, quand bien même il se trouverait en état de légitime
défense.
Réglisson se lève avec difficulté, comme s'il se trouvait au creux d'une longue
convalescence, de celles qui te donnent à penser que la vraie verticale ne reviendra plus. Il reste assis un instant, au bord du lit, regardant sottement
ses pieds imbéciles. quoi de plus démoralisant que deux pieds nus, là-bas, au
bout de soi; pieds de primates pour toujours. Rappel sans équivoque de nos origines simiesques. Victor agite ses orteils, autant que faire se peut, mais
ils sont si brefs, si gourds, si ridicules. Il revoit les pieds blancs, délicatement modelés de NoÎlle.
Et quoi encore ? quelles autres images peut-il arracher de la hotte pour se meurtrir davantage, bien fouailler sa mémoire en peine ? Ses premiers devoirs ?
Ses premières leçons ‚nonnées, le soir dans la lumière chaleureuse du foyer ? Ou
bien, ce premier pincement à l'‚me, lorsque Georgette lui a fait observer que
les seins de leur fille commençaient à pousser sous les plis des teeshirts.
Il a
bien eu alors le pressentiment que quelque chose d'incomparable commençait de
finir et que cette poitrine nubile Wannonçait rien de bon.
Evoquer quoi, encore? Ah 1 oui : un chagrin d'elle à propos d'une appréciation
négative sur une compofranc qui lui tenait à coeur et qu'elle avait b˚chée avec
élan. Elle pleurait. Alors il avait pris la tête blonde contre soi, la chère
tête enchagrinée, et il avait caressé ces joues ruisselantes en prononçant des
mots idiots, mais le ton seul importait, comme la musique dans une chanson.
Allez, Vic, tu te remues! se remue.
Un pied devant l'autre, comme l'on dit.
La cuisine fleure bon le café. L'arôme le fait penser à des pubes " grillé
à
coeur ".
Il examine alentour, désenchanté, un peu hagard. L'appartement paraît désert
avant qu'ils ne l'aient quitté. Il y flotte une ambiance de deuil. Victor se dit
: " Pendant un enterrement, les maisons ressemblent à ça. " On enterre le maître
du logis.
Georgette, déjà équipée de pied en cap, achève de fourrer dans la valise de ces
bricoles dont on n'a pas l'emploi en voyage, mais qu'on emporte quand même pour
si des fois...
Il mate par la fenêtre. Le temps est vachement sinistros, grispourriture, avec
du vent flasque et des giclettes d'une pluie épaisse comme du foutre.
Il boit son café, se traîne jusqu'à la salle de bains exiguÎ dont la baignoire-sabot sert de tub à la douche.
Ces bruits d'eau déplacée ne font plus la même musique 276
qu'avant, lorsque c'était NoÎlle qui utilisait la salle d'eau, ç longuement que
Georgette finissait par cogner à la porte en lu criant d'en finir.
Il se lave mollement, se rase sans se voir dans la glace di lavabo qui a oublié
le reflet de NoÎlle.
Et les voici sur la route dans le jour mouillé que l'approche dc midi éclaircit.
L'univers est uniformément argenté. Vic conduit e bonne allure, respectueux des
limites de vitesse. Ils ont quitt… l'autoroute à Orléans et ils approchent de
Nançay. Dans moiw .de vingt minutes ils arriveront chez Félix, un rougeaud plein
de cambouis, gentil, gouailleur, toujours en passe de devenii aphone. Vic imagine le geste qu'aura son beau-frère, en le5 apercevant. Il tirera de sa salopette un chiffon plus gras que ses mains, afin d'essuyer celles-ci. Ce seront les phrases d'accueil, ces banalités ronronnantes qui donnent à une famille l'impression d'être soudée. Et puis, malgré la jovialité de Félix, malgré le vin de Loire, fruité et frais coulant dans les verres avec un bruit de
pissat, il faudra bien aborder " le sujet ". Victor devine l'air embarrassé,
faussement rassurant des garagistes. Il pressent les lieux communs qu'on va lui
déballer. Les " dis-toi bien, mon petit Totor que toutes les filles ont leur
passage à vide ". Et Georgette qui renchérira, tribmphante : " C'est ce que je
me tue à lui dire! " Il lui faudra encaisser toutes ces fadaises plus ou moins
hypocrites. Parler de NoÎlle comme d'un être abstrait. Sa NoÎlle, devenue, par
les maléfices de la vie " quelqu'un d'autre ".
quelqu'un d'autre!
A son volant, il pousse une sorte d'étrange hennissement, parce que les bruits
du chagrin sont souvent très ridicules. Ses larmes se remettent à saigner.
Il les torche d'un coup de manche. Regard en biais à Georgette. Elle s'est endormie, bien droite, la tête à peine inclinée sur sa poitrine. Tant mieux, il
est seul. Seul avec un passé à qui il ne permet pas de mourir. Seul avec son
immense peine de père que sa fille, à cause d'un vieux matamore faisandé, a rendu orphelin.
Mais voilà, quoi... Il avait cru que cela pouvait durer toujours. Il avait tout
placé sur elle, et il est ruiné. Plus d'amour. Rien que cette solitude glacée,
ce monde mouillé à travers lequel il roule au volant de sa petite voiture.
Il pense à une boule de verre qu'il a achetée à NoÎlle pour sa première communion. Elle est pleine d'eau. A l'intérieur, on voit une figurine blanche,
image de pureté : la communiante. Si l'on renverse la boule, une première fois,
puis une seconde aussitôt après, il se met à pleuvoir des fleurs blanches sur la
communiante.
Victor cesse de pleurer. Il vient de sentir qu'il ne peut aller 277
plus loin. La boule de verre reflète tout à coup son destin et celui de Georgette endormie. Il refuse de penser à autre chose, dorénavant.
que, justement, du fond de l'horizon des autres, se pointe un gros camion chargé
d'on ne sait quoi.
Victor quitte sa droite pour se mettre à rouler à gauche.
Là-bas, le camion klaxonne tout ce qu'il peut.
Victor Réglisson appuie à bloc sur l'accélérateur. Nulle prière ne lui vient.
Malgré le klaxon forcené, Georgette dort toujours. Victor est détaché de tout.
Il n'a qu'un souci en tête : aller rejoindre la petite communiante de plastique
à l'intérieur de la boule.
Et il sait qu'il va le faire.
Sans effort.
Presque machinalement.
278
XXIII
Le Président a passé une nuit merdique, en pointillés.
L'image d'Alcazar expirante, derrière le méchant paravent c l'hosto, le tourneboule. Le solennel avertissement de la moi rante le hante. Est-il un élu ?
Non pas un élu du peuple, mais u élu de Dieu?
La prédiction de son ancienne secrétaire, touchée par la gr‚ct ne repose que sur
le rêve dont elle a fait état. Or, ce rêvc Tumelat le fait depuis des années,
avec une régularité obsi dante. Nul doute qu'il en ait parlé à Ginette, autrefois. Le tou est de savoir si ce cauchemar est revenu le hanter la nui précédente. Il lui semble bien que oui, -mais il n'en est pa certain. Cette incertitude a ruiné sa nuit. Il s'est levé à plusieur reprises pour pisser.
Sur
le matin, une brutale bandaison Ig poignant, il a tiré NoÎlle de sa niche, mais
au moment d'utilise: l'érection inconcertée, celle-ci lui a fait un poisson d'avril et L' petite est retournée docilement chez TaÔaut.
Tôt il s'est levé et a téléphoné à l'hôpital pour y prendre d* nouvelles de la
malade. Il croyait que l'on allait lui annoncer sor trépas, en fait il a appris
qu'elle vadrouillait toujours dans ur demi-coma entrecoupé de périodes de lucidité. L'on meurt dc mauvaise gr‚ce bien souvent; et cependant l'individu est
si fragile !
Il s'est recouché et a dormi d'un sommeil réparateur. C'est JuanCarlos
qui l'en a tiré en apportant le café du matin, celui qui fait démarrer le pèlerin. Le Juste boit son caoua, comme d'ordinaire, soufflant voluptueusement
sur le breuvage br˚lant.
Il se sent beau, sous le ciel de lit de son plumard à baldaquin, beau avec sa
cuirasse de lumière. Alcazar a déclaré que l'on attendait tout de lui. Il cherche une signification concrète à la chose, ne la trouve pas. D'un geste blasé il dépucelle la presse.
Le Parisien Libéré le montre, à l'intérieur de la salle, près du paravent.
Au
premier plan, on voit l'agent. Et puis lui, le juste, rayonnant de révélation,
montant à l'objectif. Il contemple attentivement l'image et découvre sur ses
traits un détachement quasiment surnaturel. Touché! A cet instant, la gr‚ce venait de
279
le télescoper de plein fouet. C'est indéniable. D'ailleurs, comparé au cliché de
lAurore, pris avant la rencontre, tu y liras la différence. Là-dessus il possède
encore sa mine fumière : sourire de forban, regard empreint d'une bonhomie coquine. Tandis que sur l'autre, il est essoré, vidé de sa vilenie, ennobli par
le début d'une formidable certitude.
NoÎlle est allée faire toilette dans sa salle de bains personnelle.
Tumelat dépose le plateau sur sa table de chevet, tant bien que mal, après en
avoir ouvert le tiroir pour obtenir plus de surface portante. Besoin de se concentrer. Un bon coup de balai dans son ‚me s'impose. Il ne va pas enchaîner
aussi sec, avant de savoir. La vérité est en lui. Lui seul peut l'extirper.
Il
est la gangue salopiote de cette vérité.
Son téléphone vrombit. Il pense à Bayeur, car son adjoint est pratiquement seul
à user de cette ligne secrète. Effectivement, c'est Bayeur.
- Je craignais que tu ne sois déjà parti, attaque ce dernier.
Tumelat s'abstient de lui révéler qu'il est encore à flemmarder au lit.
_ Tu m'as l'air surexcité, Pierrot ? remarque-t-îl d'un ton neutre.
- Il y a de quoi, je viens d'apprendre que Gaston Leprince est mis en faillite.
La nouvelle devrait contrarier le Président, il constate qu'il s'en branle éperdument. Leprince est un élément très actif du R.A.S., son représentant dans
le département de l'Aube o˘ il s'apprêtait à poser sa candidature pour une partielle.
- Et alors ? laisse tomber Tumelat, ça arrive à des gens très bien. Une faillite, dans le textile, par les temps que nous tenons, ne scandalise personne.
- Même par les temps que nous vivons, on ne peut proposer à la députation un
gars qui vient de déposer son bilan.
- On présentera quelqu'un d'autre.
- Là-bas, nous n'avons aucun gars de remplacement.
- On parachutera un candidat de Paris.
- Tu crois ? soupire Bayeur, maussade.
- Enfin, Pierre, tu te noies dans un verre d'eau! Si près des Présidentielles,
que représente une partielle ?
- Bon. Tu as quelqu'un à proposer pour la mission suicide?
- Pourquoi, mission suicide ?
- Les électeurs d'une région aiment voter pour un homme qu'ils connaissent.
- On le leur fera connaître.
- En un mois "?
- Certaines gens se sont fait connaître en une heure.
- En assassinant un Président de la République ou en décrochant le Nobel, ricane
Pierre Bayeur.
- En faisant ce qu'il convient de faire, tranche Tumelat.
- Alors, je reviens à ma question : qui proposes-tu ?
280
Le Président se livre à un rapide examen de ses effectifs. Pas reluisant.
Des
bande-mous, de plus en plus mous. Le tonus se perd. L'esprit combinard submerge
tout. Les requins n'ont plus de dents : ils sucent!
- Attends, fait-il, il me vient une idée.
- Bonne ?
Tumelat s'emporte
- Les idées ne sont bonnes ou mauvaises qu'après qu'on les ait réalisées!
- qui ?
- Mon secrétaire, le petit Plante.
Bayeur ne peut se contenir
- Tu es fou ?
- J'ai envie de tenter une expérience, j'organiserai moimême sa campagne.
- Tu es ou, ne peut que répéter ayeur, saisi d'une sorte de colère passionnée.
- Je sais que tu ne l'aimes pas.
- Je ne suis pas le seul, vois-tu, Horace, le mettre sur le tapis équivaut à une
provocation. On dirait que tu veux absolument que tout casse.
- Il faut bien que tout casse, pour pouvoir aller de l'avant, déclare le Président. Ecoute, Pierrot, disons qu'il s'agit d'un ultimatum. Vois cela avec
nos chers compagnons de mes couilles. C'est à prendre ou à laisser. Ma démission
est au bout.
Il raccroche et oublie la communication avant que cesse de vibrer le déclic.
Un chouette soleil force les doubles rideaux. Il se fait tard. Horace appelle
Eric sur la ligne intérieure.
- Venez me voir dans ma chambre.
quand il pénètre dans le saint du saint, Eric est alarmé de voir le grand homme
au lit.
- Vous êtes malade, monsieur le Président ?
- Au contraire, le rassure Tumelat, je me sens en état de félicité. Et vous, ça
va, la vie ? Je vous trouve une mine de papier m‚ché.
- Y ai fait une espèce de bringue avec Eve et des copains.
- Avec Eve, voyez-vous! Donc elle est revenue ?
Eric a un sourire glorieux :
- Nous avons célébré nos retrouvailles cette nuit.
Ses yeux tombent sur la niche et il rougit en apercevant à l'intérieur une mule
de velours bleu appartenant à NoÎlle. Tumelat qui a suivi son regard hoche la
tête.
- quand elles sont accrochées, elles deviennent esclaves par vocation, ditil.
Mais gare à leurs réactions lorsqu'elles cessent de nous aimer.
Plante hausse les épaules
- Je crois que tant que nous gardons la tête froide, la leur 281
continue de chauffer. A propos : comment s'est passée votre entrevue avec la
folle, monsieur le Président ?
Dare-dare, le vieux se renfrogne. Achtung, terrain miné.
- Pas si folle que cela, dit-il.
- Elle ne regimbe pas trop?
- Non.
Plante réalise que son illustre patron ne tient pas à s'engager sur le sujet. Sa
réaction le déroute.
- Je suis chargé d'une délicate mission auprès de vous, enchaîne-t-il.
Et il relate son entrevue de la veille avec AdélaÔde.
Le Président ne bronche pas.
Des années qu'il espère divorcer d'avec sa donzelle bourgeoise! Toujours, AdélaÔde a repoussé sa proposition avec hauteur et montré qu'elle était prête à
se battre pour demeurer madame Tumelat. qu'elle vienne spontanément à
composition lui donne à réfléchir. Il fait un tour de piste, cherchant une explication à la chose. Un piège, évidemment. La feinte à Jules! «a cache un
coup bas, ou fourré. La chose ne l'inquiète pas. Il ne s'agit pas d'insouciance,
mais de résignation. Un juste doit tout accepter.
- Vous devez lui donner ma réponse ?
- En principe, oui, monsieur le Président, balbutie Eric, gêné à
l'évocation du
trouble que lui cause Mle Tumelat, à moins que vous ne préfériez la contacter
directement.
- Non, non, répond Horace, amusé, puisqu'elle vous a choisi comme messager, restez investi de cette mission. Vous direz à cette bonne dame que nous ferons
ce qu'elle souhaitera.
- Bien, monsieur.
Eric se retire tandis que le Président passe dans sa salle de bains pour une
douche multijets, bien drue, hautement flagellatrice, de celle qui t'éveille la
viandasse. Cinglé par les milliers d'aiguilles br˚lantes, il se remet à
l'écoute
de lui-même, laborieusement, comme on essaie de capter une station de radio lointaine. Il prête l'oreille, le vieux gredin, car le subconscient s'entend et
seul de nos sens, l'oulie peut espérer l'approcher. Il devine une vague rumeur
impondérable, composée des voix des justes qui le guignent dans l'au-delà
et
cherchent à lui transmettre les messages sacrés qui l'associeront à leur confrérie. N'était-il pas dans une espèce d'attente prémonitoire depuis quelques
mois ? Tumelat est frappé par cette évidence. Il se sentait gêné aux entournures. Son enveloppe éclatait et il " attendait " quelque chose. Un signe?
Eh bien! on le lui a adressé !
Son cheminement politique, sa réussite, n'auront été que de p‚les préludes.
A
partir de maintenant, il va s'accomplir. Bon Dieu, c'est bandant comme perspectives! Sa cuirasse de lumière deviendra visible à tous.
quand il pense à l'infrastructure de son parti, il est saisi de 282
pitié. quelle fragilité! quel dérisoire cheval de bataille Panard! Dire qu'il
s'est servi pendant tant d'années de cet outi forgé par lui, à des fins stupides, pour des conquêtes fallacieuse Ce n'est plus un parti qui pourra rétablir un semblant d'équil bre. Tout dérape, dérive, s'écoule comme de la lave
aux flan du volcan d'o˘ elle a jailli. Tout : c'est-à-dire l'humanité. L
médias
auront été ses fossoyeurs. Par eux est mort ce qu'il fa lait conserver de respect mutuel pour préserver l'acquis d notre espèce. Lui, Horace Tumelat, va
essayer d'y voir cla et, une fois détenteur de la lumière, répandra sa vérité
sur
monde.
Il va être onze heures. Il est attendu pour déjeuner l'Association des Rapatriés
d'Algérie, il n'a pas préparé
discours, préférant donner libre cours à son inspiration. Parl est si facile. Il
suffit de cueillir deux ou trois idées fortes sur pla et de les développer
" en
laissant aller son coeur ".
Eric toque à la porte. Horace sait qu'il s'agit de lui, car il jo la Cinquième
avec son poing.
Cela doit urger. Jamais Plante ne s'est encore permis de poursuivre jusque dans
sa salle de bains.
Tumelat interrompt les jets de la douche et noue une gran serviette à sa taille
pour aller ouvrir.
- Pardonnez-moi, monsieur le Président, mais l'on vient me téléphoner une bien
mauvaise nouvelle : les parents NoÎlle se sont tués en voiture dans la région de
Bourges.
Ce qu'il y a de formidable, chez Tumelat, c'est sa maniè d'encaisser n'importe
quoi sans broncher. Il est de ces gens q la pire détonation ne fait pas sursauter.
- qui vous a appelé?
- Un beau-frère chez qui ils se rendaient. Il est garagiste c'est même lui que
la gendarmerie a appelé pour venir dégag les débris.
- que lui avez-vous dit ?
- que nous préviendrions NoÎlle, bien entendu. Il voulait 1 parler, mais j'ai
prétendu qu'elle était absente.
- Vous avez très bien fait. Il vous a laissé ses coordo nées ?
- Oui, monsieur le Président.
- Je vais le rappeler; je lui expliquerai que NoÎlle est clinique pour une intervention faciale, vu?
- Vous pensez ne pas la prévenir? questionne Eric effaré.
- A quoi bon lui infliger ces affreuses tracasseries? Vous allez vous occuper de
tout cela, n'est-ce pas fiston ? Funéraille formalités diverses... Epongez les
condoléances qui ne manqueront pas d'arriver pour elle. Prévenez le personnel
que NoÎlle
devra recevoir aucune visite, aucune lettre, aucun appel téléphonique. Le premier qui commettrait un impair reverrait l'Espagne dès le lendemain et pour
toujours!
Eric acquiesce à tout. Il admire l'homme de décision. Cet fougueuse détermination du Président le subjugue.
283
- Vous allez taire la chose à NoÎlle longtemps, monsieur le Président ?
Tumelat hausse les épaules ruisselantes.
- Le plus longtemps possible. Elle parait si heureuse...
285
TROISIEME PARTIE
AIVE
Elle se regarde dans le miroir du lavabo, de si près que sa vue en est brouillée.
" J'ai les yeux bleu marine, les cheveux ch‚tains, la bouche bien dessinée, un
peu pulpeuse dans sa partie inférieure, le nez droit, les pommettes bien accrochées. Je dois être belle, probablement; voire même jolie. Les hommes marquent une réaction en m'apercevant. J'ai de bonnes toilettes, de belles manières. Mes parfums sont subtils, discrets. Mes formes harmonieuses je pense.
Il est capital, pour une femme, de posséder une silhouette ravissante. La silhouette, c'est le plan général; de lui dépend la suite de l'examen.
Suis-je
pour autant une femme désirable? Bien entendu une foule de m‚les se jetteraient
sur moi et me prendraient de toutes les manières. Mon mari est l'un d'eux.
Mais,
être désirable implique des ressources plus mystérieuses. Cela fait appel à
des
ondes, à des effluves. Dégagé-je ces ondes et ces effluves ? "
Ainsi pense Eve, dans les toilettes du Cap plein Sud, une boîte de nuit pas pire
que d'autres, o˘ l'a amenée Eric, ce soir. On y consomme des cocktails je-m'en-
foutistes, composés n'importe comment, avec ce qui tombe sous la main du barman.
«a saoule, ce n'est pas toujours agréable à boire et cela fait partie de l'esprit de la boite. On est vautré sur d'énormes coussins aux housses d'indienne, et les tables sont basses comme des braseros. Peu de lumière, excepté les impertinences d'un petit projecteur qui, parfois, s'allume et met en
évidence les caresses d'un couple. " Je ne suis pas désirable, se répète Eve,
toujours fascinée par son tête-à-tête avec elle-même. Si j'étais désirable, eh
bien, il me désirerait. Je ne veux séduire que lui en ce monde. Si je n'y parviens pas, c'est donc que je ne suis pas suffisamment désirable Cela fait quinze jours qu'ils se retrouvent chaque soir. Elle se rend directement chez Eric. Ils s'embrassent brièvement. Ils nrennent un verre en
écoutant de la musique. Puis, au bout
288
LES CLEFS DU POUVOJ
d'une heure, il propose à Eve de sortir et elle accepte, car el comprend que
leur intimité lui pèse.
Ils ont déjà fait toutes les boites de Saint-Germain, celles de Montagne Sainte-Geneviève, celles du Marais et de l'Ile Sair Louis. Elle a fini par aimer leurs
côte à côte dans ces endroî bruyants et presque obscurs. Ils parlent peu, mais
ils sont pressi l'un contre l'autre et il lui tient la main, et la chaleur de
son cor] l'investit. Chacun se forge le bonheur qu'il peut, avec les moyei dont
il dispose. Elle s'est accommodée de la situation, trouvai sa joie d'aimer uniquement dans l'acte de présence. Malgré tou des tourments la harcèlent et son
caractère change. Chez elle, ( n'est pas la joie ': Luc se désespère et parle de
lui faire l‚cher. journalisme. Il déclare qu'elle est " en déprime ".
Parbleu! A
journal, les choses ne vont guère mieux. Mathieu Glandîn 1 juge insaisissable.
Il trouve que ses articles manquent é mordant. Et puis elle est humiliée parce
qu'elle a besoin de 1 complicité constante d'Artémis pour pouvoir jongler avec
so emploi du temps. La bonne grosse lui est dévouée, niais It meilleurs chiens
font la gueule à leur maitre quand ils désapprot vent leur comportement. "
Je
file du mauvais coton ", concluelle en avivant son fard à joue.
Filer du mauvais coton! quelle expression stupide. On vit su un parler de bonne
femme, en usant d'expressions qui sentent 1 confiture de fraises.
Elle met des bas et des jarretelles, conformément au exigences d'Eric, mais jamais depuis qu'il les formula il n'a eu 1 curiosité de s'assurer qu'elles étaient respectées. Eve savour l'‚pre jouissance de l'obéissance gratuite.
Se
soumettre, san contrôle, lui procure un profond contentement.
quand elle rejoint Eric, sur leur amoncellement de coussins elle le trouve nerveux. Il vient d'apercevoir Jean-Lou, soi ancienne liaison, en compagnie de
minets survoltés, et le vieu, beau lui adresse des mimiques moqueuses.
- Vous voyez, ce vieux mec, là-bas ? dit-il à Eve lorsqu'ellt est à nouveau contre lui : figurez-vous que je me le suis fait
- C'est délicat à vous de me l'apprendre, murmure la jeuni femme.
Une affreuse tristesse la saisit. Il existe en elle, dans ce qu'elk nomme son "
arrière-coeur ", un petit air de musique qu'elle î mis au point au fil de ses
désillusions et qu'elle se fredonnc intérieurement chaque fois que la vie la
bafoue. Le petit ail retentit en elle. Un air qui, si tu pouvais le percevoir,
te ferail coucher par terre, la joue contre celle du chemin r‚peux. Un ail à se
dégueuler une fois pour toutes.
- Vous seriez chiche d'aller foutre votre champagne orange sur sa belle chevelure blanc-bleu ? demande Eric Plante.
Cela rimerait à quoi ? demande Eve.
A rien, mais ça me ferait plaisir.
- Oh! alors...
Elle se relève, ce qui n'est pas facile une fois qu'on est vaché
289
pacha sur ces tas de plumes. Obligeamment, Eric lui présente son verre à
peu
près plein.
Eve louvoie à travers les jambes des consommateurs jusqu'au vieux Jean-Lou, tout
sémillant, poudré, parfumé, sorte d'ancien petit marquis en civil, dopé par sa
cour de hardis gitons gracieux et insolents, qui l'excitent, le stimulent, profitent de ses largesses, de son ‚ge et de ses faiblesses.
Parvenue devant le bonhomme, elle le considère avec pitié, puis verse le contenu
de son verre sur sa chevelure élaborée, aux tons savants, aux ondulations apprêtées. L'on se croirait dans un film pseudo-comique. Jean-Lou ferme les yeux
et rentre la tête dans les épaules. En se plissant, il prend une tête de cassenoisette-souvenir. Les minets, interdits, regardent faire Eve, s'écartant
d'instinct pour se mettre à l'abri des éclaboussures. Eve égoutte consciencieusement son verre sur la tête dévastée du vieillard. Le jet poisseux
a comme creusé la chevelure, y ménageant une calvitie qui ne se soupçonnait pas
avant le méfait. Ensuite, elle rejoint Eric.
Il l'aide à se rasseoir en soupirant un " merci " étrange, plein de jubilation
et de gratitude.
Là-bas on récupère. On crie, on tempête 1 Jean-Lou est torchonné par ses courtisans. Les p‚les éphèbes invectivent Eric et sa compagne ; traitant Eve de
" sale bonne femme " et le garçon de " maquereau de pissotière ".
Intéressée,
l'assistance attend une suite qui tarde à s'organiser. Le vieux Jean-Lou qui
n'est pas apte à subir des agressions, ce vieil enculé chenu, pipeur toute catégorie, glapit des choses pareilles à un groupe de pintades effrayées.
Le
plus courageux de ses gitons se risque jusqu'au couple, pour des " Non-mais-
qu'est-ce-qui-vous-prend-c'est-la-bagarre-que-vous-cherchez ? " Sur quoi, Erie,
se relève d'un bond de tigre traversant le cerceau, pour lui filer une sacrée
cacahuète au bouc, mon cher, je ne te dis que ça! Le minet part aux quetsches
sur les guiboles des clients qui profitent de l'obscurité pour lui talonner la
gueule d'importance. Un serveur fringué oriental, mais il est de Levallois-Perret, intervient, qui clame que " pas-de-bagarre-ici-j'vous-prille! ".
Jean-
Lou lui remet des billets de banque et rassemble ses troupes pour un repli sans
gloire.
L'établissement retrouve son vacarme musical, sa touffeur, son obscurité.
Eric
s'empare de la main d'Eve et la guide au renflement de son pantalon. Elle constate avec ravissement qu'il est en pleine érection. Superbe d'impudeur, il
tire sur la fermeture de la braguette et la journaliste va chercher son sexe
tendu. Le retrouve avec une joie sauvage, indicible. L'amène à l'air libre pour
l'avoir davantage à disposition, le flatte lentement, de bas en haut, puis exerce des pressions dessus, avec la main, comme on actionne la poire de caoutchouc d'un sphygmotensiomètre ; et le membre roide parvient à durcir encore. Eve se sent mourante d'extase. Elle n'a jamais éprouvé une sensation de
cette nature. L'intensité de son désir la fait grelotter. Elle 290
voudrait partir, emporter cette ardeur en un lieu clos o˘ ell pourrait combler
la sienne. Mais il s'agit d'un instant vertigineu et ni les instants, ni les
vertiges ne peuvent se déplacer, il faut le vivre là o˘ ils naissent. Son corps
est avide de ce sexe triomphal Elle ne peut pourtant pas faire l'amour ici, dans
cette boîte e~ public! La pénombre n'est qu'un leurre, un faux-sernblani l'hypocrite encouragement à des hardiesses qui ne sauraier] passer inaperçues.
Eric ne prend aucune initiative. Allongé su son amas de coussins, il ne sait
qu'offrir son sexe gonflé à Eve prenant un odieux plaisir à voir son désir affolé, se demandant
elle aura le courage de l'assouvir.
Et si oui, de quelle manière; elle, l'intellectuelle adulée, 1; bourgeoise renégate combattant pour une fausse gauche ? Ev~ Mirale, du Réveil, tenant sa
queue dans ses mains. Là, en pleii Saint-Germain-des-Prés. Il est heureux de
bander, fier de lu livrer ce pénis turgescent. Alors il attend, souverain.
Pachz
d'une nuit qui pourrait être suivie de mille autres. Il atten( qu'elle abdique
ou consomme cet hommage. Si elle l'implore d( s'en aller, c'en sera fini.
Elle
est trop intelligente, trop perceptivc pour ne pas l'avoir compris. Mais osera-t-elle affronter l'impen. sable ?
Eve continue de presser sporadiquement la bite vibrante dc son compagnon.
Elle
est folle de lui et de cette offrande inattendue, qu'elle n'espérait plus.
Tout
chancelle alentour. Elle est plongée dans une nuit opiacée, aux lourds parfums.
Une complicité générale l'environne : complicité de la pénombre, complicité
des
autres couples qui se pelotent, complicité de la musique paroxystique qui anesthésie les volontés.
De sa main libre, elle compose une colline de coussins entre eux et les autres.
Maladroitement, avec une h‚te fébrile de bête fouisseuse en danger. Puis elle
déchire à pleins ongles sa culotte de mauvaise vie et s'allonge sur Eric.
Il
attend toujours, presque indifférent, et son sinistre self-contrôl porte le comble à la frénésie d'Eve. Elle le chevauche fougueusement, en furie, guide le
sexe du jeune homme et le capte d'un assaut brutal. Elle est déchainée.
Elle a
tout oublié. Eve n'existe plus que par le membre planté en elle. Elle parvient
au début à calmer son ardeur, mais la folie monte, monte! Son rythme devient
précipité. Le préposé qui a repéré le manège braque le projecteur polisson sur
eux. La salle tout entière se consacre au spectacle tandis que la musique continue de mutiler les tympans. Eve ne sait seulement pas qu'elle fait l'amour
en pleine lumière. Elle danse la gigue de la passion sur le sexe de son amant.
Son amant, enfin! Son amant merveilleux! Tant espéré, tant attendu, et qui mérite tous les sacrifices, toutes les hontes, tous les outrages! Son amant sorcier, si beau, qui galopait presque nu sur son cheval, dans le petit matin
ardéchois, galopait sur sa moto noire aux chromes br˚lants. C'est elle qui galope à présent. Galope à perdre haleine, jusqu'au bout de son existence, bien
au-delà des limites de sa dignité. Elle crie dans la musique SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
291
comme un homme qui se noie crie dans le vacarme de l'océan; crie qu'il se meurt
et qu'il refuse. Eve crie qu'elle se meurt et qu'elle accepte! Elle entrecoupe
ses cris de " je t'aime! je t'aime " désespérés. Car l'amour, à ce point, frôle
le désespoir.
Et quand elle sent qu'Eric s'abandonne, elle se libère à son tour de cette noire
malédiction. Pire qu'assouvie : anéantie.
Les spectateurs applaudissent. Eve revient à elle et pousse un nouveau cri, d'horreur, celui-là.
Elle se redresse et se sauve, en mettant son bras replié devant son visage, comme les criminelles photographiées.
Eric se lève à son tour. Il est très froid, d'un calme hautain. Il assume parfaitement la situation insensée. Remet son sexe en place, se rajuste et salue
le publie par de brèves courbettes.
- J'espère que ce soir, exceptionnellement, les consommations seront pour la
maison ? lance-t-il au loufiat.
Très digne, il quitte le " Cap plein Sud ", en continuant de saluer de la main,
sans se retourner, tel un conducteur de char romain.
Il la trouve recroquevillée sous un porche, o˘ tu dirais une pauvresse ivre; la
manière dont elle est tout de guingois, en " Z ", jambes fléchies, une épaule
remontée, la tête appuyée contre un mur riche en ~salpêtre. Elle ne pleure plus.
Des sanglots la secouent. Ainsi parfois, l'orage gronde longtemps après que la
pluie s'est arrêtée.
Eric s'avance tout contre sa maîtresse.
Le mot lui vient, lui plaît, l'enorgueillit. Il l'aime de l'avoir pénétrée.
Il
est entré dans cette femme aimante et elle porte sa semence dans son ventre.
Pourquoi la chose attendrit-elle le garçon ? Pourquoi cette puérile fierté
de
collégien déniaisé ? Il voudrait éprouver autre chose de plus puissant. Il sonde
son ‚me, n'y voit scintiller que ce contentement vaniteux, avec en sourdine, une
légère musique d'amour. De passion, point. La passion, c'est elle!
Il murmure
- Eve...
Doucement, comme on réveille.
«a la déchaîne. Elle se jette sur Eric à bras raccourcis et crible sa poitrine
de coups de poings qui lui font mal -
- Salaud! Salaud! Vous êtes content, hein ? Pauvre maniaque! Ce serait trop simple d'aller faire l'amour dans une chambre comme tout le monde! Ce qui vous
excite, c'est le côté pervers! Il vous faut des voyeurs!
Il recule pour atténuer l'effet des coups. Il n'est même pas contrarié. Il comprend la réaction de la jeune femme. Elle est humiliée ; meurtrie, peut-
être
à tout jamais ? Mais cela existe-t-il " à tout jamais? "
- Eve, nous avons perdu la tête, ç'a été un moment comme 292
ça; il nous a comme échappé. Je me suis mis à vous désirer. Estce ma faute si la
chose ne s'est pas opérée selon les traditions ? Le respect humain, merde !
S'il
vous importe à ce point, c'est que vous ne m'aimez pas totalement! Et quand on
n'aime pas totalement, on n'aime pas! Ce qui compte c'est que je sois votre amant, non?
Alors elle cesse de le marteler et se plaque contre Eric.
- Oh! oui; oh! oui, fait-elle, c'est moi qui te demande pardon. Nous ferons l'amour o˘ tu voudras; l'essentiel est que tu veuilles de moi, mon chéri.
Eric glisse la main sous ses jupes, il prend plaisir à toucher sa culotte déchiquetée, son sexe empreint de lui,
- Tu es une petite chienne, chuchote-t-il, une petite chienne en chaleur, qui se
fait baiser n'importe o˘, n'est-ce pas ?
- Oui.
Elle lui tend ses lèvres. Les caresses d'Eric raniment le feu de ses veines. Il
l'embrasse, et c'est un vrai baiser d'amour. Eve au comble de la félicité.
Elle
voudrait offrir davantage encore à son amant, lui faire un don qui dépasse sa
personne, son honneur de femme, sa vie... Mais l'univers entier ne serait pas un
présent digne de son amour.
- Tu as bien joui, petite salope ?
- Oui.
Elle pose ses deux mains à plat contre cette poitrine qu'elle frappait avec acharnement un instant plus tôt.
- Pour la première fois! déclare Eve.
Il faut qu'il la croie, parce que c'est la vérité. Elle n'a encore jamais vécu
un tel embrasement, une telle joie physique et morale.
- Tu n'as pas peur d'être malheureuse, petite salope ?
- Si; mais quelle importance?
- Nous rejouirons encore ?
- Autant que tu le voudras!
- Je suis fou, tu le sais ?
- Ce qui compte, c'est que je le sois en même temps que toi!
Eric se sent souverain. quand elle sera partie, il enfourchera sa moto et fera
cinquante kilomètres sur l'autoroute de l'Ouest; " à tombeau ouvert ", pour que
le vent hurleur de la vitesse lui confirme qu'il est bien devenu roi.
II
César, le chauffeur, ne s'est jamais habitué à la présence constante de NoÎlle
dans la voiture. Elle y a aménagé tout un fourbi baroque et il prévoit le jour
o˘ elle y apportera un réchaud de camping. Il fait les cent pas, sur le trottoir, observant la jeune fille à la dérobée. Elle grossit gentiment, à
cause
de sa vie plus que sédentaire et des sucreries qu'elle bouffe pour passer le
temps. NoÎlle fait une grosse consommation de chocolats, biscuits fourrés, pralines. Elle croque et grignote sans trêve, en bouquinant des polars.
César se
dit qu'elle ressemble de plus en plus à un animal en cage. Animal de luxe, d'une
espèce rarissime. Elle lui fait pitié et l'agace.
Il regarde sa montre, entrouvre une portière et déclare
- Je vais boire un verre à la brasserie de l'angle, faut-il vous ramener quelque
chose, mademoiselle NoÎlle ?
NoÎlle réfléchit.
- C'est gentil, monsieur César (elle s'obstine à appeler les membres du personnel monsieur ou madame) : une grenadine si vous le voulez bien.
César répète " une grenadine ", en pensant aux calories contenues dans le sirop.
Si la gosse*continue de mener cette existence insensée, elle finira par devenir
une grosse dondon aux chairs molles. Le Vieux s'en lassera et l'enverra chez
Plumeau. Il lit l'avenir, César.
Son pas tranquille résonne sur lé boulevard.
Troyes est une ville, qui, comme toutes les villes de province, meurt à
huit
heures du soir. Les voitures s'y font rares et les passants plus encore. Il gagne la brasserie o˘ quelques habitués plus ou moins ivres parlent des prochaines élections dans une lumière de musée oublié.
- Un rhum-cassis!
Le Vieux lui défend de boire, car s'il s'écoutait, César, il aurait tendance à
picoler. Tumelat, qui sait tout, sait également cela.
Il se place dos au comptoir, regardant la salle sans joie, aux murs décorés de
fanions de sociétés et de coupes gagnées dans des challenges mystérieux.
294 LES CLEFS DU POUVOIR
Un garçon pas heureux fourbit les tables libres, tandis qu'une patronne ronchonne médite à la caisse comme une poule sur les oeufs qu'elle couve.
Les
clients se chamaillent à propos de Mitterrand et de Giscard. L'un d'eux ouvre
sur l'élection partielle qui va avoir lieu dans une quinzaine. Il fait valoir
que Mitterrand sera élu et que, puisqu'il dissoudra le Parlement, il est ridicule de se donner un nouveau député pour trois mois. Ses compères lui objectent " la Constitution ". Cela dérape tout naturellement sur les candidats
en lice. Les Socialistes présentent un vieux toubib de la ville, la Majorité de
droite un bonnetier, ancien Sénateur (1). Tous ragotent sur l'idée saugrenue du
R.A.S., lequel a parachuté un gamin inconnu sous prétexte qu'il est le plus proche collaborateur du Président Tumelat. Celui-ci vient le présenter personnellement aux électeurs troyens ; les mauvaises langues chuchotent que ce
garçon aurait des relations particulières avec le vieux tribun, victime de déviations tardives. N'y a-t-il pas eu des articles à ce propos " dans LE
journal " ?
Ils n'ont rien à fiche de ce merdeux venu d'ailleurs, à Troyes. De quel droit
un blanc-bec, qui surgit, beau et impudent, à la trECine d'un vieil homme célèbre, représenterait-il à l'Assemblée une région dont il ignore les problèmes
?
César boit son rhum-cassis, hésite à s'en octroyer un second. Il le prendra en
ramenant le verre vide de NoÎlle. Il commande la grenadine, laisse un billet de
cinquante francs en expliquant qu'il prendra sa monnaie tout à l'heure...
Il revient à la voiture, d'un pas d'équilibriste, à cause du verre plein de liquide rose. La nuit est froide et humide : une nuit à grippe. César éprouve
un début de mal de tête, peut-être même fait-il de la température. Il reconnaît
les prémices d'un mauvais rhume ; chaque hiver il s'en paie un carabiné, malgré
les vaccins antigrippe.
Il n'est qu'à vingt mètres de l'auto, lorsqu'un homme massif sort d'une maison
et vient à lui, enveloppé d'un manteau de cuir fauve à col de fourrure, une casquette de daim enfoncée jusqu'aux sourcils.
Salut, camarade, dit l'homme avec un accent étranger, tu es bien le chauffeur de
Tumelat ?
- Bé, oui ? répond César, intrigué.
L'homme a un hochement de tête ; puis, de toutes ses forces, envoie son direct
dans la gueule du chauffeur. Il est armé d'un coup-de-poing américain et le
gnon ravage la denture du pauvre César qui sent ses dents se disloquer derrière
ses lèvres éclatées. Il titube, l'homme suit d'un coup de pompe dans les roustons. César l‚che le verre et tombe assis. Son coccyx durement choqué
lui
cause un éblouissement. L'homme au manteau de cuir le shoote en pleine frime.
A la pommette! César voit des centaines
(1) Toute ressemblance avec des personnages réels serait fortuite, car l'auteur
n'a
jamais mis les pieds à Troyes et ignore tout de cette ville.
SONT DANS LA BîTE ¿ CANTS 295
de couvercles de lessiveuse dévaler les escaliers du Sacré-Coeur, pareils à
des
roues de vélo. Il s'étale tout à fait. Il n'a émis que quelques plaintes pas
thé‚trales pour un rond. La soudaineté et la violence de l'attaque l'ont pris
au dépourvu.
Il aperçoit le ciel de Troyes par-dessus le toit, sombre et sans étoiles.
L'homme relève le col fourré de son cuir.
Tu diras à ton patron que si son petit gars est élu, on le butera! Tu feras
bien la commission, esclave ? Réponds?
Grmmm grmmm, émet César avec les moyens du bord.
Le gars regarde le boulevard vide. Il est plus de onze plombes. Il sort sa
queue et pisse sur le chauffeur, copieusement. César en chope dans les yeux,
dans les cheveux, sur sa chemise. Il en morfle idèmement dans la bouche et les
trous de nez. Les
liquides, c'est invasif.
L'homme secoue sa bibite et s'éloigne en sifflant Strangers in the night.
César entend décroitre le pas tranquille. Il lui faut un bon moment pour retrouver la verticale. Une fois debout, il palpe ses plaies. Ses doigts se
poissent instantanément. Le chauffeur hésite à rallier l'auto, mais à quoi bon
saloper les coussins et effrayer NoÎlle ? Alors il clopine jusqu'à la brasserie.
Des cris l'accueillent. On se précipite, il explique. La patronne fonce dans
ses logis privés chercher du mercurochrome et autres drogues. Le loufiat appelle Police Secours. Cinq minutes plus tard, César est pansé à la permanence
de l'hôpital.
Les phares écartent les ténèbres. L'autoroute noir‚tre se dévide sans heurt.
La Mercedes parfaitement suspendue semble immobile. C'est Eric qui la pilote.
Le Président se tient à son
côté.
A l'arrière, César, sonné par la piq˚re calmante dort, la tête posée sur l'un
des coussins de NoÎlle. La jeune fille examine ses plaies quand ils croisent
une autre bagnole dont les loupiotes éclairent l'intérieur de la leur.
Elle
reste sans compassion ni dégo˚t. Rude passage à tabac. Elle pense à sa grenadine qu'elle n'a pas bue. Elle a soif. Elle adore être ballottée ainsi,
au gré de la volonté supérieure du Président. Il est question qu'il l'emporte
(elle préfère le verbe emporter au verbe emmener) à Helsinki o˘ il est invité à
elle ne sait plus quel titre.
Tumelat fulmine.
- Les salauds! Le coup de semonce, quoi!
- Des gauchistes, vous pensez ? interroge Eric.
- Comment le savoir. Ils ont bon dos. Attendons que l'agression soit revendiquée.
Il pouffe sombrement :
Revendiquée! Ce que les temps ont changé! Dans ma jeunesse, ceux qui commettaient une infamie se terraient. A
296 LES CLEFS DU POUVOIR
présent ils proclament leurs forfaits! Le crime est devenu action d'éclat.
Bayard pose des bombes et Turenne détourne des avions de ligne!
Déliquescence.
Nous sommes foutus, nous autres Terriens. Le pourrissement de la planète est
général. Les hommes ont échoué; il ne reste plus que Dieu! Eh bien, nous allons rejoindre le bercail et retourner à LUI!
Eric se risque à demander :
- Vous êtes croyant, monsieur le Président ?
- Et comment! qui oserait prétendre en son ‚me et conscience qu'il ne l'est
pas? Croyant, mais pas pratiquant, comme tout le monde. Là est l'erreur.
quand on croit, il convient de pratiquer, même si on ne croit pas aux religions.
Pratiquer, c'est se grouper; pour faire échec au mal, les gens de bien doivent
serrer les rangs.
Un temps passe.
Le vieux croquant soupire
- En tout cas, cette agression va faire du bruit ! Je m'en occuperai. Je ne
vais pas me laisser intimider par des saboteurs de société. Savez-vous, Fiston,
que c'est bon pour vous, un attentat de ce genre ? Effet psychologique certain.
Nous faisons figure de martyrs. Demain, je veux la une de tous " nos "
journaux
; vous et moi au chevet de César. Au besoin on lui rajoutera des ecchymoses au
bleu de méthylène pour que ça Soit plus impressionnant! Bande de fumiers!
Vous
assassiner si vous êtes élu! Comme ils y vont! Avez-vous peur?
- Non, monsieur le Président, absolument pas.
- Bravo! Et que je vous dise, mon petit : la réunion de ce soir a été une réussite. Vous f˚tes magistral! Décidément vous êtes fait pour " ça ", Fiston!
Ce ton à la fois mesuré et passionné! Cette justesse de vue! Cette modestie
pleine de loyauté! Tous les Troyens réunis étaient sous le charme. Votre voix
est bonne : claire, s˚re, pleine de réserve. On devine votre volonté, mais vous
ne la montrez qu'à travers un tulle de pudeur.
Horace tapote l'épaule du garçon, puis se retourne vers NoÎlle.
- J'aurais d˚ t'amener, l'Ange, tu te serais rendu compte ?
Superbe prestation.
L'auto continue de filer bon train, avec une mollesse d'hydroglisseur, sur l'autoroute de l'Est.
- Pensez-vous que j'aie des chances ? demande Eric, songeur.
Tumelat hoche la tête
Pas la moindre. Mais il ne faut pas systématiquement se présenter pour être
élu. En ce moment, vous prenez date. Vous passez votre licence de pro, quoi!
Faire ses premières armes est
capital en tout.
Il se retourne une fois de plus pour contempler NoÎlle. Il a besoin d'elle.
Elle vient de s'endormir contre César. Leurs deux têtes n'étant séparées que
par un coussin. Deux visages mutilés. Le Président s'attendrit.
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS 297
Je la trouve belle, avoue-t-il à voix basse.
Il demande, presque timidement, et Eric en est ému
- Est-ce anormal?
- Non, monsieur le Président, car elle est mieux que belle émouvante.
-
Suis-je tyrannique avec elle'?
-
Peut-être, mais elle aime cela. L'amour est une tyrannie.
-
Et vous, avec Eve ?
- Une autre tyrannie, assure Plante. Je m'inspire de vos méthodes, en amour
comme en politique. Moi aussi j'ai une maitresse-esclave, mais notre liaison
est plus brutale. Vous gardez un je ne sais quoi de paternel vis-à-vis de NoÎlle qui est bien entendu hors de question dans mes rapports avec Mm'
Mirale.
J'éprouve le sadique besoin de l'hurnilier. Croyezvous que cela résulte de mes
déviations sexuelles, ou bien d'un
reste de rancune?
- Peu importe, assure Horace. Vous la dominez, et c'est le principal. L'aimez-vous ?
- Oui, répond Eric. Je l'aime avec cruauté. Je l'aime en souffrance, je l'aime
en peine. Voilà, je la veux brisée, je la veux pantelante, soumise, éperdue.
Elle ne me fait bander qu'en étant à merci. quand je travaillais comme journaliste, j'ai connu un grand du show-business qui ne pouvait prendre son
pied avec une femme qu'après en avoir fait une star, f˚t-elle une fausse star.
Eh bien moi, c'est le contraire, je dois mettre Eve en charpie avant de la prendre. Il me la faut en loques. C'est insensé j'en conviens. Si je vous
confie cela, monsieur le Président, c'est parce que vous seul pouvez me comprendre. Pardon de vous parler aussi librement, mais ce qui m'a conquis, en
vous, c'est votre démesure. Vous êtes également un homme libre, et j'appelle
libre, celui qui, au plus profond de lui, n'admet aucune contrainte, aucune règle, ni aucune loi. Vous allez jusqu'au mépris de vous-même quand vous êtes
conduit à vous désavouer. Il n'existe rien qui puisse vous canaliser vraiment.
Vous jouez la vie, vous jouez à la vie. Mais comme vous savez tout, vous ne
croyez à rien, sauf en Dieu pour ne pas trop avoir le vertige. On peut nous
prendre pour d'atroces cyniques, en réalité, nous ne sommes que des êtres effroyablement renseignés.
Le Président sent son coeur se gonfler.
- Fiston, dit-il nostalgiquement, ah! Fiston...
Et, après un instant de retenue, car ce qu'il va dire est énorme :
Depuis quelque temps, je me demande si nous ne serions pas en réalité des justes.
Artémis porte ce jour une irrésistible robe mauve qui la boudine et lui donne
l'aspect d'un gros bouquet d'iris. Elle a mal à l'‚me car son univers se désagrège jour après jour. Eve change et, par contrecoup, le climat de son
"
service ". Service de deux personnes qui constituait l'aristocratie du journal.
Un détail parmi bien d'autres : depuis plusieurs semaines, la journaliste a cessé d'amener Mouchette, sa dalmatienne, laquelle avait droit de cité et dont
la couverture écossaise demeure dans l'angle du bureau, avec encore plein de
poils blancs. Chaque fois qu'Artémis aperçoit la couverture, elle soupire.
Il
suffit de si peu pour exprimer une détresse.
De plus, son vieil amant, malade, l'abandonne pour soigner ses maux dans son
foyer rance. L'adultère n'est qu'une kermesse d'un jour.
Artémis consulte sa montre avec anxiété. Eve a près d'une heure de retard et
cela fait déjà trois fois que Mathieu Glandin la réclame, d'une voix de plus en
plus rogue. La standartiste lui branche un lecteur mécontent qui la prie de
transmettre à " la mère Mirale " que son papier de la veille est une ignominie
et que si elle raffole tellement de la gauche, elle n'a qu'à aller pomper Marchais place du Colonel Fabien. Artémis, philosophe, lui répond que l'idée
est à creuser et qu'elle ne manquera pas de la transmettre à l'intéressée.
Son angoisse croit. Elle se risque à allumer une cigarette et merde si Eve rouscaille. Justement, la voici, mal maquillée, les yeux habités, les gestes
flous, elle qui est si vive d'ordinaire.
Elle ne réagit même pas à la cigarette plantée dans le rouge à lèvres d'Artémis.
- Le singe vous attend et s'impatiente! lui lance cette dernière, allez vite!
Eve paraît ne pas comprendre. Pourquoi vite ? Elle semble découvrir l'ambiance
cafardeuse du bureau.
-
«a ne va pas ? demande-t-elle à sa secrétaire.
-
Non, pas fort.
-
qu'est-ce qui cloche ?
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS 299
Tout, répond la grosse femme, à commencer par vous. J'ai l'impression que vous
menez une vie de barreau de chaise. - De quoi je me mêle!
- Je ne fais que répondre à vos questions, ma chère.
Eve lui sourit tristement.
- Bon, je vais voir Mathieu, vous aérerez après votre cigarette, s'il vous plaît.
Elle s'engage dans un dédale de couloirs, évitant les salles de rédaction survoltées. Elle croise des gars en bras de chemise, qui passent, des feuillets
à la main, comme s'ils allaient porter un recours en gr‚ce. Ils la saluent en
disant justement " salut ". Elle répond " bonjour ". On lui fait gueule de raie.
Elle s'en fout. Elle emmerde la terre entière plus son satellite. Elle est en
état de passion. Rien d'autre ne compte. Les heures passées sans Eric ne sont
qu'une attente de leurs retrouvailles. Elle se charrie, d'une nuit à
l'autre,
ramant à contre-courant. Elle aimerait pouvoir s'enfermer dans le petit appartement de la rue SaintBeno'it et y attendre son retour. Elle se coucherait
à plat ventre sur la moquette et le temps passerait. En compagnie des autres,
il passe difficilement. Les autres sont à crampons, ils la harponnent minute
après minute. Il faut s'en dégager laborieusement en leur abandonnant des lambeaux. Cela freine le mouvement. Et puis ça fait mal. Chez Eric, dans le
silence et la pénombre, tout se passerait bien. Il y aurait son odeur, son climat, ses ondes.
Elle grimpe un étage par le petit escalier " privatif " tapissé (murs compris)
d'une moquette saumon et parvient sur le palier directorial meublé d'un bureau
et d'une banquette.
Un vieil infirme en uniforme bleu dont les revers portent le sigle du Réveil lit
d'autres journaux devant une boîte contenant des bristols " Nom du visiteur...
Objet de la visite... " car Glandin raffole du décorum. Chez lui, selon les
petits confrères " seuls ses testicules sont vraiment à gauche ".
- Bonjour, Clément, murmure Eve, il paraît que le boss me réclame ?
Le vieux type acquiesce.
Il est sur des charbons ardents, ce matin.
Il décroche le téléphone intérieur qui le relie au bureau directorial, pour annoncer la survenance tant tellement souhaitée d'Eve Mirale.
C'est Glandin qui vient délourder, en " tenue de travail " ; à savoir qu'il est
en bras de chemise, la cravate dénouée bas, un morceau de réglisse de bois planté dans un coin de la bouche ; ses lunettes à double foyer sont posées à
l'extrémité de son nez pointu.
Il croit se donner le genre Lazareff et ne consent à passer son veston que pour
recevoir un visiteur de capitale importance.
Habituellement, il honore Eve d'un baisemain, mais en ce jour de forte rogne,
rogne noire - son regard est formel sur ce
300 LES CLEFS DU POUVOIR
point - il se contente de presser distraitement la main qu'elle lui tend.
- Entrez!
Bureau à l'américaine : verre et acier. quelques sculptures modernes, plus un
grand Dufy représentant une course de chevaux. Les appareils les plus perfectionnés ont été accumulés là : télex, vidéo, dictaphones, tévé sur grand
écran et autres babioles ultra-modernes qui seront périmées l'an prochain.
Lorsque Mathieu Glandin reçoit Eve, il l'accueille dans le petit coin-salon du
bureau, espèce d'îlot moelleux dans ce vaste décor déshumanisé par la surabondance de la technique; aujourd'hui, il lui désigne l'un des deux fauteuils genre Knoll faisant face au sien de l'autre côté de sa table de travail.
- Eve, dit-il, vous me connaissez? Je m'efforce toujours de me montrer direct.
C'est à la fois une forme d'honnêteté et un gain de temps. J'ai reçu cette lettre au courrier du matin, lisez-la!
La journaliste prend une enveloppe à en-tête du George Vet sort la feuille qu'elle contient, laquelle est également à en-tête du fameux palace. Elle pressent du vilain. Le comportement de Glandin est éloquent. Une belle écriture au stylo à encre bleue se propose à elle ; élégante et bien dessinée.
" Monsieur le Directeur,
Bien qu'ayant des opinions peu conformes à celles exprimées par votre journal,
je lis néanmoins celui-ci pour la simple raison que je le trouve plus intelligent que tous les -autres. Parmi les rubriques qui en assurent l'agrément, ma préférence allait à celle de Mle Eve Mirale dont l'humour et le
mordant me semblaient incomparables. Si j'emploie un temps passé pour parier
d'elle c'est parce que j'ai été, voici trois jours, témoin d'un spectacle tellement écoeurant qu Ôl m'a ôté à tout jamais l'envie de rester son lecteur.
Des amis parisiens m'avaient emmené dans une botte de nuit à l'enseigne de Cap
Plein Sud o˘ règne un climat qui ne fait rien pour le prestige de Paris.
Ce
soir-là, un couple est allé jusqu'à faire l'amour en public, dans le faisceau
complice d'un projecteur. quelle n'a pas été ma stupeur et ma désillusion de
reconnaître, dans la partenaire du voyou capable de copuler dans de telles conditions, votre célèbre collaboratrice.
Monsieur le Directeur, est-il concevable, est-il possible qu'une femme qui s'érige en redresseur de torts se livre à la pire des dépravations ?
Comment a-
t-elle le front de parler au nom de la morale et de la justice quand, la nuit
venue, elle va perpétrer dans un cabaret ce qu'une prostituée professionnelle
n'oserait y faire ?
Je tenais à vous faire part de mon indignation infinie.
C'est signé Paul Marteins, ou Masseins.
Pendant la lecture d'Eve, Mathieu Glandin s'est mis à annoter des feuillets dactylographiés. On n'entend que le grattement
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS 301
nerveux de sa plume. Son bureau, tu penses bien, est insonorisé. Sa respiration de gars en butte aux prémices de l'asthme produit un bruit désagréable, qui blesse l'oreille et crée une sensation oppressante.
Eve replie délicatement la lettre qu'elle réintroduit dans son enveloppe.
Elle
se sent " p‚le du dedans ". Il s'agit de s'accrocher à n'importe quoi. Se dire
qu'il existe dans la plus édifiante des vies des moments peu reluisants.
L'être
le plus beau recèle de la merde dans ses entrailles. Son jour de merde est arrivé. Jour de honte. Boue et brouillard! Elle doit faire face, co˚te que
co˚te. Faire face, en la circonstance, consiste à conserver sa dignité.
On
n'est pas indigne à cause d'un moment d'abandon.
Mathieu murmure, sans cesser d'écrire - Vous avez lu ?
- J'ai lu.
- Avant que vous n'ajoutiez quoi que ce soit, je dois vous dire, Eve, que j'ai
téléphoné tout azimut, ce matin pour mettre la main sur le gérant de ce club et
qu'il m'a confirmé la chose.
- C'était inutile : je ne songe pas à la nier.
Glandin dépose son stylo sur la double fourche d'un écritoire de marbre.
Il
arrache ses lunettes et les place à l'envers sur le sous-main. Ensuite il joint
les mains et du bout de ses dix doigts réunis tapote ses lèvres en considérant
Eve avec incrédulité.
-
Je ne parviens pas à accepter cette idée, Eve. Vous étiez ivre ?
-
Non.
-
Alors vous perdez la raison!
-
Peut-être.
-
Si l'on m'avait demandé de citer une femme sérieuse, j'aurais donné votre nom avant celui de ma mère! - Vous auriez eu tort.
Il se lève et marche en rond dans la pièce. Le télex en profite pour se crépiter. Son bruit de robot pensant crépite dans le presque silence.
Mathieu Glandin s'assied dans le fauteuil voisin de celui de sa collaboratrice.
- que se passe-t-il, Eve ?
- Je ne sais pas.
- C'était qui, ce... Votre partenaire ?
- Je préfère que vous repreniez l'expression de voyou plutôt que d'employer le
mot partenaire. Il ne s'agissait pas d'un spectacle, Mathieu. Ce voyou est un
garçon dont je suis folle. Vous rappelez-vous notre sortie au restaurant russe
? Un jeune homme s'est fait apporter un g‚teau d'anniversaire pour lui tout seul, et l'orchestre lui jouait " Happy birthday ".
Glandin opine.
- Lui ?
- Oui.
Le P.-D.G. du Réveil ricane
302 LES CLEFS DU POUVOIR
- Le moins qu'on puisse dire de lui est qu'il a le sens du thé‚tral. Votre mari
se doute de quelque chose ?
- Pas encore.
- Eve, si les choses se g‚tent, que va-t-il advenir de votre enfant ?
Elle le traite de vieux con, intérieurement. Il va au plus pressé, Mathieu :
honneur et famille...
-
J'ai encore autre chose à vous dire, Eve.
-
Pendant qu'on y est...
- Vos papiers ne valent plus tripette : vous les écrivez d'une main, en pensant
à autre chose.
- C'est vrai ? demande-t-elle péniblement.
- Hélas, tout le monde se demande si c'est encore vous qui les rédigez ou bien
quelque intérimaire. Vous pondez sur la vitesse acquise : par routine, comme
les vieux pamphlétaires qui se parodient, faute d'inspiration.
Eve murmure :
- Pauvre Mathieu, vous ne méritiez pas ça. Vous m'avez faite et voilà que je me
défais. Allons, tirons la conclusion de cet entretien : pute et sans talent, ma
place n'est plus ici, n'est-ce pas ?
Glandin se met à crier
Oh! Merde! Merde! Merde! Vous ne m'avez pas habitué à une telle attitude!
Alors quoi ? L'écroulement pur et simple ? A votre ‚ge, une fille comme vous...
Elle sourit et, prenant la voix de Louis Jouvet, lance l'une de ses fameuses répliques :
1
- Une fille comme vous; avec un homme comme lui! C 9 est horrible Eve, vous êtes le contraire d'une conne. Bon, en ce moment vous avez le feu au
cul, cela arrive aux femmes les plus guindées; mais vous savez parfaitement que
vous et ce beau garnement, ce n'est qu'une passade, qu'un moment de folie!
- Je
sais, dit Eve. Je sais, Mathieu : mais quel moment! - Vous n'allez pas ruiner
votre foyer et votre carrière parce qu'un petit con vous fait bander!
- Je l'aime, Mathieu. Je l'aime...
- Prenez quinze jours de vacances, foutez le camp avec votre époux et votre môme, loin, très loin... A l'autre bout du monde.
- L'autre bout du monde, c'est ici, répond Eve. D'ailleurs mon mari est trop
occupé pour pouvoir partir. Et le pourrait-il, je serais incapable de le supporter " à plein temps " !
- Alors allez-vous-en seule! Ou avec votre gamin. Vous vous ressaisirez!
Glandin reprend la lettre qu'elle a abandonnée sur son bureau et la déchire en
menus morceaux, comme pour donner à sa collaboratrice un gage de pardon et d'oubli. Elle est sensible à son geste. Et voilà que quelque chose s'établit
dans sa jolie tête. Un projet. Elle le doit à ce brave Mathieu. Un type pas
si mal que cela, après tout.
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS 303
Projet radieux, projet de rêve.
Dites, petite, vous allez me faire plaisir et quitter Paris, n'est-ce pas?
Voulez-vous que je passe un coup de tube à Luc pour vous faciliter les choses?
Je lui dirai que vous êtes dépressive et avez besoin d'un bon repos sous des
cocotiers, loin du journal et de votre maison. Il comprendra. C'est luimême
qui vous proposera la chose. D'accord ?
- Vous êtes un homme fabuleux, Mathieu, je ne sais que vous dire. Oui, c'est
d'accord. J'espère pouvoir vous revaloir un jour votre indulgence.
Elle se penche sur lui et dépose un baiser sur les lèvres minces du dirlo.
Lui,
bonne pomme, crac! Electrisé, tu t'en doutes! Les mectons, tous pareils.
Une
belle nana remue du fion ou bat des cils et c'est Disney-Land dans leur cceur et
leur slip. Le voilà qui se prend pour un terre-neuve, Mathieu Moncul! Au fond,
il est excité comme un pou, de penser que la belle Eve s'est fait limer devant
tout le monde! Merde, il aurait voulu voir ça. Ce pied, mon neveu! Il lui
mate le bassin, à la dérobée, reconstitue les fesses de sa journaliste, d'instinct. La débarrasse de ses hardes. Il te lui imagine une chatte grandiose, savoureuse! Et le beau brigand blond qui l'enfile dans un cabaret.
Elle p‚mée, y allant du prose à outrance, out complètement. Charogne!
Peut-
être qu'un jour, quand le barbiquet se sera lassé, qu'elle sera redevenue raisonnable, son tour viendra, Mathieu. Il la situait tellement irréprochable
qu'il'n'aurait jamais osé se risquer, mais du moment que madame prend de la verge en vistavision, y a plus de raison qu'il languisse, non ? Il a droit de
cuissage. Dirlo, gentleman, les conditions sont requises! Son grand rêve : lui
verser du champagne dans le frifri et boire à cette coupe divine!
Seigneur! il
s'en promet des séances grand veneur! Ce soir, il va brosser la mère Adi en
imaginant que c'est Eve. Il organisera tout bien. quand le grand moment lui
écherra, il aura plus qu'à crier " moteur! " Ah! la merveilleuse polissonne.
Dites-moi, dites-moi, s'il se serait douté ! L'existence est riche d'imprévu.
Il pose ses deux mains sur les jambes de sa collaboratrice. Le contact le fait trembler.
- Il va falloir tenir, ma petite chérie! Tenir co˚te que co˚te. Ne vous inquiétez pas : je suis là!
Elle sourit triste, comme une veuve à travers son voile noir; qu'on peut pas
dire si elle chiale ou rigole derrière ce tulle thé‚tral, bordel !
Pour tenir, elle tiendra, la jolie.
Sois, tranquille, vieux noeud : elle tiendra!
IV
Eric a rendez-vous avec Marien dans un bar proche des Champs-Elysées o˘ ils buvaient ensemble force scotches lorsque Plante travaillait pour Le Parfait,
délicat hebdomadaire voué aux médisances nationales et aux ragots artistiques.
Le Bar Biturique est un lieu discret, avec une zone comptoir pour les habitués
bavards et une partie stalles destinée aux amoureux et aux conversations ouatées.
La lumière y est faible et une musique d'ambiance, très discrète, donne à l'endroit un ton élégant.
Eric achève de lire les papiers que la presse consacre à l'attentat de Troyes!
Selon les tendances politiques des journaux, le forfait est attribué à des gauchos ou à des fachos. Sur presque tous, on peut découvrir l'image du Président et d'Eric Plante au chevet d'un César mal en point. En encadré,: fracassantes déclarations du jeune candidat lançant un défi aux agresseurs éventuels en clamant qu'on ne tue pas la liberté et que s'il est élu il les attendra de pied ferme. Son courage impressionne ces messieurs de la presse,
lesquels, oublieux de la peu reluisante publication o˘ Eric fit ses premières
armes, parlent à
l'unisson de notre ex-confrère.
- qu'est-ce qui te fait marrer? demande Marien qui vient d'arriver.
Les hommes, répond Eric. C'est de la p‚te à beignets. remarque que Marien lui
tend la main gauche et s'en étonne. Le gros lui découvre alors la droite entortillée dans une
bande Velpeau.
- Figure-toi que je n'ai pas l'habitude des coups-de-poing américains : je me
suis luxé la main en billant sur le chauffeur.
Comment va-t-il, à propos ?
Nez cassé, bouche fendue et autres bricoles qui font d'un esclave un héros, répond Eric. Un Americano, comme d'habitude?
Marien opine. Plante hèle le garçon, un nouveau qui ne les a pas connus à
l'époque héroÔque.
Tu sais, Marien, fait-il d'une voix pénétrée, je suis très conscient des services incroyables que tu me rends, sache bien
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS 305
que si ça se met à vraiment flamber pour moi, je te ferai une situasse à la hauteur de notre amitié.
Le photographe rougit de contentement ému.
- Oh, laisse, Riquet, je prends un pied terrible à tout ça. Gr‚ce à toi, c'est
le bon temps qui revient.
Marien a été pendant deux ans mercenaire en Afrique; une hépatite virale le contraignit à la vie civile, mais il conserve de cette épopée brigande une nostalge éperdue.
Eric tapote la pile de journaux.
- «a porte ses fruits, tu vois.
- J'ai lu. Tu as tes chances ?
- Le Vieux prétend que non, il me juge trop neuf, trop jeune, trop inconnu.
De
son temps les méthodes étaient autres. Il fallait, pour s'infiltrer, faire la
lèche à des tas de kroums, passer par des édiles, caresser les notables, sucer
des syndicalistes, que sais-je. On commençait par établir une tête de pont, tu
comprends ? puis on confortait ses assises avant de se lancer à l'assaut.
Moi,
j'use d'un système que tu connais bien : l'attaque surprise. Je me fais parachuter de nuit et je nettoie le terrain.
" Gr‚ce à toi, aujourd'hui tous mes électeurs potentiels sauront qui je suis.
En cinq minutes tu auras fait plus pour moi que dix ans de bricolage dans des
antichambres et des permanences. qui se propose aux suffrages des Troyens ? Un
jeune héros qui dérange, qu'on veut abattre, mais qui fait fi du danger et grimpe sur la barricade la poitrine offerte! "
Marien est toujours intimidé par ces élans passionnés de son ami, passion feutrée beaucoup plus effrayante que la véhémence. quelque chose d'implacable
émane de lui. Il se montre de marbre, le temps d'une phrase. Son regard clair
s'assombrit, devient presque noir, tandis qu'une brusque p‚leur éteint son visage.
- Vois-tu, Marien, je veux démontrer au Président que sa confiance en moi est
encore mieux placée qu'il ne le croit. Je dois réussir l'exploit, par n'importe
quels moyens. Tout sera bon, mais je réussirai! Tu piges?
- Reçu cinq sur cinq, répond le gros type. C'est quoi, maintenant, la suite du
programme, grand chef ?
Plante a une moue peu engageante.
- La première partie, c'était de la sucrette, mon grand. Les amuse-gueules!
Mais la seconde, à la tienne! Ce n'est plus des poings qu'il faut, c'est du
doigté!
- Dans ce domaine, on ne prête qu'aux maigres, et on a tort, rigole le photographe. Alors?
- Mon plus redoutable concurrent est un gars de la Majorité, ancien sénateur
nommé Molifolle ; s'il disparaissait de la compétition, j'aurais toutes mes chances.
- Tu ne me demandes pas de l'éliminer, j'espère ? s'inquiète Marien, effaré.
Eric sourit.
Si. Mais pas physiquement. Imagine-toi que le Président 306 LES CLEFS DU POUVOIR
possède un fichier magique qu'il s'est constitué au temps o˘ il était ministre
de l'intérieur. Certaines circonstances particulières m'ont permis d'y avoir
accès. Or, regarde si le hasard fait bien
les choses, le sénateur Molifolle y figure.
La vie est un roman, soupire langoureusement Marien en brandissant son verre
pour qu'on lui serve un nouvel Americano. Et il a quoi, comme cadavre dans son
placard, ce type'?
Le contraire d'un cadavre : une merveilleuse petite fille de dix ans, avec des
nattes et des yeux d'ange, comme sur les livres de la Bibliothèque Rose.
- Viol?
- Pas exactement, disons : turpitudes. C'était la fille de sa cuisinière et de
son jardinier. Un jour il est allé un peu loin, la gosse a pris peur et s'est
sauvée en hurlant. Les parents ont porté plainte et il a fallu que le bonnetier
en crache un paquet et fasse donner la garde pour arriver à écraser l'affaire.
- Des preuves ?
- Numéros de toutes les pièces du dossier; rapport médical, déclarations de l'enfant, etc.
Il tire son portefeuille pour en dégager une feuille de bloc, qu'il tend à Marien.
Tout est consigné là-dessus, y compris le téléphone privé de Molifolle.
J'ai
l'impression que tu dois pouvoir arranger cela sans te manifester autrement que
par fil. N'annonce pas la couleur tout de suite, commence à le faire cuire à
feu doux. Au besoin, demande à Boulou de téléphoner également afin qu'il y ait
plusieurs voix pour le harceler. Je participerai au travail de sape de mon côté, mais brièvement, sans m'étendre. Lorsque nous le sentirons à point, nous
exigerons qu'il retire sa candidature " pour raison de santé ". Son remplacement
interviendra trop tard pour être efficace.
O.K., approuve Marien, mais je ne promets rien pour Boulou, elle est toute chose
depuis quelque temps.
Il empoche le feuillet d'Eric.
- Tu veux que je te dise, Riquet? T'as la baraka 1 Le Président est au courant ?
Penses-tu, il y avait des toiles d'araignée après son fichier, et puis il est en
pleine crise de spiritualisme, ce qui ne l'empêche pas de baiser la petite comme un fou.
Eric jette un oeil à la pendule-réclame du comptoir.
Je te laisse, j'ai rendez-vous avec sa légitime pour parler de leur divorce.
Moins d'une heure plus tard, Eric est à Gambais. Le feu qui couvait en lui est
devenu brasier. Il flambe, en ce moment. Il se sent dépassé par son énergie.
Il mène tout à la fois, en grand chef d'orchestre auquel quatre-vingts instruments obéissent. L'exis-SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS 307
tence est son fief. Il s'y promène en terrain conquis. Les événements sont à
sa disposition, de même que le hasard.
En arpentant la large allée bordée de rosiers nains écrasés par l'hiver, il se
dit " Pourvu qu'elle me reçoive de nouveau dans sa chambre! " Si Adéla'fde l'accueille au salon, c'est que le sort lui est contraire. Il prendra la chose
comme un mauvais présage. Il veut retrouver l'étonnant climat de l'autre jour.
Ce trouble fascinant. Il fera durer le plaisir capiteux. La convoitera-t-il
encore ? C'était si émoustillant... C'est bon le désir lorsqu'il est lancinant,
en équilibre précaire sur la réalité.
Une femme de chambre rurale répond à son coup de sonnette. Elle sait qui il est
et qu'on l'attend, car elle le salue d'un sourire et le débarrasse de son manteau fourré. Après quoi, d'une démarche chalutière, elle l'entraîne vers la
chambre. Le coeur d'Eric rend gr‚ce à sa volonté souveraine qui a obtenu par
son intensité ce qu'il souhaitait si ardemment.
Mle Tumelat est à son secrétaire. Attitude bidon. Il est persuadé qu'elle vient de s'y installer à la seconde pour se donner une contenance. Elle feint
d'écrire, mais le bloc de correspondance est vierge. Eric marche à elle délicatement, car on ne se déplace pas dans une chambre à coucher comme dans les
autres parties d'une maison.
Léger baisemain.
- Merci, Eric, d'être revenu jusqu'ici. Et pardon de vous recevoir dans ma chambre, cela doit faire un peu cocotte, n'estce pas, mais c'est, avec l'office,
le seul endroit de cette demeure o˘ je me sente chez moi; partout ailleurs, je
me crois " chez lui ", vous comprenez cela ?
- Tout à fait, assure l'arrivant.
- Installez-vous à votre guise.
Il choisit le fauteuil crapaud de sa visite précédente. La chambre a été
parfumée largement. Il n'aime pas beaucoup l'odeur chimique qui y règne, mais
il l'interprète comme une attention délicate à son endroit.
Adéla'ide quitte le secrétaire. Elle porte un déshabillé de soie noire, assez
brutal qui lui donne l'aspect d'une comtesse milanaise.
- Dites-moi, j'ai lu quelque part que les parents de NoÎlle s'étaient tués dans
un accident de la route ?
- En effet, madame ; mais MI" Réglisson l'ignore. Le Président a préféré
lui
taire le drame et c'est moi qui me suis occupé des formalités en compagnie d'un
stupide beau-frère dont les larmes sentaient le vin rouge AdélaÔde hoche la tête :
- Mon Dieu, comme rien n'est simple avec ce pauvre Horace! A quoi rime de ne
rien dire à la petite ? Elle l'apprendra fatalement un jour ou l'autre !
Eric la regarde en songeant que maintenant que Mm' Tumelat est au courant, ce
jour risque d'être proche.
308 LES CLEFS DU POUVOIR
" Viens t'asseoir sur le lit, vieille peau! " ordonne-t-il mentalement à son hôtesse.
Et Adél;ifde, docile, se dépose sur le couvre-lit de fourrure o˘
dès lors, le déshabillé noir prend tout son jus et t'en télescope les mirettes.
La gorge d'Eric se noue. Il jubile. «a vient! Il retrouve l'‚cre convoitise de
naguère. Il fixe la femme en lui parlant muettement " J'ai envie de toi, seringue! Tu es fanée, mais j'aimerais
prendre mon pied sur ton ventre de bourgeoise ".
Alors, cher Eric, quelle nouvelle m'apportez-vous? Le grand homme ren‚cle, évidemment ? Avec lui, il suffit qu'on dise blanc pour qu'il hurle noir!
Eh bien, pas du tout, madame. Le Président est des plus consentants et se déclare prêt à vous donner satisfaction.
Elle fronce les sourcils.
Hum, voilà qui ne me dit rien qui vaille! Cette docilité
cache quelque ruse.
Eric reste fermé. Sa pensée suit deux voies différentes, simultanément : celle
de son désir et celle de sa démarche. Il imagine d'improbables voluptés avec
AdéIzCide tout en gardant une attitude mesurée. Et son excitation provient précisément de ces deux sentiments antagonistes. Il est clair qu'Adél;ifde est
une femme froide, mais que la jeunesse et le charme d'Eric la troublent néanmoins. Elle flaire son émoi, en femelle capteuse d'ondes. Toutes les femmes, ou presque, savent percevoir le désir qu'elles provoquent. Et les rares
qui ne le reconnaissent pas sont des infirmes. Sans doute est-elle surprise et
foutrement
flattée d'éveiller l'intérêt de ce prince de gr‚ces.
- Le Président est en pleine mutation morale affirme-t-il.
- qu'entendez-vous par là?
- Je pense qu'il opère une sorte de " retour sur lui-même " selon l'expression
convenue et qu'il prend quelque hauteur avec
la vie.
L'épouse déçue, donc incrédule, hoche la tête
Mais il n'a fait que cela, mon pauvre Eric, depuis des lustres : prendre de la
hauteur pour mieux fondre sur ses proies.
Eric a les oreilles br˚lantes. Il rêve de s'accomplir à sa guise. Tout braver,
surtout les conventions! N'est-il pas un être en réussite ? Parti comme une
fusée et suivant une impeccable trajectoire. Depuis la perte de Marie, il a
décidé de régner. Il n'a pas défendu Marie. Vieux Charlot la lui a prise, sans
drame, sans explication. Le fait du roi! Eric s'est soumis. Il a failli mourir, mais de l'intérieur, sans se départir de son visage de tendresse.
Adél;ifde remarque
Vous semblez ailleurs ?
Plante secoue la tête
- Je suis terriblement présent, au contraire!
Il se dresse et, un pied aidant l'autre, quitte ses chaussures. Il pose son
veston qu'il place soigneusement sur le dossier du SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS 309
fauteuil. Il tire sur le noeud de sa cravate, puis déboutonne sa chemise.
Mme Tumelat balbutie
- Eric! qu'est-ce qui vous prend?
Il ne répond pas. Il pense à Marie; pas à celle de maintenant, là-bas, ch‚telaine campagnarde assujettie aux quatre volontés d'un homme vieillissant
mais solide et plein d'insolence; non, il pense à la Marie d'avant, c'est-
à-dire
à la sienne. Marie, sa planète d'amour, Marie qui lui a laissé croire à la joie
du monde. A cause d'elle, il a espéré pendant quelques mois que l'existence
était une ile heureuse. Il pense à Marie, pire que morte : absente de lui.
Il dégrafe son pantalon et le quitte. Il en rassemble les deux jambes, bien à
plat. quelques pièces de monnaie s'échappent des poches et roulent sur la moquette. Cocasse, de l'argent qui tombe d'un pantalon retourné. Eric s'avise
qu'il n'a pas encore posé ses chaussettes et il sait qu'un homme en chaussettes
est grotesque, aussi les extirpe-t-il de deux revers d'index. Il porte un slip
bas, de couleur champagne. Il l'ôte avec une aisance presque féminine. Et le
voilà nu. Nu dans la chambre d'AdélaÔde Tumelat. Plus beau qu'impudique, le
sexe en projet d'érection. Adéla7ide cesse de protester, de lancer ses stupides
" Mais vous êtes fou! " Elle n'arrive pas à détacher son regard de cet être racé, musclé, bronzé par des séances UV bihebdomadaires (et tant pis si c'est
cancérigène!). Sa dignité bourgeoise est vaincue par l'harmonie de ce garçon.
Peu convoitée et de surcroît sérieuse, elle sait peu de l'amour. Il y eut les
emportements d'Horace, à leurs débuts; puis plus tard, les assauts du peintre
et, dans l'intervalle, une furtive liaison avec un neurologue qui avait les mains et le regard br˚lants. Elle s'abîme dans une admiration scandalisée.
Eric lui sourit, puis contourne le lit, rabat la fourrure blanche qui le recouvre et arrache un coin des draps pour pouvoir se couler à l'intérieur.
Il
s'y enfonce avec délices. Il se couche pour la première fois. Sa tête creuse
sa place dans l'oreiller douillet. Il se détend infiniment.
- Un nuage! soupire-t-il. Vous devriez tirer les rideaux, il y a trop de lumière.
- Eric, voyons, proteste-t-elle sans trouver la suite.
Il ferme les yeux, continue de sourire.
- quoi? La bonne? Envoyez-la en course! qu'est-ce que cela peut faire, d'ailleurs ? Vous êtes libre, non ? Il suffit de fermer la porte à clé.
Décrochez le téléphone, je ne pourrais vous faire l'amour en étant menacé
d'une
sonnerie.
Elle est éperdue, brusquement, à cause de l'expression " vous faire l'amour
".
Ainsi donc, telle est bien l'intention du jeune homme ? Jusque-là, malgré
sa
nudité, elle doutait encore. Elle a même, un instant, cru qu'il s'agissait d'une ruse, de quelque complot fomenté par Horace pour la perdre. Elle s'est
attendue à voir à nouveau surgir un voyou armé d'un appareil photogra-
310 LES CLEFS DU POUVOIR
phique... " Vous faire l'amour!... " Lui " faire l'amour ", à elle. Ce jeune
dandy si beau, si neuf, aux manières équivoques! Lui " faire l'amour " à
elle,
dame m˚rissante, dame guindée, si sévère de tempérament...
A-t-elle envie de lui?
Elle ne le croit pas. Il l'émeut, sa gr‚ce l'impressionne, mais le désir c'est autre chose.
- Eric, parvient-elle à murmurer, je pourrais être votre mère.
Il répond d'une voix de sommeil
C'est vrai.
Il se rappelle un après-midi d'été, avec Marie. Ils étaient assis sur un banc
de pierre chauffé par le soleil, adossés à un mur o˘ courait une glycine aux
fleurs passées, d'un mauve presque blanc, mais qui continuaient de sentir très
fort.
Il tenait la main fraîche de Marie. Des abeilles bourdonnaient. Des hirondelles rayaient le ciel bleu. Il priait en lui-même, comme jamais plus il
ne saurait prier " Mon Dieu, c'est trop bon, permettez que je meure d'amour
".
Il fermait les yeux, attendant que son voeu f˚t exaucé, mais la mort ne venait
pas, il continuait d'être émerveillé par cette main de femme dans la sienne, de
respirer l'obsédant parfum des glycines flétries et d'écouter les bruits de l'été ardéchois.
Ne m'en veuillez pas trop, madame, je suis un peu fou, vous le pensez bien.
Adéla7ide s'arrache du lit o˘ elle restait immobile, comme une bête traquée qu'un frémissement peut désigner à son ennemi.
Oui, renchérit-elle, vous êtes fou. Et pas qu'un peu, Eric! Allons, rhabillez-vous!
Elle quitte la pièce.
Plante se met sur le côté. C'est rudement bon de violer une couche inconnue.
Il comprend soudain pourquoi il aime à dormir dans les hôtels. C'est à
cause du
lit qui n'est pas " son " lit mais celui d'un tas de ens de passage qui ne se
connaîtront jamais. Un lit d'hôtel a quelque chose de partouzard. Eric se pelotonne dans celui d'Adéla7fde Tumelat. Il s'y sent à l'abri des dangers et
maléfices. Il est gagné par une somnolence voluptueuse. Il emmerde la terre
entière! Et dire que des Troyens, dans quelque temps, voteront pour lui!
Des
citoyens qui étudient sérieusement son " programme " 1 Foutaise 1 Ah 1 les cons
1 les cons Déjà la France s'intéresse aux présidentielles. On cite les candidats en lice, et ceux qui se décideront probablement plus tard. Choix de
Société! Les cons! Les cons mortels! Moisissure! quelques hommes se battent
pour leur carrière qu'ils appellent " leur idéal " ! Oui : il sera député, Eric,
par tous les moyens! Il se fera élire revolver au poing si nécessaire! Le plus
jeune député de France : pour voir, pour rire! Poisson d'avril! Parce que tout
défi est relevable ; parce que rien n'est impossible, et surtout, ô combien surtout! parce que les hommes sont manoeuvrables comme les jouets électroniques.
On les téléguide par
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS 311
simples pressions : marche avant, marche arrière. Deux boutons suffisent.
Il
ne s'agit que de vouloir. Les hommes qui ne veulent pas subissent la volonté
des quelques-uns - qui jouent à vouloir.
La terre entière! Il la conchie ! La sodomise ! Tout est enculable, ou presque.
Putain, ce qu'il est bien dans ce plumard! Le Président y a-t-il baisé
Bobonne,
jadis ?
Le souvenir d'Eve vient un instant rôdailler dans sa somnolence. Musique!
Nous
portons un orchestre d'êtres plus ou moins aimés en nous. Marie, c'est le violon, Eve... Au fait, à quel instrument pourrait-il la comparer? Un saxo?
Oui, peutêtre. Un saxo, avec des sonorités qui font vibrer les vitres et les
tripes. Et dame Adéla7fde, pauvre bique perdue ? Contrebasse à cordes ? Il sourit. Il est bien. A peu près heureux. Ah! l'incomparable jubilation!
Il
viole un lit! Il a cru, sottement, qu'il avait envie d'elle, mais non ; c'était
seulement son lit qu'il convoitait. Il bandouille aimablement. Tiens touche!
«a gonfle, non ? Il tenait à ce qu'elle le reçoive dans sa chambre, à cause du
pucier. Et voilà, il s'y est couché. Il s'y endort.
Deux heures de l'après-midi, et il glisse dans le plus savoureux sommeil de sa
vie! Bourré de morphine, ça ne serait pas mieux, impossible Il sombre dans le néant avec une trique à casser des cailloux.
Un léger froissement le réveille. Une caresse douce sur sa nuque.
Il ouvre les yeux dans une pénombre rosée.
AdélaÔde est à son chevet, assise dans le fauteuil bas. Elle a tiré les rideaux
et laissé une petite lampe d'opaline éclairée, dans le fond de la pièce.
- quelle heure est-il ? questionne Plante qui n'a pas la force de sortir son