partie

d'échecs de longue haleine, minutieuse, au cours de laquelle le moindre geste

trop vif risque de renverser des pièces.

Parachuté dans l'univers de Tumelat, depuis bientôt dix-huit mois, il en est

encore à la période d'apprivoisement. Son comportement est exemplaire ; efficacité et discrétion. Il charme sans h‚te, à force de disponibilité

souriante et de bonne volonté.

Si, ce jour, il roule dans la Mercedes verte, à cocarde, pilotée par César le

chauffeur du Président, c'est uniquement parce qu'il doit aller rejoindre le

grand homme pour, ensuite, l'accompagner à un meeting dans l'Yonne.

Sachant que pour investir une citadelle, les portes dérobées ne sont pas négligeables, il est monté à l'avant, auprès de César, lequel réussit à

paraître

en uniforme avec des vêtements civils : complet bleu marine, chemise blanche,

cravate noire. Par cette initiative, Eric se place délibérément au rang des subalternes, sans tirer profit de son poste de secrétaire privé qui lui permettrait de plein droit l'accès à la banquette arrière.

Il pousse même la démagogie jusqu'à entretenir le chauffeur de la santé de sa

vieille mère qui n'en finit pas d'agoniser dans une maison de retraite confortable et ruineuse o˘ César l'a placée par piété filiale.

Eric Plante consulte sa montre

- César, vous verriez un inconvénient à me conduire au B.H.V. puisque nous sommes en avance ? J'ai une petite emplette à y faire et je voudrais profiter de

l'heure creuse...

Le conducteur a un mouvement d'épaules pour exprimer son accord. Là ou ailleurs,

hein ? Lui, son job consiste à piloter l'une des deux bagnoles du Président, et

à veiller à leur entretien.

Eric remercie avec un peu trop de chaleur. César admet qu'il se montre gentil,

mais rechigne à le trouver sympa à cause de ses moeurs. Il est de ces êtres frustes qui détestent les homosexuels. Il n'est pas certain qu'Eric appartienne

à la confrérie, mais l'en

73

soupçonne fortement, à cause d'une certaine gr‚ce languissante dont le secrétaire ne peut se débarrasser.

Ils se pointent place de l'Hôtel-de-Ville. Because la cocarde, il n'est pas périlleux de stationner devant l'immense b‚timent (commencé en 1533, achevé

en

1623, restauré sous LouisPhilippe, détruit par le feu en 1871 et reconstruit

depuis).

- Je vous demande cinq minutes! promet Eric en quittant l'auto.

César le regarde se h‚ter en direction du bazar.

" Il en est ou pas ? " se demande-t-il. La démarche du garçon semble virile,

pourtant on sent un quelque chose d'ondoyant de la taille aux épaules. Le col de

sa pelisse relevée, Eric s'engouffre dans le grand magasin. Il sait o˘

aller.

Rayon quincaillerie. Sous-sol. Il dévale un escalier. Il n'est pas quatorze heures et ce temple du bricolage est peu pratiqué.

Plante ne s'informe pas du rayon qui l'intéresse auprès d'un vendeur désoeuvré.

Il préfère le dénicher seul. Toute sa vie, il a tenu à se déplacer seul, ne faisant appel à autrui que pour des aides capitales.

Il fonce par les travées désertes, admirant dans la foulée des outils pimpants

comme des jouets et dont il n'a pas le temps de comprendre toujours l'usage.

Il marque un temps d'arrêt devant une cabane de jardin, en bois verni, recouverte d'Eternit. Une confuse nostalgie le point. Souvenirs d'enfance mal

débroussaillables. Cette cabane représente toutes les promesses de l'aventure.

Promesses qui ne furent pas tenues. Les rêves tournent court. La réalité du jour-le-jour traîne jusqu'au sol les nuages roses de l'enfance tels des ballons

captifs et finit par les dégonfler tout à fait.

Il repart, stimulé par l'ironie des choses. Voilà qu'il vient dans ce magasin

amorcer le début d'un acte capital, et il se comporte àla va-vite, comme s'il

s'agissait d'un achat banal. Il agit en automobiliste garé en double file qui se

précipite dans un bureau de tabac. Aucune grandiloquence donc dans l'achat qu'il

prémédite. C'est une simple emplette, il l'a dit au chauffeur. La vie est effarante, qui permet à une emplette expédiée en trombe d'avoir de telles répercussions!

Il aperçoit le rayon recherché. Une succession de fortes bobines de carton sur

lesquelles sont enroulées des cordes de diamètre variable. Cela va du lien pour

gros paquet, au c‚ble de chanvre capable de haler un chaland.

Eric s'intéresse aux bobines intermédiaires. Il examine une succession de torons, se perd dans des évaluations, sélectionne deux cordes qui lui semblent

l'une et l'autre propices à ses desseins. La première est épaisse comme son auriculaire, la seconde comme son médius. Il les pétrit alternativement, captivé

par leur raideur picotante. Ce contact désoblige la peau. Les liens neufs manquent de souplesse. Pour être efficace, une corde doit avoir vécu. Eric se

dit qu'il aura le temps de " faire " la sienne et que ce sera même là une entreprise fascinante qui

74

ressemblera un peu à un rite paÔen. Alors il opte pour la plus mince. Un vendeur

qui bavarde à la caisse aperçoit son geste s'avance sans se presser.

Eric lui présente le bout de la corde choisie comme il tendrait une rose.

- Mettez-m'en cinq mètres!

Il rit sous cape, à cause de l'expression ; ce " mettez-m'en " est farce, vu la

destination de la corde. Le moment venu saura-t-il se la rappeler?

XII

75

Le Président dépose l'article un peu froissé à gauche de son assiette, sur les

miettes de pain et chausse ses lunettes d'écaille blonde (véritable, il aime le

" véritable ", préfère la vigogne au cachemire, le vison au lapin, l'or massif

au plaqué).

Eve, plus ou moins conquise par le tonus de son hôte, en tout cas amusée, le

regarde relire le papier qui tant l'irrite et lui démange l'orgueil.

Le Président a franchi le premier paragraphe sans trop d'encombres, et le voici

qui déclame entre ses dents : " Le moins qu'on puisse dire du Président Tumelat,

c'est que son secrétariat particulier est toujours très particulier, puisque

après la secrétaire d'‚ge m˚r, que la passion a conduite à la pyromanie, il s'est assuré la collaboration d'une autre secrétaire prénommée Eric. Cette dernière, ou plutôt ce dernier, pour être conforme à l'état civil, a fait ses

classes dans les bars d'homos de la rue SainteAnne, et ses preuves dans l'officine nauséabonde d'une feuille à scandales. L'on chuchote que le président

du R.A.S. a de grandes ambitions pour son protégé et qu'il le pousserait dans la

vie politique. Reste à savoir comment. "

Horace Tumelat arrache ses lunettes de son nez et les enfouit sans vergogne dans

sa poche.

- En clair, vous me traitez de tante, gronde-t-il.

Il chiffonne la coupure de presse et la dépose dans le cendrier.

Sans s'émouvoir, Eve boit une gorgée de Meursault frais àl'arrière-go˚t de noisette sauvage.

Le Président poursuit :

- Vous savez que ce papier est carrément diffamatoire et qu'il donnerait matière

à procès ?

- Faites-le ! conseille doucement la journaliste.

Le vieux jouteur ricane :

- Vous seriez trop contente. C'est avec la bénédiction de votre enculé de directeur que vous avez publié cette petite misère, n'est-ce pas ? Si vous aviez

pour deux ronds de religion dans votre boutique de mécréants, vous feriez br˚ler

un cierge pour que nous vous attaquions!

76

- Nous irions même jusqu'à faire dire des messes, admet Mirale.

- «a ferait vendre du papier à votre canard qui péclote .

Somme toute vous employez les méthodes du Parfait d'o˘ sort Eric Plante ; seulement vous, vous vous abritez sous le parapluie de la morale, bande de tartuffes!

- La différence est là, plaide la jeune femme. Nous avons la morale pour nous.

Elle est tentée par son verre de vin, voudrait le vider tant il est sensible à

son bouquet, mais s'exhorte à renoncer. Il est facile d'être faible avec soi-même, si doux de s'accorder, pour rendre l'instant plus capiteux, ce que l'on

s'interdit par éthique générale. Elle aime le vin, sa griserie progressive, son

go˚t multiple et chatoyant, sa chaleur bien vivante. Elle renonce, cependant.

- Bon Dieu, Eve Mirale, c'est donc si important pour vous de traîner les gens

dans la merde ? Ce môme, Eric Plante, vous a-t-il jamais fait quelque chose ?

Pédé, et alors ? D'abord êtes-vous bien s˚re? Vraiment, il y a là de quoi choquer une jolie dame du Tout-Paris ? Il a travaillé dans un canard faisant et

alors? Je répète : et alors? Il est commode de nos joie d'entrer dans le journalisme ? Vous avez démarré o˘, vous, ma fille? L'Echo de la Mode, Le Bulletin de l'Artisan ? quand on a vingt ans et qu'on veut travailler, on prend

ce qu'on trouve. Il aurait préféré Le Figaro ou l'Humanité, vous le savez bien ?

Le Président a senti que sa voix s'enflait, qu'elle lui échappa alors il se tait

et réalise d'un geste brusque ce qu'Eve rêve de faire : il boit le verre que le

sommelier vient de lui remplir discrètement. Cul sec, rrhao˚m! La grande lampée

du charretier. Putain, ce qu'il se sent du peuple, dans ses rognes, ce suppôt du

capitalisme! Il a la tripe rouge, Tumelat. LaÔque et obligatoire ! Et l'autre

connasse qui fait à gauche, avec son hôtel particulier, son bonhomme à

usine et

ses résidences secondaire C'est croulant de fourrures et ça prêche la croisade

rouge ! Tout juste si elle braille pas l'Internationale! Saloperie! qu'elle aille un peu porter ses miches chez les piquets de grève! qu'elle aille pomper

les chômeurs pour se faire les lèvres.

Elle lui sourit. Il la trouve belle. Garce, mais sa garcerie a quelque chose de

somptueux.

- quoi ? demande-t-il.

Son mot favori. Il s'agît d'une espèce d'aboiement qu'il lance dans les silences

inconfortables, pour les dissiper. Un chacal jappant à la lune. " quoi? "

Presque une réplique de clown.

Il peut le proférer sur mille tons différents. Peut-être lui est-il arrivé

de le

crier en prenant son pied, va-t'en savoir...

- Faut-il que vous teniez à ce garçon! déclare Eve Mirale !

Non, mais je te vous jure qu'il va l'empl‚trer, bordel, si elle continue un tantisoit, la péteuse! En plein Lasserre! Justement qu'ils ouvrent leur fameux

plafond-spectacle, pour l'aération,

77

MARqUEPAGE

évacuer la fumée, faire frissonner les dames, épastouiller le gogo de province,

le Japonais en rade de Nikon...

Le plafond s'écarte gauche, droite. T'aperçois le ciel gris vautré sur Paris,

les falaises dominantes des immeubles d'alentour. Tout le monde se tait, toujours, y compris les habitués. L'effet d'une douche de lumière. L'air de la

capitale paraît pur, l'espace d'une goulée. Et puis le plafond se referme et les

converses reprennent.

- Oui, renchérit courageusement Eve, faut-il que vous y teniez pour avoir organisé ce déjeuner. Si vous aviez été seul en cause et que je vous eusse malmené dix fois plus, vous n'auriez pas levé le petit doigt.

" Vous êtes un battant, Président, un dur à cuire de la politique. En avez-vous

pris des seaux d'eau sale à travers la gueule, mon bon ami! quolibets, insultes,

sarcasmes en tout genre, sous-entendus qui blessent, fumées sans feu et avec

feu, attaques en règle, accusations nourries de preuves! Mais toujours vous rest‚tes stoÔque sous la tempête, comme les rocs découpés de votre Bretagne.

L'écume de la médisance glissait sur vous sans vous salir. Vous vous en seriez

voulu d'inviter àmanger des truffes ceux qui vous malmenaient. Vous les attendiez seulement au virage, prêt à leur décocher ces ruades magistrales qui

ont assuré votre autorité. Et voilà que, pour la première fois, il y a une faille dans le leader de haute volée. J'ai blessé votre petit ange, alors vous

vous précipitez sur la méchante journaliste afin de l'amadouer! Une vraie maman,

Président! Touchante! Vous jouez le rôle à la perfection, avec ce qu'il faut de

doléances et de protestations. Ce pauvre enfant meurtri ! Cet être de belle et

bonne et inlassable volonté, que j'ai eu l'audace de traiter de ce qu'il est!

Président, voyons : ne me dites pas que vos moeurs basculent! Vous, le bourreau

des cúurs! Tombeur tout azimut : gorgones et jouvencelles, dames de la haute et

soubrettes accortes! Vous qui traînez les sobriquets les plus flatteurs que ma

qualité d'honnête femme m'empêche de répéter ici o˘ tant d'oreilles ancillaires

nous épient.

" Non, non, je me refuse à le croire. D'ailleurs j'ai été rassurée en arrivant

par le regard que vous avez posé sur moi. Vous examinez les femmes à

travers

votre sexe, comme à travers un périscope. Tous les hommes à femelles sont ainsi.

Alors ? Hein, Président, alors ? Pourquoi cette sollicitude pour " le môme

"ainsi que vous l'appelez ? Il représente quoi, pour vous, Eric Plante? Un disciple? L'enfant que vous n'e˚tes point? Ou bien un démon permanent, tapi dans

votre vie ? "

Elle se tait, épuisée. Vraiment épuisée. A preuve : ses jambes tremblent sous la

table. Eve se permet une nouvelle gorgée de Meursault. Dommage, il devient tiédasse. Le sommelier vigilant a interprété sa déception et déjà remplace son

verre pour lui servir du vin frais.

Horace Tumelat est dégonflé par l'assaut de son invitée. Des 78

LES CLEFS DU POUI

inflexions l'ont touché. Il a senti vibrer une compréhension la voix de cette

foutue dérangeante. Il pétrit une boulet pain. Merde, il a encore faim, avec son

régime jockey à la n Solide fourchette, le Président. Il se ferait, tu vois :

entrecôte marchand de vin. Carrément! Il lui reste la place 1 Et puis son enfance saturée de poissons a ouvert dan5 estomac des convoitises viandeuses.

Elle continue de le sonder d'un regard qui voit tout, comr tout.

- Pygmalion, peut-être? hasarde-t-elle.

Il sourit triste.

- qui sait?

Un temps. Le besoin de s'expliquer l'empare. Il se rac gorge.

- «a a débuté mochement, lui et moi, à propos de la pc vous vous souvenez ?

- Bien s˚r, ce fut la plus ravissante histoire d'amour q Cinquième République.

" A ce propos ? "

- quoi?

- Il paraît qu'elle vit chez vous depuis deux jours?

Le Président accuse le coup. Il s'attend toujours à i principalement au pire,

c'est la condition initiale pour con( une vie d'homme public. Pourtant, la promptitude de la "

velle " le surprend et le plonge dans des maussaderies sam

- Vous en savez des choses!

Eve ouvre son sac à main et en sort un bristol couvert dc écriture h‚tive.

- Je ne me suis pas risquée ici les mains vides : j'ai ma p liste ; de même que

vous avez la vôtre. Allons, ne trichez sortez votre carte sur laquelle figure le

chiffre d'affaires de mari, notre appartement de Port La Galère, le nombre de

fourrures et le chalet de Courchevel.

Tumelat rit de bon cúur.

- Je n'écris jamais ce genre de choses, tout est là-ded Il tapote sa tempe qui se réargente de jour en jour.

- Votre fameuse mémoire à la de Gaulle!

Le levier de ma réussite, confirme le Président. quang est le fils d'un humble

pêcheur du Finistère péri en mer, il fat moins un don pour s'en sortir. Le mien

est bête comme ch j'ai une mémoire phénoménale.

Eve le regarde avec sympathie.

- Savez-vous à quoi je pense ? Vous allez trouver cela ic Mon mari fume beaucoup, de ces horribles petits cigares m d'un embout de plastique.

Lorsque

nous sommes à Courche il a l'habitude d'en jeter les mégots dans la neige depu

terrasse. Le bout embrasé creuse aussitôt un tunnel par o mégot disparaît.

Ni vu

ni connu. Mais une année, nous som montés là-haut au mois d'ao˚t. Il ne restait

plus de neige au

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

79

du chalet et nous avons eu la stupeur de trouver un tapis d'embouts jaun

‚tres

devant la terrasse. C'en était surréaliste

Le Président approuve :

- Moralité : on croit que la neige anéantit, mais elle ne fait que cacher, car

elle est plus précaire que ce qu'on lui donne àfaire disparaître?

- Voilà.

- Et moi, Président Tumelat, l'un des cinq ou six Français les plus connus aujourd'hui, je suis constellé des mégots de mes origines. La neige de la popularité ne parviendra jamais à les détruire ; elle ne sait que les dissimuler

un moment.

Eve Mirale s'écarte légèrement de la table pour permettre au serveur de lui verser le café.

- Tous les hommes politiques ne sont pas aussi intelligents que vous, fait-elle.

Voyez-vous, avant de revenir à nos moutons, je voudrais répondre à une question

que vous m'avez lancée un peu comme une insulte tout à l'heure et qui était

"

pourquoi vous admînistré-je ces coups d'épingles, à vous qui ne m'avez rien fait

? ". Eh bien, Président, je crois que c'est parce que nous sommes enfermés dans

un système, vous et moi. Nos natures profondes tentent de se soumettre à

des

idéologies. Vous, le petit pêcheur en galoches, êtes devenu l'homme des banques;

moi, la fille à papa, femme d'industriel, je me bats pour des gamelles mieux

remplies, une dignité plus affirmée des humbles. Je réprouve votre position,

alors le moustique que je suis pique au talon l'Achille que vous essayez d'être.

Le système, vous disje ! Le système ! Les hommes n'ont plus le temps d'essayer

de se comprendre, Les truffes de Lasserre ne sont que de pauvres parenthèses

dans leurs conflits soigneusement entretenus. Nous vivons de ces dissensions

vous et moi. Nous sommes les prisonniers de nos pièges. Avoir l'intelligence de

l'admettre est le seul cadeau que nous puissions nous permettre dans l'état actuel de notre société. Cela dit, racontez-moi comment les choses ont débuté

entre vous et Plante. Racontez vite avant qu'il arrive.

Tumelat sourcille. Ah! la salope vivante! La suprême rouée

- Car il va venir, n'est-ce pas ? enchaîne la journaliste. Cela fait partie du

petit guet-apens d'aujourd'hui. Premier temps : dîner en tête à tête.

Opération

charme : confidences feutrées, fenêtre ouverte sur une ‚me tourmentée, plaidoyer

pour un jeune homme douteux en voie de rédemption. Deuxième temps : au café, le

bon jeune homme survient, mise stricte, dans les sombres, maintien sévère, visage anxieux, exprimant le repentir des gens que l'on a malmenés. " Par pitié,

guérissez-moi des blessures que vous m'avez infligées, madame 1 "

Tumelat souffle comme un péquenot sur son café.

- Vous savez ce que vous êtes? gronde-t-il.

- Non, soupire Eve avec sincérité, mais c'est s˚rement pas vous qui me l'apprendrez.

XIII

La matonne ouvre le petit volet rond du judas pour regarder l'intérieur de la

cellule. A travers le gros úil de verre, elle cap le local dans son ensemble et

en reçoit une image un p( bombée, à cause de ses lunettes à elle.

Mamie Germaine, Martine et Ginette jouent au rami. Elli font cellule commune.

Mamie Germaine est la plus vieil détenue de la prison puisqu'elle a soixante-douze ans. Ur habituée. Proxénétisme. Elle ne dételle pas. La tête hérissée c

bigoudis, elle porte une jaquette rose saumon sur sa rot blanche. Un peu folle

de Chaillot, la vioque! Voix hommassi elle s'exprime en termes hachés par son

asthme. Martine e toute jeune, un peu molle et grasse, suifeuse, l'air puti négligée, dolente. La " vie de ch‚teau ", comme dit Mami Germaine, n'est pas

l'enfer pour cette infinie paresseuse. Elle 5 la coule douce : cartes, livres

d'amour, tortore, gougnottag avec Ginette qui en croque comme une passionnée.

Leur cellule sent le chou-fleur, parce qu'on leur en a servi a repas de midi (en

salade, plat de résistance : rôti de veau, grati dauphinois, fruits).

Ginette

qui ne peut plus rien avaler lui laiss sa part.

La matonne délourde. Les trois têtes se tournent vers ellc

- Alcazar : parloir! dit brièvement la gardienne au lunettes.

Ginette ne s'y attendait pas.

- qui donc?

Vous le verrez bien!

La matonne est une grosse, pas vacharde, mais perpétuelle ment renfrognée.

Chez

elle, c'est du kif. Elle fait chier son mai et ses mômes, plus son vieux beau-père qui vit dans leu vestibule depuis son veuvage. Dans le fond, on sait qu'elle ~ plutôt bon cúur; mais ça s'est mal engagé, la vie et elle ; ç~

forme

un spectre, comme à la téloche quand le poste débloque Ginette Alcazar dépose ses brèmes sur la table et se lève. Ai bout de trois pas,

elle applique sa main droite sur son ventrc

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

81

pour apaiser d'une flatterie le mai hargneux qui se met tout de suite en état

d'alerte.

Le parloir, c'est juste l'extrémité du couloir que l'on a séparée du reste par

une paroi vitrée et une porte, vitrée également. Une minuscule table de bois

blanc et deux chaises de rotin meublent le minuscule local ainsi obtenu.

Sur la

table, une boîte de conserve dont on a martelé les lèvres sert de cendrier, et

puis voilà.

L'aumônier est assis, dos tourné à la porte. Il a placé sa canadienne sur la

table, sa toque en fausse fourrure par-dessus.

Il regarde le mur verd‚tre et s'adresse à lui par la pensée, en l'appelant

"

Seigneur ". Il demande au mur verd‚tre de leur donner du courage, à elle et à

lui. A lui, pour commencer.

C'est l'instant o˘, chez Lasserre, le Président commande un second café.

Xlv

S'ils devaient faire le bilan de ce déjeuner, sans concluraient-ils qu'il est

négatif. Ils ont eu des instan compréhension mutuelle, voire même de rapprochement lueurs amicales. Mais comme l'escargot rétracte ses c lorsqu'elles

entrent en contact avec quelque volume, ch fois, leurs élans ont été

durement

interrompus, et ces répres successives ont fini par créer un vilain malaise.

Leur oppo de convention devient inguérissable car ils lui donnen assises humaines. L'espèce de sympathie qui s'est manifest qui a capoté, se mue en un

antagonisme viscéral.

Pourtant, parce que quelque chose avait commencé chapitre des explications, le

Président tient à aller au bout d propos. Il t‚che à donner un éclairage juste

de ses relations Eric.

- Je …ai connu sordidement, si je puis dire, fait Tumela venait me faire chanter. Vous voyez, j'ai confiance en v

Elle a un hochement de tête qui ne promet rien. Eve n'es le genre de fille qui

se perd en serments rassurants encourager les confidences. S'il veut lui ouvrir

son cúur, q fasse délibérément, sous sa pleine responsabilité. Elle aucune monnaie d'échange à lui proposer.

Aussi n'attend-il rien. Il sait se montrer stoÔque quand utile.

- Un gamin, reprend-il. Il tenait une espèce de méch grenade de scandale dans sa

main et me menaçait de la exploser.

- Vous avez d˚ vous pourlécher, plaisante Eve. Com une souris vicieuse pouvait

faire peur au gros matou griffu vous êtes! On ne trouve cela que dans les dessins animés! avez désamorcé la grenade d'un seul froncement de vos sourcils,

je parie ?

- En quelque sorte, admet le Président.

- Et il vous a plu de " retourner " la situation, comme les histoires d'espionnage, o˘ l'on voit des Services Sec retourner à leur profit, l'agent qui

travaillait contre eux.

SONT DANS LA BOITE ¿ GANTS

83

" Bon, cela je l'imagine facilement, car ça cadre avec votre personnage de Machiavel qui, contrairement à tous les autres, " machiavélise " tambour battant. D'ordinaire, la ruse est insinuante, chez vous elle tonitrue, c'est à

cause de cela que vous êtes un homme hors du commun. "

Il s'incline. Le sommelier vient annoncer que M. Lasserre offre une bouteille de

champagne. Le Président interroge Eve du regard, elle fait signe que non.

Alors,

un vieil armagnac? Un doigt, pour le Président.

- Donc, voici Eric Plante retourné, continue la journaliste. Etant privé

brusquement de votre secrétariat particulier, vous avez l'idée de le lui confier. Il saute sur l'aubaine. quel tremplin pour lui! quelle promotion!

Il

quitte l'eau de bidet de son journal pour venir se purifier et s'accomplir dans

l'ombre d'un grand homme. Le futur se met à briller comme une aurore de cinéma.

Et voici qu'à ce poste, le bon jeune homme fait merveille. Un instinct paternel

que vous ignoriez jusque-là, et pour cause, se révèle alors à vous. Vous êtes à

l'‚ge o˘ ce que l'on peut faire de mieux pour soi, c'est de penser aux autres.

Vous venez de vivre un drame. Au plus fort de la mutilation qui vous accable, le

Seigneur vous offre ce bien ineffable entre tous

un disciple! N'est-ce pas?

- Puisque vous dites tout, je n'ai plus qu'à me taire, soupire le Président.

- Je ne " dis " pas tout, j'essaie seulement de deviner. Il s'agit uniquement de

déductions. Suis-je loin du compte ?

- Non, rassurez-vous, vous br˚lez. Toutefois, il manque un élément essentiel à

votre version pour qu'elle cerne la vérité. Vous savez, Eve Mîrale, les êtres,

on les regarde toujours de trop loin. C'est vu de près qu'ils se révèlent.

quelque chose chez ce garçon m'intriguait confusément. Je suppose que c'est à

cause de cela que je me suis intéressé à lui.

Horace Tumelat réchauffe l'armagnac entre ses deux mains d'offrande.

- Il est malheureux, assure-t-il après un silence. Très malheureux, voilà

l'affaire.

Il vous l'a dit?

Non. Un malheur que l'on dit n'est plus un vrai malheur. Eric est pathétique

dans son genre, comme s'il souffrait d'un mal incurable qu'il refuserait de soigner.

- Peut-être souffre-t-il de ses moeurs ? risque Eve Mirale, peu compatissante,

car son antipathie pour Plante est solidement ancrée.

Le Président hoche la tête.

On peut avoir honte de ses moeurs, mais on ne saurait en souffrir puisqu'elles

libèrent.

Elle réprime toute l'ironie qui lui afflue, Eve. Elle le trouve g‚tochard sur

les bords, le Président. Bêlant de pitié assaisonnée de tout le romantisme de la

tendresse. Le jeune emmanché, viceloque, le possède avec ses airs de biche humide. Tumelat est

84

LES CLEFS DU POUI

sensible au charme du garçon et l'idéalise. Il en fait Joi Werther et le Grand

Meaulnes tout ensemble.

Lancé, avec de curieuses brisures de gorge et un air souc Horace poursuit :

- Sans doute ne me croirez-vous pas...

" «a, comptes-y, mon bonhomme ", songe la jeune fer

- quand il a eu pris connaissance de votre papier, j'a qu'il allait mourir...

" Et allez donc! " pouffe-t-elle intérieurement. " Dis do est mordu, le vieux! "

Son cas est plus grave qu'ell, l'estimait.

- C'est moi qui lui ai montré l'article, reprend le Prési Triple idiot! Je le

lui ai apporté presque triomphalement, ( disant : " Bigre, déjà les honneurs des

leaders de la Pr Vous allez vite en besogne! " Il a cru que votre papier était à

la manière dont je le lui présentais. Au fur et à mesure qi lisait, il devenait

livide, ses traits se creusaient. Lorsqu'il 1 achevé, il est sorti précipitamment du bureau pour aller v(

Eve n'y tient plus.

- Eve Mirale, la chroniqueuse qui fait dégueuler ses mes! ironise-t-elle.

Le Président sort de son évocation pour regarder cr˚men invitée. Il constate son

scepticisme, sa presque colère renoncement lui vient. Il a compris qu'il ne la

convaincrait Déjeuner inutile. Il s'est humilié pour rien ; qui sait, mêmc n'a

pas desservi son protégé en tentant d'amadouer Eve. Il en face de lui, qu'une

garce salope triomphante.

Une femme jeune et belle, en pleine réussite. Riche et pr adulée par l'Intelligentsia. L'une des souveraines de Paris, de cúur : des épithètes.

Pas

d'‚me : un style! Aucune < croyance que son succès. Dieu? Fume! Le sens moral?

p~j modeler, et qu'elle modèle selon ses circonstances à

Seigneur! On devrait pouvoir faire sodomiser ces bestiol par des gorilles.

Lui

enfoncer des épieux terreux dan fondement. que n'est-il dictateur cinq minutes,

Tumelat. P dent-Dictateur. L'huile de ricin du Duce : une tasse de th comparaison de ce qu'il lui réserverait à cette exquise i séduisante!

Vérolée,

va! Heureusement qu'elle pourriri jour! Il tente d'imaginer la décomposition de

la journaliste e sépulcre bien fangeux, mais elle est trop réussie, trop admirî

ment vivante et il doit renoncer.

Il se sent un peu plus ‚gé, tout soudain. Presque dêsempar superbe. qui donc

pourra jamais comprendre ce qu'il res pour Eric ? Les gens ont une collection

d'étiquettes toutes pr à coller sur leurs contemporains. Ils vont au plus pressé

contentent du superficiel parce qu'ils n'ont pas le go˚t, voire bêtement le temps, d'aller plus avant.

Au début, quand il a engagé Eric, il avait le sentimeni donner asile à un reptile. Il se méfiait de lui, restait sur le

vive. Au fil des semaines, il a découvert que cet être équivo SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

85

vivait en état de drame. Il a tenté de le confesser, mais n'a obtenu que des

replis glacés. Tumelat a senti la fragilité de l'individu. Eric est à sa dévotion, Eric l'admire éperdument parce qu'il est subjugué par ce vieux battant

indomptable. Eric éprouve-t-il, à son endroit, un sentiment plus complexe ?

Peutêtre. Et même probablement. Il sent bien que, considérée de l'extérieur,

cette situation paraît scabreuse. Et cependant elle est empreinte d'une espèce

de sérénité innocente.

- Je croyais que la première qualité d'un écrivain, c'était d'essayer de comprendre, dit-il, de tout comprendre. Mais sans doute n'êtes-vous qu'une Diane

chasseresse. Vous écrivez avec une flèche.

Le maître d'hôtel lui coupe le sifflet en se penchant sur lui.

- M. Plante est en bas, murmure-t-il, et ne peut monter, monsieur le Président.

- Pour quelle raison ?

- Il n'a pas de cravate, or vous savez que la règle de notre établissement...

Nous lui en avons proposé une, car le cas est fréquent, mais il a refusé.

Tumelat redevient lui-même. Très simplement, il défait sa cravate et la tend au

maître d'hôtel médusé :

- Allez lui porter la mienne, moi je n'en ai plus besoin puisque je suis dans la

place.

L'employé s'incline et s'éclipse, très emmerdé. Eve rit franchement.

- Voilà comme je vous préfère, déclare-t-elle. Si vous voulez bien accepter l'avis d'une femme, le pire des rôles, pour vous, est celui de vieux papa pleurnicheur.

Bon, et alors ils s'offrent une trêve et se rient mutuellement du bon tour.

Oui

: chacun propose son rire à l'autre, le lui offre, comme tu cueilles une rose,

spontanément, pour la tendre à la personne qui t'escorte, et tant pis si tu te

piques les doigts, te piques le cúur. Il faut des instants-soupapes.

Eve dit, après avoir repris ses dents :

- Un bon point pour lui, Président : il a refusé les cravates de l'établissement.

Ensuite, ils se coulent dans le silence. Un vrai silence malgré les bruits de

bouffe et le ronron des converses.

Ils attendent l'apparition d'Eric Plante.

Le groom sort le premier de sa cage capitonnée et tient la porte ouverte à

Eric.

Celui-ci tarde à paraître car il replace son foulard de soie bleu marine pardessus la cravate du Président. Il est en pantalon gris, blazer bleu, chemise

ciel. La cravate verte était intolérable. En somme, il se présente tel qu'il

était à son arrivée, simplement, une cravate est maintenant embusquée sur sa

poitrine (il l'a rageusement glissée par l'échancrure de sa chemise.) 86

LES CLEFS DU POUV

Eve ne l'a jamais rencontré. A première vue, elle est pl surprise car elle l'imaginait autrement : plus gracile, blond] assez chatte. En réalité, Plante ne

fait pas homo, du moins d'emblée. Ses épaules sont larges, son cou plutôt fort,

son re~ intense. La journaliste connaît au moins cinquante boi femmes qui rêveraient de l'avoir pour gendre. Elle suit déplacement depuis l'ascenseur jusqu'à leur table. La démar oui, a peut-être bien quelque chose d'équivoque.

Il s'arrête devant eux, militairement dirait-on. On croirai jeune officier britannique en civil pour film colonial. Il s'incl attendant d'être présenté.

Mais qu'arrive-t-il au Présidc Voilà qu'il demeure sans réaction. Il regarde

Eric avec am lité, paraissant avoir oublié la présence d'Eve Mirale.

- J'avais oublié de vous dire de mettre une cravate r venir en ce haut lieu,

fait-il. Vous le saurez dorénavant.

Il hèle le maître d'hôtel et lui fourre un bif de dix sacs dar main. Il n'a pas

d'addition à demander chez Lasserre Président : on envoie son relevé chez lui,

en fin de mois.

Le maître d'hôtel, impec, tu verrais (personnel extra, c René, Av.

Franklin-

Roosevelt trié sur le volet : cravate exil chiens interdits, 150000

boutanches

en caves, chapeau!)

courbette de gratitude qui convient.

Le Président ne présente toujours pas l'arrivant. Il continu( l'examiner d'un

úil bienveillant.

Il murmure, à l'intention d'Eve

- Moi, je ne trouve pas qu'il fasse pédé.

Eve p‚lit. Son sixième sens l'avertit que l'instant va i difficile à vivre.

C'est là que le Président va lui faire toucher deux épaules. Il est comme survolté, gonflé d'une vap capable de faire péter toutes les marmites de Lasserre. L'horr de l'instant. Il ne le laisse jamais passer. Il vainc par vivacité, son intensité de décision. Elle est persuadée qu'il préparait rien de

tel, mais qu'il est porté par la qua exceptionnelle du climat.

- D'abord, continue-t-il, enflant le ton, on ne peut être fois une frappe et un

champion de moto-cross! Car c'est dada, la moto, si vous me passez ce calembour!

Vous n'a jamais t‚té de la moto, vous, m‚me Mirale ? Vous devriez, calme les

nerfs.

Il se lève, ajuste son veston, époussette de rares miettes son pantalon et déclare, devant trente personnes attentivc

- AlIons-y, fiston ! Inutile que je vous présente : c'est t conne qui ne vaut

pas un coup de cidre!

Il entraîne Eric vers l'ascenseur en le tenant à l'épaule.

XV

L'aumônier est frappé par la p‚leur d'Alcazar. Elle lui rappelle une statuette

précolombienne à laquelle tenait beaucoup un vieil oncle à lui, et devant laquelle il se perdait en rêveries comme devant un feu de b˚ches. Le mal conférait à ses traits une étrange sobriété. Il ne restait de son visage que

l'essentiel : les yeux, le nez, la bouche, le reste se confondant dans une même

patine gris‚tre qui en supprimait le modelé.

La détenue est déçue de trouver le prêtre au parloir. Depuis sa condamnation,

elle espérait toujours que le Président viendrait lui apporter son pardon; un

pardon qu'elle ne cessait de lui réclamer dans des lettres auxquelles il ne répondait jamais.

Chassel se lève pour lui serrer gauchement la main.

- Asseyez-vous! propose-t-il.

Il la déteste un peu à cause de ce qu'il a à lui dire. Cette femme l'incommode

depuis le jour o˘, au cours d'un entretien qu'il voulait enrichissant elle s'est

permise de poser la main sur sa cuisse en lui déclarant qu'il était émouvant. Le

mot l'avait troublé plus encore que le geste.

Ginette prend la chaise qu'il lui désigne. Le prêtre s'assoit face à elle, l'air

emprunté et faussement gentil. Il a envisagé des formules, choisi des mots, mais

soudain, il ne reste plus que la situation intolérable d'un homme chargé

d'apprendre à une femme qu'elle est perdue. Elle lui fournit son entrée en matière par ce geste spontané consistant à appliquer fortement sa main sur le

siège de son mal.

- Vous souffrez beaucoup, madame Alcazar?

- Beaucoup, non. Mais c'est lancinant, répond-elle.

Il acquiesce.

- Vous êtes passée à la radiographie, n'est-ce pas ?

Ginette hoche la tête :

- Oh! vous savez, les radios...

- Justement, les vôtres ne sont pas fameuses...

Il se sent piteux, à la limite du ridicule le plus odieux. Si c'était pour lui

annoncer la chose de cette manière, n'importe qu'elle " matonne " aurait pu s'en

charger. Il songe qu'après tout on

88

LES CLEFS DU POUV

comptait sur lui Pour " la suite " de cette révélation, davain que pour la formuler.

- «a veut dire quoi, pas fameuses ? demande la prisont en souriant d'un air enjoué, ne me dites pas que j'ai un can

Chassel s'abstient de répondre, chargeant son silenc( cruelle éloquence.

Ginette

Alcazar sourit plus largement :

- Non, sans blague, j'ai réellement un cancer? fait-elf pouffant presque!

Oh,

mais alors, ça change tout.

- «a change quoi ? demande l'aumônier éberlué.

- quand il va apprendre la nouvelle, il bondira ic remuera ciel et terre pour me

faire libérer.

Elle devient grave, ou plus exactement soucieuse.

- Dites donc, père, je peux vous charger d'une missioi confiance ?

- Mon Dieu, cela dépend de sa nature. Vous savez que r sommes contraints de respecter le règlement de la prison.

- Il n'est pas question de l'enfreindre, mon père. Je de simplement que vous

préveniez le Président Tumelat de i état. Allez le voir en personne. Je veux que

vous lui annonci( chose face à face, d'homme à homme. Me le promettez-vo

- Mais, madame Alcazar, comment voulez-vous quc réclame audience à un personnage

si haut placé ? Je ne qu'un modeste prêtre.

- Je vais vous donner son fil privé. Il faudra l'appeler àheures du matin, pas

plus tard, car c'est un lève tôt. Seuls, initiés possèdent le numéro de son téléphone vert. Il répor lui-même. Vous lui direz que vous devez le rencontrer

poui annoncer une nouvelle de la plus haute importance. Vous vc qu'il n'y a rien

là qui contrevienne au règlement. Il vous rece, Vous lui direz simplement ceci :

" Ginette a un cancer et tient à ce que vous le sachiez ", point à la ligne.

Elle joint ses mains en un geste de ferveur.

- Seigneur! Un cancer, moi! qui m'aurait dit!

Elle se comporte comme s'il s'agissait d'un enfant. La je épousée à qui son médecin annonce qu'elle est enceinte montre pas plus de ravissement extasié.

Chassel ne sait penser. Décidément, cette malheureuse ne souffre pas que ventre

et sans doute la Chef avait-elle raison d'estimer qut place de sa pensionnaire

est à l'asile.

- Il faudrait s'occuper de certaines requêtes administrati~ dit l'aumônier.

Elle oppose un violent geste de refus.

- que dalle, mon père! C'est à lui de s'occuper de Laissons-le agir, il a le

bras long.

Elle réfléchit, répète, pour elle, à voix de rêve : " un cancei Puis tout de go

:

-_ Savez-vous à quoi je pense, mon père ? Cela fait années que je ne me suis pas

confessée! quand je dis " i années " ! Au moins vingt à vingt-cinq ans. Il serait peut-êtemps de procéder à une grande lessive, non ?

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

89

- Ce serait une excellente idée, admet Chassel, tout heureux de cette louable

diversion.

- quand pouvez-vous recevoir ma confession ?

- Mais tout de suite,

Elle opine.

- Auparavant, donnez-moi votre parole que vous appellerez bien Tumelat demain

matin ?

Il gonfle sa poitrine et expire lentement pour se donner le temps de la réflexion.

- D'accord, je vous la donne.

- Parole d'homme et parole de prêtre ?

- L'une et l'autre confondues, dit en souriant Chassel.

- Merci. Notez son numéro tout de suite. Notez, notez! Je ne serai pas tranquille avant, or il faut avoir l'esprit dégagé pour confesser ses péchés,

non ?

L'aumônier sort une vieille enveloppe de sa poche, ' un moignon de crayon et

prend les chiffres qu'elle lui récite comme du Verlaine.

- Un cancer, répète Ginette, alors là, vous me clouez! C'est bien s˚r, au moins

?

- Hélas oui! assure Chassel.

Elle fronce les sourcils.

- Pourquoi, hélas, curé ? Croyez-vous que j'aie peur ?

- Je vois bien que non, et j'en rends gr‚ce au Seigneur.

Une curieuse lueur éclaire le regard en creux de la détenue. Ses yeux ressemblent à deux petits cratères emplis d'eau.

Il n'y a pas que le Seigneur, balbutie-t-elle.

- que voulez-vous dire, madame Alcazar?

- Simplement ceci : il n'y a pas que le Seigneur, il y a aussi tout ce qu'il a

créé, tout ce qu'il a permis, si toutefois il existe.

- Le mettre en doute n'est pas un bon préalable à la confession, plaisante le

prêtre.

- Justement, je la commence en émettant ce doute, père. Je m'accuse de ne pas

croire à la Sainte-Trinité, mais à la Bidivinité. Je crois en un Dieu à

deux

faces, père : il y a le Seigneur, et il y a son oeuvre à la con. Il y a LUI, le

cher chéri Tout-Puissant, et puis nous, les autres ; mon cancer, cette prison,

le crime, le pied, tout le bordel! La vie, quoi! Vous me comprenez, mon père ?

La Vie qui va mais qui ne nous va pas du tout. Dans laquelle nous nous empêtrons. O˘ nous faisons des enfants pour aussitôt les défaire en leur inculquant co˚te que co˚te nos imperfections, nos erreurs et nos vices. Je dis

cela, mais je n'ai pas enfanté et là, alors, ce que j'en remercie le Sauveur,

ah! là là! Pas de petits moutards ignobles à éduquer, juste un épouvantable mari

au sexe tordu comme ces horribles cigares italiens, vous voyez ce que je veux

dire ? Pouah, quelle horreur! Se laisser enfiler ce machin-là dans le ventre,

mon père, vous me la copierez! J'ai bien essayé de le supprimer : mettez-vous à

ma place, en lui faisant absorber une dose massive d'anticoagulants, je ne suis

parvenue qu'à le transformer en une

90

LES CLEFS DU POUVOIR

espèce de plante en pot. Il est paralysé, g‚teux, mais hélas vivant. Je me confesse de cette tentative, mon père, malgré qu'elle soit à demi infructueuse,

et aussi, si vous le jugez utile, du regret que j'éprouve qu'elle n'ait pas été

conduite à bien. Ah! mon père, la confession, je n'y crois guère, tenez : ajoutez cela sur ma note de scepticisme. Dieu, oui, je veux bien, j'en ai trop

besoin pour ne pas tomber dans le panneau, mais la barbe à papa qu'on a filée

autour, très peu, merci. Si je me plie à cet instant, c'est pour célébrer mon

cancer, ici je ne puis mettre du champagne au frais! Alors il faut bien marquer

le coup d'une manière quelconque, non ? Je vous offre cet élan d'humilité

en

remerciement, mais je préférerais vous faire une pipe, croyez-le bien, d'autant

que vous devez avoir une belle bite, mon père, si, si, si, ne faites pas le modeste : je lis ça à la largeur de vos pouces. A ce propos, je m'accuse du péché de chair, d'adultère et tout le saint-frusquin, naturellement. L'acte de

viande m'a toujours été d'un certain réconfort moral. Pour moi, vider des couilles rejoint une forme de la purification. Le grand tort des religions, et

de la nôtre en particulier, c'est d'avoir pris l'homme à rebrousse-pine, si vous

me passez l'expression. Il le chicane sempiternellement sur le cul, lequel constitue cependant la seule façon que nous ayons de nous faire une certaine

idée du ciel. Peut-être les autorités religieuses y voient-elles une concurrence

déloyale ? Vous ne m'empêcherez pas de contester ce point de vue. Le bonheur,

c'est dans les miches, mon père, je regrette : toujours dans les miches. Si j'étais Pape, je laisserais libre cours à la baise, l'individu en rut ne pouvant

entretenir de mauvais desseins. Oui, mon père, je me suis beaucoup adonnée à mes

fesses; bien que n'étant pas très belle, je le sais, je m'honore d'un assez beau

tableau de chasse. Mais ces petites frictions glandulaires ne sont pas l'amour,

je vous le concède. L'Amour, avec un a extrêmement majuscule, je ne l'ai connu

qu'une fois au cours de mon existence. Avec le Président Tumelat, la chose est

devenue de notoriété publique. Je m'en sens honorée non parce que le Président

est célèbre, mais parce qu'il est un être d'exception qui n'a pas donné

encore

toute sa mesure, je vous le prédis, mon père, là, en pleine confession. Moi qui

le sais par cúur, sur le bout des doigts, de la langue et de l'‚me, je vous l'annonce solennellement : Horace Tumelat est marqué DU Signe. Impossible de

préciser davantage. Mais LE Signe est sur lui, comme il devait être sur Jehanne

d'Arc et sur saint François d'Assise. Pour tout vous dire, j'en étais consciente

même lorsqu'il m'enfilait sur la peau d'ours de sa chambre, mon père. En levrette. Et de quelle manière, mon Dieu! Avec quelle gr‚ce, quel savoir, quelle

technique bienveillante! Oui, je le jure sur mon salut éternel, au plus fort de

ces magistrales troussées, je savais que son incomparable chibre appartenait à

un élu. Il est, inconsciemment, en attente d'un déclic. Oh! comme j'ai tremblé

quand il s'est fourvoyé dans l'amour d'une collégienne! Oh! comme j'ai eu peur

de m'être trompée, mon père! Mais

91

mon intervention - un crime aux dires des autres et de la loi (je ris!) - a remis le compteur à zéro. Il a retrouvé son dur chemin après ce batifolage résultant de l'andropause. Le déclic, vous savez quoi, mon père ? Mon cancer!

Vous verrez! quand vous me l'avez annoncé, j'ai immédiatement compris. «'a été

foudroyant. Il va tout entrainer. Nous ne sommes que de misérables gens, les

élus comme les copains. Nous devons être motivés pour agir. Il nous faut des

mobiles ou des prises de conscience. Mon cancer sera l'élément porteur de son

message. Mais finissons-en avec ma confession. Un peu décousue, pas vrai?

Hé,

dites, l'abbé : vingt-cipq piges de mutisme avec le clergé, on a la contrition

qui se rouille, mon Grand. Je vous passe les fautes superficielles, toutes ces

babioles qui relèvent davantage de la comtesse de Ségur que des dix Commandements. Les péchés dits mignons : coquetterie, gourmandise, menus mensonges féminins qui nous sont aussi indispensables que le rouge à lèvres ou

les crèmes démaquillantes. Cupidité? Non. Les biens de ce monde, moi, pourvu que

j'aie un bon plumard et l'éclairage tamisé, mon père... Ah! l'Orgueil. Là, je

dois convenir. L'orgueil avec son vilain corollaire, la jalousie. Vous pouvez

l'inscrire en majuscules sur ma facture! Au chapitre du cul, mon père, il convient peut-être de mentionner, ici même, nécessité faisant loi, des amours

contre nature - appelons ainsi la chose pour rester classiques -. Je fais minette à une camarade de cellule, mais sans frénésie excessive, croyez-le, plutôt par charité chrétienne, histoire de lui assurer un sommeil plus confortable.

" Un cancer! Alors, là, vraiment, je n'arrive pas à y croire pour de bon.

Sa

gueule, au chéri, quand vous allez lui dire...

" J'oubliais, pour conclure ma confession : je ne tends jamais la joue gauche.

Mais vous en connaissez beaucoup qui la tendent, vous, mon père ?

" Bon, ben voilà, c'est tout, amen. "

XVI

Un jour - elle devait approcher ses dix ans - elle avai construit une cabane

dans un gros cerisier. Presque tous le arbres, quand ils sont adultes, composent

une bonne fourche comme si leur tronc marquait une hésitation et tentait sa chance dans deux directions. Et tous les enfants disposant de campagne se fabriquent une maison à ce point de séparation de l'arbre Instinct hérité

de nos

ancêtres lacustres, sans doute. Eve s'étai donc fait un nid dans le grand cerisier à l'écorce couleur de viei argent. quelques planches gauchement assujetties par des clous qui se tordaient au troisième coup de marteau ; des

chiffons et un vague trésor composé de boîtes, de boutons et de petites cuillers. Elle se pelotonnait dans sa " maison ", décidait qu'elle vivait dans

une île, en voisine du bon Robinson Crusoé et qu'elle avait à s'assumer, loin de

parents trop vigilants dont la tendresse l'encombrait. Et puis, alors qu'elle ne

s'y attendait pas, la cabane avait brusquement cédé sous son poids et la jeune

arboricole s'était retrouvée étendue à la renverse dans l'herbe, étourdie, suffocante de stupeur, avec le feuillage du cerisier bruissant d'oiseaux, tout

là-haut, contre un ciel plein de nuages blancs pareils à une lessive à

sécher.

Elle souffrait moins de ses contusions que de son incompréhension, cette basculade ayant été soudaine. Il lui avait fallu un moment pour réaliser ce qui

venait de s'opérer, et ce moment-là ressemblait à une agonie.

Eve agonise à la table de Lasserre, devant la goguenardise environnante.

Elle

meurt du temps qu'elle met à comprendre ce qui vient de se produire, à le déchiffrer dans ces pages gribouillées de son destin. Elle est couchée sur le

dos, asphyxiée de stupeur et déjà de honte. Sidérée par l'infinie brutalité

de

la chose qu'elle n'a pu se préparer à encaisser. Elle tente de se rappeler chaque syllabe, chaque geste, et les regards... Sa mémoire lui jette le tout, en

grappe écrasée. A elle de se démerder pour le transcrire en clair, en évocable.

En racontable ? Cela non, jamais, elle s'y refuse. Le grotesque incident de la

moto lui paraît bien insignifiant en comparaison. Elle était là, glorieuse de la

gloire de son hôte, regardée, enviée. Elle caracolait sur son intelligence.

Se

sentait belle. Elle admirait le bonhomme sans cesser de le mépriser, certes,

mais il s'agissait de

93

zones d'ombres sur le personnage, et nul n'est parfait, ne l'oublie pas toi qui

t'estimes d'exception.

Maintenant, la voici mutilée.

" C'est trop! " songe-t-elle.

Eve ne peut formuler autre chose. Elle est terrifiée par ce qu'il lui reste à

accomplir : regarder les gens, se lever, gagner l'ascenseur, affronter les employés, répondre à des formules de courtoisie dont le cérémonieux ne dissipera

pas l'ironie. Et puis il lui reste à vivre. A emporter sa honte ailleurs.

Mais

sa honte demeurera identique, définitivement enfoncée dans son cúur. Eve a le

sentiment que la mort elle-même ne saurait l'en guérir. On vient de l'abîmer

pour l'éternité.

Elle ramasse son sac à t‚tons. Un reste d'orgueil la pousse àl'ouvrir pour y

prendre son poudrier. La glace floue de l'objet ne lui renvoie rien. Son visage

ne saurait être reflété désormais, parce que son visage n'existe plus que pour

les gens, elle ne le retrouvera jamais. Il est sans signification. Se refarde-t-elle ? Elle l'ignore. Le canard décapité court encore, alors peut-être obéit-elle à un automatisme, à des réflexes ? Et probablement, oui, s'est-elle refardée.

Elle referme son sac. Comment pourrait-elle quitter le restaurant sans que ses

yeux n'en croisent d'autres ? Est-il possible d'échapper à la captation de plusieurs regards avides du vôtre ?

Un serveur écarte son fauteuil. Un autre déplace légèrement la table. Tout continue de fonctionner comme si elle restait encore elle-même : Eve Mirale,

journaliste en renom, ravissante femme du Tout-Paris dont on se dispute la présence dans les " manifestations " mondaines.

Elle a l'impression cruelle de faire une embardée d'ivrogne en pénétrant dans

l'ascenseur, lequel ne comporte cependant pas de dénivellation. Les employés du

bas sont-ils déjà au courant ? Et la dame du vestiaire, au sourire vaguement

ecclésiastique qui lui apporte sa fourrure?

Elle s'enfuit enfin. L'avenue Franklin-Roosevelt la happe. Eve opte pour une

direction, au gré d'une rotation de talon. Elle vient d'émerger de la honte. Des

images affluent, bizarres. Celle d'un bouvillon de la Sud-Amérique, entravé,

garrotté, que l'on marque au fer. Par un jeu subtil de liens coulissants, ses

tortionnaires, l'opération terminée, peuvent le délivrer en tirant sur le bout

de la corde. L'animal se redresse lourdement, abruti par cette liberté

rendue,

davantage que par la morsure br˚lante. Il pataude un moment, décrivant un arc de

cercle pour faire front à un danger qui ne vient pas. Et il est étonné, ce bouvillon, de n'avoir plus rien à redouter. Déçu, peut-être ? Eve vient d'être

marquée au fer rouge. Cette ordure de Président lui a imprimé sa flétrissure.

Deux coups d'estoc. Ou plutôt : d'estoc et de taille. De la pointe et du plat.

Un premier coup incisif pour lui révéler qui est le tourmenteur à la moto et

qu'il est au courant de la piètre complaisance qu'elle a eue pour lui; un second

coup

94

(de tonnerre celui-là) pour l'insulter, se gausser d'elle, indicible mufle!

Vieux bonze de la politique, véreux, dindonesque!

Et dire qu'elle a accepté sans méfiance son invitation! Mieux une coquetterie la

poussait à venir parader auprès de sa victime.

Eve hèle un taxi qui semblait la guigner. Lui donne l'adresse de son mari.

Elle

a besoin d'une poitrine, d'une voix.

Elle se désintéresse de l'itinéraire suivi pour se consacrer à sa haine.

Elle se

vengera. Il y a voies de faits, il y a outrages publics. Un homme l'a traitée de

conne devant témoins. Elle a été molestée, souillée par l'odieux collaborateur

de cet homme. Eve les confond dans une même fureur meurtrière. Elle les tuera...

Cette décision lui apporte un relatif réconfort, bien qu'elle la sache vaine. Ce

n'est là qu'une forfanterie pour elle-même. On ne tue pas les gens qu'on hait,

et si peu souvent ceux qu'on aime! On ne tue que d'espoir.

Du moins trouvera-t-elle le moyen de leur nuire. Le Président et son giton!

Elle

s'attachera farouchement à les perdre d'une manière ou d'une autre. Cela va devenir sa raison de vivre, son oeuvre...

Elle est surprise de se trouver devant les bureaux pimpants de l'usine : béton,

verre et chromes. Des caractères design " Entreprise Luc Miracle " donnent à

l'ensemble la gr‚ce engageante d'un paquet-cadeau.

Luc est au téléphone quand elle pénètre dans son antre de gagneur de fric.

Il

s'entretient dans un anglais qui fait sourire avec un correspondant catégorique.

Il sourcille en voyant entrer sa femme inopinément. Le fait est rarissime et

c'est plutôt lui qui passe la prendre au " Réveil " quelquefois. Son étonnement

devient panique quand Eve s'effondre, en face de lui et se met àpleurer dans son

coude comme une écolière punie. Ne pouvant interrompre la conversation, il obstrue un instant l'émetteur et s'écrie -

- Boby ?

Car tout de suite il pense à leur enfant qui constitue sa raison majeure d'exister. Eve secoue négativement la tête. Luc est alors suavement soulagé. Si

elle est là et qu'il n'est rien arrivé de f‚cheux à Boby, que pourrait-il redouter de terrible ? Il regarde la nuque de son épouse. Elle rosit à

cause de

sa position. Il se dresse et tout en continuant de discuter, lui masse les épaules. Il l'imagine, agenouillée sur leur lit capiteux, devant le panneau de

glaces, et l'envie lui prend de la baiser. Ses larmes ne dissipent pas son appétit. Il est vachement queutard, Luc. Il bourre à toutva. Il lui arrive de

foncer entre deux rendez-vous chez une ancienne liaison datant de son célibat et

qui lui joue Back Street en sourdine. Il se pointe, la braguette déjà

dégagée,

prêt àl'enfilade express. Tout juste si Maud parvient à lui faire croquer 95

deux ou trois cerises à l'eau-de-vie " après ". Jadis, ils comblaient les temps

morts en se so˚lant de cerises à l'eau-de-vie.

Les pleurs d'Eve se tarissent avant l'entretien téléphonique. Il est question de

détaxes, ce qui est vachement chiant quand on n'y comprend rien. Eve ne pourra

jamais aimer Lue d'un amour total à cause de cette zone d'existence qui lui échappe à elle et dans laquelle il frétille comme une truite dans son ruisseau.

Bon, à la fin il grommelle une quantité de O.K., lance " bye "et raccroche.

- que Varrive-t-il, mon ‚me ?

Son ‚me renifle, sonnée par son chagrin libéré. Elle décide de livrer une