partie

de vérité, donc de mentir à moitié. La partie émergée de l'iceberg, selon l'expression. Celle qui déjà se propage dans les lieux à gorges chaudes.

- Ce sale fumier de Tumelat m'a insultée chez Lasserre en gueulant comme lorsqu'il fait des ronds de voix à la tribune de l'Assemblée.

Elle raconte brièvement. Le déjeuner, avec des piques, des ambigtiftés, mais

aussi des francs moments. L'arrivée de Plante. Le silence. Et cette déclaration

du Président :

" Inutile que je vous présente : c'est une conne qui ne vaut pas un coup de cidre. "

Luc sursaute et serre les poings. Il restera toujours du rugbyman en lui.

Les

licences, le vernis, la réussite matérielle ne l'empêcheront jamais de monter à

l'essai chaque fois qu'on lui confiera le ballon.

- Je vais aller leur casser la gueule, à lui et à sa punaise.

Eve hausse les épaules :

- Mais non, chéri, tu en ferais une victime ; toute sa clique nous tomberait

dessus, et c'est encore moi qui aurais des ennuis.

Tout de suite dompté, Luc contourne le grand bureau blanc pour regagner son fauteuil pivotant.

- J'espère que tu vas torcher l'article du siècle 1 gronde le gentil fauve de

papier.

Muscles et velours. Bite d'acier. Nounours. Un battant fait pour bercer un petit

garçon nommé Boby. " Grand con, quoi, songe-t-elle. Il me doit aide et protection, on le lui a signifié à la mairie. " Et c'était l'oncle de la mariée

le maire. Tonton Gratien, huit cents hectares de chasses en Sologne. Aide et

protection! Elle est venue, elle voit. O˘, l'aide ? O˘, la protection ?

Elle l'a

épousé pour procréer, regarder la télévision à son côté le dimanche aprèsmidi

et fixer des sujets de verre filé dans un sapin huit jours avant NoÎl. Une aide,

ses poings de peluche ? Une protection, sa solide bibite d'enfileur attentif

àson enfilade ? Une flambée de répulsion lui donne envie de gerber, Eve Elle

joint son mari au Président et à cette basse ordure d'Eric. Les ligote d'une

même haine chaleureuse. Les deux autres lui ont fait mal; l'époux ne sait pas la

désendolorir. quelle sotte idée de jouvencelle l'a poussée à venir dans ce bureau?

96

Un scotch, avalé cul sec au tabac du coin, l'aurait mie réconfortée...

- Tu veux que je te dise ? murmure Luc. Si je leur casse pa la gueule, si tu ne

les esquintes pas dans ton canard, la seul chose qui te reste à faire, c'est

d'oublier tout ça ?

Le niais. Ils sont mariés depuis une dizaine d'années et ignore encore tout de

son caractère pour lui tenir un tel langage

Oublier tout ça !

Mais elle préférerait mourir!

- Oui, dit Eve, en détournant les yeux : tu as raison.

Et elle recommence à s'aimer parce qu'elle vient de trouver 1 chemin de sa vengeance.

97

XVII

- Tel que c'était parti, vous auriez pu leur faire chanter la Marseillaise, dit

Eric en plaisantant.

Le Président hoche la tête :

- Je sais bien, mais il y a à cela un empêchement majeur : je chante abominablement faux et les rares fois o˘ je m'y suis risqué j'ai déclenché

le

fou rire au lieu de la ferveur patriotique. Vous êtes trop jeune pour vous rappeler le bon de Gaulle,il était à la limite de l'emboîtage...

La Mercedes roule mollement dans le soir tombant. L'autoroute du Sud est à

peu

près déserte. Le Président est satisfait de sa prestation. Ses " compagnons

" de

l'Yonne lui ont fait fête. En province, il a conservé tout son impact, la fin de

son discours a été marquée par des ovations et des cris point trop concertés de

" Tumelat Candidat ". Maintenant, les deux hommes regagnent Paris, lourds de

cette journée. César pilote avec brio; sans dépasser la limite permise malgré la

cocarde fichée derrière le pare-brise.

Eric Plante savoure la qualité de l'instant, il jouit d'un insigne privilège à

vivre dans l'ombre du grand homme. Il admire le Président. Le Président l'épate.

Il dégage des ondes stimulantes. A son côté, on se sent invincible. Au fil des

jours, une tendresse secrète se tisse entre eux deux. Sans doute se met-il à

l'aimer, en tout bien tout honneur, comme un disciple est amoureux de son maître. Tout individu à l'aube de sa vie d'adulte éprouve, paradoxalement, une

soif d'indépendance et le besoin de se donner à une cause ou à quelqu'un.

Eric

est confondu par la détermination de son " boss ". Sa façon péremptoire d'attraper les problèmes, les êtres, les circonstances pour leur faire rendre

gorge. Il sait subjuguer avec aisance. Il s'impose sans forcer parce qu'il possède l'art inestimable de la séduction. O˘ qu'il aille, on le regarde et l'écoute. quoi qu'il dise, à la manière dont il le dit, on le prend en considération. Et cela parce qu'au cúur de ses pires vachardises, de ses plus

noirs machiavélismes, il conserve une résonance humaine. Horace Tumelat est intensément fils du peuple de France. Il sait le langage de raison des 98

gens de chez nous. Il dit - et avec quelle fougue oratoire! - ce qu'ils taisent.

Il surprend et charme. Il subjugue.

En quittant Lasserre, au début de l'après-midi, ils ont peu parlé de l'incident.

Un mufle ne saurait se targuer de sa muflerie. quelque chose d'un peu honteux

est passé sur eux, comme un nuage noir sur une riante campagne. Pas tellement

désagréable cependant, de se sentir crapuleux ensemble. Cela lie.

On n'est complice que dans la saloperie ; dans le bien, on communie.

Comme après toutes ses grandes prestations publiques, le Président est un peu

vidé. Cela ressemble à ce léger anéantissement qui succède à l'amour. Il lui

arrive, dans ces cas-là, de prendre un bain en rentrant chez lui. Un bain avec

beaucoup de mousse parfumée à la résine de pin.

Il se fout un gant de toilette ruisselant sur les yeux, appuie sa nuque contre

le rebord de la baignoire et s'abandonne à la chaleur de l'eau.

Récupération. Il

accueille son corps. Médite sur la précarité de l'existence. Il est à

l'écoute

de son organisme, guettant la défaillance qui, d'une seconde à l'autre, risque

de le laisser sans vie. Notre effroyable fragilité le charme ; il ressent l'angoisse exaltante du funambule traversant les chutes du Niagara.

- Avez-vous une belle voix, Eric?

Plante lui sourit.

- Je n'ai jamais eu beaucoup d'occasions de m'en assurer, mais je ferais s˚rement un soliste impossible.

- Il est important de chanter. Des hommes qui chantent ensemble s'accomplissent.

C'est une rare façon de se mettre à l'unisson. Vous devriez vous exercer à

chanter la Marseillaise; non, je ne plaisante pas, prenez des cours au besoin.

Dans certains cas, comme aujourd'hui par exemple, vous me donneriez un coup de

gueule. On tricherait un peu de manière à ce que votre voix serve de tuteur à la

mienne, gr‚ce à un système de double micro.

Plante a enregistré l'ordre : dès demain, il prendra des cours de Marseillaise.

- On a beaucoup crié " Tumelat candidat ", dit-il.

Le Président fait la moue :

- Charbonnier est maître dans sa maison, soupire-t-il, si mes troupes ne manifestaient pas en ma faveur, qui d'autre le ferait ? Je n'ai aucune chance,

n'est-ce pas ?

Il n'attend aucune flagornerie d'Eric. Leurs rapports sont axés sur un réalisme

absolu.

Non, à moins d'une circonstance particulière qui ferait de vous un recours.

- Peu probable dans les mois qui viennent. La France continue de perdre ses cheveux, c'est mélancolique mais pas désespérant. Reste à savoir si j'ai intérêt

à profiter du matériel de propagande pour donner une impulsion au R.A.S.

Un échec ne donne jamais une impulsion positive, objecte Eric. Chez nous, dans mon bled, il y a une catégorie d'hommes que l'on baptise "

les ramasseurs de casquettes " ; il s'agit de gens avisés, prudents et un rien

perfides, qui incitent les autres àse battre pour, lorsque les adversaires sont

exténués, les séparer et les aider à ramasser leurs casquettes qui ont volé

dans

la bagarre.

Tumelat raffole des métaphores et des paraboles.

- Vous me conseillez d'être un ramasseur de casquettes ?

- Franchement, oui. Ce qui fait qu'une porte est une porte, ce n'est pas le panneau de bois qui la compose, mais les charnières qui la rendent mobile.

Dans

la conjoncture actuelle, vous êtes une formidable charnière ; ça n'a pas de prix. Certes, vous allez souffrir de voir des gens de, moindre envergure parader

à la télé et dans des conférences de presse ; mais je suis convaincu que votre

silence sera beaucoup plus écouté.

Il se laisse aller à glousser d'aise, Horace. Ce garçon le botte. Il a du chou

et le calme d'un vieux briscard. Bien épaulé, il ira loin, seulement il doit se

composer un personnage, prendre un aspect de bon aloi.

L'automobile ralentit à cause des encombrements marquant l'arrivée sur Paris.

- Pas con, murmure-t-il.

Il le regarde un instant dans le rétroviseur de César. Eric est tout crispé,

avec des petits plis de misère intérieure sous les yeux.

- qu'est-ce qui vous turlupine, mon bonhomme ? lui demande-t-il à br˚le-pourpoint.

Plante réagit.

- Moi, rien, monsieur le Président.

Tumelat hausse les épaules.

C'est à cause de la gonzesse, chez Lasserre ? Vous trouvez que j'y suis allé un

peu fort ?

" Y aller fort ", l'expression est faible!

Il l'a foutue dans une merde noire, oui!

A présent, elle sait que je suis l'homme à la moto!

Il regrette d'avoir confié la chose au boss, dès le lendemain de son forfait.

Mais c'était trop croustillant. Il est arrivé émoustillé en diable, et si frémissant de jubilation que le Vieux n'a pas eu grand mal à lui tirer les vers

du nez. Le Président a été époustouflé par " l'exploit " de son secrétaire.

Il

l'a regardé autrement à compter de cet instant.

" Bigre, vous avez des vengeances peu banales! "

- Et après? questionne Tumelat. Elle ne s'est jamais ni plainte ni vantée de la

chose. qu'elle sache que vous en êtes l'auteur ne peut que l'impressionner.

Vos

singulières méthodes de rétorsion lui donneront à réfléchir. quant à moi, j'ai

éprouvé un certain soulagement à la traiter de conne. Tout Paris doit déjà

être

au courant. Si elle écrit quelque chose sur nous désormais, cela passera pour de

la basse revanche de dadame outragée.

99

Le tribun se réveille, au fond de sa Mercedes. Il se penche avant et aboie :

- Et après tout, bordel, pourquoi accepterions-nous d'êl pris à partie par les

journalistes au gré de leurs lubies ? Toujoi le dos rond, merde! C'est notre

veulerie qui fait la force …médias. La rebiffe, ils ignorent ce que c'est, ces

bons apôtrg Eux, décident et nous devons subir. Leur rendre des comptg sempiternellement. Nous excuser auprès d'eux de tout ce q nous faisons ou ne

faisons pas. Ils s'érigent en conscien populaire. Mais de quel droit, nom de

Dieu ? Le premier trou i cul venu qui se pointe avec un micro vous somme de vo

justifier. Il vous attaque comme un moustique. Cherche à vo confondre, qu'il

soit de votre bord ou non, politiquement. Si métier consiste à vous embarrasser

avant toute chose. Tous 1 moyens sont bons, toutes les questions articulables.

Il fa essayer de les désamorcer, à coups de sourires onctueux, i faux-fuyants.

On se laisse manipuler par ces gredins. ( bredouille ce qu'ils veulent vous faire dire en les remercia chaleureusement ensuite de vous l'avoir fait dire.

Non, mais, va pas, la tête! Et nous, hein? Pourquoi ne les agressons-no~

point?

Pourquoi ne pas leur balancer : " Vous avez écrit ci dit, au lieu de cela dit

dans votre dernier papier, ça vous feri tellement chier d'employer le bon français ? " Non, croyez-mc Eric, cette grognasse n'a eu que ce qu'elle méritait. On ne 1 avait rien fait, rien demandé, si ? Elle n'avait qu'à

s'occuper ( ses miches. Du temps que vous y étiez, il fallait l'enculer, l'aut]

soir, mon petit. L'enculer à sec et profond.

Il se tait pour se jeter en arrière, la poitrine grondante de toi ce qu'il aurait encore à ajouter.

Eric, un instant amusé par le numéro de son patron, retroui ses préoccupations.

- Elle se vengera, pronostique le garçon. Vous verre: monsieur le Président,

vous verrez...

- Eh bien je l'attends! riposte Tumelat. Je m'en tamponn~ mon vieux, de ses tartines de merde arrosées de perfidie. Y en marre, à la fin, d'appréhender les

réactions de ces beaux esprit: J'ai autre chose à foutre ! J'ai à mourir moi,

mon vieux. Vous n pensez pas que je vais me faire apporter le Réveil sur mon lit

d mort pour prendre connaissance des élucubrations d'une m, baisée! Car c'est

cela, son talent, à Mne Miracle dite Mirale elle ne prend pas son panard.

Elle

se finit au stylo, la pauvrette C'est resté bourgeoise guindée, cette petite

bestiole. Elle fait dE remontées de foutre au cerveau, comprenez-vous ? Une gor

zesse de cette nature, ne cherchez pas : le disjoncteur se trouv dans sa culotte

et personne n'appuie convenablement dessu pour l'enclencher.

César toussote pour s'assurer qu'il va pouvoir profiter de c blanc, puis demande

:

- Nous allons directement à l'appartement, monsieur?

100

- Laissez-moi à une station de taxis, demande Erie, à moins que monsieur le Président n'ait encore besoin de moi ?

M. le Président a un mouvement de dénégation. Non, non, il n'a plus besoin de

personne. Peut-être n'a-t-il plus besoin de luimême ?

- O˘ allez-vous ? demande-t-il avec brusquerie.

- A mon domicile, rue Saint-Benoît.

- Alors, rue Saint-Benoît, César.

Eric proteste un peu, pour la forme ; Tumelat balaie ses objections.

Baissant le

ton, il murmure :

- Ecoutez, petit, on n'a jamais parlé de ça pour la bonne raison que ça ne me

regardait pas : êtes-vous vraiment homo ?

Eric ne peut s'empêcher de rougir. Il regarde avec crainte en direction du chauffeur. César reste impassible.

- L'importance des adverbes... balbutie-t-il. Votre vraiment résume à peu près

mon problème. Non, monsieur le Président, je ne le suis pas vraiment.

Tumelat reste pensif un instant

- Ce qui serait bien, c'est que vous ne le soyez plus du tout, finit-il par marmotter; sinon secrètement, Eric, comme beaucoup. Je connais pas mal de bougres en politique qui prennent du rond; la chose se chuchote et fait sourire,

mais le doute subsiste ; lorsqu'elle est officielle, l'intéressé ne peut s'imposer àla masse, parce que la masse, qui est notre matière première, entretient tous les racismes imaginables. Elle veut bien qu'un écrivain, un comédien ou un chanteur soit de la jaquette, mais elle l'admet mal d'un représentant du peuple. Le peuple c'est elle comprenez-vous ? Elle rechigne à se

faire indirectement traiter d'enculée. Si vous aspirez à une carrière d'antichambre, bon. S'il vous amuse de jouer les père Joseph, ne changez rien

àvos habitudes. Mais si votre ambition est d'escalader un jour les praticables

des tribunes et de jacter devant des caméras, alors convertissez-vous à la Sainte Chatte. C'est en faisant mouiller les dames qu'on s'impose. Il vous faudrait une maîtresse " en titre ", comme l'on disait de mon temps.

Influente,

donc d'un ‚ge affirmé. Et ce serait bon que vous vous montriez avec elle dans

les dix endroits de Paris o˘ il faut paraître. Vous êtes beau gosse, vous avez

du charme, de l'esprit, pour tout dire c'est une simple question de choix.

Putains d'elles, à mes débuts je savais frapper de la bite aux bonnes portes!

Des troussées, mon garçon! Des troussées! Elles en veulent toutes. Plus elles

sont intellectuelles, plus il leur en faut et plus elles sont en manque. Si vous

vous décidez, je vous donnerai l'adresse de quelques somptueuses radasses, belles affaires de sommier, qui sauront développer et mettre en valeur votre

nouvelle orthodoxie, car tout se prépare, fiston : les allocutions improvisées

comme les coups de queue. Eh bien, je crois que vous êtes arrivé, non?

Effectivement, César stoppe en seconde file au carrefour Saint-Germain-des-Prés.

Eric voudrait parler encore au Président. Il est malcommode de prendre congé de

quelqu'un quand

101

on est assis à son côté dans une voiture, on se sent gauch emprunté.

Tendre la main de profil est bêta. Le Président qui sait t cela lui épargne les

convenances en lui tapotant la nuque murmure :

- Allez, salut, fiston, à demain.

Eric descend, claque la portière! Au moment o˘ le chauff redémarre, il se met à

toquer l'arrière de la carrosserie. L'a freine aussitôt. Plante se précipite

vers l'avant.

- Je vous demande pardon, lance-t-il, j'allais oublier paquet dans la boîte à

gants.

Il actionne le volet rabattant de cette dernière et récupère s emplette du B.H.V.

Le Président questionne, machinalement

- qu'est-ce que c'est?

Eric lui sourit à travers les deux appuis-tête et soupire, coulant la corde dans

la poche de son pardessus :

- Les clefs du pouvoir, monsieur le Président.

102

XVIII

- Vous ne voulez pas go˚ter les figues au sirop? propose AdélaÔde.

NoÎlle refuse d'un signe de tête. MI' Tumelat indique à JuanCarlos, d'un hochement de menton, qu'il peut déménager le compotier, ce grand con d'Espingo,

avec ses rouflaquettes de guitariste et se7s mains si grandes qu'on se demande

bien comment il parvient à les introduire dans ses manches.

L'Espanche évacue le dessert.

Elles restent seules, comme tout le temps, pareilles à deux espèces de veuves,

de part et d'autre de la table de marbre blanc o˘ sont morts tant et tant de

pieds de verres en baccarat. AdélaÔde dans sa robe noire à col blanc, NoÎlle

dans sa robe grise qui va mal à sa blondeur.

Elles se parlent peu, n'ayant rien à se dire. Il est né entre elles une espèce

de bienveillance réciproque qui ne dégénère pas vraiment en sympathie.

Le Président les fuit. Il rentre pour se changer ou dormir. quand il les croise

dans le vaste appartement, il a pour chacune d'elles le même baiser au front, un

baiser distant, lointain, plein d'une identique répulsion qu'elles perçoivent

fort bien, l'une et l'autre.

AdélaÔde sort beaucoup. Pendant ses absences, la jeune fille se claquemure dans

sa chambre et reste prostrée dans une pénombre-refuge qui lui est devenue nécessaire pour exister. MI' Tumelat à tenté de la divertir, en vain.

NoÎlle a

accepté de se rendre chez un médecin spécialisé dans la chirurgie faciale, un

grand bonhomme osseux qui la fait songer à Frankeinstein. Elle imagine mal ce

qu'elle peut espérer d'un être aussi laid. Le docteur en question parle de greffes nouvelles et ils ont pris rendez-vous pour risquer la chose le mois prochain, dans une clinique d'Auteuil. NoÎlle n'attend rien de cette nouvelle

intervention. Elle y a consenti uniquement parce qu'elle a besoin d'être totalement assumée et qu'un lit d'hôpital constitue un ilot de sécurité sur lequel on peut s'abandonner complètement.

Le fait d'habiter chez le Président, de l'apercevoir, de 104

l'entendre, de recevoir un furtif effleurement de ses lèi n'apporte pas d'amélioration sensible à son état. Si elle se s mieux ici, c'est uniquement

parce qu'elle ne subit plus regards consternés de ses parents. Ceux de son père

l'accablai particulièrement. Il est fou d'elle, Victor Réglisson. Depuî

naissance de sa NoÎlle, il vit dans l'anxiété, comme si elle de, mourir sous ses

yeux d'un instant à l'autre.

Pas de café, n'est-ce pas ?

- Non, merci.

«a vous dirait de regarder la télévision? On projette film de Carné...

Mais elle refuse déjà. Elle refuse tout, sinon un peu nourriture.

La porte s'ouvre à la volée comme pour laisser entrer taureau et effectivement,

c'est Tumelat qui fonce dans Pièce.

Il considère le tableautin vachement sinistros de ces de femelles abandonnées.

Juan-Carlos, malgré sa veste blanc gansée de jaune, ressemble à quelque funèbre

ordonnateur, régente un rite maussade, et cependant, c'est allègre, la bouf nom

de Dieu!

Le Président fronce le nez.

- Vous avez déjà fini de claper? Moi qui espérais arrivei temps, pour une fois

que j'ai quartier libre.

Juan-Carlos assure qu'il va immédiatement dresser s, couvert et demander à

la

cuisinière de réchauffer le poulet

curry. quant aux hors-d'oeuvre, c'est l'affaire de cinq minui pour les rassembler.

Tumelat sourit aux deux bonnes femmes. Ses victimes. Il a raison de la première

par l'usure et de la seconde par le feu. puis il y en a eu d'autres qui sont

mortes, ou qui achève d'enlaidir de par le monde, de vieillir, en tout cas, ce

qui revie au pire. Et lui se sent toujours pareil : fort et capable. Il a santé,

tu comprends? Faim de luttes.

- «a ne vous répugne pas trop de voir dévorer un ogre apr avoir dîné ? leur demande-t-il jovialement.

Tu croirais qu'il déboule dans sa circonscription pour ui petite virée démagogique. La tournée des popotes. Ce soir, il i sent en forme, avec comme un

appétit de cruauté.

Il prend place au bout de la table froide qui ressemble à t sépulcre. Le marbre,

c'est la mort. Il fut con ce Bretc granitique d'aller puiser dans les carrières

de Carrare pour ~ meubler. Et quel meuble, merde : une table de salle à

mangei

Claper sur une matière pareille alors qu'il existe des tables c chevalerie, des

merveilles Louis XIII ou Haute-Epoque, fallaitqu'il soit nouveau riche pour céder à une pareille tentation! dit :

- Tu vois, AdélaÔde, si nous avions eu une table espagnole piétement de fer forgé, notre couple se serait peut-être moir vite refroidi.

105

Elle tique. Aurait-il bu ? La chose lui arrive très rarement car il connaît les

limites de sa tolérance. Un signal interne fonctionne lorsqu'il porte à ses lèvres le " verre-de-trop " ; alors il l'abandonne aussitôt.

Juan-Carlos dispose déjà un set devant lui, de la vaisselle, des couverts.

Précieux, ce mec. Omniprésent : du larbin de classe. En regardant virevolter

l'Espanche, avec ses gr‚ces de toréador, le Président évoque le logis de banlieue o˘ l'oncle Eusèbe réparait des vélos. Il l'appelait " oncle " mais le

bonhomme était le compagnon de sa mère veuve. Elle ne s'était jamais laissé

épouser par Eusèbe à cause de la pension qu'elle touchait depuis la mort de son

époux péri en mer.

Il soupire, tout haut, à l'intention du valet

- quand j'étais enfant, c'est moi qui mettais le couvert, à la maison, mais je

le faisais moins bien que vous; et pourtant il était réduit au minimum : une

assiette, un verre à moutarde, une fourchette plus ou moins rouillée ; chacun

sortait son couteau de sa poche...

Le domestique sourit comme d'une fine plaisanterie.

- Je t'en prie, Horace! l‚che malgré elle AdélaÔde, choquée., Le Président la défrime avec un poil de jubilation.

Il se délecte de son courroux. Il est salement prolo, ce type! Pourquoi diantre

s'est-il fourvoyé parmi les gens de droite, tu peux me donner une explication ?

Lui qui pisse dans les opulentes plantes du hall, qui tape sur les ventres et

interpelle les larbins comme des copains de régiment! Plus il vieillit, plus il

retrouve ses mauvaises manières originelles. L'‚ge, au lieu de le polir, le rend

rugueux.

- Tu me pries de quoi ? fait-il, rigolard, mais salement teigneux de l'intérieur, ça tu peux me croire.

Cette bique vieillissante, chochotte-du-gland! Une carne r‚pée par l'‚ge venu.

Il ne peut plus les souder toutes ces vieillasses qu'il a connues jeunes et pimpantes! Il regarde NoÎlle, carbonisée. A cause de son accident, elle portera

àjamais un masque et vieillira par-dessous, la chose se verra moins, après tout.

Le lot de consolation. Mais Dieu ce qu'elle est abîmée, la pauvrette ! Il recherche ses traits d'avant dans les décombres du visage. Elle était si pure,

si parfaite, si enivrante de jeunesse. Il se demande si " enivrante de jeunesse

" est français. Il parle rude, manie l'argot au besoin, ne craint pas les néologismes, mais il a le souci de sa langue, Horace.

Une idée le frappe. Depuis l'accident, il ne s'est intéressé qu'à la figure de

l'adolescente, parce que c'est capital, un visage. Lorsqu'il est détruit, on ne

va pas chercher plus loin. Le reste de son corps a-t-il souffert également, dans

les mêmes proportions ? Ses seins... Il évoque ses admirables seins, si doux, si

tièdes, si fermes, agressifs comme les cornes d'une chevrette. Il ne parvenait

pas à s'en repaitre lors de leurs étreintes. De son 106

ventre non plus, plat et satiné. Tout le corps a-t-il été sinistré ? I voudrait

savoir. Il voudrait constater, aller jusqu'au bout d cruel bilan.

Tumelat lui sourit. NoÎlle détourne la tête.

- Tu ne t'ennuies pas trop, ici, petite ?

Elle a un geste vague qui ne veut rien dire. Le Présiden décide qu'il correspond

à une dénégation.

Depuis l'arrivée de NoÎlle, il n'a pas posé une seule question sa femme, concernant l'initiative qu'elle a prise. Il sait décante les situations, les

laisser m˚rir, voire fermenter. Tantôt folle ment impulsif, tantôt d'une matoiserie maquignonne. Il se fie

son instinct. Lui sait, quand le Président ignore encore.

Juan-Carlos amène un plateau chargé de raviers appétissants Je meurs de faim, dit Tumelat. Un déjeuner diététiqu chez Lasserre avec une journaliste chichiteuse.

Il se saisit des petits compartiments de porcelaine et se ser grossièrement, en

faisant basculer une partie de leur conten dans son assiette. Il déverse ainsi,

pêle-mêle, sardines, radis macédoine et chou rouge, composant une mosaÔque de

nourri ture plutôt écúurante.

- Tu as eu une riche idée d'installer NoÎlle à la maison déclare-t-il en mordant

sa tranche de pain avec l'énergie goulu d'un chien rustique. Je vois mal à

quoi

cela correspond dans t petite tête calculatrice, mais c'est une bonne idée.

Tu

es plein de contradictions, AdélaÔde, et c'est ce qui fait ton charme Bourgeoise

guindée, tu vis pendant des années en compagni d'un artiste peintre hirsute ;

puis, revenue à la maison, tu convie ma jeune maîtresse à y passer sa convalescence ; j'aime! Tu sais que tu peux y recevoir ton Rembrandt du pauvre

également, j' verrais nulle malice. Peu de talent, mais excellent homme. Bo trousseur, je gage ? C'est viril, ces barbouilleurs. «a pue un peu mais ça baise

solide, la tête dans les épaules, les mains au bas du guidon.

" Juan-Carlos, mon ami, ce bordeaux est bouchonné, reconduisez-le à la cuisine,

Mathilde en fera du vinaigre. A ce propos savez-vous pourquoi Orléans est la

patrie du vinaigre ? Parce que jadis, le vin de Bordeaux s'y accumulait avant de

traverser la Loire. Il tournait. Comme l'homme est ingénieux, il retombe toujours sur ses pattes. "

Il s'enivre de sa faconde, le Président. Se sent intarissable, ce soir.

Tout en

se demandant ce qui provoque en lui cette surexcitation jubilatoire. Pas le meeting de Sens, en tout cas. Bien s˚r, il lui a été agréable d'entendre vociférer " Tumelat, candidat " mais il en faut davantage pour le plonger dans

l'allégresse. Alors quoi ? Son déjeuner avec Eve Mirale ? Il est content de l'avoir bafouée ? Putain, ce que c'est bon, la cruauté. Stimulant.

AdélaÔde, au comble de la rogne, quitte la table.

- Vous sortez, ma chère ? lui demande son mari.

Je vais au concert.

107

- Comme dans du Maupassant, rigole Tumelat.

La porte claque. Aussitôt, une gêne s'installe. Juan-Carlos radine, portant une

nouvelle bouteille de Ch‚teau Bécheville.

Il le fait " déguster " au Président.

- Parfait, admet celui-ci. que buvez-vous à l'office ?

- Du Côtes du Rhône en litre, Monsieur.

- Je vous échange ces soixante-quinze centilitres de nectar contre cent centilitres de votre pinard, mon grand, d'accord ?

Juan-Carlos ne s'étonne jamais de rien.

- Je remercie Monsieur.

Il repart. NoÎlle a un regard pour Tumelat, à travers ses larges lunettes teintées. Elle sent bien qu'il n'est pas dans son état normal. Elle se dit qu'elle l'aime. Juste cela : elle l'aime. Débarrassée des sortilèges de la passion partagée et face à cet être redevenu indifférent, bien campé dans son

cynisme, elle peut l'aimer réellement. Réalises-tu cette chose inoiffe, mon lecteur inconfiant ? La jeune fille se retrouve seule dans l'amour et en conçoit

une félicité étrange, comme parfois, lorsqu'on entend sonner le glas d'êtres qui

vous sont étrangers.

Il ne l'aime plus, c'est évident, mais juste. 0 Seigneur, tes étranges desseins!

L'important est qu'elle continue de l'aimer, de frémir aux accents de sa voix,

de le trouver beau et irremplaçable.

Elle le contemple avec ferveur. Ses mutilations la quittent, le temps de l'élan.

Comme il mange bien! De ses voraces dents qui sont - gr‚ce au ciel ou à sa calcification exceptionnelle - de vraies dents dévoreuses de tout. Elle admire

la manière à la fois appliquée et prompte dont il mastique. L'une de ses plus

flagrantes contradictions, c'est ce mélange de populacier et d'élégance naturelle. Mais l'un n'est jamais vulgaire, ni l'autre sophistiqué. Le Président

est un seigneur populaire. Il possède des gr‚ces et des rudesses qui le rendent

fascinant.

Juan-Carlos l'abreuve en Côtes du Rhône d'épicerie. Horace retrouve des saveurs

disparues. Un peu de son jeune ‚ge. que cherche l'homme vieillissant, sinon des

sensations de sa jeunesse, ou qu'il croit être de sa jeunesse, mais que son imagination et sa nostalgie inventent bien souvent ?

- Je passe en attraction, fait-il, ça ne t'écúure pas de me regarder bouffer ?

Elle répond qu'au contraire.

Il pique le nez dans son assiette. NoÎlle compare sa façon de manger avec celle

de son propre père. Victor Réglisson s'alimente salement, les lèvres ouvertes.

Souvent, écúurée, elle détourne les yeux pour ne plus voir cette purée d'aliments. Il parle volontiers la bouche pleine, zozotant sous l'effet de l'effroyable chique gonflant sa joue. Laquelle, au fait? Il s'agit toujours de

la même. Elle se concentre, comme s'il était important qu'elle détermine clairement la chose. La gauche!

- Tu parais méditer, ma poule ?

Voilà qu'il se sent paternel avec elle, désormais. Après s'être 108

grisé d'elle et lui avoir fait l'amour à couilles-que-veux-tu; après avoir défié

son Parti et engagé sa réputation à cause d'elle, il e devenu une sorte de géniteur tardif ébloui par sa paternité ultime.

- Je pense à mon père, répond NoÎlle.

Tiens, comme c'est étrange, cette rencontre.

Il te manque ?

Non.

Tu l'aimes?

Infiniment, mais pas assez.

Pourquoi, pas assez ?

Je sais que je représente tout pour lui et il n'est qu'u compartiment de ma vie.

Cette disproportion est injuste...

- Et moi?

Elle comprend, le regarde, ce qui veut dire qu'elle ose àprésenter toutes ses

meurtrissures physiques; ce qu'elle nomm en secret " son masque ".

- Rien de changé. Rien ne changera.

Tu crois cela parce que tu n'as pas encore pu te mesurer ai temps. Si tu connaissais l'importance de ce saligaud! Rien ne lu résiste, NoÎlle, rien!

Il

nous change et nous tue. Il change le nations, les espèces. Il change notre planète. Le temps finira pa l'avoir inéluctablement. Et toi, mon angélique, tu

viens affirme que rien ne changera.

Elle croise ses mains br˚lées sur la table froide.

- Il peut tout changer, sauf un véritable amour, monsieur le Président. Il ne

peut que me tuer...

Elle vient de l'appeler " monsieur le Président " ! Comme s'il n'y avait pas eu

cette fabuleuse chose entre eux! A croire qu'elle renie à la seconde sa déclaration.

Pourquoi m'appelles-tu " monsieur le Président " ?

- Parce que vous êtes redevenu monsieur le Président. Soye; tranquille, l'expression me vient spontanément et ne m'est pas pénible, pas davantage que le

vouvoiement.

Il est remué. Une bouffée d'infinie tendresse allume deu> larmes au coin de ses

paupières, mais elles ne couleront p as, Tumelat achève ses hors-d'úuvre.

Juan-

Carlos le débarrasse dc son assiette.

- Ce sera tout, lui dit son maître, j'ai eu les yeux plus grands que le ventre,

encore un coup de jaja en guise de dessert et vous pourrez évacuer ce fourbi.

Il se sert un grand godet de plombier et le vide cul sec, puis fait claquer sa

langue et, ostensiblement, se torche les lèvres du dos de la main. NoÎlle sourit.

Pour la première fois depuis son accident sans doute ?

AdélaÔde paraît, envisonnée. Elle ressemble à une poule malade, malgré ses poils. Nonobstant sa réserve coutumière, elle s'est trop lourdement fardée.

Le

manteau lui va mal. Il est trop court, mais peut-être, songe le Président, estce la mode cette année ? Mode ou pas, il la rend ridicule.

109

- Vous n'avez besoin de rien, NoÎlle ?

- Non, merci, madame.

AdélaÔde a un hochement de tête et s'évacue, abandonnant dans la pièce une vache

fouettée de parfum sans doute co˚teux, mais qui en installe trop.

- que penses-tu d'elle ? questionne Tumelat.

Il écarte son siège de la table afin de pouvoir croiser les jambes.

NoÎlle réfléchit, hésite, puis finit par murmurer

- Rien.

Horace rit avec appétit.

- Je crois que tu viens de résumer le personnage, ma petite fille. Elle te fait

peur?

- Non.

- T'émeut ?

- Non plus.

- Elle t'est sympathique ?

- Pas davantage.

- Rien, quoi? Tu te demandes ce qui m'a pris, un jour, d'épouser cette dame ?

- Ce que je me demande, c'est ce qui lui a pris à elle de se laisser épouser par

vous.

- J'avais tout pour la décevoir, n'est-ce pas ?

- Vous n'aviez rien qui puisse la séduire, pas même votre sexualité. La seule

chose qu'elle aime, il est clair que vous ne pouviez la lui apporter.

Et c'est ?

La pudeur. Chez elle, ce sentiment est obsessionnel.

Le Président approuve, frappé.

- Viens, dit-il en se levant.

Elle ne demande pas o˘ il l'emmène. Avec lui, elle est une chienne, rien d'autre

qu'une petite chienne blessée.

110

XIX

Eric se livre à une opération que n'importe quel témoin trouverait saugrenue.

Lui-même la qualifie ainsi, voilà pourquoi un léger sourire de commisération

entrouvre ses lèvres. Il s plaint un peu d'avoir de telles idées et de les concrétiser. Il songe " que-ça-ne-va-pas-la-tête ", décidément.

Tout jeune, déjà, il accomplissait des choses que son entourage trouvait bizarres; et il revoit encore le regard de sa mère, 1 pauvre chérie si vite morte, cherchant celui de son père comme

elle espérait y trouver l'explication de ses foucades.

Il a attaché une extrémité de la corde achetée dans la journée, au robinet de

l'évier, puis, il s'est armé d'un chiffon fortement huilé dont il frotte consciencieusement la corde sur toute s; longueur pour lubrifier légèrement le

chanvre afin de l'assouplir Il n'ignore pas que pour l'usage qu'il attend d'elle, une corde " culottée " serait beaucoup mieux, mais non, son idée fixe lu

enjoint de la préparer lui-même. Tout acte médité doit avoir de! racines, et

plus elles sont profondes, plus l'acte est fort. Il sait que cette première imprégnation ne suffira pas, qu'il en faudra beaucoup d'autres s'il veut rendre

la corde docile, presque molle. Mais il a le temps : des mois, des années et,

qui sait ? le corde ne servira peut-être jamais. Toujours est-il que le moment

était venu de l'acheter et de vivre en sa compagnie. Il est ravi par cette acquisition. Un bon placement. Les objets ne valent que par le besoin qu'on a

d'eux.

On sonne sur un rythme copineur. Il reconnaît le style foldingue de Marien.

Rapidos, il détache la corde, la roule pour la glisser dans un tiroir de la kitchenette (comme disent ces abrutis qui se croient marles d'importer l'anglais, alors qu'il est si facile d'inventer les mots dont on a besoin, comme

si, en notre occurrence, " cuisinette " n'était pas plus gouleyant que kitchenette ! Ah! viens avec moi, qu'on les maudisse, ces anglaiseurs de merde

qui te refoutent jour après jour le feu à Jeanne d'Arc et utilisent ensuite ses

cendres pour cacher la merde au chat).

Un tiroir mal aimé, trop bas, mauvais d'accès, qui ne sert à rien d'autre qu'à

l'oubli des objets inutiles.

111

quand il ouvre sa porte, il trouve Marien assis sur le palier. Sa souris, Boulou, est adossée à la rampe.

- Prends ton temps, ricane le gros. T'étais aux chiches ou on te faisait une

perfusion ?

Malgré son début d'embonpoint, un rétablissement acrobatique lui rend la verticale.

Eric est soudain heureux de leur visite. Il découvre que la soirée à venir lui

pesait sur l'‚me.

- Entrez, les amoureux!

Son appartement comprend deux pièces, une salle de bains et la cuisine déjà

mentionnée sur le catalogue au chapitre " corde huilée ". On pénètre directo

dans un salon minuscule, bas de plafond, élégant pour ceux qui aiment les murs

tendus de feutrine bleu roi et les meubles bateau anglais. Un vaste canapé

fatigué, qui traîne le cul par terre, occupe une bonne partie de la pièce.

Le

reste comporte une commode avec des poignées en cuivre, une table ronde et quelques chaises cannées. Les murs sont garnis de posters saisissants et de tableaux pop'art offerts par des amis. Le meilleur poster est de Marien, justement, lequel est photographe au Parfait, journal o˘ travaillait Eric.

Il

représente le Président Edgar Faure en train de se moucher.

On passait, on a vu du feu, dit Marien.

Le plus fort c'est que c'est vrai, confirme Boulou. Malgré que votre appartement

soit tout en haut et en retrait, la lumière de cette fenêtre se répand sur la

corniche de zinc.

Eric sourit. Il désigne une petite table d'acajou, au piétement pliable, dont le

plateau supporte des verres de belle prestance et quelques bouteilles.

- Commencez à vous servir, je vais chercher de la glace.

- Non, laissez, je m'en occupe, s'empresse Boulou.

Eric accepte, mais d'assez mauvais gré car il aime à se sentir chez lui et déteste qu'un étranger empiète sur ses habitudes.

Marien s'allonge sur le canapé, les pieds dépassant l'accoudoir.

- Je suis fourbu, dit-il, j'ai pris la planque toute la journée devant le Plaza

pour flasher Bountigger, le roi des charters américains qui a débarqué en France

en compagnie d'une exquise petite Noire.

Crois-tu que ces amours bicolores passionnent les Français ?

S˚rement pas, mais tu sais qu'une photo peut traverser ]'Atlantique plus rapidement que Lindberg. Le patron tient à être agréable à nos contacts ricains.

Il b‚ille.

- Pas de nouvelles de notre kidnappée ?

Eric marque une seconde d'hésitation. Il est tenté de raconter la scène du restaurant, mais y renonce. Il n'a plus envie de parler de ça. Il souhaiterait

oublier Eve Mirale. D'autant que, jusqu'à

112

LES CLEFS DU POUV

présent, son bordélique papier n'a pas entraîné les répercusç qu'il redoutait.

- Mais non, penses-tu, répond-il languissamment.

Pour s'éviter de mentir davantage, il demande, en désigna cuisine o˘ Boulou dépote les glaçons

- «a va, la vie ?

Formide! jubile Marien, cette môme est une arracheus première.

Eric s'abstient de demander la signification du t ' erme d'î

cheuse ; il croit comprendre. Un sourire mélanco lui vient. 1

toujours un peu surpris var le bonheur des autres. Lui ne res presque jamais de grand contentement : sauf quelquefois, si moto, quand il prend des risques, ou bien lorsqu'il apporte aide valable aux manigances du Président...

- Et toi, le boulot ? questionne Marien.

- Le pied!

Tu t'entends bien avec ton vieux ?

Je crois qu'on se complète.

Le photographe lui coule un regard en biais, plein de s( entendus, qu'Erie surprend et corrige d'une mimique négat]

- Il est assez pas mal, ajoute-t-il. Un peu dingue, dan: fond, comme moi; d'o˘

notre complicité. quand je vois autres fumiers de la politique, je mesure à

quel

point Hor Tumelat est d'une autre trempe.

- Patriote ?

La bonne mesure.

Carriériste ?

«a lui a passé.

Alors, quoi ?

Virtuose. Tu te demandes si Yehudi Menuhin est cari riste, non, n'est-ce pas ?

Il l'a fatalement été à ses débuts, mai a dépassé ce stade. Pour Horace, c'est

pareil : un artiste politique. Il joue des hommes et des circonstances comi Menuhin joue du violon.

- Et toi tu biches ?

- J'admire, je m'instruis.

- C'est quoi, tes perspectives ?

- C'est tout!

- Ben mon pote...

- Si ce n'était pas tout, ce serait rien. Cela va au-delà l'ambition, tu comprends ? Imagine la roulette russe, tu sais ? 1 barillet qu'on fait tourner.

A ce jeu barbare, il y a une balle da l'un des six trous. Pour moi, c'est le

contraire : il n'y a qu'i compartiment de vide, le reste est chargé à

balles.

Et si tu ne tombes pas sur le bon ?

- Ma tête vole en éclats.

Marien rumine un instant.

- Tu es un mec assez excitant, dit-il. Tu subjugues. L hypnotiseur n'endort pas

réellement son patient, il lui donr

i

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

envie de faire semblant de dormir pour ne pas lui faire perdre la face.

Tézigue

c'est du kif.

Eric le remercie d'un bon regard pour ce compliment.

Boulou se la radine avec un bol plein de cubes de glace qui produisent un bruit

de sonnailles. C'est Marien qui sert des whiskies, pour Eric et lui-même, et un

Campari pour la môme.

- On ne te dérange pas, au moins ? demande-t-il.

- Au contraire, je commençais à me délabrer du cerveau.

- Tu veux qu'on dîne ensemble ?

- Bonne idée.

- Dans le quartier?

Eric réfléchit.

- «a vous ennuierait qu'on fasse la dînette ici? Je suis heureux de vous voir

mais je n'ai pas envie de sortir.

- Je suis mille fois d'accord, toi aussi, Boulou ?

Boulou pense à la vaisselle qui fatalement va lui échoir, phallos comme ils sont, ces deux. Eric, qui comprend tout, murmure :

- J'ai une machine à faire la vaisselle vachement sophistiquée, tout juste si

elle ne dessert pas la table.

Boulou est vaincue, un peu confuse de sa mauvaise pensée. Marien vide son glass

en chasse d'eau au risque de s'étouffer et opère son rétablissement coutumier.

Je vais acheter la jaffe, au Drugstore.

Mais non, proteste mollement Eric, je suis certain qu'en fouillant bien la cuisine on trouverait trois ou quatre mille calories à se partager.

- Penses-tu, je veux une vraie petite bringue, moi. J'ai touché une gentille

rallonge pour mon reportage sur Caroline.

Et il se sauve.

Boulou est un peu angoissée par ce brusque départ de son ami. Eric l'intimide.

Elle redoute sa gentillesse un peu grinçante, trouve son intelligence et son

déterminisme impressionnants, mais inquiétants aussi. Et puis il ne sait pas

amuser une fille, comme en général les pédés. Elle en connaît vingt, à

commencer

par son coiffeur, qui la font pouffer de rire, captent ses confidences et se

livrent à des commérages étourdissants.

Plante, lui, est secret, mesuré. Elle se demande d'ailleurs s'il " en est "

vraiment, malgré que Marien le lui ait certifié.

- Pas chaude chaude, hé ? lui demande abruptement le garçon.

Elle rougit.

- Comment ?

- Ce souper t'emmerde un peu, non ?

Pourquoi se met-îl à la tutoyer ? Parce qu'ils sont en tête à tête pour la première fois ?

Elle essaie de trouver un faux-fuyant.

- Du moment qu'il y a une machine à laver la vaisselle.

- Tu sais, même s'il n'y en avait pas, je ne te la laisserais pas faire. Je suis

une parfaite maîtresse de maison...

114

LES CLEFS DU POUVO

Il la considère avec bienveillance et ne peut se défendre de trouver plutôt agréable, elle a un petit côté mésange ébouriff plein de charme spontané.

- J'ai l'impression de t'intimider ? dit Eric.

- En effet.

- Je ne te demande pas pourquoi, on ne commente pas u sensation de ce genre,

hein?

Elle hoche la tête.

- On ne se connaît pas encore très bien, fait-elle, comr pour s'excuser.

- Bien s˚r. Comment me trouves-tu ?

Elle sait que la question ne relève pas du marivaudag d'ailleurs, presque tout

ce que dit Eric Plante est sérieux. Alc elle a la volonté de lui répondre franchement.

- Beau, commence-t-elle. Intelligent... Et dangereux.

- Pourquoi dangereux?

- Vous ressemblez à une arme, à un beau pistolet ouvra,! dans son écrin.

Objet

de vitrine, mais qui peut tuer.

Eric a une inclinaison du buste.

- Chapeau!

Un lourd silence tisse quelque chose entre eux. quelque cho de flou.

- «a t'ennuierait de m'exciter ? demande le garçon, presqi humblement.

Elle trouve la question assez sidérante, principalement pan qu'elle ne la comprend pas. qu'entend-il par " l'exciter "

Sa stupéfaction amuse prodigieusement Eric.

- Je vais t'expliquer, lui dit-il. Te faire une confidence que. n'ai jamais faite à personne, tu m'entends ? A personne, et voi que, brusquement, le besoin

me prend de te la faire à toi, à ti que je connais à peine et qui traverse ma

vie comme on traven un passage clouté. C'est chouette, l'existence, non ?

C'e

impromptu. Marien vient de sortir, je ne vous attendais pas. 'I es là.

Il hausse les épaules et alors elle doute de tout, Boulou, quari elle surprend

deux larmes dans le regard de son hôte.

Elle se garde bien de les effaroucher; ce sont des larmc d'improviste, dont il

n'est même pas conscient et probablernel lui en voudrait-il de les avoir remarquées.

Il reprend :

- quand j'étais jeune, j'ai aimé follement une fille un pe plus ‚gée que moi.

Lorsque je dis follement, c'est follement, t me crois ?

Boulou acquiesce.

- Ce beau roman a duré quelques mois et s'est cruellemer fini. Très, très cruellement.

- Elle est morte ? souffle Boulou, intéressée.

- Pire que cela. Mais je ne t'en dirai pas plus. Le choc a ét épouvantable pour

moi. J'ai tenté de me suicider. On e~ intervenu à temps. Je me suis fait quelques semaines daàs un

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

115

maison de repos avant de retrouver... les autres. Tout cela est banal à

raconter

et fait vachement Confidences non ? Tu dois me trouver roman-photos ?

Elle secoue négativement la tête

- Y a le ton, dit-elle.

Et il se satisfait de cet encouragement.

- Bon, pour en arriver à quoi ? Oh! oui, mes moeurs...

Il a un sourire frileux.

- Ce mot est d'un con! Moeurs... MES moeurs... Mes phantasmes, mes bandaisons,

la lyre. Mes envies. Mes assouvissements. Je suis resté longtemps inerte de l'hémisphère sud. Vous n'avez rien à déclarer? Tu connais ce vieux vaudeville :

" Le Contrôleur des Wagons-lits " ? L'hîstoire d'un mec, en sleeping; au moment

de baiser sa femme, pendant son voyage de noces, il est interrompu par le contrôleur qui lui demande s'il a quelque chose à déclarer, et cette phrase lui

fait sauter le disjoncteur; il devient pour un temps impuissant. Bibi, même combat. Chagrin d'amour, bite en berne. Pas mèche de recoller au peloton!

J'essaie ceci, cela, des dames très bien, merveilleusement expérimentées : fume

! Si j'ose dire.

Son sourire désenchanté tourne au rictus.

- Et puis un jour, je rencontre Siméon. Blond, bulgare, .fascinant, la mélancolie à pleine gueule, des manières, une voix, un regard. On devient copains, on se saoule avec distinction. Il m'entraîne sur les rives enchanteresses du panard. Je t'emmerde pas trop ?

- Pas du tout, et même je te remercie.

- Tu peux, les confidences d'un type comme moi, c'est un vrai cadeau, ditil

sérieusement.

Il a un geste en vrille pour désigner le ciel.

- Je voudrais repasser dans le secteur ladies; d'abord parce que j'en ai conservé une affreuse nostalgie, ensuite parce qu'il faut absolument que je me

refasse une orthodoxie avant d'aller àla conquête de l'univers.

Boulou murmure :

- Tu as bien raison.

Réflexe de fille, soucieuse de voir un beau m‚le rentrer dans le rang.

Bien s˚r que j'ai raison, alors commençons : excite-moi.

T'es dingue, et Marien s'emporte :

Je t'en prie, ne joue pas les grand-mères. Marien, Marien, c'est mon pote.

Je ne

veux pas lui faire du contrecarre. Je tiens seulement à vérifier ma sensibilité,

ou plutôt non, attends que je te fasse rire : j'aimerais voir à quel point mon

instrument est désaccordé. Tout ça est d'une simplicité confondante; ne complique pas, ma petite Boulou. Aide-moi, au contraire.

Elle se sent oppressée, la pauvrette. Ce grand pédoque superbe et délirant la

déconcerte.

116

T'exiter, tu es bon. Je ne suis pas une pute!

Parce que tu crois les putes excitantes, toi! Ce sont des extincteurs, rien d'autre.

Boulou est reconnaissante à Eric de ses confidences. Il vient de lui remettre

l'une des clés de son personnage. Pourquoi à elle, si fortuitement ?

- Tu voudrais que je fasse quoi ? bredouille-t-elle, que je te saute à la braguette? Je ne veux pas jouer les prudes, mais franchement c'est pas mon genre.

- Le désir est un déclic, répond Plante.

Mais Boulou secoue la tête.

- On voit que tu t'es éloigné de la femme, assure-t-elle. Un homme...

- Normal ? propose Eric avec amertume.

- Un homme courant, atténue Boulou, ne songerait pas à demander cela.

Excite-

moi! Comme ça, de but en blanc. «a met à l'aise, je te jure!

- que ferait-il, l'homme normal?

- Il créerait le climat. Il risquerait des gestes, il...

Elle pouffe. Plus elle se répète l'invite du copain de Marien, plus la chose lui

semble farce. Excite-moi! Si : peut-être un mari fourbu, soucieux d'accomplir

son devoir conjugal osera dire cela à son épouse, et à la condition que leur

intimité soit vraiment absolue.

Désemparé, Eric sent que sa supplique lui retombe sur le coin de la gueule, et

aussi sa confidence. Il se sera livré pour rien. Une panique le biche. Dans ce

genre d'engagement, si tu ne vas pas jusqu'au bout c'est la déconfiture. La môme

risque de raconter la chose à son ami. Et il tient à Marien, Plante. Un chien

fidèle, ce n'est pas tellement fréquent à notre époque saloparde. Il faut réparer, ou compléter. Impossible de rester sur un fou rire! Il pense très fort

à sa corde huilée, dans le tiroir déshérité de la cuisinette, et s'approche de

Boulou.

Elle a un côté petit mec, avec ses cheveux courts et ses seins ultra-discrets.

Il doit se défendre contre cette comparaison envahissante. Il y a quelque chose

d'un peu déguisé en elle. Gavroche femelle qui cherche à camoufler sa gravité

naturelle sous une gouaille d'emprunt.

- Pourquoi les filles jeunes sont-elles toujours en pantalon, de nos jours ?

remarque-t-il. Unisex ! C'est trahissant! Déloyal. Jamais, par leurs menées émancipatrices, les femmes n'ont rendu un tel hommage à l'homme! En se déclarant

son égale, elles l'ennoblissent, on ne cherche à ressembler qu'à ce qu'on estime

supérieur à soi.

Il coule une main dépassionnée sur le chandail de Boulou. La protubérance des

seins est peu convaincante. La petite femme ne bronche pas. La main sans joie

d'Eric descend jusqu'au pubis. Le jean tendu comme une carapace déconcerte car

il ne livre aucun modelé. Cela est dur, minéralisé.

Eric remonte à la taille pour défaire le méchant bouton de pantalon qui la serre outrageusement. Consentante, elle propose une maigre participation en rentrant le ventre au maximum, ce qui permet à Eric de libérer

le bouton. Il écosse ensuite tout le devant du pantalon, comme on ouvre une banane, en tirant sur la languette de la fermeture Eclair. Il ne ressent aucun

émoi, pas même de la curiosité; tout juste la chétive griserie du péché, tel

qu'on le lui a enseigné dans son enfance. Péché boiteux, en vérité, et qui ne le

conduira pas loin.

Boulou n'éprouve pas grand-chose non plus, sinon le plaisir frelaté

d'exciter un

homosexuel. Eric engage sa main le long du ventre, ses doigts se faufilent sous

l'élastique du slip. Ils accèdent à la région toisonneuse, frisottée plat.

Il

pense au gentil Marien en train de piller le département boufferie du Drug's. Il

achète des aspics de foie gras, la chose est certaine. Plante n'a jamais pu manger une fois chez le photographe sans que le repas commence par ça. Eric engage plus avant sa main, presque distraitement, cherchant les lèvres du sexe

curieusement renflé. Il se dit qu'il lui faudra trouver une excuse, tout de suite après pour aller se laver les mains. Sa satisfaction est d'avoir amené

Boulou au consentement. Elle l'accueille sans broncher et, probablement, se laisserait-elle enfiler s'il en manifestait l'intention. Toutes des salopes!

Elles couvassent leur chatte entre leurs grosses cuisses (elles ont toutes, y

compris les maigres, de grosses cuisses, décide-t-il) pour l'offrir à qui la

veut.

Il aimerait à retrouver l'émoi de la première fois. C'était chez .sa grand-mère.

Son " aimée " l'avait accompagné. Ils se connaissaient depuis peu. La grand-

maman habitait une villa, à l'écart du bourg, près d'un ancien moulin entouré de

saules. Eric lui rendait souvent visite. Lorsqu'elle s'absentait, elle plaçait

la clé dans une fente du perron afin qu'il puisse entrer et l'attendre.

Eric

avait donc ouvert la porte. Ce jour-là, Bonne-Maman lui avait laissé à tout hasard un billet sur la table : " Je suis à Tournon, rentrerai dans l'aprèsmidi. " Alors il avait demandé à l'aimée d'entrer. Et puis ils s'étaient embrassés à en perdre le souffle. Eric avait risqué le grand geste irrémédiable

jusqu'au sexe de sa compagne. La découverte s'était faite dans un vertige pourpre, tandis que son sang cataractait dans sa tête et qu'un arbre de vie développait de façon impétueuse, racines et branches dans son pantalon.

Oh! oui, il donnerait tout ce que tu exigerais pour retrouver l'extase d'alors,

ce feu au visage, cette morsure du désir comme de l'acier dans son bas-ventre.

Mais la chatte de Boulou, merde! Ce n'est qu'un sexe de femme, il trouve la fente, la caresse, y engage deux doigts. «a le dégo˚te. Charognerie de charogne!

quelle idée l'a pris de bricoler cette pauvre môme qui ne lui demandait rien! La

poule à Marien, au bon Marien, Mister Clicclac! Marien avec son gros cul bardé

d'attirail japonouille! Oh! là, là! tu la lui copieras! Marien qui est en train,

il en jurerait, comme il jure pour les aspics, d'acheter une choucroute et de se

lard fumé, jambon blanc, francforts, et quoi d'autre encore? Bien s˚r, la commère se met à participer, la voilà que va et vient des miches. En r

‚lerie,

dare-dare, les affreuses! Saleté, va! Il est obnubilé par la corde. Il murmure,

dans un souffle pour imiter le rut mal contraint :

- Baisse ton pantalon!

Et comment! Elle ne se le fait pas répéter, tu penses! Se lève d'un bond, le

bassin en vrille pour décarpiller son jean. Elle veut le poser en plein; escompte la troussée superbe, l'empafage express, cosaquien, sur le tapis à

bon

marché. Cette fois elle est démarrée. Lui, en désarroi, se demande ce qu'il va

advenir de ce consentement inemployé.

Alors il prend la main de Boulou, d'autorité, et la place de force sur son sexe

à elle.

- Fais! ordonne-t-il.

Elle hésite, stoppée un instant par une légitime timidité aggravée d'inquiétude.

Il risque un baiser humide sur la nuque de Boulou, caresse ses seins de fillette.

- Je t'en prie, fais! Je te le demande.

Bon, elle commence donc à se caresser. Elle est restée debout; tout son corps

tremble. Au bout d'un moment, elle pose un de ses pieds sur le canapé. Ses gestes s'accélèrent. Elle gémit et son regard devient tout évasif. Eric se recule un peu pour mieux voir.

Une excitation passagère se balade dans son ventre; mais il se remet à

évoquer

Marien, au Drugstore, achetant du fromage (un repas sans fromage, c'est, il ne

sait plus quoi d'à la con) et des g‚teaux! Maintenant, il va penser au vin.

Sacré, le pinard. Blanc et rouge. Meursault et Haut-Brion, comptes-y!

Pendant ce

temps, tandis que le vieux copain compose une fiesta de brave homme, Boulou, sa

polka, se branle comme une perdue devant un Eric Plante impassible, guéri d'un

début d'émoi par une pensée cocasse.

- Ah! je t'aime, crie-t-elle à Eric en trouvant l'orgasme.

Voilà, elle a joui. Lui est un peu p‚lot, pas trop. Sérieux.

Il la remercie d'un signe de tête. Elle voudrait lui arracher les yeux. On sonne! Dis donc, il a fait rondo, le Marien! Boulou relève son jean et trottine

vers la salle de bains pour y retrouver son innocence.

xx

Le petit homme toussote en regardant sa montre. Plus de deux heures qu'elle est

là, debout devant le comptoir o˘ se trouvent encastrées une théorie d'écrans de

visionneuses.

Le directeur de l'Agence Kappa (K, comme Kodak) est attendu à son club de billard.

- Vous en avez encore pour longtemps, madame Mirale ?

Il essaie d'être poli malgré son impatience. Pas facile de garder de l'amabilité

pour les gens qui vous emmerdent.

Elle s'est pointée pile au moment de la fermeture et a demandé de consulter une

série de diapos très particulière. Le moyen de refuser à une héroJine du journalisme ? Il en a pris son parti, regardant avec envie se harnacher et partir sa jeune secrétaire boutonneuse et Mauduis, son adjoint.

Eve est une femme déterminée, donc patiente. Elle promène sur l'écran une énorme

loupe en forme de hublot et examine avec attention les pellicules rassemblées

dans des présentoirs de plastique. Parfois elle sourcille et s'acharne sur l'une

des images, cherchant, semble-t-il, à y discerner des détails invisibles au premier coup d'úil.

Herzig regarde encore sa montre. quelle enfoirée, cette bonne femme!

Débouler de

la sorte, le sourire en coin, guillerette, charmeuse, s˚re d'elle. Sachant qu'on

ne lui refusera jamais rien. Enfant douée, enfant g‚tée! Fille de riche, cela se

renifle! Lui, petit Polak issu des ghettos, n'apprécie pas ce genre d'intellectuelle triomphante. Trop élégante pour être vraie. Il regarde les poignets effrangés de sa chemise, les bords luisants de crasse de son vieux blouson. Dans son job on n'est propre que pendant les vacances. Sa salle de bains n'est qu'un laboratoire photographique supplémentaire. Il travaille sans

trêve, sauf quelques heures, le soir, depuis son veuvage, pour jouer au billard.

Son père lui a appris, avant de partir en fumée dans un ciel de honte. Et si ça

se trouve, elle ne retiendra même pas de photos, cette péteuse! Il aura sacrifié

sa partie vespérale pour le seul plaisir de contempler une jolie femme et de

renifler son parfum de pimbêche.

elle consulte les cartons de photos, et Herzig regrette de lui avoir déballé

tout ce matériel.

L'Agence Kappa se trouve du côté de Sébastopol, dans une cour du très vieux Paname, au sol défoncé.

Des voitures à bras y sont remisées ainsi que des poubelles. Herzig aperçoit la

concierge dans sa loge dont les rideaux ne sont pas tirés. Une grosse Portugaise, pleine de moutards, dont le mari ne parle à personne.

- Merveilleux! s'écrie tout à coup Eve Mirale.

Du coup, le directeur en est rasséréné. Il déteste décevoir les visiteurs qui

viennent fouiller dans ses documents comme dans quelque hotte magique pour, souvent, y chercher quelque chose dont ils n'ont qu'une notion confuse.

Eve vient de tomber sur ce qu'elle n'osait espérer. Elle est ravie, avide!

Et il

n'est pas question d'un cliché isolé : il en existe une série! Tout un grouillement, comme un banc de poissons! L'embarras du choix! Elle vagabonde, de

l'un à l'autre, promène sa loupe d'une main tremblante, irrassasiable, tu sais!

Elle cherche les plus éloquents. Un vrai régal! C'est cela une mine! La profusion de ce que l'on recherche. Outre la joie de le découvrir, celle, encore

plus exaltante d'en être saturé. Mais il faut bien se décider. Elle va élire les

trois meilleurs! Les proclamer! Leur décerner son prix, à elle, son Goncourt

personnel! Elle a la fièvre. Elle est étourdie de trouver un tel bonheur, si

près d'une aussi vive honte. Dans la même journée!

- Donnez-moi celui-là, monsieur Herzig. Et puis celui-ci... Attendez, je vais

vous en prendre encore un troisième...

Lorsque les trois clichés sont détachés de l'ensemble, ils paraissent davantage

éloquents. Leur impact est plus violent. Déjà, Eve sait que sera élu pour publication le premier qu'elle a découvert. Elle est marquée par le sursaut

- la

décharge, plutôt - qu'il lui a causé.

- N'oubliez pas de les " légender ", monsieur Herzig!

Le petit homme a oublié son billard. La jubilation d'Eve Mirale le gagne.

Il est

fier de sa boutique. Agence Kappa (K, comme Kodak), l'une des mieux pourvues de

Paris. Trente années d'archives. Le monde en boîte! Sous tous ses aspects, les

plus triomphants comme les plus honteux. Sang et amour, rois et manants, yachts

dorés et boat peoples !

Il s'installe à sa machine à écrire, une vieille Royal d'avant le déluge qui

fait un bruit de fleurettistes en action.

Pendant qu'il prépare les trois documents sélectionnés, Eve se gave de ceux qu'elle n'a pas choisis. Tout s'organise en elle : les caractères, la mise en

page, les cinq ou six lignes de texte " bien senti " qu'elle concoctera.

Allons,

la journée finit bien.

Trente-cinq minutes plus tard, elle est au journal.

La salle de rédaction est grouillante. Chose curieuse, Eve, pabbiunncc uc jourriansme, ueiesie ce iieu survoiie. r-ne comprend mal que l'on

construise du cohérent dans le vacarme. Mais elle a besoin d'un des éléments

importants du Réveil : Jean Maurice, le plus vieux photographe de la boite (voire l'un des plus anciens de la capitale). Précisément, il est en grande discussion avec le rédac en chef de la page spectacles. C'est un monsieur dans

le style Lartigue : long, mince, racé, le cheveu blanc. Amoureux de montagne,

son visage ressemble à une peinture craquelée. On aurait envie de mastiquer ses

rides. Il porte éternellement une élégante veste anglaise à petits carreaux blancs, fauves, noirs, un polo de soie blanc, un pantalon de flanelle grise. Il

a un côté gentleman farmer décavé. Il pose toujours sur Eve des yeux d'amoureux

transi qui ne se déclarera jamais. C'est l'aristo de la photo. Celui qu'on dépêche chez les vieux glorieux pour les apprivoiser.

- Maumau : dès que vous aurez trente secondes... Je suis dans mon bureau!

lui

dit-elle.

Le regard dont il l'accompagne laisse des traces, comme le passage d'un escargot.

Eve Mirale se sent dopée. L'action, quel remède!

Artémis, qui ne l'escomptait pas, fume une cigarette à la fenêtre. Penaude, elle

virgule son clope en voyant surgir la patronne. Mais elle pourrait fumer un havane qu'Eve ne s'en apercevrait pas.

- Je devrais être partie, roucoule Artémis, une chance que j'attende un coup de

fil de mon jules.

- Je n'ai pas besoin de vous, la rassure la journaliste.

- J'espère qu'il ne tardera pas, j'ai une faim d'ogre, reprend la secrétaire.

Pour une fois qu'il peut m'emmener bouffer! Sa rombière est en clinique pour

deux jours : elle se fait tirer la peau. Alors, c'était comment, ce déjeuner

avec Tumelat ?

- Coquin, répond Eve.

L'autre la questionnerait plus avant, mais voilà déjà Jean Maurice qui se pointe

avec les yeux de Bernadette Soubirou en pleine miraculade. Eve l'entraîne fissa

dans son bureau dont elle referme la porte en déployant une application inusitée

qui g‚che la soirée d'Artémis.

- J'aurais un travail à vous demander, dit Eve Mirale à son vieil admirateur.

Il en est d'autant plus surpris que la chronique de la jeune femme n'a jamais

comporté la moindre illustration.

- Avec joie, répond le photographe.

Elle le fait asseoir et lui déballe un vieux Madère certifié de 1890 dans une

robe d'osier tressé.

Jean Maurice n'en croit pas ses sens. Drôle de pointeur, cézigue. Amateurs d'amours ancillaires. Il s'est spécialisé dans la soubrette et ses couilles sont

connues et reconnues dans tous les Hôtels de la Gare ou du Commerce de France.

La fréquence de ses déplacements, depuis quarante ans, lui a enseigné la modes

tic. vuaiiu tu uç;uai4uç~ a uàN ii,~ui%,a uu a"i-Angoulême, tu n'as pas le temps de conquérir l'élite culière de la ville.

Sa

frime de grand d'Espagne, la distinction avec laquelle il coltine son Nikon,

impressionnent beaucoup les femmes de chambre de sous-préfectures.

Eve lui tend les trois clichés. Il les regarde par transparence.

- Fiesta chez les tantes, remarque Jean Maurice.

- En effet, ces photos ont été prises dans des boîtes d'homo en vogue.

Elle se place derrière lui et passe son bras par-dessus son épaule. Maumau a la

glotte qui se cimente. De la pointe d'un crayon, Eve lui désigne un jeune homme

qui tient une coupe de champagne. Un travelo en grand décolleté mime une scène

d'amour avec lui, la tête appuyée sur son épaule. On sent que cela est un jeu,

une pose de buveurs prise pour blaguer avec l'objectif. Le travelo se p‚me de

façon grotesque. Gueule trop peinte, langue pointée entre les dents, regard chaviré.

- Il faudrait m'isoler ces deux personnages et les agrandir, Maumau.

- Facile.

Il sort un crayon gras de sa poche et délimite le couple, après quoi il place

les trois clichés, qui sont très voisins, dans une enveloppe de papier cristal.

- Je vous bricole les trois ?

- Si cela ne vous ennuie pas; nous choisirons le meilleur; mais ce n'est pas

tout.

Elle trempe ses lèvres dans le verre de Madère.

- Cela, c'est de la technique de laboratoire, il me faudrait également de l'artistique.

- C'est-à-dire ?

- Le jeune type de la photo est le secrétaire du Président Tumelat.

- qu'est-ce qui lui arrive, à ce vieux bouc de s'entourer de gazelles ?

Eve Mirale poursuit

- Ils déjeunent ensemble tous les mercredis à La Méditerranée, dans le fond du

restaurant : fruits de mer, langouste ; le Président est breton.

Jean Maurice attend la suite, mais comme il est plein d'expérience et de malice

il pressent ce qui va lui être demandé; un sourire amusé le craquelle davantage.

- Il me faudrait une photo d'eux, l‚che la journaliste. Et j'aimerais que le

climat de votre photo évoque celui de ces diapos.

Elle applique son index sur la poitrine de Jean Maurice.

- Je doute que le Président fasse des c‚lins à votre petite folle dans un restaurant, plaisante-t-il.

- Vous êtes un magicien, vous savez exploiter les angles de prises de vue, le

hasard des mouvements. La géométrie est votre alliée, mon cher. Et, plus que

tout, votre sens professionnel vous

.. J -_ -'.. uxi

- i uii u~,a u--uA auia aa

serviette à ramasser, un mot à dire à l'oreille de l'autre, que sais je...

- Sans doute, mais imaginez-vous que cette grande gueule de Tumelat tolérera que

je me poste en face de lui, appareil en batterie, pour le flasher sous toutes

les coutures pendant qu'il massacre une langouste?

- Certes non, convient Eve, amusée, mais j'ai tourné la question.

- De quelle manière, ingénieuse et merveilleuse créature ? dindonne le photographe.

- Il a sa table : la 8. Mercredi, la 9 ou la 10 (selon la topographie du lieu)

sera retenue pour une vedette qui aura accepté de se faire mitrailler à

table.

- Pas bête.

Jean Maurice la considère tout à coup d'un úil perplexe.

- Chère Eve, donneriez-vous dans la presse à scandale ?

- Il s'agit d'une affaire personnelle. Au reste, je réserve la chose à un autre

canard que le nôtre.

Règlement de comptes ? demande le vieil homme.

a une assez belle gueule, un rien frelatée par l'alcool, les déplacements à

bon

marché, la lassitude d'une vie dont il n'attend plus grand-chose. Il aimerait

instamment se payer sa collègue. J'écris instamment parce que le mot me tente et

qu'il ne faut jamais résister à la sollicitation du vocabulaire. Instamment la

fourrer, Eve MŒrale. Dans un hôtel de luxe, il ferait les choses en grand.

Lit

Louis XV capitonné, loupiotes délicates et Do not disturb en rouge au loquet de

la lourde. Lui bouffer le cul : un vrai régal de seigneur! Il devine la délicatesse extrême d'une telle chatte. Il raffole de la groume, le vieux Maumau. Cantonné dans des frifris subalternes, pas toujours de bon aloi, il rêve

d'un sexe somptueux et, merde, il te parie n'importe quoi qu'elle héberge la

minouche du siècle la petite Mirale.

- Vous avez l'air perplexe ? demande-t-elle au lieu de répondre à sa question.

- Non, non, je laissais, libre court à mon imagination, répond-il.

- Est-il indiscret de vous demander o˘ elle vous conduisait ?

Il est désarmant le bon ringard. Son regard éplore. Ses paupières deviennent

deux grosses virgules.

- Dans un lit, dit-il.

Eve rosit un peu de l'alluse. Humour de représentant blanchi sous le harnois,

qui baisotte les mercières veuves, de-ci et là. Elle imagine ce que serait une

soirée en tête à tête avec cet homme aimable mais rincé, la conversation faussement intellectuelle. Elle déteste les gens qui font semblant d'être intelligents. Rien de pire, ni de plus fastidieux; on dirait qu'ils édifient un

ch‚teau de cartes en se retenant de respirer.

- Bon, coupe-t-elle, vous êtes d'accord pour m'arranger ce guet-apens, Maumau ?

- Evidemment, on vas vous faire du bin boulot.

- Vous êtes fantastique.

Elle lui signifie, par des riens perceptibles, qu'il doit déguerpir. Jean Maurice se lève à regret. Il risque un baisemain de bell‚tre cacochyme, gauche

et attendrissant. Ce qu'il voudrait pouvoir poser sa joue sur les fesses de la

chroniqueuse ! Et dire qu'un heureux se la fait couramment. qu'il a le droit de

prendre le mignon cul pommé d'Eve pour oreiller, Seigneur, quelle félicité!

Artémis parlemente au téléphone avec son jules ; le dîner prévu n'a pas l'air de

bien se combiner. Chacun sa vie.

Eve est contente de se retrouver enfin seule. Elle prend avec écúurement le verre vide du vieux photographe et le jette dans sa corbeille à papier.

Jean

Maurice lui donne envie de gerber. Tout chenu, matamore pourtant, convoiteur.

Son sexe flétri traîne dans ses prunelles. Il la dégo˚te, son mari la dégo˚te,

et le Président... Elle n'ose s'avouer que tous les hommes lui produisent peu ou

prou cet effet. Jeune fille, elle a eu des émois, des admirations. Femme, elle a

subi des élans. Il lui est même arrivé de couchailler deux ou trois fois, avec

des types impressionnants, mais qui ne l'impressionnaient plus une fois nus et

r‚lants. Un beau m‚le n'est beau que l‚ché dans l'arène. quand il entreprend de

vider ses testicules, il devient misérable, infiniment pauvret. Cependant, elle

se sent fille de feu, propre à la passion. Trouve-t-on fatalement un support à

la passion potentielle ? Ces réserves infinies qu'elle sent flamber dans ses

veines ne peuvent donc s'épancher qu'à travers le réservoir d'un stylo ?

Elle se

voit, agenouillée sur le lit conjugal, pendant que son bonhomme la besogne.

Elle

se rappelle ses rares expériences avec d'autres! D'autres! Elle ricane : n'estce pas toujours le même homme, au moment du rut ? Depuis les grands primates qui

nous ont précédés ?

Elle s'allonge sur son canapé, se défait de ses chaussures et place ses chevilles sur l'accoudoir. Les yeux fermés, elle écoute battre son cúur. Il va

son petit bonhomme de chemin. A présent qu'elle a trouvé sa vengeance et qu'elle

la tisse en bonne araignée patiente, elle se sent délivrée de son humiliation.

Ne reste que l'amertume sur la toile du tamis. Tumelat n'est plus pour elle qu'un grotesque fanfaron, butor manichéen aigre et sucré comme un mets chinois.

Son secrétaire lui flanque le frisson. Falot, perfide. Triste courage masqué!

Ardent sur une motocyclette o˘ il devient robot, odieux dans ses appels anonymes. Elle sait qu'il ne la harcèlera plus, puisqu'il est débusqué. Ce genre

d'individu n'ose que dans l'anonymat absolu.

Elle a bien noté la panique sur le visage du beau gosse quand le Président a

parlé de ses prouesses motocyclistes. Toujours cela de positif dans ce pénible

incident : l'homme à la moto a cessé de la tourmenter. La sonnerie du téléphone

ne la fera plus tressaillir.

On toque; à la manière, elle sait qu'il s'agit d'Artémis.

- Venez, ma poule!

rouvrir les yeux pour comprendre.

_ " Il " s'est décommandé, hein ? Sa femme a eu un accès de fièvre qui l'oblige

de rester à son chevet?

Artémis ne répond rien parce qu'il est difficile de parler quand on vous entonne

de la peine jusqu'à la glotte.

- Artémis, soyez gentille : téléphonez chez moi, dites à mon mari que je ne rentrerai pas dîner, qu'il y a conseil extraordinaire de rédaction. Nous aussi,

nous savons mentir. Ensuite, je vous emmènerai casser une cro˚te dans un bistrot

; vous me parlerez de votre vieille mère, de vos règles, de votre propriétaire,

du journal, de tout, mais pas de baise, n'est-ce pas, Artémis ? Surtout pas de

baise.

Pour lors, voilà la brave grosse remise sur ses rails.

- Ce que vous êtes chouette, s'extasie-t-elle. Mais, et votre petit Boby ?

- Son papa s'occupera de lui; il n'existe pas deux cons comme Luc pour raconter

le Petit Chaperon Rouge.

Elle ajoute, d'une voix lasse :

- Moi, je suis une mauvaise mère.

XXI

Le Président donne la lumière dans sa chambre et s'efface pour laisser pénétrer

NoÎlle. La jeune fille entre timidement, comme on se présente dans une exposition un jour de vernissage, à la fois curieuse et inquiète.

Elle est frappée par les vastes dimensions de la pièce, ensuite par le lit à

baldaquin et surtout par une énorme niche à chien, très surréaliste dans ce cadre un rien pompeux. L'endroit a une odeur, celle du Président:' Parfum viril,

mais discret qui invite à la nostalgie. Horace referme la porte.

- Mon antre, dit-il.

Des livres s'empilentsur une commode. Il en prend un chaque soir, dont il franchit quelques pages avant de le recevoir sur le nez. Il lui arrive de se

réveiller la nuit pour pisser, et c'est alors qu'il lit vraiment une ou deux

heures d'affilée, avant de retrouver le sommeil.

Mais jamais il ne finit un bouquin. quand, le lendemain, il reprend le roman

ayant meublé son insomnie, au lieu de le continuer là o˘ il l'a laissé, il s'empare d'un autre livre. C'est à la commode qu'il va, pendant que la petite

procède à la découverte de sa chambre. Depuis le beau meuble marqueté, il a une

vue générale. Il trouve ravissante cette adolescente dans son propre décor.

On

est moins frappé par ses mutilations. La silhoueti-s'impose et les détails tombent.

- Comment trouves-tu ?

Elle déteste. Beaucoup trop royal pour son go˚t. Trop thé‚tral. Elle admet le

grand salon et la salle à manger pleins d'emphase, mais conçoit difficilement

que l'on ait pour tanière une pièce aussi grande et orgueilleuse.

- C'est une niche ?

- Celle de TaÔaut, le chien de mon oncle, répond le Président. A la mort d'Eusèbe j'ai installé le clébard dans mes appartements; mais le pauvre s'est

fait écraser pendant que la femme de chambre le promenait. Il lui a échappé

d'une secousse pour courir sous les roues d'une voiture.

- Pourquoi avez-vous conservé sa niche dans votre chambre?

Horace n'a pas envie de lui mentir.

- Parce qu'il m'arrive de m'y coucher. Elle fait volte-face.

- Ah! oui?

- Oui. Imagines-tu le scoop que ça donnerait, une photo de moi lové dans une

niche à chien?

Il ajoute

- Tu me crois un peu fou, n'est-ce pas 9

- Pourquoi ne coucheriez-vous pas dans une niche à chien si vous en avez envie.

Un psychanalyste vous affirmerait probablement que cela correspond à un besoin

du sein maternel. Naître est la plus odieuse des mutilations, n'est-ce pas ?

Elle s'est plantée devant un grand miroir ancien au cadre polychrome ; courageusement, elle arrache ses lunettes noires et s'y examine. Il y a une hardiesse dans son attitude, un défi.

On dirait qu'elle se provoque. Horace songe que la guérison escomptée est en

train de se produire : NoÎlle va mieux, elle recommence à communiquer, à

s'intéresser aux gens et aux choses, à regarder autour d'elle, mais mieux encore, à soutenir la vue de sa pauvre figure détruite.

- Je dois vous dégo˚ter, non ?

- Je t'en prie, ne dis pas de sottises'

quelle piètre protestation! Il est vraiment à court d'arguments, le ronflant

tribun, l'homme aux formules éblouissantes qui désamorce si bien les interviewers de tout poil en leur mettant le nez dans leurs questions.

- J'étais belle, n'est-ce pas ? dit-elle, tout en arrangeant de son mieux ses

cheveux devant ses cicatrices.

- Tu étais jolie, rectifie Horace, c'est à partir de maintenant que tu deviens

belle.

Cette délicate ambiguÔté attire NoÎlle comme un piège sucré un insecte.

Bien

s˚r, il fait un pieux mensonge, elle est néanmoins intéressée et souhaite le

pousser vers quelque développement, non pour embarrasser le Président -

jamais

embarrassable - mais seulement pour mieux s'oindre de ce baume miracle qu'il lui

propose.

- Comment pouvez-vous prédire à la fille affublée d'un tel visage qu'elle va

devenir belle ? interroge NoÎlle (celle de la glace, et non celle qui lui tourne

le dos).

- On est beau de l'intérieur, rétorque le Président. L'extérieur est une remontée en surface de la beauté qui vous habite. L'incendie a déchiré tes traits, mais ils se reconstituent spontanément. quand un sculpteur abandonne son

oeuvre en cours, il la recouvre d'un linge mouillé, le linge dissimule l'oeuvre

un instant, puis, lentement, il se plaque étroitement à elle et finit par la

laisser se révéler à travers lui. En séchant, tes plaies te rendent ton visage.

On le pressent différent, plus affirmé; alors je dis que tu es en train de devenir belle.

remerciement; elle aime la façon dont il lui fait la charité. Aumône en monnaie

de singe, qui pourtant l'enrichit.

Un peu de musique tendre conviendrait à l'instant, le soulignerait. Horace retrouve confusément une poussière de bonheur, du bonheur perdu parce qu'il était bêtement combustible. Ce n'est pas des regrets, ni même de la nostalgie,

plutôt les promesses d'une autre vie. La présence de NoÎlle le conforte dans de

secrètes perspectives. De plus en plus, il se sent au seuil d'un accomplissement

mirifique.

- Va chercher tes effets, décide-t-il, tu vas venir t'installer ici.

Elle n'ose comprendre, mais ce qu'elle croit entrevoir l'impressionne.

- Vous voulez dire que je vais occuper votre chambre?

- Oui.

- Avec vous?

- Oui.

Elle reste un peu incrédule malgré tout. Une vive p‚leur accentue la couleur

rose chair de ses plaies.

- Et votre femme? balbutie NoÎlle.

Il gronde, tout de suite au paroxysme du mécontentement

- quoi, ma femme ? Depuis des années il n'y a plus entre nous qu'une haine mondaine. Tu n'es pas la petite jeune fille au pair que le vilain mari séduit.

Elle est allée te chercher en connaissance de cause, non! Au fait, crois-tu qu'elle a agi par compassion, parce qu'elle a appris que tu te mourais de consomption ? Le crois-tu ?

- Non, répond NoÎlle dans un souffle.

- Alors, à ton avis, pourquoi t'a-t-elle amenée ici ?

Par esprit de vengeance, peut-être, murmure NoÎlle, afin de me montrer à

quel

point vous ne m'aimez plus.

- Tu br˚les, ma fille; tu br˚les!

Et alors, ce grand con s'aperçoit que son expression est vachement inopportune;

et ça lui amène in petto de la jubilation. Il faudra qu'il raconte ça à

Eric,

demain; lui seul possède suffisamment de cynisme pour go˚ter l'humour noir de la

chose.

- Te rends-tu compte qu'elle libère sa bile en passant pour une grande ‚me bourrée d'abnégation! Bath, non? Du grand art !

Il se contient. Pas le moment de gonfler comme un soufflé de rogne. Elle ne doit

pas en conclure qu'il lui offre l'asile de sa chambre uniquement pour emmerder

bobonne! Et d'ailleurs, très franchement, cette proposition n'avait rien de machiavélique. Elle est venue toute seule au Président, pendant qu'il regardait

la petite, piquée devant la vieille glace espagnole. Il a eu le désir de la garder avec lui. Non pour lui faire l'amour - il ne pourrait pas - mais parce

qu'il la veut en exclusivité absolue. Il est capricieux, le bougre. Ses élans

constituent souvent des plans de conduite irrévocables.

- Je vais vous gener, dit NoÎlle. Vous rendez vous compte, une femme, chez vous

qui avez vos habitudes bien ancrées! Elle désigne un poste téléphonique au chevet du lit, ainsi qu'un dictaphone particulièrement sophistiqué, les livres

amoncelés.

- Si tu me gênes, je te le dirai, rétorque carrément le Président. On ne risque

rien à essayer.

Elle hoche la tête, incrédule. Trop d'objections se ramassent, qui lui font valoir l'aspect déraisonnable d'une telle cohabitation. Lui-même est pris d'une

sourde angoisse. Ses paroles n'ontelles pas dépassé sa pensée ?

Néanmoins il tiendra bon. Il a le respect de son instinct, le Président, il croit plus en lui qu'en Dieu, car son instinct, c'est peut-être la voix du Seigneur, sa présence divine.

- Va chercher tes affaires, te dis-je, faut-il que Juan-Carlos te donne un coup

de main?

- Oh, non! Pour ce que j'ai...

Elle balance un peu, d'un pied sur l'autre, regardant le Président d'un air dubitatif.

Je veux bien essayer, dit-elle, mais à une condition. Laquelle ?

Je dormirai dans la niche.

DEUXIEME PARTIE

L'ANGE

1

Un redoux précoce rend la nuit poisseuse. Des bourrasques tièdes refoulent la

pluie oblique qui donne au quartier Saint Germain des Prés sa brillance de film

en noir et blanc. Arrêté devant un antiquaire de la rue Jacob, Eric contemple

une maquette de voilier britannique à bord duquel il ne peut s'empêcher d'embarquer un instant. Ses nostalgies charrient encore des langueurs de mers du

Sud. Il n'ignore pas que le monde s'est refermé et que l'aventure n'est plus

désormais que dans nos têtes; malgré tout, il pique vers des îles pour feuilletons hollywoodiens à bord du trois-m‚ts poussiéreux aux voiles de parchemin, Nos rêves sont à l'état de maquettes. Ah! mourir aux Philippines,

comme Magellan, après avoir eu un univers aussi vaste que notre système solaire

à découvrir. Odyssée 1520. Ne subsiste de tout cela qu'un modèle réduit de bateau entre un escabeau de bibliothèque et un scriban anglais.

Eric reprend sa marche en direction de la rue Saint-Benoit. Il est deux heures

du matin et il souffre de migraine : trop de scotch chez Gros Minou, un bar de

fiotes o˘ il n'a pu s'empêcher d'aller massacrer ses tympans.

Il serait rentré plus tôt, chez lui, mais il a aperçu Boulou qui le guettait,

alors, pris de panique, tu parles qu'il a rebroussé chemin. Depuis sa séance de

branlette, elle le drague à mort. Pour comble, Marien est à Gstaad, en train de

jouer les paparazzi entre l'Olden et le Palace. Il regrette ses connes entreprises inabouties de l'autre soir avec la copine du gros. Elle s'est découvert une ‚me de terre-neuve et veut absolument le convertir. Ce qu'il y a

de débectant avec les filles, c'est qu'elles prennent tout au sérieux. Pas mèche

de s'offrir des galops d'essai avec elles, des fausses manoeuvres. Tout de suite, elles se sentent investies d'une mission. Deux doigts dans la moniche,

juste pour dire, et elles se sentent marquées de ton sceau, ces bécasses!

Il débouche dans sa rue. Rien. Soulagé, il s'y engage. Elle reviendra l'emmerder

demain. Nous sommes inconscients, toujours à tendre les collets dans lesquels

nous nous prenons les pieds!

Il a h‚te de se retrouver chez lui pour regarder s'anéantir deux Alka-Seltzer

dans un verre d'eau. Il sait que le bruit crépitant des bulles, déjà, calmera

son mal de cr‚ne. Comme il parvient devant son entrée, une portière de voiture

s'ouvre devant lui. Une femme sanglée dans un ciré noir descend d'une Mercedes

break et se plante devant Eric. Il ne la reconnaît pas tout de suite.

- Bonsoir, monsieur Plante.

Le garçon éprouve un choc en identifiant Eve Mirale.

Pourquoi une peur atroce lui mord-elle soudain les entrailles ? Il a l'impression qu'elle est là pour l'assassiner. D'instinct, il regarde les mains

de la journaliste. Bien qu'elle ne tienne qu'un journal roulé, il n'est pas rassuré pour autant. Elle lui sourit. Un sourire p‚le, aux dents serrées.

La

pluie commence à cribler le visage d'Eve.

- J'ai quelque chose pour vous; on ne pourrait pas aller prendre un verre ?

" Oh 1 bon Dieu, mais je suis un l‚che! " se dit Eric en sentant flageoler ses

jambes et se glacer sa poitrine. Il se rappelle un homme mort, au bord de la

route, Il cherchait à lui porter secours, ne trouvait rien à essayer de valable

et lui palpait le cúur. Oui, ses doigts ont conservé l'abominable contact à

leur

extrémité. Est-ce près des ongles que siège la mémoire tactile ? Cette poitrine

qui se minéralisait, il la retrouve, et c'est la sienne. Putain de femelle!

elle

ne peut pas ne pas le tuer avec un regard pareil! Y a-t-il un poignard dans le

journal ? Un pistolet ? Probablement le guettait-elle... Elles s'acharnent toutes après lui, Boulou pour lui voler son sexe, Eve Mirale pour - très certainement - lui voler sa vie.

Elle attend sa décision sans le quitter du regard.

Surtout pas chez moi, se dit-il. Pas chez moi - elle l'aurait trop belle pour

m'abattre et s'en aller.

Un désespoir physique, teinté de fatalisme, le point. Il désigne le carrefour

Saint-Germain du menton. Là-bas, il y a des lumières, beaucoup de monde.

Elle

hésitera une fois dans la foule.

Il se met en marche, sans répondre, prenant bien garde de ne pas la devancer :

ça vous tire dans le dos sans hésiter, cette charognerie! Des houris! Des goules! Pourquoi a-t-elle attendu plus d'une semaine avant de venir?

Leurs pas non synchrones font sonner le trottoir. Des gens parlent, s'interpellent. La circulation est toujours dense. Eux se taisent. L'odeur d'Eve

lui parvient, envo˚tante et secrète. Sur sa moto, à cause du casque, il n'avait

pu la respirer. S'il doit vivre encore, il n'oubliera plus ce parfum.

Dans son esprit o˘ la crainte et la surprise ont mis la confusion, les pensées

s'organisent à chacune de ses enjambées. Elle ne va pas le tuer dans un café!

quand on a de telles intentions, on agit spontanément. Et puis on ne tue pas un

homme parce qu'il vous a contraint à le satisfaire, on ne peut 134

qualifier de viol le caprice d'Eric. Voie de fait ? A la rigueur. Il ne l'a brutalisée que moralement, somme toute, en l'entraînant sur son bolide.

Il garde les mains dans les poches de son imperméable clair, àépaulettes paramilitaires.

Il nourrissait des pressentiments, cela dit, Eric. Mal dans sa peau, inquiet. Un

tourment indéfinissable entachait sa joie de fonctionner pour le compte du Président.

que lui a-t-elle dit, déjà, en l'abordant ? " J'ai quelque chose pour vous.

"

que peut-elle avoir " pour lui " qui ne soit redoutable ? Il doit conserver son

calme; s'y exhorte. Relaxe. Il offrira moins de prise à l'adversaire, voire à

l'adversité.

Ils parviennent au carrefour. Sans consulter Eve, il traverse le boulevard pour

aller chez Lipp. Elle n'a rien contre et il la laisse entrer la première.

La

célèbre brasserie est encore pleine de choucrouteurs et d'intellectuels à

longs

cache-nez, longs tifs, aux yeux fiévreux, qui préparent l'avenir devant un demi

de bière. Il cherche une table, ne trouve que deux places vacantes juste àgauche

de l'entrée, les désigne à la journaliste qui acquiesce et choisit la banquette.

C'est seulement à cet instant qu'il ose la regarder. Il lui trouve une expression tragique. Elle semble fatiguée. Son maquillage s'est estompé, ses

traits se sont accusés et son regard s'est flétri dans l'attente.

Elle est bien plus belle ainsi, presque touchante.

L'imperméable noir fait deuil, tout à coup, dans les lumières. Un garçon vient

s'enquérir. Eric interroge sa compagne du regard. quelle navrance que la vie,

avec sa cohorte de petites conventions. Ils sont là, face à face, aux prises

avec il ne sait encore quoi de très grave, et voilà que, par respect humain, ils

sont contraints de commander une consommation.

- Un café, dit la jeune femme. Deux, ajoute Plante.

Le garçon s'éloigne. A la même table qu'eux, une vieille comédienne pl

‚trée, à

tête de masque égyptien, fume solennellement, le port droit, l'úil perdu.

Le

brouhaha, la chaleur, roulent sur eux comme la grosse barre d'une mer du Sud.

Eve a attendu trop longtemps au volant de sa Mercedes, perdant ainsi le contact

avec l'ambiance humaine. Et puis il y a la fatigue, un début d'insomnie.

Elle se

couche rarement très tard. Eric a bu trop d'alcool et a eu trop peur. Il attend.

Elle continue de se taire sans poser le regard sur lui. Il est impressionné

par

la personnalité de la jeune femme. A cet instant, oublieux de toute crainte, il

s'aperçoit qu'il a honte. Honte de la promenade folle à moto.

- Je vous demande pardon, marmonne-t-il.

Comprend-elle ? En tout cas elle reste sans réaction.

Il déboutonne son imper et bataille avec la ceinture nouée trop serrée.

- Votre papier m'avait rendu fou, alors j'ai commis une folie ; j'ai un côté

très braque, vous savez.

135

- Je m'en fous, soupire Eve Mirale d'une voix lasse.

Elle dépose sur la table le journal roulé qu'elle avait en main. C'est un hebdomadaire satirique. L'imprimé libéré se gonfle.

- Il se trouve déjà dans toutes les voitures de messageries et sera en vente

demain matin, annonce-t-elle.

Le cúur d'Eric se vide. Voilà, terminus! Il avait parfaitement compris qu'elle

tenait une arme. Ce n'était ni un poignard ni un pistolet, mais un journal.

Du

distillé, il peut y compter. Elle a pris son temps.

- Je vous ai attendu afin de vous le remettre personnellement, monsieur Plante.

Je tiens a ce que vous en preniez connaissance devant moi : page seize.

Le garçon apporte leurs deux cafés dont l'arôme est incisif. Eric demande combien il doit. Comme le garçon est déjà reparti, il lit la somme sur le ticket

et dépose l'argent sur la table. Ayant réglé les consommations, il s'empare de

sa tasse. Une grande indifférence tragique s'étale en lui. Le café est br˚lant;

machinalement, il souffle dessus.

- D'o˘ vous vient ce besoin de nuire ? demande-t-il.

- Parce que kidnapper les gens et les violenter n'est pas nuisible ?

riposte

Eve.

- J'ai riposté à une humiliation publique, par une humiliation privée, ditil,

ça me paraît sans commune mesure.

- Parce que vous êtes une petite pute, monsieur Eric Plante si vous étiez une

vraie femme, ou un véritable homme, vous mesureriez l'ampleur de ce forfait.

Elle a monté le ton et la vieille comédienne laisse couler sur Eric un regard

intrigué, prêt aux flétrissures.

Le jeune homme dépose sa tasse et se lève.

- Non! vous allez regarder la page seize, intervient vivement Eve.

Il sourit. Ainsi donc, il la tient pour un moment. Piètre victoire, mais victoire tout de même. Elle l'aura attendu des heures devant son immeuble en

pure perte : il ne va pas lui donner la satisfaction de lire son papier devant

elle. Chose curieuse, son comportement la désempare (j'écris " la désempare

" et

vous compisse, grammairiennes et grammairiens bilieux, louches conservateurs

d'une langue-musée que vous privez d'acquisitions bon marché); elle a tout manigancé dans la perspective de l'instant savoureux o˘ Eric allait ouvrir le

journal en frémissant. Et il la laisse en plan, avec son hebdomadaire.

Certes, il courra l'acheter demain, peut-être même, ancien homme de presse, irat-il le chercher à l'imprimerie en sortant, mais Eve n'assistera pas à

l'explosion de la bombe. Il la prive de sa réaction. Pas une seconde elle n'a

envisagé cela, serait-il moins pleutre qu'elle croyait? Elle a eu tort de l'insulter; il lui fallait rester froide jusqu'au bout. Elle vient de tout g‚cher. Eric quitte la brasserie.

Eve jette sa tête en arrière et ferme les yeux, morte de fatigue, d'écúurement.

Il va lui falloir retourner chercher sa voiture. rue Saint-Benoît, rentrer chez elle. Elle se dit que s'il y a un taxi à la station,

quand elle sortira, elle le prendra. Rien ne presse. Luc doit roupiller dans

leur grand lit. Est-il laid, ce type-là, quand il dort! Désert et bête.

Redoutable, le sommeil. Il ne pardonne pas. Peu de gens sortent indemnes de l'épreuve. Regarde dormir ta femme, et tu sauras si tu l'aimes pour de bon.

Elle

passera par la chambre de Boby. Tiens, demain, elle l'emmènera au cinéma, elle

n'a pas le droit de passer à côté de son enfance. Un gosse a besoin de sa mère,

elle lui accorde trop peu de temps. Est-il plus important d'écrire une chronique

à succès que d'aider un môme à faire des additions ?

Elle rouvre les yeux. Eric est là, souriant. Il tient un second exemplaire de

l'hebdo et l'agite sous le nez d'Eve Mirale.

- Vous disiez qu'il paraîtrait demain, mais nous sommes demain. Il est déjà

en

vente au Drug's. Page seize, disiez-vous ?

Il va pour feuilleter le journal.

- Vous voyez que je n'ai pas l'‚me aussi noire que vous le pensez. J'aurais pu

le lire dans mes bottes, dehors ou chez moi, en égoliste. Eh bien pas du tout :

vous allez toucher vos trente deniers, madame. Regardez, je ne me masque pas le

visage, mais pose votre canard bien à plat. Je vais essayer de conserver la tête

bien droite pour le lire de manière à ce que vous ne perdiez pas une miette de

mes expressions. Vous allez pouvoir prendre un très beau pied, madame, je vous

promets de ne pas tricher. Oh! avant de me lancer dans l'irréparable, et puisque

je vous tiens, laissez-moi vous dire que vous branlez magnifiquement. Ce fut

inoubliable. S˚rement ne me croirez-vous pas si je vous affirme que je n'ai plus

joui depuis. Et pourtant c'est vrai. Dites, à mon ‚ge, n'est-ce pas malheureux?

Car enfin, cul ou con, la sève réclame, non ?

Il avale d'un trait sa tasse de café et ouvre l'hebdomadaire, Page 16.

Eve Mirale a de l'entregent. Malgré la divergence d'opinion entre le journal o˘

elle sévit et l'hebdo satirique, ce dernier a largement donné asile à ses documents. Deux photos sur près d'une demi-page. Côte à côte, La première représente Eric en ridicules mamours avec un travelo; la seconde - un chefd'oeuvre de Jean Maurice - le montre pratiquement dans les bras du Président. Tumelat, après un copieux repas, a la manie d'étendre ses bras sur le

dossier des banquettes. Le diabolique photographe les a flashés à la seconde o˘

Eric se tourne face à lui pour lui parler, avançant les lèvres de telle sorte

qu'on pourrait croire qu'il va embrasser le grand homme.

Titre de la manigance :

Son secrétaire, ou son démon de la soixantaine ?

Sous-titre :

" Des boîtes à travestis aux coulisses du Pouvoir " Ou la Carrière d'un Rastignac dArcadie.

Il s'applique à lire le texte assez court légendant les images. Son curriculum

en termes corrosifs v est résumé de manière

de ragots dans un journal pour concierges, ayant su jouer de ses charmes pour

investir le Président Tumelat. La question est posée de savoir si un chagrin

d'amour qui est dans toutes les mémoires, n'aurait pas conduit le glorieux politicien à des plaisirs que son passé de don Juan ne laissait pas prévoir.

Eric se contraint à lire jusqu'au bout, puis à relire, mais les photos, surtout,

sont terribles. La première cautionne la seconde. Il ne peut, ce faisant, empêcher sa pensée sinistrée de l'entraîner, à travers ces lignes odieuses, au

cúur de son problème. " Cette fois, pense Eric Plante, " il " va le lire. "

Il

"est abonné à ce canard. L'article du Réveil " lui " a échappé, mais demain il

aura connaissance de cette infamie. "

Un désert lunaire le cerne. Il voudrait pouvoir reprendre sa vie et la faire

autre. Jamais encore il ne s'est senti autant en peine, en grande peine. Un moment, il en oublie la présence de son bourreau. Et quand, s'arrachant à

la

fascination de l'horreur, il relève les yeux sur Eve, il ne lui importe plus

qu'elle soit là ou pas. Elle peut triompher : sa victoire est beaucoup plus grande encore que ce qu'elle espérait, plus totale, plus fouillée. Il ne reste

pas un recoin de sérénité chez le garçon. Tout est nuit et chaos.

Avec son instinct de femme, Eve comprend l'ampleur du résultat ; sa haine s'écoule comme d'un récipient fêlé.

Plante referme son journal d'un geste harassé, le pose sur le premier.

- Tenez, dit-il, cela vous en fait deux pour le prix d'un. J'espère que c'était

bien?

Son ton n'est pas celui du sarcasme. Il a une voix de médium décrivant des pans

d'au-delà. Il insiste

- C'était bien, madame Mirale ?

Eve s'abstient de toute réaction. Elle n'éprouve ni gêne, ni remords, ni compassion, simplement, sa lassitude confine au délabrement physique et moral.

Elle rêve d'un bain h‚tif. Et puis elle ira regarder dormir Boby dans sa petite

chambre tapissée de tissu Soleilado (blanc à menues fleurettes roses) avant de

se mettre au lit. Malgré sa fatigue, par sécurité, elle prendra un sommifère.

Assouvie, comme par une copulation intense, elle a envie que tout cela cesse.

C'est elle qui se lève la première. Eric agit de même. Ils sortent. La nuit a

une lourdeur hors de saison. Sur le boulevard Saint-Germain, la circulation continue, encore intense malgré l'heure tardive. Ils refont, en sens inverse, le

chemin de tout à l'heure. Eric pense à sa corde dans le tiroir. Il ne l'a pas

suffisamment lubrifiée. Elle garde sa raideur de fabrique. Il n'empêche qu'elle

est apte à servir, telle quelle...

- Vous accepteriez de monter un instant chez moi ? demande-t-il.

- S˚rement pas.

- Dommage.

«'aurait pu être un moment de qualité.

Elle ne lui demande pas de préciser davantage.

quand ils sont parvenus à la hauteur de la Mercedes, Eve murmure :

- Tiens, j'avais laissé les clés sur le tableau de bord.

Comment vont-ils prendre congé? Pour un peu, elle lui tendrait presque la main

après l'avoir poignardé. Elle souhaiterait qu'il regimbe, qu'il l'insulte.

Elle

est vaguement désemparée devant ce grand gosse au bord des larmes.

- J'ai lu des papiers de vous, quand vous étiez au Parfait, ditelle.

Fumiers,

mais bien tournés : du mordant, une violence sardonique. Je vous jugeais vermine, mais fort. Vous faisiez selon moi partie de ces homoxesuels insolents

qui défient la morale et, qui plus est, la qualité de la vie. Et je trouve un

petit bonhomme désemparé. Vous n'assumez pas.

Il est immobile dans la lumière soufrée d'une enseigne; beau, trouve-t-elle,

mystérieux.

Elle attend, un instant, une hypothétique réponse aux indirectes questions qu'elle vient de poser. Il ne parle pas, l'enfant puni. Un douloureux détachement le rend indifférent à tout.

- Bon, eh bien je crois que nous devrions en rester là, fait la jeune femme.

Elle ouvre la. portière de sa voiture et se glisse au volant.

- Attendez! s'écrie-t-il.

Il se précipite vers elle, tombe à genoux sur le trottoir et pose sa tête sur la

cuisse d'Eve, ses bras ballants à l'extérieur du véhicule. Eve demeure quelques

secondes immobile avant de le refouler d'un brusque mouvement de la jambe.

- Ne me touche pas, espèce de sale petit pédé!

Elle met le contact et démarre en force. Ses pneus feulent dans le presque silence de la rue Saint-Benoît. La portière qu'elle n'a pas refermée claque sous

le rush du départ. Eve s'abstient de vérifier dans le rétroviseur si Plante a

été meurtri par son fougueux démarrage.

Sa belle haine chatoyante lui est revenue, intacte.

Elle le hait pour l'instant de trouble qu'elle vient d'éprouver.

il

C'est le moment luxueux o˘, sortant de sa salle de bains, le Président se croit

neuf et dépositaire de son temps. Il suffit d'un bain parfumé, d'un rasage minutieux, pour le rendre provisoirement neuf. Mais la qualité principale du

neuf, n'est-elle pas son caractère étroitement provisoire ?

Choisir ses fringues et les passer complètent sa félicité. Il est toujours attentif à sa mise. Ce matin, il a eu un motif de satisfaction supplémentaire en

constatant que ses cheveux étaient redevenus uniformément gris, sans ces reflets

rouss‚tres consécutifs aux teintures qui n'en finissaient pas de s'attarder.

Perplexe, devant les portes béantes de sa garde-robe, il passe ses costars en

revue. Complets de bonne coupe, élégants, un rien trop sobres pour son go˚t, car

il aimerait commettre des incartades vestimentaires et se risquer parfois dans

des fringues pour minets. Rien ne plaît autant à Horace que de s'habiller en

sport. Hélas, dans son job de pourri, les occasions sont rares.

A demi sortie de la vaste niche, NoÎlle suit ses faits et gestes, comme les suivait Ta7faut, avec le même regard fanatique et anxieux, coupable de trop aimer le maître.

Leur cohabitation s'opère on ne peut mieux, gr‚ce à l'infinie discrétion de la

petite. Elément primordial : elle a su d'emblée que pour éviter de le perturber,

il ne fallait pas user de sa salle de bains, aussi n'y est-elle jamais entrée,

continuant de pratiquer celle de la chambre d'ami. Pas une fois elle n'a eu l'idée de le rejoindre dans son lit. A peine entrée dans la pièce, elle se coule

dans la niche et s'y trouve protégée.

Tumelat opte pour un costar bleu clair à fines rayures plus sombres. Selon son

habitude, il va l'accrocher au ciel de lit de son plumard. Ensuite, il sort une

chemise blanche, deux cravates : une unie bleu foncé, une autre, bleue aussi,

mais égayée d'un motif géométrique plus clair. Chaussettes bleues, chaussures

bleues, à boucle dorée, ceinture de croco bleue.

Il s'assoit sur le bord du lit pour passer les chaussettes et ce faisant avise

NoÎlle, toujours à demi sortie de la niche. Elle

anachronique : elle a déjà chaussé ses grosses lunettes noires.

Tumelat sourit à la petite.

- Dieu, l'étrange et ravissant escargot que voilà! fait-il, de bonne humeur.

Elle murmure " bonjour ".

Il se met un peu en biais pour enfiler ses chaussettes, afin de ne pas lui révéler ses génitoires en gros plan.

- Tu as bien dormi, l'ange ?

- Oui.

- Mes ronflements ne te gênent pas?

- Vous ne ronflez pas.

- Crois-tu ? Jadis, mon épouse me houspillait en pleine nuit sous prétexte que

je l'empêchais de dormir.

Il la contemple à nouveau, se dit qu'elle devient une véritable bête, en vivant

de la sorte, à ses pieds. Ne lui arrive-t-il pas de se lover sous son bureau

quand il écrit du courrier avant de sortir!

Une chienne.

Les chiennes sont-elle heureuses ?

- J'ai l'impression que ça va, toi, non ?

- Oui, très bien.

Elle est la présence rêvée. Attentive et silencieuse. L'amour embusqué, qui ne

sollicite rien et s'accomplit par simple osmose.

- Au fait, dit-il, je n'ai jamais vu les cicatrices de ton corps. Tu veux bien

me montrer?

NoÎlle s'extirpe de la niche et s'agenouille sur la moquette docile, elle ôte sa

chemise de nuit et reste immobile, face au vieil homme, étonnante, ainsi agenouillée et nue avec ses grosses lunettes sombres.

Le Président s'approche pour l'inventaire. Vachement ridicule, moi je trouve, ce

noeud, avec une veste de pyjama qu'il tient maladroitement abaissée devant sa

chopine, et ses chaussettes de fil bleu.

Il inspecte le corps exquis de NoÎlle et il est surpris agréablement en constatant que ses autres mutilations sont moins évidentes que celles du visage.

Une large plaque à l'épaule gauche, une autre sur le bassin. Et puis les mains,

bien s˚r, mais il en a pris l'habitude. Un émoi tiède accélère les battements de

son guignol à retrouver ce corps d'adolescente. Fini, l'amour. Mais du désir, il

lui en revient. Il doit continuer de s'habituer à la nouvelle NoÎlle, la réaccepter telle que le feu l'a transformée. Et alors, il envisage de retrouver

avec elle des moments de grande frénésie. Déjà, il a la bite qui frémit, tu me

crois pas ? qu'est-ce qu'on parie qu'il bandouille gentil, le grand Tumelat! Un

petit coup de tyrolienne bien placé, et il l'empaffe, si tu veux mon avis d'expert. De la voir agenouillée ainsi, les jambes un tantisoit ouvertes, merde,

tu résisterais, toi ?

Mais décidément, non, non : plus tard. Ne rien g‚cher. Artiste en culerie, il

mijote l'avenir, le vieux

- Trois ou quatre étés par là-dessus, et ça ne se verra plus, achève bien le boulot des toubibs.

Il chasse ses débuts de désir. D'ailleurs, comme pour l'y aider, on frappe.

Le toc toc discret de Juan-Carlos.

- Oui ?

- L'abbé Chassel est arrivé! annonce le valet, avec son accent espanche.

- Olé! répond Tumelat.

Il enfourne sa bandocherie dans un slip bleu. Joyce de sa découverte : NoÎlle

est encore baisable. Dieu soit loué!

- Je me demande ce que me veut ce curé de mes fesses, grommelle-t-il. Il a téléphoné trois fois " personnel et de la plus haute importance " a-t-il insisté. S˚rement un toit d'église àrefaire. Ou une kermesse à patronner.

Note

que depuis lurette, les curés ont cessé de nous faire chier. Ils ne harcèlent

plus les comtesses depuis qu'ils ont enfin découvert le Christ. Dans mes débuts

politiques ce qu'ils nous morpionnaient, les bougres, qu'on soit de gauche ou de

droite!

Elle l'écoute, le contemple et l'admire. Il se saboule avec aisance! Va ouvrir

les robinets du lavabo dans la salle de bains pour couvrir le bruit d'un pet

matinal qu'il réprime depuis l'installation de NoÎlle. L'unique tracasserie qu'elle lui inflige indirectement, la pauvrette. D'ordinaire, il a le vent facile au lever. S'en libère à plaisir, trouvant un tonus à la chose : bruit et

parfum. Une manière de s'affirmer. Tout est style!

Libéré de ces gaz mutins, il referme les robinets. Un coup d'úil dans la vaste

glace sertie d'ampoules encastrées. Impec! Le tout grand homme! La France n'a

qu'à bien se tenir! Fort mais bon bougre. Comme il le dit parfois : " Si j'étais

dictateur, je libérerais tout. " Seigneur populaire, né du peuple. 0

combien de

marins, combien de capitaines... Fils d'Hugo, si tu veux et acceptes le fond de

ma pensée. Sa famille? Les Misérables. Son clocher? Les tours de Notre-Dame de

Paris.

- Bien, allons écouter ce curé en maraude, dit-il.

NoÎlle se tient toujours au sol, accagnardée contre la niche. Chienne en laisse.

Elle ne se rend pas compte qu'on aperçoit sa mignonne chatte à travers la fine

étoffe de la chemise. Tumelat savoure les instants qui se préparent et jalonnent

ses nuits futures. Débarrassé des rets de l'amour passion il va pouvoir la mettre au point, son esclave. La dresser impec. Lui enseigner des techniques,

lui proposer des audaces, bref, jouir d'elle en virtuose. Ce matin enchanteur

lui apporte toutes les promesses érotiques. Il est bel et bien homme d'instincts, non ? Car enfin, en l'installant dans sa chambre, il ne préméditait

rien de semblable.

- Tu m'aimes, l'Ange ? interroge-t-il.

- Oh! oui, répond l'ange.

Tu vas voir s'il va lui trousser les plumes, à l'ange, le père Tumelat.

Vert

comme toute l'Amazonie! Soixante-deux balais

l'air for ever. Pas vicieux à proprement parler, mais aimant tout de même certaines initiatives. Deux luronnes ne lui font pas peur et dans ses bons jours, il ne rechigne pas à faire philippine, le gueux!

- Tu verras, promet-il, tu verras.

Elle sait qu'elle verra. Tu t'imagines qu'elle n'a pas tout senti, tout compris,

NoÎlle ? Elle accepte les rutilantes perspectives. S'il lui présentait un sucre

dans le creux de sa main, elle le croquerait.

Et bon, pas t'emmerder davantage avec ces questions dermiques, épidermiques,

glandulo-sentimentales.

Depuis un bout, l'abbé Chassel poireaute dans le cabinet de travail - salon

-

bibliothèque du Président. La seule chose qui l'impressionne quelque peu, l'aumônier, dans cet appartement haut-luxueux, ce sont les livres à

reliures

vénérables qui brillassent dans la pénombre de leurs rayonnages. Doté d'une vue

d'oiseau de proie, le prêtre lit les titres depuis le canapé de cuir o˘ il

-est

assis. Les classiques, naturellement. Les perruqués Grand-Siècle. Les cracks du

dix-huitième, les Gracq du vingtième. Le maître des lieux doit aimer les bouquins car il ne les a pas rassemblés en dépit du bon sens, mais avec une parfaite connaissance bibliographique. Chassel aime également les livres et dépense quelque petit argent chez les bouquinistes, en emplettes modestes mais

de qualité. Il est le fils d'un pépiniériste aisé, devenu poète sur les bords, à

fréquenter les fleurs, et qui lui a appris par l'exemple l'amour des beaux textes. Chassel a compris le métier d'écrivain et accorde une grande compassion

au bougre qui trie des mots pour tenter de fixer sa pensée. Les autres arts sont

plus visibles, plus cernables, mais la littérature reste foireuse, n'importe la

maîtrise de celui qui la fait.

Chassel rêvasse, engoncé dans ses souvenirs comme un oiseau malade dans ses plumes. Cette démarche l'accable. Il déteste la gent politique et Tumelat arrive

en tête des leaders qu'il abomine. Un vieux faiseur, selon lui. Une grande gueule pour noces et banquets, frelatée, démagogue, à la bonhomie tapageuse,

dont les élans de pseudo-sincérité gardent des relents d'outrecuidance.

Huit jours qu'il tente d'avoir un rendez-vous! Enfin le voilà dans la place.

Exactement l'appartement auquel il s'attendait

d'un luxe passe-partout, sans ‚me.

La porte s'ouvre et le grand homme se jette dans la pièce comme s'il sautait

d'un train en marche. Tout de suite à cent degrés : bouillant!

- Mille pardons, monsieur l'abbé, je vous ai fait attendre.

Il sourit, prêt à prendre et à donner. Louche changeur qui trafique sur n'importe quelle monnaie.

Asseyez-vous, asseyez-vous, s'empresse Tumelat. Dites, il fait tôt, vous prenez

un petit café avec moi ? C'est mon second et dernier de la journée, celui qui me

sert de starter.

Déjà il sonne. Arrivée grandiose de Juan-Carlos impressionné par le cureton davantage qu'il ne le serait par le Président (sortant) de la République.

Espagnol, tu parles! Ils prient àgenoux dans leur chambrette, avant de limer, sa

femme et lui, et leurs murs disparaissent sous les images pieuses.

- Café, petit! lui lance familièrement le Président.

Il choisit de s'asseoir au côté de son visiteur, légèrement en biais, contraignant ainsi celui-ci à adopter une fausse position pour lui parler, ce

qui rogne les moyens d'un quémandeur. Le Président utilise toutes les ressources

de la vie.

Encore un prêtre qui ose arborer la croix à son revers! ditil, je vous en félicite. Voyez-vous, je crois que l'abandon de la soutane a créé un malentendu

entre le clergé et les fidèles. On a cru rapprocher les prêtres de leurs ouailles en les mettant en civil, mais l'effet a été inverse. On a remplacé

le

respect par de la défiance. Mauvais. Vous appartenez à cette paroisse, monsieur

l'abbé ?

- Du tout. Je suis un prêtre itinérant, monsieur le Président, car ma paroisse

ce sont les prisons.

Poum! Le sourire de Tumelat valdingue. A la seconde, il a pigé : prison, donc

Alcazar. Ce garçon grave et gris vient lui casser les roustons à propos de la

vieille bique!

- Voilà qui s'appelle prendre du service actif, fait-il, par réflexe, pour rester détendu.

Ne jamais se jeter sur un sujet épineux; attendre au contraire qu'il ait dégagé

tous ses piquants avant de le saisir.

L'aumônier a perçu la subtile manoeuvre ; aussi est-il pressé de se débarrasser

de sa mission.

- Mm' Ginette Alcazar, détenue à la prison Saint-Gratien, souffre d'un cancer

inopérable et m'a chargé de vous apprendre la chose.

Voilà, terminé. Il est quitte, il a tenu parole.

Le Président reste absolument impavide, pourtant, un chant d'actions de gr

‚ces

monte de son ‚me en immédiate liesse : " Seigneur, merci! Elle va crever!

Moi

qui me rongeais secrètement en songeant qu'un jour elle serait à nouveau libre.

Comme Vous êtes fabuleusement bon avec moi, Seigneur! Elle va crever, la folle

carne ! Passer de la geôle à la tombe sans plus me perturber l'existence.

Merci,

mon Dieu! Vous n'obligez pas un ingrat. Je Vous revaudrai ça, et je ferai bien

les choses! "

Sa joie intense ne doit pas transparaître. que penserait ce curaillon de ses

fesses, devant une aussi sinistre jubilation ? " Comment pourrait-il comprendre,

Seigneur, que cette mort imminente me vivifie ? qu'il y a des limites à

tout, et

qu~on ne saurait briser trop longtemps mes admirables couilles! Ainsi donc, bien

vrai, vous allez me la faire crever, l'Alcazar putride ?

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

145

Je me prosterne, Seigneur devant Votre incommensurable bienveillance à mon égard. Dois-je me considérer comme un pécheur en régime de faveur ? Car enfin,

Vous n'accordez pas de telles aubaines aux premiers pékins venus, Seigneur, quoi, merde! Ce serait de la confiture de rose donner à des cochons! "

- quelle triste chose vous m'apprenez là! soupire le Président avec onction.

Il a l'úil pénétré de qui, devant l'adversité, sait pardonner l'impardonnable.

Mais Chassel, dis, hein? Pas à lui. Il en connaît long commak sur les ressorts

humains, les basses connivences de nos pensées, notre dégueulasserie héréditaire.

Tumelat ajoute, matou devant un bol de lait

- Elle est vraiment inopérable ?

- C'est du moins le premier verdict des médecins qui ont débusqué le mal.

Cela

dit, il existe probablement des sommités qui seraient moins formelles sur la

question.

- S'il est possible de tenter quelque chose, s'oblige, à regret, le Président,

il faut le tenter.

L'aumônier acquiesce.

S˚rement, mais rien ne sera possible sans votre interven-

tion.

Hé, là! O˘ ça va, ça? Tumelat sourcille vitement.

- Mon intervention? répète-t-il froidement.

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- La détenue s'imagine que vous allez réagir à cette nouvelle et vous occuper

d'elle. Si vous ne le faites pas, elle sera tout bonnement dirigée sur l'Hôtel-Dieu.

Alors là, il s'en épluche la prostate, Horace! qu'on la drive fissa sur la morgue, si possible, la mère Calamitas!

- Allons, mon père, allons! contre-attaque le forban, cette affaire a été

assez

pénible pour tout le monde, y compris pour moi-même. Il n'est pas question que

j'intervienne en quoi que ce soit. Financièrement, à la rigueur, et encore de

façon occulte. qu'on la mette entre les mains d'un très grand ponte et qu'on

vous envoie la note, je vous remettrai de quoi la régler. Mais, en ce qui me

concerne, point à la ligne!

Chassel domine son écúurement.

- Je pense que la charité chrétienne, monsieur le Président, fait parfois de nos

devoirs moraux des obligations.

De quoi se mêle-t-il cet aumônier de merde! Non, mais vous me l'entendez