LES CLEFS DU POUVOIR SONT DANS LA BOITE A GANTS
ROMAN
…DITIONS FLEUVE NOIR 6, rue Garancière - PARIS VIe Toute leçon, il est vrai, paraît, sur le moment, un sujet de tristesse, non de
joie ; mais elle procure plus tard, à ceux qu'elle a formés, le bonheur de paix
et permet de devenir des justes.
Héb. XII, 11
qu'il vive !
qu'il vive!
qu'il vive et soit heureux
Ce sont là nos vúux.
(,Chanson populaire suisse.
Tout écrivain digne de ce nom doit pouvoir parler et écrire de tout.
Professeur Schwartzenberg
A TOI, qUI VAS LIRE CE LIVRE
Des années d'écriture m'ont appris que mon métier ce n'est pas d'être écrivain,
mais d'être San-Antonio.
Une espèce de saltimbanque de la littérature.
Comme tous les saltimbanques, je sais faire une foule de petites choses.
Par exemple, je sais amuser.
Ou faire grincer des dents.
Donc, pratiquant l'ingrat métier de San-Antonio, je signe ce livre San-Antonio.
quitte à troubler, voire même à décevoir, mes " fans ", comme on dit en langage
potager.
En réalité, il ne s'agit pas exactement d'un livre, mais plutôt d'une tapisserie
célébrant les hauts faits et les méfaits des principaux personnages de Y at-il
un Français dans la salle (qu'il est superflu d'avoir lu pour s'attaquer au présent ouvrage).
Si tu parviens en bas et à droite de ma tapisserie qui comporte le mot "
Fin ",
c'est que, peut-être, San-Antonio aura su faire semblant d'être un écrivain.
Et aussi parce que les mots, quand on se met à les suivre, conduisent irrémédiablement au blanc immaculé qui les reçoit.
L'auteur
PREMIER PARTIE
FISTON
CHAPITRE - I.
Ennobli par sa détermination, il se sent princier. Son miroir est formel, qui a
su capter l'invisible. Sa nudité se pare d'un mystérieux rayonnement.
Depuis
qu'il a décidé que ce serait pour aujourd'hui et qu'il a donné le feu vert à
Marien, il se sait autre, indiciblement nouveau, et cette transmutation le grise.
Alors il se contemple avec émoi, redoutant de découvrir quelque fêlure dans l'intense harmonie de sa personne. Son regard d'autoportrait l'inquiète un instant, car il croit y lire du dédain -, mais il se rassure en comprenant que
cette expression est due à l'acuité de son examen.
Princier!
Le terme lui revient parce qu'il est sans synonyme.
Princier, donc très beau, infiniment gracieux.
L'un de ses premiers amants (mais le terme lui répugne car une notion orthodoxe
des múurs subsistera toujours en lui) prétendait qu'il possédait un corps d'adolescent grec et le conserverait toujours. Vieil amant momifié, décédé
depuis longtemps. Eric ne peut se défendre d'imaginer sa carcasse en tombe, allongée dans la mort, comme jadis à côté de lui sur une couche frelatée ; allongée après d'évasifs, de douteux orgasmes ; terrassée par la recherche d'un
plaisir sans autre aboutissement que cet exténuement d'animal en faiblesse.
Vieil amant racé, un peu maniéré, à la voix lointaine comme si elle ne devait
proférer que des évocations ou de louches promesses. Il était passionné de numismatique hellène et promettait de montrer sa collection de monnaies anciennes comme un lovelace vantard promet des transports à des niaises. Il ne
tenait jamais parole, ses statères d'or, drachmes et tétradrachmes dormant au
creux d'une banque dans un coffre de grigou.
Eric chasse de sa pensée la dépouille du vieil homme qui caressa son corps et
l'aima par raffolement. Je dis raffolement car tel est mon bon plaisir, mon pote, auquel il faudra bien te faire si tu pousses plus loin l'aventure qui est,
pour moi, d'écrire ceci, et pour toi de le lire.
Il est capable d'enfuir une pensée mauvaise, à cet instant, étant devenu princier par la divine gr‚ce de sa décision.
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Et, en effet, la pensée macabre disparaît pour laisser place seule à sa nudité
d'éphèbe délicat susceptible de faire chialer vieux et vieilles.
Il s'assoit (ou s'assied) sur le rebord de la baignoire, regrettant de ne pas
disposer d'un siège plus confortable qui lui permettrait de prendre des poses.
Il aime cette glace légèrement ambrée qui semble le parachever. Son ventre musclé y est plus plat que sous la caresse de ses doigts pourtant bienveillants.
Son sexe est abandonné sur ses cuisses croisées, mais sans paraître y gésir car
une ardeur constante y sommeille; lui aussi est harmonieux; lui aussi princier.
Eric fait doucement frémir les poils de sa poitrine en promenant circulairement
sa main sur la toison claire. " Il faut être heureux, décide-t-il.
Gloutonnement
heureux ; heureux de ces poils qui chuchotent, heureux de cette gueule d'aristo
pervers ; heureux d'imaginer ce qui va s'accomplir et qui - ô divine surprise
attendue - cessera, en s'accomplissant, de correspondre à ce que j'imagine.
"
Il se sourit avec bienveillance, complice de lui-même, séduit par sa séduction.
Un grand moment de miséricorde, de confiance extrême. L'existence se rel
‚che
docilement, comme se défont certains núuds faciles lorsqu'on tire un bout du
lien.
L'envie lui prend de se parfumer. Il aime les parfums, mais en use modérément
car le Président les déteste et renifle ostensiblement quand il se présente à
lui, les pores trop lestés d'Habit Rouge de Guerlain ou d'Equipage d'Hermès.
Comme il ne rencontrera pas le Président aujourd'hui, et pour que la fête soit
complète, il va se parfumer. Eric se lève, avec un lent développement de lévrier
voluptueux. La glace aux suaves mordorances bascule, découvrant des étagères de
verre chargées de flacons. Le jeune homme hésite. Il s'empare d'une bouteille
dont il dévisse le bouchon toujours un peu thé‚tral, hume le contenu, remet le
flacon en place pour passer à un autre, Cette revue olfactive ne fait qu'accroître sa perplexité. Soudain, il pouffe comme à une grosse blague et va
cueillir un parfum de pharmacie embusqué au second rang des fioles de luxe.
Old
Spice, son premier after shave qui lui valut les compliments de sa première conquête et dont il continue d'user, parfois, pour attiser d'obscurs regrets,
car la mélancolie a besoin d'odeurs et de musique. Il ôte l'espèce de clou de
plastique obstruant la bouteille en faux grès et laisse couler le liquide au
creux de sa main. II s'en gifle vitement, puis flaire sa paume humide.
Odeur
d'une autre fois. Odeur d'un temps sans retour qui modifia le cours de sa vie.
Old Spice, vieil épice... Il est attendri par le trois m‚ts échevelé qui orne la
bouteille.
Eric cueille sa montre sur le lavabo et constate qu'il est temps.
Sa tenue de prince de l'apocalypse l'attend sur son lit, d'un noir bleuté
de
squale, Eric aime le cuir, le contact du cuir.
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Il caresse la combinaison qui, à plat, paraît bien trop grande pour lui. La peau
en est froide, d'un froid abyssal. Il est fasciné par cette tenue vaguement guerrière, symbole de force. Il s'est muni d'une boîte de talc et se saupoudre
le corps largement, les jambes principalement, ainsi que les épaules et les hanches, car il va entrer nu dans le vêtement barbare. Cette combinaison lui
devient bientôt une seconde peau qui le rend invulnérable. On la lui a confectionnée spécialement, non pas à proprement parler sur mesures, mais en
obéissant à des directives précises, inhabituelles pour ce genre de vêtement.
Malgré le talquage généreux, il éprouve quelques difficultés à s'y glisser.
Une fois investie, la combinaison cesse toute obstruction et semble s'assouplir,
épousant langoureusement les formes de son corps. Il s'y sent presque à
l'aise
comme dans un pyjama. Eric enfile alors une paire de chaussettes de laine, puis
passe ses bottes également noires, mais ornées d'une espèce de languette jaune
sur le coup de pied. Reste le plus important, le plus grisant : le casque.
Il le
prend avec dévotion sur la commode o˘ il trônait, le tient sous son bras, tel un
escrimeur après un échange, pour retourner au miroir bienveillant.
L'effet est électrisant.
Princier.
Les traits d'Eric se durcissent sous le choc de l'émotion. Princier, ce maintien
aisé et solennel. Princier, ce regard farouche si s˚r de ce qui va suivre.
Il
n'est pas ennobli par la tenue " science-fiction ", c'est au contraire sa personnalité qui transforme en armure cosmique le harnachement de loubard en
conquête.
Alors, d'un mouvement plein d'emphase, il coiffe cette tiare noire à
doubles
bandes jaunes médianes, en polycarbonate, avec molette de désembuage située à la
base de la calotte et écran fumé.
Ainsi, par un tel geste, Bonaparte devint-il Napoléon.
Ainsi Eric Plante devient Prince des ténèbres.
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CHAPITRE - II.
Et alors, arrive l'instant o˘ tu dois la connaître. Le moment de grande appréhension o˘ il me faut te la donner à vivre, avec de simples mots qui toujours font déraper la pensée. Des mots de gueux.
Afin que tu la perçoives mieux, je préfère ne pas te la livrer en bloc, en vrac;
mais te la confier au fil du déroulement L'expression est un grand bonheur, pourtant c'est aussi une immense misère, car elle reste obligatoirement en deçà
de toute vérité. Dire, c'est trahir. Pour bien parler, il n'y a probablement que
les larmes et la musique.
Je vais néanmoins m'efforcer, étant t‚cheron obstiné de la plume, homme libre
mais consciencieux. Et qu'importe si j'échoue, n'ayant à encourir que ton jugement, ce qui est bien peu hormis l'idée que tu t'en fais ou que je pourrais
m'en faire si j'étais moindre. Dieu m'ayant accordé le temps, le temps ni rendu
imbrisable; je ne le suis que par la mort, or ma mort même si elle m'arrivait de
toi, ne concernerait que moi. La solitude nous ronge, en fait elle représente
notre unique force me voici suffisamment fort pour supporter mes pires faiblesses Merci.
T'expliquer avant toute chose qu'elle ne me doit que son prénom : Eve.
Etant femme, femelle et féminine au point que tu vas voir, elle méritait d'être
appelée ainsi. C'est un nom qui est tout et évasif à la fois, donc, à mon sens,
parfaitement apte à distinguer un personnage.
Avant de te l'aller chercher, un certain découragement ni met en haine d'entreprendre. Tant à dire : qui elle est, quelle sont ses occupations, comment
et o˘ se déroule sa vie. Il va falloir parler de son passé et de ses go˚ts, de
son physique surtout, bien s˚r. Son niveau social, son q.I., ses habitudes, ses
relations. Ce que je fais spontanément pourtant et tant de ni héros, me paraît,
pour Eve, insurmontable. que ressent la tapissière, face à son canevas neuf, en
préparant ses brins de laine? N'est-elle pas tentée de rouler sa toile quand
elle
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comprend qu'elle devra combler cette étendue, millimètre après millimètre ?
San-Antonio-Pénélope! Tapisserie au petit point! Beauvais, Aubusson, Gobelins...
Moi qui adore écrire au goudron, dessiner à la truelle ! Pour Eve, impossible.
Je vais devoir faire ma main toute menue et aff˚ter ma plume très pointue.
Découvrir l'encre de Chine. Devenir japonais, si besoin.
Eve...
Comment peindre l'indéfinissable ? Le plus prudent c'est de la laisser vivre ;
simplement te la désigner, silhouette à travers la vie. Sois patient et, si tu
le peux, fraternel. N'ai-je pas accepté ton cadeau ? Ne t'en ai-je pas fait un ?
Le même : on se ressemble. «a crée des haines et quelques liens ténus.
Aide-moi
à te passer la personnalité d'Eve sous silence, au début. Exerce toi un peu à
l'aimer avant de la connaître.
Tiens, commençons par son travail.
Un quotidien : Le Réveil. Journal destiné à des intelligences blasées.
L'aristocratie d'une gauche non arracheuse de pavés. Ecrit par des gens d'esprit
pour des gens qui pensent en avoir. Ironie mordante ; scepticisme fervent.
Vérités toujours bonnes à dire. Profession de foi : la Justice, avec un " J
"
majuscule. Monture de rechange : la liberté, avec un " 1 " qui s'accommode d'être minuscule. Mise en page aérée, articles de fond clairs et percutants. Des
talents! Des idées, mais journalistiques. Mieux qu'un journal : une habitude.
Pour une forte tranche de la population, Le Réveil correspond à une nécessité :
celle d'y être abonné. " Le " quotidien qui donne à beaucoup l'impression d'être
aventureux et d'aimer la hardiesse.
Parmi les talents en essaim dans ses pages : celui d'Eve Mirale. En réalité,
elle s'appelle Miracle, mais elle n'a pas osé signer de ce nom d'exception :
première révélation sur son caractère. Une forme de pudeur, voire de crainte ?
Un aveu de faiblesse, peut-être? Elle se nomme Miracle et se fait appeler Mirale. D'un petit " c " gommé, elle s'est voulue anonyme.
Sa chronique politique constitue le fer de lance du Réveil. Après les gros titres de la une, c'est elle qu'on lit en priorité. Sa plume est une clé à
molette qui lui permet de déboulonner les statues. Vingt lignes d'elle entretiennent vingt mille conversations parisiennes, une journée entière.
Talent
à recette : elle a le sens de la formule. On se répète ses définitions et ses
sauvages sobriquets restent accrochés pendant des mois aux basques de certains
politicards.
Elle fait mal; et dans son métier, cela s'appelle " faire mouche ". Drôle d'expression.
Elle occupe un bureau qui n'a rien de commun avec le reste du journal. Même les
odeurs d'encre et de papier s'arrêtent à sa porte. Il s'agit plus exactement
d'un salon à la sobre élégance : canapé trois places, deux fauteuils, une table
espagnole à tiroirs, avec piétement maintenu par du fer forgé. Une bibliothèque
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en bois peint, au soubassement garni de placards. Le murs sont tendus de papier
de chez Laura Ashley et les deux fenêtres garnies de rideaux aux motifs identiques. Un certain désordre sur la table de travail, mais qui paraît affété
tant il est élégant. quelques reproductions bien encadrées : Delvau Wunderlich,
et une minuscule aquarelle de Léonor Fini dédicacée. Une espèce de sas permet le
passage entre ces deux milieux si différents que sont le salon et la rédaction :
le bureau d'Artémis, la secrétaire d'Eve Mirale, ainsi surnommée parce qu'elle
se nomme Artème, et dont les deux principales fonction consistent à noter les
appels téléphoniques destinés à la chroniqueuse et à soigner Mouchette, sa dalmatienne. Une fois par jour, vers le milieu de l'après-midi, Mme Artémis dactylographie les deux feuillets au vitriol concoctés par Eve. C'est une assez
forte femme, délurée, dont le drame est de ne pouvoir fumer pendant son travail
car Eve est intraitable sur ce point. Célibataire, Artémis a un vieil amant marié qui passe lui faire l'amour en double file, une ou deux fois la semaine,
et l'emmène six jours en vacances, au mois de juillet, pendant que son épouse
séjourne chez une amie d'enfance.
Elle éprouve une profonde vénération pour Eve Mirale, cet attachement fanatique
des subalternes subjugués.
Et alors voilà, à quoi bon tergiverser davantage ? Il faut bien qu'Eve vienne à
nous, n'est-ce pas ?
Elle pousse la porte, sans cesser de se relire. C'est l'instant ou Artémis la
trouve particulièrement belle. Cette crispation inquiète lui sied bien, parachève son visage harmonieux, toujours p‚le. Son regard bleu est assombri par
la fixité; il devient marine. Une mèche pend sur son front et sa bouche s'entrouvri légèrement, comme si elle allait exhaler une plainte. Artémis ne
peut s'empêcher de penser qu'Eve doit être à peu près ainsi dan l'amour : tendue, avec ce regard de folle appréhension et ce lèvres parées pour la détresse. que redoute-t-elle en lisant D'avoir laissé passer des impropriétés de
termes ? Ou de n'avons pas accompli parfaitement son dessein? Ce doit être terrifian d'écrire, surtout d'écrire sur les gens. S'emparer d'une personne lité
et la poignarder à coups de stylo (un énorme Mont-Blanc noir à encre noire) demande une certaine témérité et pas mal de cruauté aussi.
quand Artémis prend connaissance du papier, elle déguste dans un premier temps.
Et puis, en le dactylographiant, elle prend peur. La froide maîtrise d'Eve, son
cynisme mordant donneraient à croire qu'elle est insensible ; chaque fois, Artémis appréhende le prochain regard qu'elles échangeront, car elle redoute de
s'être trompée jusqu'alors sur le compte de celle qu'elle appelle : " la patronne ".
Sa tendresse admirative ne s'est-elle pas nourrie d'illusion ?
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Ne lui a-t-elle pas accordé mille vertus uniquement parce qu'elle est belle et
séduisante ? Elle craint une brusque révélation qui flanquera l'idole à
terre.
Mais chaque fois, elle est instantanément rassurée par ces yeux rayonnant de
bienveillance.
En remettant à Eve sa prose, d˚ment calibrée sur des feuillets spéciaux, il lui
arrive de murmurer, d'un ton de presque reproche :
- Vous êtes terrible!
Alors Eve jette un úil sur l'article, parcourt un paragraphe et murmure, un peu
triste.
- Mais non.
Toujours ces deux mots brefs : mais non. Avec plein de regrets autour.
Regrets
de n'être pas allée plus loin, de ne pas avoir frappé plus fort. Tout pamphlétaire a des limites : elle déplore les siennes.
Eve s'arrête, au jugé, à deux pas du bureau métallique d'Artémis. Elle demande,
tout en continuant de lire
- Vous avez fumé ?
- S˚rement pas, proteste la secrétaire, vous savez bien que je ne me permettrais
pas.
- Alors ce sont vos vêtements qui sont imprégnés.
Elle dépose les feuilles couvertes de sa large écriture oblique dans la corbeille à courrier.
- Si je devais dormir chez vous, une nuit, je mourrais, dit-elle distraitement.
Et, instantanément, Artémis est triste à la pensée qu'Eve ne dormira jamais chez
elle.
Mouchette se met à gambader. Elle sait qu'il est " l'heure ". Une fois son article pondu, rituellement, sa maîtresse l'emmène pour une promenade en forêt.
Davantage que l'animal, Eve a besoin de s'aérer, de marcher dans du l'humus en
écoutant craquer des branchages morts sous ses semelles.
Elles partent dans la Mercedes break bleu métallisé équipée pour la turbulente
Mouchette ; l'arrière étant séparé des sièges par une grille tubulaire chromée.
La chienne retient des aboiements, mais fait d'étranges bonds en avant, ses pattes antérieures allongées, le museau bas, émettant de curieux éternuements
très brefs. Eve emprunte les voies sur berge, puis traverse le parc de Saint-Cloud. Elle suit un itinéraire immuable qui la conduit à la lisière d'un bois
dont elle ignore le nom et qu'elle a découvert en musardant, à une quinzaine de
kilomètres de la capitale. Mais le béton gagne et le bois mourra bientôt pour
céder la place à quelque cité-dortoir dite résidentielle. Eve s'accorde une heure de plein air au cours de laquelle la bête s'en donne à cúur joie.
Après
quoi, Eve rentre chez elle, à Auteuil, pour prendre le thé. Elle retourne au
journal en fin de journée, mais sans Mouchette cette fois.
- Du nouveau ? questionne Eve.
Artémis ramasse son bloc.
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Elle ne note que les communications " valables ". Il y en tellement d'insignifiantes. La plupart émanent de lecteurs prestataires qui ergotent sur
les termes du dernier " papier Artémis les écoute avec flegme, fait valoir des
arguments, puis prend congé avec fermeté. Celles-là, elle les passe sous silence
sachant combien Eve est sensible aux moindres critiques. Eve met en pièces les
carrières les mieux établies, flagelle les réputations, ridiculise les glorieux,
mais cette " mère fouettard du journalisme est démoralisée par une simple objection guerrière impétueuse qu'une égratignure terrasse.
- Vous êtes invitée au prochain congrès des Radicaux Gauche.
- Vous avez répondu que j'irai?
- Bien s˚r. Antenne 2 vous propose de participer 14 février à une " Table ouverte " avec Simone Veil.
- Non.
Artémis sourit car elle avait prévu la réponse, elle connait parfaitement la "
patronne ". Pas folle, la petite Mirale, elle n'a rien à gagner face à une autre
femme qui, de surcroît, a le cúur du public.
- Le Président Tumelat vous convie à déjeuner en petit comité, lundi ou mercredi
de la semaine prochaine. Il a appelé en personne.
Eve a un sourire amusé.
- Le vieux forban veut m'amadouer à propos de son petit protégé que j'ai malmené
récemment, dit-elle.
- Je refuse?
Eve hésite. Il est toujours agréable de se faire remettre les clés de Calais
quand on est Edouard III d'Angleterre. Tous de mêmes, ces routiers de l'hémicycle : on les traîne dans la mer et c'est eux qui demandent pardon.
- Va pour mercredi, consent-elle, c'est un bon jour.
Et elle décroche la laisse de Mouchette.
Ce qui la surprendra le plus, après ce qui va lui arriver, c'est n'avoir pas eu
le moindre pressentiment, elle qui cependant respire l'événement longtemps avant
qu'il se produise.
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CHAPITRE - III.
- T'es pas croyable, pouffe Marien : t'as l'air d'un mec. Et c'est vrai que Boulou ressemble à un petit homme, avec son pantalon de velours, son gros pull
dont l'énorme col roulé évoque une fraise, sa casquette à carreaux et ses lunettes. Elle a si peu de seins que ceux-ci disparaissent dans les replis du
pull de trois tailles trop grand pour elle. Elle fait songer à ces individus
menus qui traînent dans le monde des courses hippiques : anciens jockeys sans
gloire ou lads en chômage, à la démarche arquée, culottés de jodhpurs jusqu'à
leur mort.
Elle se veut vaillante, mais ne peut dissimuler tout à fait son angoisse.
- C'est plutôt dingue, tout ça, non ? murmure-t-elle en contemplant l'horizon
morose o˘ une brume sale a traînassé toute la journée.
- Mais non, c'est marrant, riposte Marien.
Un optimiste. D'ailleurs il est joufflu. C'est ce qui plaît en lui cette santé
morale et physique à toute épreuve. Il arrive que le bien-être soit communicatif. Marien est en continuel état de bien-être et transmet sa sérénité
par ondes ou osmose. Avec lui, l'existence prend une allure rassurante et semble
conduire quelque part. Boulou ne l'aime pas d'amour, simplement elle est bien
avec lui. Sortant meurtrie d'un bref mariage raté, elle prolonge sa convalescence avec Marien, le considère comme un amant intérimaire. Mais l'intérim se titularise au fil des mois.
- Cette affaire peut dégénérer, insiste-t-elle.
Au lieu de répondre, Marien branche la radio, déclenchant une brutale agression
sonore. Surprise par la violence du son, Boulou pousse un cri et se bouche les
oreilles. Marien s'empresse de couper, mais il semble que des ondes rageuses
continuent de vrombir dans l'habitacle de la R 5.
- quoi, dégénérer? fait-il paisiblement. J'ai collé des chiffres bidons sur les
plaques minéralogiques et décoré la carrosserie verte d'un beau ruban adhésif
noir. Nos gueules sont méconnaissables, quant à l'arme...
Il tire de sa poche un pistolet dont il presse la détente ; la 24
partie supérieure du pistolet se soulève, démasquant un petit faisceau de cigarettes.
Il rit. C'est le client idéal pour les marchands de poil à gratter.
Boulou prend le parti de la confiance aveugle. Dans le fond avec un garçon aussi
content de vivre, rien de bien f‚cheux ne pourrait se produire.
- Je crois que c'est elle! dit Marien qui louche sur son rétroviseur.
Effectivement, le break bleu survient en se dandinant par chemin de terre aux
ornières visqueuses. Il double la voiture Dans la partie arrière, Mouchette,
sachant la liberté imminent s'agite si follement qu'on pourrait croire l'auto
emplie de dalmatiens.
Eve a pris les occupants de la R 5 pour un couple d'amoureux en mal de caresses.
Discrètement, elle va stopper bien au-delà de sa limite habituelle.
Avant de quitter son siège, elle chausse des bottillons de caoutchouc; après
quoi, elle sort de la Mercedes qu'elle contourne pour aller ouvrir la porte arrière. La chienne s'élance en aboyant, ivre de vie, et se met à zigzaguer sur
le chemin, la truffe au sol, revenant soudain sur ses pas pour foncer de plu
belle. Eve la suit, les mains dans les poches de sa veste de lin (22 points minimum au scrabble). Elle respire profondément l'odeur pourrissante de l'hiver.
Elle aimerait faire le vide dans sa tête, mais son cerveau reste plein d'incitations et d'un froid tumulte. Par moments, elle ressent une lassitude à
être une pil perpétuellement chargée et qu'une mystérieuse dynamo alimente plus
rapidement qu'elle ne peut se vider. Pourquoi la pensée est-elle constamment en
quête de perfection? Eve est fatiguée de charrier son intelligence d'une idée à
une autre idée si vite que son irrigation sanguine ne peut pas suivre le rythme
Elle marche en direction du bois désert. La présence de sa chienne lui est un
plaisir indéfinissable. Un être, mais primitif Un schéma d'existence. Elle comprend ces vieilles personnes qui terminent leurs jours en compagnie d'un animal. Ne suffit point d'un regard, d'un mouvement, d'une chaleur de bête pour
rompre l'isolement ? Et même, un échange sexuel est-il inconcevable, entre un
humain et un chien ou un chat ? Elle a lu dans une revue qu'un homme ne pouvait
éjaculer hors la présence de son épagneul. Peut-on parler de déviation?
Tout est
explicable Il ne s'agit que de convention physique.
Elle s'efface pour laisser passer l'automobile qu'elle entend survenir.
Elle se sent un peu triste, comme chaque fois dans ce bois mais d'une tristesse
réparatrice. Il s'agit d'un calme abandon à une sérénité grise qui ressemble aux
arbres sans feuilles. Elle sa que la vie nous échappe et qu'il n'existe aucun
moyen de contrôler.
Contre toute apparence, nos instants sont aussi dépourvus de véritable cohérence
que nos pensées. Nous nous agitons par rapport aux autres, lesquels sont eux-mêmes en porte
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à faux vis-à-vis de nous. Tout cela constitue un effarant malentendu ; une course au vide assez misérable à contempler de haut, Les senteurs ‚cres et le
presque silence du bois l'aident àfaire le point, un semblant de point. Le froid
est plutôt vif, mais imprégné de cette humidité endémique propre à l'Ile-de-
France. A travers les f˚ts rigides, elle aperçoit encore une étendue de plaine
au fond de laquelle ronronne un tracteur qui arpente les labours avec une maladresse d'insecte.
La petite voiture vert d'eau, à grosse bande noire, stoppe à quelques mètres
d'elle. La portière du conducteur s'ouvre. L'homme descend à reculons car il
fait jouer l'inclinaison de son siège afin de permettre le passage vers l'arrière. Et puis il se redresse pour faire face à Eve qui parvient à sa hauteur, L'homme a enfilé un passe-montagne et porte des lunettes teintées.
Il
braque un pistolet sur la jeune femme.
Eve le considère sans terreur. Elle se dit seulement, avec incrédulité : "
Donc
ce genre de chose peut m'arriver. " Certes, elle ressent de la crainte, pourtant
celle-ci comporte une part d'intérêt, voire, si on pousse plus loin, d'enjouement.
Elle attend. Elle pense à sa chienne qui continue de gambader dans les halliers,
chavirée par les mille odeurs sauvages qui la sollicitent.
Il se passe un instant à vide. Elle regarde l'homme, l'homme la regarde.
Elle
distingue vaguement le second personnage à bord de la voiture. Le temps décrit
des espèces de volutes. Eve se voit au seuil d'une aventure sordide dont elle
sent qu'elle sortira sans grands dommages physiques, mais avec des blessures
morales incolmatables. Ce n'est pas une femme que l'on peut contraindre.
Elle va
céder à la force, pourtant son être sera secoué par une insurrection noire, car
céder n'implique pas une acceptation ; on peut se soumettre en refusant.
Mouchette jappe à petits coups devant quelque terrier, au pied d'une souche. Là-bas, invisible, le tracteur continue de s'évertuer à faire rendre gorge au sol.
La jeune femme enregistre tout cela. Mille sensations l'investissent. Sa tête
est un ordinateur en folie qui s'empiffre de données sans rien décoder.
- Montez! ordonne l'homme au pistolet.
Il est clair qu'il déguise sa voix -, faisant appel à des aigus inhabituels.
Voix de tête, ridicule comme une voix de clown. Il ponctue l'invite du revolver,
histoire de la rendre plus pressante.
Eve décide de parler, tout en sachant que ce sera inutile. Elle redoute de faire
des couacs à cause de l'émotion. Toujours cette phobie du ridicule, ce pire ennemi de l'humain.
Elle croasse, du moins le pense-t-elle, car en réalité, son ton reste normal :
- «a consiste en quoi?
Par cette question badine, elle prend quelque distance avec la situation.
Son
interlocuteur y est sensible. Il doit sourire sous sa cagoule de laine et répond, toujours en travestissant sa voix
- Vous verrez, ça risque d'être drôle !
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Puis, pour conserver le contrôle de l'opération
- Allons, bougez votre joli cul, madame !
Eve se cabre. Une misère hurlante lui déchire la poitrine jusqu'à l'‚me.
- Supposons que je refuse ? demande-t-elle.
- Supposons tout ce que vous voudrez, mais grimpez, bougre de grande connasse!
Il passe derrière Eve et, du genou, sans violence, lui administre une bourrade
aux fesses.
Elle se dit, au plus froid de la rage : " Serait-il décent moi de me laisser
trucider plutôt que d'obéir? " Elle essaye depuis son adolescence de se familiariser avec l'idée de la mort pour être conditionnée, l'instant venu.
Peut-être peut-elle débusquer cet instant, là, au détour du quotidien, sans préalable. Ouvrir la porte noire presque gratuitement, seulement pour jubilation
de ne pas obéir à un brigand. Le silence craquant du bois a quelque chose de
brusquement funèbre. Vaincue, elle se baisse pour pénétrer à l'arrière de la R
5. Sensible aux odeurs elle détecte immédiatement un parfum féminin plutôt commun et des fragrances femelles. Le deuxième passager ne l'accueille pas et
reste rigide sur son siège, sans lui accorder le moi regard.
Marien tend d'autorité son pistolet à Boulou et lui dit :
- Prends ça, Paulo, et veille à ce qu'elle reste tranquille.
Il retrouve place au volant, claque la portière et, tu ne sais pas? Boucle sa
ceinture. Le détail amuse Eve malgré elle.
Pendant que le conducteur manoeuvre pour faire demi-tour elle cherche Mouchette
des yeux, par la vitre arrière. Indiférente à ce qui se passe, la chienne fouille le sol avec rage de la souche recouverte de mousse. La porte de la Mercedes restée ouverte, côté conducteur, libérant le commutateur de lampe de
bord.
Eve pense que si la portière demeure ouverte pendant heures, la batterie va se
vider. Hémorragie de courant. Cette petite lumière en train de compromettre un
circuit de fonctionnement la fait songer à son orgueil bafoué. Une déperdition
personnalité s'opère déjà en elle.
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CHAPITRE - IV
Le coiffeur, longue biche décolorée aux yeux languides, touille avec un pinceau
plat une crème brun‚tre dans une sébile de plastique. Le Président Tumelat, pensif, l'observe dans le grand miroir flatteur du salon serti d'ampoules électriques à la lumière orangée.
Il hésite. S'efforce à un constat loyal. quel ‚ge donne-t-on à cette gueule fatiguée posée sur une cape bleue d'aspect vaguement clinique ?
" Si je ne me connaissais pas, se dit-il, quel chiffre articulerais-je? "
La question l'amuse, déclenche des ramifications. " Se connaître! " Est-il admissible qu'un individu puisse se connaître? Malgré son esprit critique, n'est-il pas enclin à de secrètes indulgences? L'être humain le plus exigeant se
pardonne en définitive le pire, à commencer par son physique. Même s'il le déplore, il ne peut se défendre de l'aimer parce que c'est le sien.
- Non, Hervé, plus jamais! décide le Président.
La biche paraît aux abois. La surprise lui humecte le regard et sa bouche de
dessin animé, admirablement tracée par un pinceau diabolique de discrétion, s'écarte comme pour attendre un baiser.
- Comment cela, plus jamais, monsieur le Président ? On arrêterait la teinture ?
Tumelat prend un air rigolard, celui qui lui vient dans les assemblées de notables quand il les esbaudit d'une boutade.
Oui, Hervé : on va l'arrêter.
- Mais vous êtes fou, Président ! égosille le coiffeur qui sait user de la familiarité avec ses clients les plus illustres, mieux encore que de ses ciseaux.
Et d'ajouter, ambigu :
- Ce n'est pas le moment
Le sourire de Tumelat disparaît.
quel ‚ge me donnez-vous, Hervé ?
L'interpellé feint de supputer alors que sa flagornerie est déjà sur le sentier
de la basse complaisance.
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- En " besoin ", tel que maintenant, vous faites la cinquantaine, monsieur le
Président. Mais une fois la recharge opérée,
vous tombez dans les quarante-cinq.
- Et si j'arrête de me peinturlurer, Hervé?
L'éphèbe tient son bol de produit devant soi, comme s'il contenait un potage
chinois qu'il s'apprêterait à manger.
Il adresse par le truchement du miroir une mimique désolante au Président.
- Alors là, nous nous enfoncerions dans la grisaille, et en trois semaines nous
prendrions une dizaine d années dans le portrait.
J'ai soixante et un ans, Hervé.
Il n'y a que votre carte d'identité qui puisse se douter de la chose, répond le
Jeune coiffeur.
- On ne colore pas ses artères, Hervé.
- A quoi cela servirait-il du moment qu'elles sont bien cachées, monsieur le
Président ? Il faut s'occuper du visible ; la face cachée de l'iceberg est peut-
être dangereuse, mais elle n'intéresse personne. Voilà bientôt deux ans que nous
avons commencé à nous teindre. Cela nous va bien. Notre physionomie est connue
en noir, pas en blanc. Pensez-y, Monsieur le Président : les vieillards sont de
plus en plus jeunes. Et puis il n'y a pas que cela, reprend l'impertinent garçon, outre l'image de marque électorale, nous devons tenir compte de notre
vie privée. Personne n'ignore que nous sommes un homme à femmes.
Un nuage passe dans le cúur d'Horace Tumelat. Un homme à femmes! Il n'y a pas si
longtemps, quand on lui servait un compliment de ce genre, tout son être devenait pour un instant capiteux. La formule lui parlait au sexe, le mettait en
état de prébandaison. Des fesses déferlaient dans sa mémoire et, en un éclair,
l'univers tout entier entrait en p‚moison ;,mais depuis ce qu'il nomme "
ses
gros ennuis ", son comportement physique s'est modifié. Certes., il lui arrive
toujours d'aller passer un brin d'heure chez quelques notables salopes ayant,
comme il se plaît à le dire, pignon sur rut. Maintenant, le cúur n'y est plus.
Seules ses génitoires continuent de fonctionner, sobrement. L'acte n'est plus
qu'une fonction qu'il entretient et qui ressortit du footing ou de la culture
physique. Il baise comme on va à l'Institut de physiothérapie, par souci de se
maintenir.
Vieux!
Le terme le harcèle. Il s'est longtemps insurgé, contre l'‚ge, au point de tomber amoureux, voici deux ans, d'une collégienne blonde et de vouloir en faire
sa femme. Il a vécu avec la gamine un amour partagé, un amour éperdu qui a failli lui co˚ter sa carrière et, se dit-il parfois, sa raison. Pour elle, il a
renversé un gouvernement, Horace. Et il allait ramasser le pouvoir tombé à
ses
pieds, quand le drame s'est produit...
Il soupire. Un homme à femmes!
Il évoque la sienne, si terne, si bourgeoise, qui s'obstine à partager son toit
après avoir mené des années durant une vie séparée en compagnie d'un grand con
de peintre...
29
Non, il n'est pas homme à femmes; mais homme de femmes. Il croyait avoir barre
sur elles, les manipuler comme des électeurs, et en douce, ce sont elles qui ont
bricolé son destin. Il est leur victime, le Président. Elles ont gentiment rogné
ses dents, sa puissance et son tonus. A présent, prisonnier de ses soixante et
un ans, il vacille en secret. Lui seul le sait, du moins l'espère-t-il. Il est
au seuil d'une reconversion mystérieuse. Il doit opter. Mais opter pour quoi ?
Pour une vieillesse délibérée ? S'y engager comme dans une armée en décomposition ? Marcher à l'inévitable ? Son tempérament de lutteur regimbe. Il
lui faut trouver autre chose, une autre bataille à livrer; Tumelat a besoin de
combats, car il a besoin de victoires.
Et son instinct de vieux mec lui conseille de se libérer des vains artifices.
L'heure n'est-elle pas venue de se montrer à visage découvert ?
La gazelle d'or touille à nouveau sa peinture dont les vapeurs leur piquent les
yeux.
- Alors, qu'est-ce qu'on décide ? demande-t-elle. Le liquide visqueux s'épaissit
et brunit dans le petit récipient de plastique, il sera bientôt inutilisable.
- C'est tout décidé, riposte Horace Tumelat de ce ton tranchant qui panique ses
interlocuteurs.
- Vous avez tort! risque le coiffeur, boudeuse.
- On n'a jamais tort d'obéir à son instinct, soupire le Président.
Le jeune homme hausse les épaules et, en grande ostentation, va vider le produit
inutile dans la cuvette couleur miel du lavabo ; il rince longuement ses ustensiles à l'eau chaude, sans se gêner pour maugréer des présages.
Le Président ne s'en émeut pas et écoute une rumeur indécise qui se rassemble en
lui. Bientôt il pourra discerner les appels qui la composent, sachant qu'une
vérité est en train de poindre.
Et pendant qu'il médite et se tourne vers sa confiance d'existant, je pense à
toi, moi, l'auteur en détresse. Je pense à tes larmes si br˚lantes, à ton chagrin inguérissable dont il a bien fallu qu'il guérisse. Je pense à ton souffle que le malheur rendait animal. rauque comme un halètement de bête en
agonie.
J'y pense et je m'agenouille.
quand il regagne sa Mercedes verte, stationnée en double file (dans ces cas-là,
le chauffeur ôte la cocarde tricolore pour éviter de se faire houspiller par les
autres voitureurs) César lui annonce, avant qu'il ne prenne place :
- Madame qui passait m'a prié de dire à Monsieur qu'elle l'attend au salon de
thé d'à côté pour lui faire part d'une importante communication.
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Le Président jette un oeil à sa montre. Il a rendez-vous Siège avec Pierre Bayeur, son turbulent " dauphin ", afi d'arrêter avec lui les grandes lignes du
prochain congrès.
- Téléphonez à Bayeur que j'aurai une demi-heure retard, dit-il.
Il a la réputation de ne jamais être à l'heure, Tumelat, excep avec Bayeur qui
est un maniaque de l'exactitude.
Le chauffeur décroche le téléphone fixé au tableau de bor Horace fonce vers le
salon de thé. Il est d'autant plus contrar qu'il déteste ce genre d'endroit;
bien que militant pour u politique conservatrice, il a gardé de son enfance plus
q modeste la peur des lieux snobs o˘ un certain maniérisme est rigueur. Et pour
lui, ce salon de thé chic, plein de vieillard enfanfreluchées, constitue un temple de la futilité triomphant
Il y entre, comme un séminariste au bordel, sa tête fraîch ment pomponnée dans
les épaules, le col de sa pelisse relevé. ne lui déplaît pas tellement d'être un
homme qu'on reconn mais à certains moments et surtout dans certains établissemen
la chose lui insupporte. Il souhaiterait vivre dans la Venise Casanova et s'affubler d'un masque lorsque sa soif d'anonym le prend.
AdélWide est là, près de la porte, à le guetter, bien s˚r, s manteau d'astrakan
rejeté sur les épaules. Elle porte par-desso une robe de lainage grise agrémentée d'une broche de bon to
Son époux marche à elle sans regarder personne de peur reconnaître quelqu'un.
Les perruches se sont tues. Il hait silence de surprise qui marque sa venue.
Il pense qu'un jour il fera un formidable pet, ou bien un ro peut-être les deux
pour en finir avec il ne sait quoi au juste. peut rêver, non?
AdélaÔde lui tend sa main à baiser. La règle du jeu! Il cueille cette petite
patte fripée, s'incline. quand il était môme, dans son village breton, il avait
assisté à la projection d'un film, patronage, o˘ l'on voyait un ch‚telain baiser
la main d'une ch‚telaine, et tout le jeune publie s'esclaffait. Depuis trente
ans le Président Tumelat pratique le baisemain. Et chaque fois durant une poussière de seconde, il se retrouve dans la gran salle du patron, mal obscurcie
par des rideaux noirs qui laissait filtrer le jour, parmi des garnements mis en
joie. Les petits enfants de ses condisciples d'alors se claqueraient-ils les
cuisse en le voyant jouer au mondain? Lui qui, comme eux, aller débusquer des
araignées de mer à marée basse et dont galoches empestaient le poisson et le
goudron.
Se " faire une situation " implique l'acceptation d'un tas de simagrées. Il convient de se composer l'image que les autres ces foutus salauds -
attendent de
vous.
Il prend place, du bout des fesses sur un siège capitonné. Une serveuse vêtue en
soubrette de comédie s'empresse, rougissante. D'un geste bref il lui signifie
qu'il ne prendra rien. Jadis (toujours ce sale jadis qui vous colle au coeur,
comme un
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schwing-gum m‚ché colle à votre semelle) il n'aurait jamais osé pénétrer dans un
café sans consommer. Maintenant, il s'en fout, et il lui arrive d'aller pisser
dans un trois étoiles, ou d'y réclamer un verre d'eau pour prendre un cachet.
- que se passe-t-il ? demande Horace Tumelat à son épouse.
Il la couve d'un úil dépourvu non seulement de toute tendresse, mais aussi de
tout intérêt. Elle grassouille un peu depuis quelque temps. Ses joues s'alourdissent. Elle reste impeccablement attifée, avec son éternelle coiffure
blonde " à l'ange " parfaitement anachronique et son maquillage de grande bourgeoise. " Une peau, songe Tumelat. C'est ça, une peau. "
- J'ai reçu un coup de fil du père, annonce-t-elle.
Horace Tumelat sourcille et part mentalement à la recherche des ecclésiastiques
de ses relations.
- quel père?
Elle prend son regard fuyant de vieille connasse pimbêche.
- Le père de " cette fille ".
Cette fille ! Elle n'a pas trouvé d'autres qualificatifs pour parler de NoÎlle,
son frêle amour perdu. Un poids d'une tonne choit dans la poitrine du Président.
Il pique un sucre de canne dans la soucoupe d'argent et le croque pour se donner
une contenance.
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- Nous avons longuement parlé, enchaîne AdélaÔde.
- Je te fais confiance !
Elle pince sa bouche aux commissures vachement striées par mille petits coups de
rasoirs, tout comme les coins des yeux. L'‚ge qui les attaque à l'arme blanche.
- qu'entends-tu par là ?
- J'entends que je te fais confiance. Tu adores bouffer dans ce genre de gamelle, ma pauvre vieille. Alors, que t'a-t-il raconté, le papa?
-- que tu es une ordure.
Il sourit froidement.
- C'est pas nouveau, chaque semaine je lis cela dans une certaine presse.
- La petite fait de l'anorexie.
- qu'y puis-je ?
Son cynisme volontaire déroute MI' Tumelat. Elle lève les yeux sur lui et ils
renferment pas mal d'incrédulité méprisante.
Elle soupire :
- Tu sais, Horace, si tu ne me dégo˚tais pas, tu me ferais peur. Ce pauvre bonhomme a raison : tu es une ordure, une fantastique ordure.
Elle s'exprime à voix basse, à cause des dadames qui tendent l'oreille aux tables avoisinantes. Le ton feutré renforce la dureté des mots.
Elle ajoute
- Tu as séduit cette gamine. Elle a arrêté ses études à cause de toi. Ta putain
de secrétaire qui était folle de jalousie a mis le feu à la bicoque qui abritait
vos amours...
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- Coupables! murmure le Président.
- Pardon?
- Nos amours coupables, n'oublie pas : cou-pa-bles, il se dommage que tu abandonnes ton parler seizième, ma belle.
Ils sont là, dans ce salon de thé, à se déchirer à voix bas Presque en se souriant. Ils se haÔssent sans démonstration maîtrisant leurs pulsions.
AdélaÔde Tumelat relève le défi.
- Ta putain de secrétaire qui était folle de jalousie a mi feu à la bicoque qui
abritait vos amours coupables, reprend-elle. Cette gosse a failli périr...
- On est mort ou vivant, coupe doucement le Président. Elle, est vivante!
- Peut-être, mais dans quel état!
- Tu l'as vue ?
- J'ai vu un reportage sur elle. Elle est défigurée à vie.
Horace évoque l'ancien visage de NoÎlle, si délicat, si doux. Visage d'ange blond au regard céleste. Maintenant, sa figure est celle d'un monstre malgré les
interventions d'un maître de la chirurgie esthétique. Figure de cire, figée,
presque synthétique dans laquelle les yeux ressemblent à deux trous obliques.
Horace ne peut supporter cette vision. Il a espacé ses visites, puis les a interrompues tout à fait. Il n'a pas le courage de se faire mal, le temps de
vivre en état de détresse, pas de place pour remords. Ne plus aller de l'avant
c'est reculer. Il ne recule jamais. Une ordure ? Pour la galerie, s˚rement.
Pour
lui, c'est moins évident. Non qu'il se complaise dans l'auto-indulgence mais ce
qu'il ressent est trop diffus, trop complexe, pour pouvoir être catalogué
d'un
mot.
- Oui, AdélaÔde, je sais : elle est défigurée à vie. J'ai remué ce qu'il y a de
mieux en France dans le corps médical pour secourir, essayer de la réparer.
Ils
ont fait ce qu'ils ont pu ; je n'y peux rien si ce n'est pas suffisant. Je sais
qu'elle m'aime. Et tu vois, sans fanfaronnade de m‚le, je pense qu'elle m'aime
toujours, d'autant que désormais elle n'a pas d'autres ressources que de sanctifier par sa fidélité l'amour qui l'a conduite là o˘ elle est. Elle sombre
dans l'anorexie ? Hélas, je ne puis aller donner la becquée trois fois par jour
: une cuiller pour le passé une autre pour le présent, une troisième pour l'avenir. Sans doute le devrais-je, mais je n'en ai pas le courage. Moi aussi
dans une certaine mesure, j'ai été victime des circonstances. mettant le feu à
la maison o˘ nous nous retrouvions, une furie a démoli le dernier étage de ma
carrière. Son acte a fait scandale. Juste au moment o˘ les portes du pouvoir
m'étaient ouvert à deux battants! Le drame n'est pas venu du drame, mais du ridicule. Le vieil amant éperdu de chagrin, c'était bravo! bravo encore!
pour la
presse à sensation. Mais cette carne de Ginette Alcazar, avec sa sale gueule de
pyromane en délire, clamant sa passion pour moi, annonçant à tous les échos qu'elle était ma
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folle maîtresse vengeresse a déclenché une telle hilarité nationale que je ne
m'en remettrai sans doute jamais.
AdélaÔde a un rire tout en canines.
- Ce n'est quand même la faute de personne si le vieux bouc que tu es, sautait
cette bique névrosée.
Il se lève, sans mauvaise humeur apparente.
- Ravi de ce délicat tête-à-tête, Adélaide.
Elle a un mouvement prompt pour lui saisir le bras.
- J'ai promis au père que tu passerais la voir ce soir.
- Ta compassion t'honore, mais tu as eu tort de prendre un tel engagement, ma
vieille, car je n'irai pas, ni ce soir, ni un autre jour.
- Tu vas la laisser mourir de faim?
- Non, dit Horace : d'amour.
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CHAPITRE V
Sous un ciel à la Vlaminck, la route secondaire ressemble àcours d'eau tant sa
luisance est vive dans le jour déclinant.
Elle traverse des champs brumasseux, des boqueteaux inerte et plonge vers un
horizon incertain. Sur la droite, se dresse une maison en agonie, du genre anglo-normand, avec des colombages blancs raclés par les intempéries. Des volets
de fer, rouillé ne protègent plus les baies dont les vitres ont été
brisées.
La mauvaise herbe reprend possession de la propriété et des ronces s'entortillent aux balustres du balcon.
Marien a repéré cette grande masure quelques jours auparavant. quand on contemple le paysage, on comprend que cette résidence due au caprice d'un natif
du coin enrichi, probablement, ou d'un homme épris de solitude, n'ait plus trouvé d'amateurs après lui. L'endroit est sans charme et devient carrément sinistre dans le crépuscule hivernal.
La Renault 5 stoppe sur le terre-plein o˘ l'asphalte qui subsiste par plaques
contient mal l'élan des plantes sauvage.
- C'est ici que les Athéniens s'atteignirent ! annonce l'homme au passe-montagne.
Il dégrafe la ceinture de sécurité et coule un regard dans rétroviseur pour s'assurer que tout est bien.
Eve considère les lieux avec angoisse. Ils ont roulé près d'une heure, sans parler, sur des voies discrètes. Elle a remarqué que son kidnappeur pilotait
prudemment pour ne pas provoquer l'intervention d'éventuels gendarmes.
Elle regarde la maison hostile dont la décrépitude dégage quelque chose de menaçant.
Déjà, elle s'imagine ligotée dans la cave de cette bicoque. Elle envisage le
froid, la faim, les rats et mille brimades. Ce qui terrifie le plus, c'est qu'on
l'amène ici sans lui bander les yeux selon la bonne tradition des rapts.
Ses
ravisseurs ne craigne donc pas son témoignage postérieur ? S'ils ne le redoutent
pas c'est qu'ils n'envisagent pas qu'elle retrouve un jour sa liberté.
Marien reprend le faux pistolet à Boulou.
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- Go out! lui ordonne-t-il.
Et Boulou descend de voiture. Elle est presque penaude, honteuse, sur ce terre-plein pourri. La nuit tombante est glaciale. Le " petit mec " frissonne.
- Allez ma gosse, arrachez votre fessier, je vais vous faire visiter la Villa
Beau Séjour.
Eve s'extrait de la petite auto. Effectivement, une plaque émaillée, décorée
d'une branche de lierre peint annonce " Villa Beau Séjour " sur le pilastre.
- Je peux connaître vos intentions ? demande-t-elle.
- Ce n'est pas ce que vous croyez, déclare Marien. On ne cherche pas du pognon,
mon copain et moi, ce qu'on aime, c'est partouzer. On fait dans le lubrique,
vous verrez!
Eve devrait être rassurée, pourtant cette révélation la glace. Des sadiques!
Cela tue, parfois, un sadique!
Elle tente une diversion :
- Il est lesbienne, votre copain?
Marien tique. Décidément, elle est avisée, cette fille.
Il empoigne un bras de sa victime et la pousse en direction de la maison.
Eve
regimbe. C'est instinctif chez elle. Une fois à l'intérieur de cette ruine, elle
sera captive. Il ne lui reste que quelques secondes pour disposer de ses mouvements. D'une détente elle s'arrache à l'étreinte de l'homme et se met à
courir. Marien lance une exclamation de rage. Eve court comme elle n'a encore
jamais couru, en relevant sa robe. Ses bottillons caoutchoutés produisent un
bruit ridicule sur la route. Un bruit de succion, comme lorsqu'on tète avec un
chalumeau le fond d'un verre. Elle sait bien que sa fuite éperdue est vaine.
L'homme va la rattraper. C'est alors que le miracle se produit. Elle perçoit un
bruit de moto. Se peut-il que le salut lui vienne in extremis ? Elle se dit que
faire des signes ne suffira peut-être pas. Les gens d'aujourd'hui ne répondent
pas aux appels des autres, surtout s'ils sont de détresse. Sa qualité de femme
décidera peut-être l'arrivant à intervenir ? Alors elle s'arrête, décrit une
volte et se place au milieu du chemin, bras en croix.
La scène semble s'enliser. Elle enregistre tout, comme si elle assistait à
une
projection au ralenti. Le petit être accompagnant son kidnappeur vient de remonter en voiture. L'homme au passe-montagne s'est arrêté et hésite. Le motard
ralentit. C'est un guerrier noir, sorte de robot à califourchon sur la foudre.
Il se redresse, freine de plus en plus. Alors le tourmenteur d'Eve court à
la R
5 et y grimpe en voltige. Démarrage en trombe, demi-tour sans manoeuvrer.
Les
roues de droite escaladent le talus. La petite automobile rugit et s'en va.
Eve
a envie de crier sa joie. Si elle avait un soupçon de foi, elle prierait s˚rement. Le garçon noir, avec son casque fendu d'une bande jaune qui devient
fluorescente dans l'obscurité montante, se trouve à présent face à elle.
Une
visière fumée garde ses traits indiscernables.
- Vous avez des ennuis ? demande-t-il.
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Sa voix correspond à son accoutrement : elle est lisse métallisée. Eve comprend
que cet effet est d˚ à l'appareil acoustique fixé à la base du casque et qui
permet au motard de correspondre avec l'extérieur sans poser son heaume ni de
remonter la visière. Eve, en cet instant béni, ne peut s'empêche d'admirer la
technique.
que je te dise : c'est là une des particularités de cette femme : elle bée devant les prouesses du machinisme. Un avion à réaction, la télévision, un appareil à calculer miniaturisé l'épatent encore et l'épateront toujours.
Elle ne s'habitue pas au perfectionnisme insensé de notre existence; pour Eve,
comme pour K. Horney, il constitue un inadaptation au réel. Cette course au facile, à l'économie de l'individu, est magistrale et vénéneuse. Elle l'entraîne
vers un espèce de paralysie mentale et physique. Robotisation. Rien n'est plus
beau qu'un robot. Toutefois, il encourt un seul grief il n'a pas d'‚me.
En attendant, ma merveilleuse Eve se met à discourir avec un casque noir à
bande
jaune. quelque part, un oiseau nocturne lance un cri nostalgique. Des odeurs de
nature engoncée dans sa boue et sa froidure arrivent enfin à Eve parce qu'elle
revit.
- J'ai été enlevée, explique-t-elle. Un couple bizarre. Pendant que je promenais
ma chienne... Ils voulaient m'entraîner dans cette masure.
- Vous voulez aller à la gendarmerie ?
La question la trouble. Chose surprenante, pas un instant elle n'a songé à
une
intervention policière dans cette affaire.
- Eh bien, il me semble, n'est-ce pas ? fait-elle, comme si elle posait une question au lieu de fournir une réponse.
- Oui, dit le casque, il me semble aussi. Montez!
Eve prend alors conscience de la moto : un merveilleux engin lourd de chromes
étincelants; formidable.
Il l'effraie. Grimper sur cette machine lui semble auss irréalisable que d'enfourcher un cheval sauvage quand on ignore tout de l'équitation.
- Votre moto est terrible, balbutie-t-elle.
Le casque récite, fièrement :
- C'est la nouvelle Honda 750 FA; 4 cylindres; 79 chevaux ; 9000 tours minute.
Vitesse maximum couché : 206 kilomètre heure virgule 8.
- Je ne me suis jamais déplacée à moto, bredouille Eve Mirale.
- Vous ne pouviez pas rêver un plus beau baptême, répond le robot noir; vous
n'aurez qu'à passer vos bras autour de ma taille et me serrer fort ; venez!
Eve comprend qu'il ne lui est pas permis d'hésiter davantage ce garçon vient
probablement de lui sauver la vie. Alors elle se trousse jusqu'à mi-cuisse et
passe sa jambe gauche par-dessus la partie arrière de la selle. Elle est satisfaite de constater qu'un
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dosseret maintient ses fesses calées. Le casque lui explique o˘ et comment elle
doit poser ses pieds.
- Vous n'irez pas trop vite, n'est-ce pas ? supplie-t-elle.
Il répond que non, en riant. Eve le ceinture à pleins bras., impressionnée par
le somptueux et froid contact du cuir; par son odeur aussi. " Odeur allemande ",
songe-t-elle, cuirs de sa Mercedes qui sentent un peu pareil.
Un grondement bondit dans son ventre. Elle l'éprouve jusqu'en ses moindres muscles. Eve ferme les yeux et pose sa tête sur le dos de cuir du pilote.
Tout
son être, follement contracté, appréhende le rush. Il s'opère. Bien plus terrifiant encore que ce qu'elle supposait. Un arrachement féroce en démesure
avec sa capacité de résistance. Elle hurle. Un rire lui répond. L'engin de feu
est une flèche lancée par quelque monstrueuse arbalète. Tout en Eve s'insurge.
Elle est folle de terreur; sa peur est plus totale, plus animale que celle qu'elle ressentait dans l'auto de ses ravisseurs.
- Non! Arrêtez! crie la jeune femme.
- Tiens-toi fort! répond l'appareil acoustique.
La vitesse croît. Eve chevauche un typhon grondant qui l'entraîne aux pires abîmes.
- Je vous en supplie, arrêtez-vous
- Cent! annonce une voix de triomphe.
Eve est fascinée par l'horreur qui l'envahit. Il lui arrive fréquemment de rêver
qu'elle court sur une falaise surplombant l'océan de plusieurs centaines de mètres. En bas, il y a un amoncellement de roches acérées battues par le flot
écumant. Elle regarde, regarde : jusqu'à l'extase et se jette dans le vide, se
donnant à l'infini. Et la voici qui vit ce rêve. Elle se dit qu'elle va sauter
de la moto. Une autre volonté que la sienne l'y pousse. Je vais tomber annonce-t-elle piteusement.
- Cent quarante répond l'autre.
Il ajoute :
- A deux, on ne grimpera pas à plus de cent quatre-vingts.
La route déferle à une allure inconcevable.
Il est donc con jusqu'à la démence, ce motard de l'enfer ? Il se grise de son
jouet et croit griser les autres ; sans comprendre qu'il les précipite dans le
néant! quelle ignoble idiotie ! Mourir de ça, de cette sotte prouesse d'imbécile
heureux !
La Honda s'écarte en souplesse d'un tracteur mal éclairé. Son léger mouvement
paraît une fantastique embardée à Eve. Elle manque l‚cher prise. Pour comble, le
motard retire une main de son guidon et la pose sur les doigts glacés de sa passagère.
- «a va s'arranger, promet-il.
- Arrêtez! Laissez-moi descendre!
La main du garçon s'en va. Elle remonte jusqu'à son casque dont elle actionne la
molette de dégivrage. Sa visière se soulève. Il glisse alors l'extrémité de sa
main par l'ouverture et serre les pointes du gant entre ses dents pour retirer
celui-ci. La chevauchée devient acrobatique. La vitesse augmente toujours.
Eve
se
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colle étroitement au motard. Elle s'attend à l'explosion final D'une seconde à
l'autre ils vont se disloquer.
Le pilote dégage le gant qui lui est resté en bouche et le four dans l'échancrure de sa combinaison dont il a fait jouer la tiret supérieure. Sa main
repart, de plus en plus téméraire, paraissa animée d'une vie propre. Elle vient
chercher la cuisse d'Eve par derrière, s'y plaque, la pétrit. Puis, au bout d'un
instant, elle remonte en direction du sexe. Le casque se met à parler. Sa voix
métallique de robot s'efforce au ricanement.
- Tu as ta foutue chatte écartée, hein, ma salope Les doigts s'exaspèrent contre les mailles du collant, chercha à les forcer. Le
motard tourmente salement l'intimité de passagère, avec une sombre volonté
d'humilier, de fouailler, déshonorer le plus bassement possible.
Et la moto continue son train d'enfer. Elle traverse rugissant un bourg tranquille, épouvantant quelques ruraux qui circulent dans la rue principale.
Eve se cramponne à l'homme qui la souille. C'est le rêve de la falaise, pendant
la chute ordinairement, dès qu'elle saute, elle se réveille; mais ici le rêve
continue, la chute continue ; elle tournoie dans une horreur hypnotique.
L'engin retrouve la campagne désolée, opaque sous le ciel bas qui ressemble à un
amas d'entrailles putréfiées. Il se rue vers l'apocalypse dans son vacarme héroÔque. Son conducteur injure Eve par le truchement de la phonie bricolée sur
le casque
- Tu mouilles de frousse, hein, vacherie ? Sans cette saloperie de collants, je
t'enfoncerais mon poing dans la connasse. Mais attends, bouge pas...
Sa main repart et s'affaire sur la partie avant de la combinaison. Hébétée, Eve
continue de voltiger dans un gouffre empli de clameurs pareilles à celles que
les cinéastes prêtent aux damnés. Des cris d'‚mes en peines, d'‚mes errantes qui
ne trouvent plus de chemin.
Une main glacée saisit les siennes, s'efforce de décroiser ses doigts marmoréens, noués comme sur un ventre de gisant.
- Donne ta main, salope! hurle le motard.
Le micro saturé a une vibration d'eau bouillante.
Eve crie :
- Non, non! Je vais tomber!
A cet instant, le bolide percute un animal (chien ou chat) qui traversait la
route. Il décrit une embardée que son pilote corri avec un sang-froid confondant. Puis l'homme fonce de plus belle, sans cesser de vouloir décroiser
les doigts de la jeune femme. Le paysage est de plus en plus obscure, la route
deviens livide. Eve se prend à hurler, elle pousse des cris de folie dont les
ondes doivent fêler les tympans du motard.
- Ta gueule, bourrique merdeuse! gronde-t-il au bout d' instant. Ecoute ce que
j'ai à te dire.
Son souffle est devenu rauque. On dirait celui d'une bête fauve que l'on entrave.
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La moto dévore la campagne endormie. Par moments elle vire à angle droit après
un bref ralentissement qu'Eve ne se sent pas capable de mettre à profit pour
sauter. Elle reconnaît un ch‚teau d'eau, à gauche, et réalise qu'ils suivent un
circuit choisi par le pilote parce qu'il est désert ; en effet, l'agglomération
parcourue en trombe un instant plus tôt déferle à nouveau de part et d'autre de
la machine.
- Tu m'écoutes, sac à merde ?
- Oui, oui!
- Je vais ralentir, mais ne cherche pas à te tirer car tu te ferais éclater le
cr‚ne. On ne saute pas d'une moto en marche, quand bien même elle roule doucement, tu comprends ça, puante ?
- Oui, oui.
- Bon. quand j'aurai ralenti, tu me donneras une main ; tu n'auras plus besoin
des deux puisqu'on roulera peinard. Pigé ?
Elle ne répond pas. Il ralentit néanmoins, mais en conservant sa main libre sur
celles d'Eve Mirale.
- Allez, donne ta patte, petite chienne. Donne-la vite Elle ne se résout pas à décroiser ses doigts ; le motard remet la sauce et son
bolide pique des quatre. Eve a une plainte misérable.
- Tu vas donner la patte, Mirza ?
- Oui.
- On va voir.
Nouveau ralentissement. L'engin se calme. L'air feule avec moins de violence.
Eve se plaque encore plus étroitement à son tourmenteur et arrache sa main droite de la gauche. Le pilote l'emprisonne et la guide vers le bas de la combinaison. Eve découvre que le vêtement de cuir comporte des ouvertures en " V
" sous le ventre. La main geôlière fourre la main prisonnière par une échancrure. Eve est stupéfaite de constater qu'il est nu en dessous. Ses doigts
dont le sens tactile est émoussé perçoivent néanmoins une peau tiède à la fois
douce et velue. Elle a un mouvement instinctif pour se dégager de l'ouverture,
mais la force de l'homme l'en empêche.
Un rire quasi joyeux sort de l'appareil. Alors la terreur d'Eve connaît un répit. Il lui semble qu'un parachute vient de s'ouvrir et qu'elle ne s'écrasera
pas sur les rochers : elle se met à guérir de son cauchemar. Elle éprouve au
plus profond de sa personne le sauvage bonheur d'être épargnée. Epargnée pour la
seconde fois en moins d'une heure. Elle se sent soudain parfaitement en équilibre sur la moto dont le grondement sauvage s'est mué en un somptueux ronron de mécanique bien dressée.
L'appareil acoustique grésille car la voix qu'elle transmet est hachée par une
brusque émotion
- Caresse-moi, putain!
Elle ne réagit pas à l'insulte ! Curieusement, elle se soumet, àcause peut-
être
du soulagement organique résultant du ralentissement. Son corps libéré de la
panique l'incite aux pires
40
acceptations. Une sombre résignation réduit Eve, l'orgueilleu Eve, l'insolente ;
Eve, la souveraine. Docile, elle enfonce main sous la combinaison, entre deux
peaux : peau froide cétacé, peau tiède d'homme en ardeur de vie. Brutal, il a
coup de patte sur l'avant-bras d'Eve pour qu'elle se presse aille vite au but.
Ils roulent lentement dans la campagne noir et argent qui ne s'anime que de rayons épars. Tout paraît à la fois compact et incertain et a l'air privé
d'hommes. Ils ne sont plus qu'eux deux, à califourchon sur les quatre cylindres
de feu toussant leur gaz à grandes gorges.
Eve rencontre le sexe de son compagnon, dressé le long de son ventre. Elle a
quelque difficulté à s'en saisir car le vêtement cuir le presse durement contre
la chair. Le membre est parcouru d'étranges frémissements.
- Allez, allez, va! gronde le motard.
Elle continue de bien vouloir, tente même de vaincre gaucherie résultant de leurs postures et de sa répulsion.
Eve réalise le saugrenu de cette situation. Elle se dit qu'elle plus grotesque
qu'obscène, et que quelque chose d'irrémédiable s'opère en elle, qui la marquera
pour toujours car rien ne saura l'effacer.
- Plus vite ! fait l'homme, les dents crochetées.
Il s'agit à la fois d'un ordre et d'une supplique.
Eve s'active rageusement, elle voudrait arracher ce sexe, à tout le moins le
meurtrir, mais la pression du vêtement de cuir réduit son mouvement, et sa vigueur satisfait au contraire son compagnon. Il se libère impétueusement, en
poussant un interminable gémissement.
Eve sent sa main abondamment souillée et sa frénésie mauvaise cesse aussitôt.
Il se passe un instant de flou. La moto semble rouler sur son erre. Elle décrit
même quelques courts zigzags au milieu de route avant de stopper. Le pilote tient son guidon à deux main. Sa tête est penchée en avant, comme entraînée par
le poids casque. Une sorte d'immense accablement arque ses épaules. Il met un
pied à terre et soupire :
- Allez, fous le camp, roulure! Tu me dégo˚tes.
Eve ne se le fait pas répéter et quitte le bolide. La moto démarre fougueusement. Ses feux arrière, ouatés par la fumée d'échappement, dansent très
longuement avant de s'engloutir dans la nuit tombée.
Les jambes d'Eve tremblent convulsivement. Elle ne peut plus marcher, alors elle
va s'asseoir sur le talus et essuie sa main dans l'herbe.
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CHAPITRE - VI.
Il en est au plafond.
Il a dressé une épaisse planche entre deux chaises disposées face à face et,
juché sur ce rudimentaire échafaudage, Victor Réglisson attrape un sérieux torticolis à balader son pinceau de merde sur une surface dont, à un mètre plus
bas, il ne soupçonnait pas l'infini.
Il voudrait chantonner, ou siffler. Tous les peintres en b‚timent sifflent ou
chantonnent. Selon lui, ça leur évite de respirer trop fortement les vapeurs
d'essence vachement nocives à la longue tu sais.
Sa femme le regarde agir depuis la cuisine o˘ elle épluche des patates scrofuleuses. Elle trouve qu'il est bon con, Victor. Dévoué, prêt à tout ce qu'elles voudraient, NoÎlle et elle, pour les satisfaire.
Il a entrepris de refaire la chambre de leur fille. Il espère ainsi intéresser
cette pauvre gosse qui sombre peu à peu dans la prostration et l'inappétence. Il
lui a fait choisir un papier à fleurs, dans les rose-branlette. En réalité, NoÎlle n'a rien choisi du tout, elle s'est seulement contentée d'acquiescer,
pour avoir la paix, classer une question qui ne l'intéresse absolument pas.
Victor a raclé les murs, lessivé les plinthes et le plafond après avoir protégé
la méchante moquette avec du plastique transparent. Il a entrepris ces travaux
pour s'occuper l'esprit surtout. L'état de sa NoÎlle le désespère. Par moments,
il se dit qu'elle est en train de descendre au tombeau. Si elle meurt, il se
tuera. On les mettra dans la même tombe et tout sera bien. Après tout, finir
pour finir, un peu plus tôt, un peu plus tard, hein ? qu'est ce qui nous acharne
à vivre ? Oui : j'écris nous acharne, bien que ce ne soit pas français, mais tu
n'ignores pas ma façon de concevoir, n'est-ce pas l'ami? De me concevoir, moi;
de vous concevoir vous tous, les témoins que cause Mishima; de concevoir l'inimportance des règles, cultes, traditions, bazarderie en tout genre. Et donc
je reprends la question que se pose Victor Réglisson, employé de la S.N.C.F.
(trafic Ouest), exmilitant communiste, père à toute épreuve, mari fidèle par
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manque d'occases et de conviction adultérine. qu'est-ce qui nous acharne à
vivre. La vie ? Tu crois ? Le côté : puisque j'y suis j'y reste. Le jour, le
cul, l'entrecôte ? On peut s'en délester quand la peine est démesurée. Et alors
accepter de cesser si t'existes trop inconfortablement.
Georgette, l'épouse, est plus combative parce que plus solide moins sous l'emprise des sentiments majeurs. Elle a un conception ménagère de l'existence.
Belle ou moche, il faut s'en accommoder. Le balai n'est pas une monture seulement pour les sorcières. Certes, elle souffre du drame survenu à sa fille.
D'autant que, femelle, elle connaît mieux qu'un homme la valeur d'un minois.
Avant cet incendie criminel, NoÎlle étai jolie à crier. D'une harmonie si parfaite qu'il faisait bon s'arrête devant elle pour la regarder, comme tu contemples le Mont Blanc sous la lune ou un lionceau aux mamelles de sa mère.
A présent, c'est fini. Elle a cessé d'être un ravissement, cessé pour toujours.
C'est un " être ", tu comprends ? Voilà : simplemen un être. Masculin, quoi, tu
m'as saisi ? On incline à retarder la qualité féminine de ce masque inexpressif,
de cette hideu pensive. Mais quoi? que peut-on y faire? Elle touche un pension
correcte : le Président s'en est occupé. quand elle se sera refabriqué un moral,
l'avenir deviendra probable. Il faut du courage pour vivre. Mme Réglisson en a
pour les trois. quand le temps est trop lourd, elle va traînasser dans l'épicerie italienne de M. Favellini (produits de 1er choix, c'est écrit sur sa
boutique), si les circonstances le permettent, il la baise gentîment, en camarade, dans son arrière-boutique qui sent la farine de maÔs, sur les sacs de
lentilles et de pois cassés. Après quoi sans mot dire, il glisse un salami ou
une bouteille de chianti dans le sac de la ménagère. quand les circonstances ne
le permettent pas, ils parlent de l'Italie, tout ça : les Pouilles, la voyoucratie qui s'empare... Ce sont des moments " en marge ", de ceux dont une
femme alourdie d'ennuis familiaux a besoin pour tenir sa route.
Depuis sa cuisine dont la porte est toujours ouverte, elle peu surveiller simultanément sa fille et son époux. Elle n'aperçoit que la partie inférieure de
Victor juché sur sa planche, ma NoÎlle lui fait face. La jeune fille se tient à
la table du living devant un livre qu'elle ne lit pas car elle n'a tourné
aucune
page depuis au moins dix minutes. Elle a les bras croisés bizarrement sa tête
est inclinée. Ses cheveux qu'elle laisse pousser, mais qui manquent sur la partie frontale à cause des cruelles br˚lure tombent bas derrière ses oreilles.
Par instants, de loin, Georgette dont la vue change, croit qu'elle a retrouvé
son visage d'avant. Mais qu'elle s'avance seulement de quelques pas et elle constate les irréparables dég‚ts : ces plaques de chair p‚le lisse, comme émaillées, l'absence de sourcils (qu'elle dessine au pinceau, quelquefois, de
moins en moins) et cette espèce de pelade asymétrique au-dessus des tempes.
Restent les yeux, bleus, si profonds, qui continuent derrière le masque et expriment
43
sinistrement la pire misère qui se puisse endurer par un être fait pour la gr‚ce
et l'amour. Voilà plusieurs jours qu'elle ne s'alimente plus, ou presque, se
contentant d'avaler du lait froid. La veille, elle l'a surprise en train de manger la peau d'une banane après avoir jeté la chair du fruit à la poubelle.
Folle d'inquiétude, Georgette a téléphoné à leur médecin de famille : un jeune
plein de bonne volonté. Il a expliqué ce qu'était l'anorexie et a laissé
entendre qu'on devrait bientôt hospitaliser NoÎlle.
L'hôpital ! Elle y a traîné si longtemps, la pauvre petite, après l'incendie :
des mois. Sans parler des traitements de neige carbonique, ensuite.
Georgette,
malgré sa vaillance est d'accord avec son mari : si leur fille retourne à
l'hôpital pour y être alimentée contre son gré, elle n'en ressortira pas.
Les
médecins ne soignent que des cas; ils ne tiennent pas toujours compte de la personnalité, du caractère des patients.
Ce matin, Victor qui est de congé a pris un coup de sang et il a téléphoné
chez
le Président. Il veut que l'autre vieux branleur, comme il l'appelle avec haine,
soit informé et fasse quelque chose. qu'il paie un peu de sa personne, il doit
bien cela à NoÎlle. NoÎlle qu'il a ensorcelée comment, grand Dieu? en usant de
quels charmes frelatés, lui si vieux, si faisandé?
Georgette tourne les pommes de terre dans ses doigts habiles; la courte lame
pointue de son méchant couteau, d˚ment aff˚té par Victor, se joue de la peau du
tubercule, la transforme en serpentins bruns d'un côté, jaune p‚le de l'autre.
Les pommes de terre épluchées ont une odeur rassérénante, pense Georgette.
Une
odeur qui naît en même temps que la faim dans l'estomac et qui promet.
On sonne. Elle regarde NoÎlle, espérant que la jeune fille ira ouvrir. Mais NoÎlle reste prostrée.
" On a sonné! " lance Victor, depuis son perchoir. Sa voix résonne curieusement
dans la chambre vidée de son mobilier. Georgette abandonne sa besogne et quitte
son tablier pour aller ouvrir. Au passage, elle jette un regard surpris au gros
visage blafard du réveil. Il indique six heures vingt. Ce n'est pas une heure
pour les visites d'employés administratifs. Une voisine, probablement.
Elle écarte sa porte et trouve sur leur palier une dame d'un certain ‚ge, bon
chic bon genre, portant un manteau d'astrakan à col de renard noir et un sac de
croco dans les gris fumé.
Georgette croit à une visiteuse, bien que les dames du Social ne soient pas aussi élégantes. Déjà confuse de n'être que ce qu'elle est, Georgette Réglisson
délivre avant toute chose un sourire de timidité obséquieuse.
- Bonjour, fait doucement l'arrivante, pardonnez-moi de vous importuner : je
suis madame Horace Tumelat.
Après cette présentation, tu peux compter qu'il y a un sacré temps mort. On entendrait battre les cúurs de tous ces gens. Le sourire de Georgette se décolle
de sa figure.
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- Je vous en prie, dit-elle en s'effaçant.
La dame franchit le seuil de leur F 3. Un peu partout, dans l'immense ruche, les
télés se mettent en branle et on reconnait l'indicatif de " C'est la Vie. "
Georgette referme la porte. Le sang bat à ses tempes. Elle effarée par cette
visite. Mle Tumelat! Jusqu'à présent, elle toujours restée dans l'ombre, cette
dame. Victor, qui a entendu descend de son échafaudage. Il s'avance, les doigts
poisseux peinture blanche dans son ignoble blouse grise servant aux très basses
besognes. Il a les cheveux en brosse, comme qui dira tant ils sont coupés court.
Une frime de hérisson, avec un nez pointu et un regard écarté.
Mme Tumelat accepte la chaise proposée par Georgette. quelle classe! La manière
dont elle dégage son manteau fourrure en le faisant, d'un simple mouvement du
cou, glisser ses épaules.
Son intérêt se porte sur la jeune fille. Elle est un peu surprise car elle la
croyait plus endommagée. Certes NoÎlle Réglisson défigurée, mais ses br˚lures ne
provoquent pas la répulsion.
NoÎlle se met à regarder l'arrivante.
- Bonjour, lui dit aimablement AdélaÔde, ainsi c'est vous...
- Oui, c'est moi, répond NoÎlle.
Victor et Georgette se tiennent gauchement derrière la chaise de leur fille,
comme des parents. Victor attend l'opportunité de saluer l'arrivante, mais elle
tarde car Mme Tumelat ne semble l'avoir vu. Cette totale indifférence n'affecte
pas Réglisson. Bon, il y a des moments o˘ les gens se soucient de toi, et d'autres o˘ ça n'a pas d'importance pour eux que tu existes, il est au courant.
AdélaÔde n'en finit pas de scruter NoÎlle. On dirait qu'elle cherche à
comprendre. Et la preuve, c'est qu'elle finit par murmurer, pour soi-même
- Je comprends.
D'accord, le visage est en ruine, pourtant l'‚me continue de transparaître pour
qui sait voir. A cette minute, Adéla Tumelat comprend ce qui a séduit le Président chez ce gamine. Une chose ténue, à côté de laquelle il est facile de
passer, mais qui fascine ceux qui la perçoivent. Cette chose, c'est le don de
passion. Une passion indomptable, une passe infiniment grave, totale.
- On s'excuse pour le désordre, dit Georgette en désignant les meubles empilés
dans le living, mon mari refait la chambre de NoÎlle. En attendant, elle dort
dans le séjour.
qu'est-ce qu'elle en a à branler, de ces détails, Mme Tumelat tu peux le dire à
Georgette ? quand une pulsion secrète vous amène à faire une telle visite, les
empilades de meubles, hein ?
AdélaÔde découvre ce qu'est un être capable de passion, et reste éperdue devant
lui, comme devant une oeuvre d'art, qui a toujours rêvé de s'abîmer dans le tumulte des sentiment les plus fous, et qui toujours est restée maîtresse d'elle-même
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indifférente à l'amour qu'on lui vouait, si lointaine dans sa chasteté de bourgeoise éconduite par la volupté.
-- Ma visite doit vous surprendre, dit-elle. J'ai eu envie de vous connaître ;
je suis s˚re que vous me comprenez ?
NoÎlle acquiesce. Ce qui l'étonne c'est que Mme Tumelat ait attendu quelque dix-huît mois avant de la rencontrer.
- Je pense que vous préféreriez voir mon mari, reprend AdélaÔfde, sans la moindre ironie ; mais...
NoÎlle a un petit hochement de tête confus. Oui, oui : elle sait. Elle aime trop
le Président pour ne pas le connaître d'instinct. Elle a bien compris qu'elle
était définitivement sortie de son existence puisqu'elle ne correspond plus à ce
qu'il a aimé en elle. Ce battant impitoyable ne s'attarde pas dans les nostalgies ; il rejette les gens, les instants et les circonstances qui ont cessé de le servir. Peut-être souffre-t-il d'être ainsi ? Seulement il ne peut
être autrement. Son temps doit se montrer productif, utile à un compartiment
quelconque de son activité. La pitié est un sentiment trop superflu, trop dégradant pour lui. Oh! elle sait, elle sait bien tout cela et n'en conçoit ni
regrets ni amertume, seulement du chagrin, un chagrin mortel.
Le " mais " suspensif de Mme Tumelat confirme la justesse de sa pensée.
NoÎlle considère l'épouse sans ambiguÔté, simplement elle est un peu surprise
que cette femme, un jour, ait éveillé l'intérêt d'Horace Tumelat. Elle est si
conventionnelle, si " épouse de Président "...
Et puis un temps saugrenu s'écoule. Chacun se demandant un peu pourquoi l'autre
est là. Avaient-ils quoi que ce soit à se dire, ces gens d'espèce et de pensée
différentes ?
Réglisson décide de prendre en pitié la dame AdélaÔde, seconde victime du vieux
scélérat.
- Vous savez, madame, lui rassemble-t-il à grands raclements de gosier, vous
savez : tout ce qui est arrivé est triste également pour vous, nous nous en rendons bien compte, ma femme et moi, n'est-ce pas Georgette ?
Ah! non, elle n'est pas là pour entendre ce genre de sornettes, Mme Tumelat! On
ne va pas entrer dans les lamentations de concierge! Pourquoi est-elle venue, au
fait ? Elle se le demande tout à coup, au milieu de ce capharna¸m, parmi ces
humbles chagrinés. Elle préférait Réglisson quand il tonnait son martyre de père
au téléphone. Jusqu'à ce matin, la petite ne l'intéressait pas. Elle l'avait
classée jouvencelle-gourgandine, victime des circonstances. C'est en apprenant
qu'elle se mourait d'amour pour son mari qu'il y a eu en elle ce grand tressaillement, cet élan de curiosité. Elle a voulu vérifier la réalité du fait.
- «a vous ennuierait que nous bavardions en tête à tête? demande-t-elle à
la
jeune fille.
NoÎlle hausse les épaules. Elle est hors d'atteinte. Rien ne peut l'ennuyer vraiment, et rien vraiment lui faire plaisir.
Les parents se regardent, contrits par leur présence. Ils se 46
voient horriblement de trop et se demandent comment ils faire pour ne plus être
là, l'idée de se retirer ne leur venant
Mais AdélaÔde dissipe leur embarras :
- Allons faire un tour, NoÎlle, propose-t-elle assez caté quement.
Passive, NoÎlle se dresse.
- Il faut mettre ton manteau ! dit sa mère.
Elle court le lui décrocher dans la garde-robe. La blessé prend des lunettes
noires sur une console. Mme Tumelat enregistre le geste et se dit que "
tout
n'est pas perdu " puisqu'elle a encore le souci de dissimuler ce qu'elle peut de
son visage mutilé.
Elles sortent sans s'occuper des parents.
quand la porte est refermée, Victor va se servir un grand verre de vin rouge à
la cuisine. Son épouse retourne à ses patates dont les épluchures oxydées brunissent.
Elle en pèle une entière avant de demander :
- qu'est-ce que tu en penses, Vic ?
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VII
Elle est très calme, presque souriante. Maryse, la vieille bonne, l'accueille
comme tous les autres soirs, en lui annonçant triomphalement une nouvelle d'ordre ménager. Il est toujours question du plombier défaillant, d'un livreur
impertinent, d'une entourloupe du boucher qu'il va bien falloir quitter un jour
ou l'autre.
Mouchette bouscule la petite femme dans son allégresse de retrouver l'appartement. Maryse vacille, sa blouse rose à col blanc lui donne l'aspect
d'une fillette disgraciée à figure de vieillarde.
La chienne court à la cuisine pour laper son écuelle d'eau.
- Je suis terriblement en retard, dit Eve, Monsieur est là?
- Il regarde la télévision avec Boby!
Eve éprouve un sentiment de libération, elle est grisée par la quiétude du petit
hôtel particulier, coincé entre deux immeubles neufs, dont la façade art déco a
été classée. Ce qu'elle ressent lui rappelle l'une des rares escalades qu'elle
ait faites en Suisse, dans les montagnes bernoises. Elle a atteint, après des
heures d'efforts, un sommet arrondi, dont la culminance donnait àpenser qu'il
constituait " le toit du monde ". Elle a fermé les yeux, émue inexplicablement,
et bien qu'elle n'e˚t pas la foi ce qu'elle a éprouvé alors ressemblait à
de la
reconnaissance.
Elle s'examine dans la grande glace du hall, tandis que Maryse évacue sa veste
en fourrure. Eve se trouve sans faille, portée par cette énergie languissante
qui assure le plus clair de son charme. " Intacte ", pense-t-elle. Le mot est
lourd de signification.
Mouchette revient vers elle, les babines emperlées d'eau. Lorsque la jeune femme
a pu regagner sa voiture, elle a retrouvé la chienne endormie sous le tableau de
bord. Eve a ri de soulagement. quelques années plus tôt, elle a lu dans son propre journal l'histoire de ce tigre enfui de son camion cage accidenté.
Cent
personnes avaient été mobilisées pour opérer une battue qui dura toute la nuit
et, à l'aube, on retrouva le tigre endormi dans sa cage.
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Elle pousse la porte du salon. Un dessin animé japonais captive Boby. Il s'agit
d'un feuilleton, style Superman, bourré d'engins interplanétaires et de canons
laser. Son fils est trop fasciné par les exploits du héros pour s'apercevoir de
sa venue.
Luc qui rêvassait, avec le gosse coincé entre ses jambes tend ses lèvres à
Eve.
Leur baiser est rapide, distrait.
- Tu es drôlement à la bourre, remarque Luc.
Aucun reproche dans sa voix, nulle jalousie - il constate un fait.
- Conseil de rédaction, répond Eve.
Voilà, elle a décidé de taire sa mésaventure. Jusqu'au moment de pousser sa porte, elle ignorait sa réaction. question " d'opportunité ". Eh bien, elle juge
inopportun de la relater. La chose est trop mesquine, trop ridicule aussi.
Elle
se tait par flemme autant que par respect humain. Trouver des mots, expliquer,
répéter, quel pensum!
- Bonjour, Boby!
Le gamin pousse un grognement. Il est déjà en robe de chambre et sent l'eau de
Cologne du soir. Eve s'agenouille sur le tapis pour baisoter la tête blonde aux
cheveux de soie.
- Tu as été sage, à l'école ?
L'enfant n'a même pas entendu cette question saugrenue.
- Attends que le vaisseau spatial ait regagné sa galaxie, voyons! plaisante Luc.
Il consulte sa Rolex d'or
- C'est l'affaire de cinq minutes!
Tous deux passent dans la salle à manger o˘ nul couvert n'est dressé car ils
doivent repartir chacun de son côté : Eve pour le journal, Luc pour sa réunion
du Rotary.
Ils se regardent avec une certaine tendresse complice.
- Comme tu as les joues fraîches, remarque Luc Miracle.
- Il gèle, répond Eve Mirale.
Elle pose ses mains sur la nuque de son époux pour lui faire constater la froidure.
- Chiche que je te réchauffe!
Elle a une brusque tristesse, peu explicable.
- Tu sais bien que nous n'avons pas le temps.
- On a toujours le temps de baiser sa femme quand elle vous fait cet effet, Il applique sa main contre son pantalon pour découvrir à Eve l'intéressant volume qui vient de s'y produire.
- Il faut que je couche Boby dans quatre minutes!
- Oh! lui, il ne demande qu'à visionner la pube, elle l'intéresse autant que le
dessin animé ; la force des publicitaires c'est les mômes! Ils investissent les
foyers par le bas. Viens!
Résignée, elle le suit jusqu'à leur chambre à coucher qui ressemble à une boîte
capitonnée. Tout y est blanc écru, très riche, avec un peu trop de froufrous
pour le go˚t d'Eve, mais Luc l'a voulu ainsi. De même a-t-il, contre son gré à
elle, fait poser un panneau de glaces aussi bordéliques que vénitiennes.
Eve rougit chaque fois qu'elle ouvre sa chambre à une amie. quand ils sont entrés, il assure le verrou de cuivre et tourne le régulateur d'intensité
lumineuse afin de descendre l'éclairage au plus bas. C'est un mari très ardent,
capable de faire l'amour à sa femme plusieurs fois par jour. Mais il raffole des
" ambiances ". Eve va s'agenouiller sur leur lit, parallèlement au panneau de
glace. Elle se penche jusqu'à ce que son front touche le couvrelit de fourrure
blanche, les coudes écartés servant d'appui. Luc se met derrière elle et la fait
manoeuvrer, de ses deux mains posées sur les fesses d'Eve. Elle pense chaque
fois qu'elle est une jument qu'on déplace pour la seller. Lorsqu'il l'estime en
bonne posture, il la trousse, rabat le collant et enfouit son visage dans l'intimité de sa femme. Il est à ce point passionné qu'elle ne peut résister à
ses manoeuvres effrénées ; le désir s'installe en elle, bon gré mal gré.
Elle s'éloigne du rivage quotidien sans avoir besoin de se montrer vraiment consentante. Il s'agit d une forme secrète de viol, somme toute. Luc ne se lasse
pas de cette pratique, c'est elle qui finit par crier gr‚ce. Alors il la prend
doucement, avec une infinie paresse, tout en suivant leurs ébats dans la glace
afin de survolter son désir. Il est rare qu'Eve regarde aussi. Ce qui la retient, c'est moins la gêne de se voir ainsi prise, comme une bête, que l'abandon de son partenaire. Luc témoigne d'une lente et indicible fureur qui le
désolidarise, pense Eve, de l'espèce pensante. Son comportement a quelque chose
de noir et d'un peu crapuleux ; à ce moment si aigu de l'union, il se fait une
rupture entre eux et elle a h‚te qu'il s'assouvisse. H‚te de se reprendre.
Ce soir elle regarde. Elle regarde pour se sécurisé.
Dux heures auparavant, elle se tenait à califourchon sur un bolide de feu et
masturbait un sadique en maraude.
La mort hurlait à ses oreilles. Elle traversait le moment le plus fou de sa vie.
Et la voici sur son lit, livrée à l'appétit de son mari ; s'abandonnant à
lui
pour le combler de tout son être. Elle se persuade que le sexe qui la pénètre
langoureusement, la guérit de l'ignoble mésaventure Elle le veut résolument. "
Oui, oui, enfile-moi, Luc, mon époux, mon m‚le élu. Je suis là pour t'assouvir
pour te recevoir, défiguré que tu es par le désir. Prends-moi bien, mon gentil
animal, rassasie-toi de moi, ta compagne d'existence. 0 cher pauvre homme en
furie d'amour. Explose et redeviens toi-même, mon tendre équipier, mon copain,
mon amant. Je suis malade d'une autre honte. Soigne moi en me rendant ta femme.
Tiens, je vais à toi. Je t'aide, cher chéri Je me veux en état d'esclavage pour
toi, rien que pour oit
Et bon, que je te fasse rire : le téléphone sonne. D'ordinaire ils le décrochent
avant l'amour pour ne pas risquer d'être sottement troublés. Tout à
l'heure, ces
deux idiots ont omis de le faire. Lui, si fougueux, si bandeur, tu penses!
Elle
toute traumatisé en secret.
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La sonnerie insiste. Luc force l'allure, espérant se libérer dans les délais. Il
comprend qu'impossible. Eh bien, que ce ronflerie abominable continue. Il triomphera d'elle en passant outre. Alors il s'applique à n'en pas tenir compte,
mais c'est duraille, tu sais. Et pour comble, la vieille Maryse vient toquer à
la porte et clame : " Téléphone! " Saloperie!
Luc se retire, à grande ragerie, navré de voir son sexe d'apothéose qui dodeline, aussi hagard que lui, désorienté à plein, le malheureux noeud en déculade!
- Vas-y, soupire-t-il.
Eve quitte le lit à reculons et va décrocher. Sa jupe retombe doucement.
Luc
bande toujours aussi fort. La jeune femme se voit dans la glace, à demi troussée, ses collants l'entravant, chevelure en désordre.
- Eve Mirale, annonce-t-elle, riant sous cape de se nommer aussi gravement dans
une pareille tenue.
- Salut, branleuse ! dit une voix froide, tu es bien rentré
Un rire suit. Puis on raccroche.
Eve se sent instantanément déserte.
La tonalité du téléphone ressemble à une sorte d'hémorragie sonore dont la flaque s'élargit.
- Une erreur? demande Luc.
- Oui, répond Eve.
- Reviens vite, chérie. Et ne raccroche pas surtout!
Eve retourne se mettre en position sur le couvre-lit. Elle trouve que la fourrure sent la mort. Son mari l'enfile à nouveau, avec un hennissement de contentement. C'est triste de se faire chibrer quand on a envie de tuer.
51
VIII
Les membres de ce que Tumelat appelle par dérision " son soviet suprême "
viennent de partir, et le Président reste seul avec Pierre Bayeur. La pièce est
un peu solennelle pour les tête-à-tête à b‚tons rompus. L'immense table vernissée, avec ses sous-mains et ses lampes individuelles, lui paraît lugubre,
et plus encore les boiseries républicaines qui semblent se souvenir d'Edouard
Herriot. Une atmosphère compassée et chagrine leur choit sur les endosses, à ces
deux politicards retors. La ruse et le louche ont besoin d'espaces clos.
- Tu as le temps de venir prendre un pot ? questionne Tumelat.
Bayeur acquiesce.
Ils ont des choses délicates à se dire, bien qu'aucune allusion préalable n'e˚t
été faite par l'un ni par l'autre. Seulement ils se savent par cúur et des ondes
secrètes leur permettent d'échanger d'impondérables messages.
Bayeur range des paperasses dans une vieille serviette r‚pée qu'on lui a toujours connue, objet fétiche dont il est évident qu'il ne se séparera jamais.
Sans doute cette serviette lui a-t-elle servi dans ses études?
Horace regarde les mouvements placides de son " dauphin ". Bayeur est un homme
d'esprit capable de se maîtriser. Un certain embonpoint l'aide à conserver son
calme en toute circonstance. Sa mise un rien négligée inspire confiance. Il cultive l'image du bon gros, solide et discret, aux boutades souvent très "
saignantes ". Son noeud de cravate rel‚ché pend au niveau du troisième bouton de
la chemise ; sa chevelure d'un ch‚tain tirant sur le roux est ébouriffée, style
Stan Laurel et il est pourvu de lunettes à forte monture qui se promènent de ses
lèvres à son front, de ses doigts à la poche supérieure de son veston, mais qui
ne reposent pratiquement jamais sur son nez.
- O˘, ce pot? demande-t-il.
- Pourquoi pas chez moi ? C'est sur ton chemin.
Bayeur accepte. Il suit le Président en traînant légèrement la patte gauche,
conséquence d'un méchant accident de voiture.
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Dans la cour du Palais-Bourbon, chacun monte dans sa propre auto et ils partent,
non à la queue leu leu, mais parallèlement.
Dix minutes plus tard, ils se rejoignent dans le hall super-luxe de l'immeuble,
tapissé de glaces et de plantes vertes. Sans mot dire, ils prennent l'ascenseur
capitonné o˘ flotte un amalgame de parfums dont un flacon gros comme mon petit
doigt équivaut à la semaine de salaire d'un smicard. Immeuble interdit aux mendiants et marchands ambulants. D'ailleurs le gardien, un ancien gendarme,
fait bonne garde.
Juan-Carlos, le domestique espingo du Président, vient ouvrir gueule à la Gréco,
oeîl de feu, veste blanche au col amidonné. Stylé tu verrais comme ! Muet et
déférent. C'est pas lui qui s'écrierait " Bonjour messieurs ", comme tu en trouves à présent. Une inclinaison du buste, les pompes restant jointes et le
bras le long du corps. Il s'empare des lardeusses, et, lesté, va néanmoins délourder le salon, pas freiner la manoeuvre.
Bayeur y retrouve " son coin ", près de la cheminée dans laquelle on ne fait
jamais de feu (elle fume : il n'existe plus de bons " ‚triers " de nos jours).
Il se glisse dans un profond fauteuil, comme dans une baignoire-sabot, laisse
pendre ses bras courtauds sur les accoudoirs et développe ses jambes au plus
long qu'il le peut car il n'est pas mondain. Souvent, Tumelat lui a déclaré
qu'il aurait d˚ être socialiste; bien que les gens du P.S. soient devenus drôlement smart...
- Ta femme va bien ? pense-t-il à s'informer, uniquement parce qu'ils se trouvent dans l'appartement du couple.
- qu'est-ce que ça petit bien te foutre! soupire le Président.
qui ajoute, entre ses dents : " Et à moi, donc! "
Juan-Carlos est déjà là, attendant les instructions, bien qu'il sache déjà
ce
que l'un et l'autre vont boire.
- Ton éternel Ricard? demande Tumelat.
- Bien boueux! précise Bayeur.
Tumelat se tourne vers son valet
- Et pour moi, un verre de rouge, Juan-Carlos : celui de la cuisine.
Car il raffole du petit vin de table, le Président, un brin canaille, un peu
pauvret, comme on en buvait à la maison dans sa dure enfance laborieuse.
Pierre Bayeur se fend la pipe
- Marchais boit du whisky, pour ses coronaires, dit-il.
Il regarde autour de lui le grand salon au luxe conventionnel. Il déteste ce
manque d'ambiance. Il lui faut des lieux personnalisês. Chez lui, c'est fait de
bric et de broc, mais chaque élément a son pedigree sentimental. Il aime les
logis-tanières, avec des mômes qui foutent la merde et des objets dont il retrouverait la place exacte s'il devenait aveugle. Chez Tumelat, on sent le
luxe " obligatoire ". Les décorateurs ont assumé tout ça sans grande participation des futurs occupants. Devis, choix du mobilier sur catalogue et
carte blanche !
- A quoi penses-tu ? demande Horace.
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Pierre Bayeur hoche la tête :
- Je me rappelle un artiste de music-hall. Il y a pas mal de temps, peut-
être
était-ce Devos ? Il jouait de la guitare juché sur un dossier de chaise.
Par
moments il s'arrêtait, se mettait àréfléchir et déclarait : " Je pense à la vie
". Et puis il recommençait à jouer allegro.
- Eh bien, commence à jouer presto, fait le Président. Tu as quelque chose à me
dire, pas vrai?
L'interpellé fait une moue cocasse.
- En réalité, Horace, c'est toi qui as quelque chose à me dire; moi j'ai à
te
répondre. Alors vas-y.
Juan-Carlos arrive avec son plateau en argent massif Régency supportant démocratiquement un Ricard chargé à bloc et un coup de rouge de facteur. Il dispose les verres sur une table basse. Ses gestes sont onctueux malgré les biceps de déménageur qui gonflent ses manches.
- Il est parfait, déclare Bayeur quand le domestique s'est retiré.
- Depuis quelque temps on a des problèmes avec lui, confie Tumelat : il bat sa
femme.
- Le veinard! dit Bayeur, il y en a tellement qui n'osent pas.
- Pendant le service!
- Oui, évidemment.
- Et cette conne se met à chialer en espagnol, tu vois le topo ?
Pierre Bayeur avale une lampée de Ricard.
- Il vaut mieux être latin que d'être sourd, fait-il. Nobody is perfect.
Bon, je
t'écoute.
Le Président, toujours si à l'aise en apparence, marque un certain embarras.
- Il s'agit " des autres ".
- quand ça merdouille, il s'agit toujours des autres, riposte son adjoint.
- Tu as remarqué la gueule qu'ils ont faite lorsque j'ai posé la question qui
est de savoir si nous devons présenter un candidat aux présidentielles ? Et leur
silence embarrassé ? On aurait dit que je leur proposais la dissolution du Groupe...
- Comment n'aurais-je pas remarqué une telle évidence, répond Bayeur.
- Et tu interprètes ça comment, toi ?
Le bon gros pêche ses lunettes dans sa poche, et développe leurs branches.
Il
prend un regard de myope lorsqu'il les a en main, comme s'il se rappelait soudain qu'elles lui sont nécessaires. Il va pour les chausser, se ravise, et se
colle une branche dans la bouche, comme un mors. Ce corps étranger rend son élocution plus épaisse, chuintante.
- Je l'interprète comme toi, Horace ; parce qu'il n'est qu'une façon de l'interpréter. Si nous présentons un candidat, ce candidat ne peut être que toi,
n'est-ce pas ?
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Il retire ses lunettes d'entre ses dents pour les placer en serretête dans ses
cheveux ébouriffés.
- Et alors ? insiste Tumelat. Vas-y, fiston, j'ai la peau dure.
- Alors, depuis... ce que tu sais, les compagnons ne comprennent plus très bien
pour quelle maison ils voyagent. Mets-toi à leur place : tu joues les Napoléon
au pont d'Arcole et tu les conduis à renverser le gouvernement ; très bien : les
clefs du pouvoir te sont pratiquement livrées sur un coussinet de brocart.
A cet
instant précis, drame!
" Le jeune amour qui défrayait la chronique et te valait somme toute une réputation flatteuse sombre dans des flammes allumées par ta houri de secrétaire
qui... "
- Tu sais que je connais l'histoire, tranche rudement Tumelat.
- La tienne, sans doute, en tout cas pas l'autre, la grande, s'emporte Bayeur.
On déteste les gens qui ratent le coche, mon vieux. C'est bien de gonfler un
beau ballon, mais il ne faut pas qu'il éclate. Il y a dix-huit mois, tu as créé
le vide, et tu n'as rien mis à la place. Le même Premier ministre a été
rétabli
dans ses fonctions, accepté avec une confortable majorité et tu as eu bonne mine!
Bayeur sirote son pastis dans lequel le gros glaçon n'est déjà plus qu'une pellicule de givre.
- Tu sais que ton maintien à la tête du groupe constitue un tour de force?
Je ne
t'en ai jamais parlé, mais le nombre de pressions qui ont été faites sur moi
pour que je postule ta présidence...
- Merci pour ta magnanimité, murmure ironiquemen Tumelat, toi non plus, tu ne
tires pas sur les ambulances, n'est-ce pas ?
L'autre le regarde droit aux yeux.
- Mon temps n'est pas encore venu, dit-il hardiment.
- Et quand estimes-tu qu'il viendra ?
- Lorsque le tien finira.
- C'est-à-dire ?
Pierre Bayeur se lève péniblement et pédale à vide avec sa jambe blessée qui
s'ankylosait.
- «a dépendra de toi. Je ne suis pas pressé. Je crois a bénéfice de l'‚ge, je me
gaffe des opportunités. Les vraie carrières ne se construisent pas au détour des
circonstances. J'ai quarante-cinq ans. Politiquement, je suis encore au berceau.
J'ai besoin de grandir dans ton ombre.
- Hum, l'ombre de Guignol...
- Si tu étais Guignol, j'aurais été le premier à réclamer ton départ.
- Pourtant les petits compagnons de mes couilles ne croient plus en mon étoile ?
- En effet, ils ne croient plus en ton étoile, seulement il continuent de croire
en toi, en ton talent, en tes manoeuvres et je ne donne pas au mot un sens péjoratif. Ils croient que tu restes
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plus habile d'entre nous. Tu es un docteur dont les diplômes sont contestés,
mais qui guérit. Reste Président du R.A.S., Horace, ne cherche pas à
devenir
celui de la France car alors tout pourrait basculer. L'affaire est endormie, ne
la réveillons pas! Il y a trois jours, j'ai lu un papier de la petite Mirale,
dans Le Réveil. Imagine ce que serait une vraie campagne bien orchestrée.
- Le papier visait mon secrétaire.
Bayeur secoue la tête.
- Il te visait, toi, à travers ce garçon. Et puisqu'on est en train de tout se
dire, Horace, je partage à cent pour cent le point de vue d'Eve Mirale et me
demande ce qui t'a pris de t'adjoindre un collaborateur de ce tonneau! Un pédé
que tu as débauché d'un journal de chantage; une sale petite vermine qui d'ailleurs t'a traîné dans la gadoue en son temps. Par moments, je me demande
s'il n'aurait pas barre sur toi. En tout cas, il ne rehausse pas ton image de
marque!
Bayeur se tait, essoufflé. Il se met à rire, d'un rire teinté d'inquiétude.
- Je te fais ta fête, hein? reprend-il après quelques profondes inspirations.
- Je crois que je vais bientôt mourir, murmure Tumelat.
Il n'a pas l'air de jouer la comédie, le vieux forban, sa figure est très p
‚le,
creusée de rides inconnues. Son regard semble déboucher sur des visions funestes.
Bayeur lui met la main à l'épaule, alarmé.
- Tu te sens mal, Président?
- Non, dit Tumelat, il ne s'agit pas d'un malaise corporel, mais d'une blessure
de l'‚me ; je sais depuis mon aventure avec la petite que toute mon existence
n'a été qu'un long malentendu avec moi-même ; si je ne trouve pas très vite ma
vraie démarche,, il ne me sera plus possible d'aller encore bien loin.
Sa détresse remue profondément le gros Bayeur. Des larmes lui viennent, qui ne
sont pas de crocodile.
Et le Président continue :
- J'ai pensé à ma candidature aux présidentielles, par besoin de dépassement. Je
voulais me contraindre à un combat de grande envergure. Sans doute vais-je le
livrer faute de mieux, mon Pierre, avec ou sans votre investiture, et tant pis
si ma carrière y reste. Une défroque ne vaut que par celui qui la porte.
Bayeur dit que oui, bien s˚r. Il ne sait plus. Les tactiques sont impuissantes
face aux foucades.
- Il est temps que je rentre, annonce-t-il, on reparlera de tout ça. Tu sors, ce
soir?
- Il faut bien, répond le Président. Tu me vois passer une soirée ici dans mes
pantoufles, en tête à tête avec la vieille? Pourquoi pas la tisane et la télé
pendant qu'on y est! Tu sais, Pierrot, c'est ça une vie ratée : quand on doit
sortir pour ne pas rester chez soi !
- C'est vraiment fini avec AdélaÔde ?
- Oh, fini, non... Disons plutôt que ça n'a jamais commencé.
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Et alors, tu vas mesurer mon diabolisme d'auteur-à la con, juste comme il profère ces mots de totale désabusance, la porte du salon s'ouvre pour livrer
passage à Mme Tumelat, encore survêtue de son manteau d'astrakon. Elle sent le
dehors.
quelqu'un l'accompagne. Une jeune fille défigurée affublée de grosses lunettes
noires.
Je pourrais te mousser l'instant, le monter en épingle, lui faire donner tout
son jus. A quoi bon? Sobriété du fait. quatre personnages : le couple Tumelat,
NoÎlle Réglisson et Pierre Bayeur.
AdélaÔde est entrée en usant de ses clés, donc le larbin n'est pas alerté.
Et,
toujours donc, la jeune fille tient encore sa valise à la main. Une valise simili tout, qui peut donner l'illuse du chic à cent mètres. Elle est engoncée
dans un manteau de drap gris. Un foulard rose tendre sur la tête, pour cacher
les plaques de br˚lure. Ses grosses lunettes sombres lui donnent un air énigmatique, genre espionne de Série B.
- Bonjour, Pierre, murmure Mme Tumelat en dégantant sa pogne pour la présenter
au député maire de je ne sais plus o˘, dans les environs parisiens.
Bayeur presse les quatre doigts. Lui, le baisemain, pas connaître. Il ne saurait
jamais. Juste il consent à une courbette de la tronche, à l'allemande.
Et puis il attend qu'on le présente. AdélaÔde procède. Le blaze de la jeune personne ne lui rappelle rien. Mais ce sont les amochures dont elle souffre qui
la révèlent. Il pige, se trouble. quête une brindille d'explication. Mais qui va
la lui fournir? AdélaÔde ne paraît pas y songer, quant à Tumelat, le pauvre bonhomme, il est bien trop abasourdi et en quête d'éclairage pour sa propre lanterne...
NoÎlle attend, immobile. Elle n'est jamais venue chez le Président. Le luxe des
lieux, leurs dimensions surtout, l'impressionnent. Pourtant, c'est à son ex-amant qu'elle consacre toute son attention. Plus d'un an qu'elle ne l'a vu.
Elle
le trouve profondément changé. Plus vieux, plus dur. Autrement, très autrement
que dans son radieux souvenir.
Une envie de s'enfuir la prend. Pourquoi a-t-elle accepté de suivre l'épouse du
grand homme ? que pouvait-elle escompter de positif ? AdélaÔde Tumelat, cependant, n'a pas eu grand mal àla convaincre. Son argument ? Il a été
simple :
" Vous êtes au bord de la neurasthénie, plus rien ne vous intéresse.
N'ayant
rien à perdre, vous avez tout à gagner. Venez vivre quelque temps dans l'univers
de mon mari puisque vous vous consumez d'amour pour lui. L'empirique est un ultime recours. "
NoÎlle a opiné.
Et la voici chez les Tumelat, dans cet appartement qui aurait pu, qui aurait d˚
devenir le sien, si le fumier destin n'en avait décidé autrement. Elle a peur.
La présence du visiteur fausse son arrivée. Une grande honte indélébile la saisit. NoÎlle a honte de son visage saccagé, de sa méchante valise, de son manteau bon
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marché. Honte de vivre à l'état d'épave. quand il lui arrivait de se hasarder
encore par les rues, elle surprenait les regards apitoyés des autres femmes, une
certaine répulsion chez les hommes et les enfants. Avant l'incendie, elle portait le printemps, elle était limpide et sentait bon, désormais, elle est
décombres. Pas hiver précoce : décombres. Il est de beaux hivers, il n'existe
pas de beaux décombres. Son corps sinistré n'inspirera plus la convoitise, encore moins la nostalgie de l'impossible qui a embelli un matin le Président
Tumelat, au point de le lui rendre irrésistible. Il était devenu, en un instant,
fabuleusement beau, chargé d'amour souverain. A cause de cette infinie détresse
d'homme contraint au renoncement, elle l'avait aimé, lui avait donné de tout son
être ce à quoi il n'osait même pas rêver, lui le pourtant conquérant, le pourtant indomptable! Il possédait tout, sauf elle, et ses yeux s'étaient emplis
du chagrin de ne jamais l'avoir à soi. Alors il l'avait eue. Et ç'avait été
une
espèce d'incursion dans une dimension inconnue des deux. Une brève période d'indicible félicité. Le Président Horace Tumelat était devenu l'individu le
plus comblé de la planète et, l'espace d'une heure, l'homme le plus puissant de
France.
Et la voici chez les Tumelat.
Invitée par la femme.
quel drôle de jeu organise donc AdélaÔde ? Pitié de femme ? Calcul d'épouse ?
Obscur sadisme ? Esprit revanchard ? Veux-t-elle imposer à l'époux bafoueur l'atroce vision de celle qu'il a indirectement détruite ? Lui prouver que sa
passion d'automne, ce n'était que cela : une pauvre fillette pas-de-chance, que
le sort mystifiait.
Bayeur a pressé sa main br˚lée, rêche comme un os de sèche.
- Je partais, bredouille-t-il.
La valise de NoÎlle barre le passage. Il n'ose lui demander de la retirer et
l'enjambe d'un air pataud d'auguste sortant de la piste.
Le Président l'accompagne. Lui, il repousse le bagage du pied, presque rageusement.
Les deux hommes ne mouftent pas avant le palier. Devant l'ascenseur, Tumelat
laisse éclater sa rogne
- Tu te rends compte ? soupire-t-il.
- Tu n'étais pas au courant ? s'étonne Bayeur.
- Penses-tu : un coup fourré de cette archi-vache. Elle cherche à se rendre intéressante : la méno, mon vieux! Pas surprenant que les hommes crèvent les
premiers : elles font le nécessaire pour qu'il en soit ainsi! Elles nous préparent nos petites pilules avant les repas, mais elles nous sectionnent le
système nerveux de leurs griffes laquées.
Sa rage croît, s'auto-alimente. Il redevient le grand Tumelat, le tribun furibond qui sait faire trembler l'hémicycle les soirs d'orage.
- Tu es bien d'accord, Pierre ? une idée pareille ne peut 58
germer que dans l'esprit d'une femme surette ? Il va bien falloir que je me débarrasse de cette guenon imbaisable, non ? quand elle vivait à Gambais avec
son gorille de peintre, elle me foutai au moins la paix. Il la brossait entre
deux toiles, pour assurer sa gamelle et elle, la conne connasse, devait se prendre pour une Divine! Gr‚ce à ce barbouilleur hirsute, j'ai connu des année
de répit. Comment vais-je me dépêtrer de cette situation idiote Car elle a amené
sa valise, la petite, hein ? Je ne rêve pas ?
Il trouve l'affaire à la fois sinistre et cocasse le cher daunhin La question stupéfie le Président
- Enfin, tu as vu sa gueule, non
Pierre Bayeur baisse la tête.
- Je sais bien que le cynisme fait partie de ton charme, Président, mais par
moments il dépasse les bornes.
Horace lui relève la tête avec brusquerie, d'un geste d'une folle autorité, à la
limite de l'acceptable.
- C'est le courage de la vérité, souvent qu'on qualifie de cynisme, mon petit
gars. Ecoute, tu aimes, je suppose? Ta femme ou bien une autre ?
- La mienne, tout bêtement, avoue Bayeur.
Bravo! Eh bien imagine-lui les mutilations qui ont frappé NoÎlle. Et même, sans
aller jusque-là, suppose qu'on lui enlève toutes les dents de devant, ou bien
qu'elle ait la figure couverte de psoriasis, es-tu bien certain que tu l'aimerais toujours autant ?
Bayeur presse le bouton d'appel de l'ascenseur, sans se rendre compte que la
cabine se trouve à l'étage. C'est Tumelat qui lui ouvre la porte, d'un mouvement
brutal d'arrachage.
Ils ne se serrent pas la main; simplement parce qu'ils n'y songent pas.
Grave
oubli. Révélateur, tu ne trouves pas?
La cage capitonnée emporte Pierre Bayeur vers son foyer bastion. Son buste est
encore visible à travers la porte grillagée du palier lorsque le Président se
prend à vociférer de sa grosse voix réverbérée par la cage d'escalier :
- Vous me faites chier, avec vos idées reçues et votre moral à la carte. Je suis
plus pur que vous tous, et un jour on le saura !
IX
59
Il n'y a qu'un seul arbre dans la cour. Un sureau. Planté au centre du sinistre
quadrilatère, dans une pelouse de deux mètres carrés. Il est malingre, malportant. Peu feuillu, avec déjà des rameaux morts malgré sa jeunesse. On l'a
entouré d'un bout de grillage rouillé à cause des deux petits enfants qui ont
tendance àharceler ce coin de presque verdure. Une espèce de préau meublé
de
trois bancs de square précède la cour. Gaétane, Marie-Gisèle et binette bavardent, assises sur celui du milieu, en surveillant les ébats des deux petits
qui marchent à peine. Un garçon, une fille. C'est la fille qui est l'aînée.
Ils
jouent avec ces riens dénichés au sol : pierres et brindilles, couvercle de boîte, que les marmots préfèrent à de véritables jouets.
- Ils grandissent, remarque Ginette pour contenter les mamans.
Marie-Gisèle écrase un pleur.
- Trop vite, répond-elle à voix de sanglots. Dans un mois il ne sera plus là :
j'espère que ma mère voudra bien le prendre : elle ne m'a pas encore répondu.
- Il y a longtemps que tu lui as écrit?
- Trois semaines.
- Elle est f‚chée?
- Elle m'a fait dire qu'elle ne me reverrait jamais. Mon vieux travaillait dans
les postes, c'était le genre Honneur et Patrie ; en province ça se trouve encore...
Gaétane se lève pour aller ramasser sa fille qui vient de tomber et qui pleure.
- Il te reste combien à tirer ? questionne Ginette.
- «a dépendra de la remise de peine. Pour le moment c'est six piges. quand je
ressortirai, Archibald aura sept ans, ce sera un bout d'homme.
- Tu seras libérée bien avant, promet Ginette en se massant le ventre.
- Toujours ton mal de bide ? demande Marie-Gisèle, pleine de sollicitude.
60
- Oui, le docteur m'a fait faire des radios, j'attends le résultat.
Marie-Gisèle est une petite bougresse sans ‚ge, à la silhoue jeune, mais au visage fripé. Une fausse blonde. L'extrémité ses cheveux raides conserve encore
la trace des teintures anciennes. Un strabisme incommodant la défigure.
Elle
serait plutôt gentille, mais avec, de temps à autre, d'étranges parole et des
mines pour malédictions en tout genre.
- Tu as un ulcère à l'estomac, prophétise-t-elle ; ma soeur avait un. Elle ne
pouvait plus rien bouffer. Y a fallu l'opéré depuis elle est tip-top.
- Mon mal siège au-dessous de l'estomac, soupire Ginet Elle regrette aussitôt le verbe " siéger ", car elle s'applique à ne pas en installer afin de s'intégrer, ce qui est plus confortable. Elle a trouvé le ton
convenable : courtoisie, sobriété, se rend utile chaque fois qu'elle le peut,
principalement en rédigeant les lettres de certaines codétenues analphabètes ou
presque. On a confié la bibliothèque, ce qui constitue la charge noble d'une
prison. Les bouquins sont très éclectiques, en haillons souvent. Ginette Alcazar
les rafistole de son mieux dans une débauche ruban adhésif. Elle aime conseiller
ses compagnes de détention leur trouvant à chacune la lecture qui lui convient.
Elle est train de dégrossir une " potesse " de cellule : Martine à qui elle bouffe le cul, certaines nuits, pendant que Mamie Germaine fait semblant de dormir. Non pas que Ginette soit une adepte Lesbos, mais nécessité fait loi, et
la privation d'hommes conduite à retrouver quelques pratiques qu'elle avait perdu depuis son temps de jeune fille.
Elle continue de se masser le ventre. Gaétane, qui le rejointes avec sa fillette
dans les bras, assure qu'il s'agit des méfaits de la constipation, et effectivement, Ginette confirme qu'elle est très réticente de l'intestin.
Marie-Gisèle revient à ses moutons.
- Faut que je vais récrire à ma vieille, soupire-t-elle. gamin à
l'assistance,
ça m'arrache le cul!
Elle suit les évolutions titubantes du môme. Curieux : s'instinct le conduit
immanquablement vers la porte. Il paraît que ça leur fait ça, à tous. Voilà
pourquoi on a réduit leur temps vie avec la mère dans l'univers carcéral.
Autrefois, ils restaient avec elle jusqu'à l'‚ge de trois ans, mais on a remarqué que ça traumatisait. A présent, on les enlève à dix-huit mois.
- Tu voudrais pas me torcher une babille bien sentie, pour expliquer à
maman
comme il est gentil et tout?
Ginette veut bien.
Les courriers qu'elle rédige ici la changent de ceux du Président Tumelat.
Avant
sa " bêtise ", elle régnait chez grand homme. Il la baisait, certains matins, en
levrette, sur peau d'ours de sa chambre, vite fait, bien fait, de sa bonne queue
longue et ferme ; juste avant de lui dicter le courrier, préciment. A sa manière, elle régnait, Ginette. Elle disposait de 61
pouvoirs qui, pour être occultes n'en étaient pas moins étendus. Et puis il y a
eu cette folie du Président. Une liaison, je vous demande un peu, avec une gamine. Il en est arrivé à la chasser, elle, Ginette Alcazar, après des années
de dévouement aveugle. Des années de vénération, au point qu'elle a voulu carboniser son mari en lui faisant prendre une dose massive d'anticoagulant. Il
est paralysé à vie, désormais, l'apôtre. Fauteuil roulant, une vraie plante verte. dans son genre. Muet et immobile. On se demande seulement s'il pige bien
la vie environnante avec son flux, reflux... Sacré Jérôme! quand elle sortira de
prison, elle le reprendra à la maison pour, un jour et ce sera un jour de fête!
Le flanquer sous un camion au cours d'une promenade.
- Tu comprends, dit Marie-Gisèle en chougnant, il faudra lui faire piger à
Maman, ce qu'il deviendrait, Archibald, à l'Assistance.
Ginette ne se fait pas à l'ahurissant prénom de l'enfant.
- Pourquoi l'as-tu appelé Archibald ? demande-t-elle.
- A cause de la chanson de Pierre Perret, tu sais? Tonton Archibald est de retour. Riton, mon homme n'avait que ça dans la tronche quand j'attendais le
môme. On causait de lui en lui donnant ce nom. Il me disait " quand Archibald
sera là, on changera d'appartement. " Ou bien : " Dis, Archibald, si on l'appellerait Archibald? " Moi je répondais " T'es louf! " Et puis, le jour J,
quand il l'a déclaré, il est revenu de l'état civil en se poilant comme un bosco...
Elle se tait, parce qu'on entend tousser de l'autre côté de la lourde porte d'entrée à gros judas grillagé, située à l'extrémité du préau. Un visiteur se
présente, qui a d˚ sonner et s'annoncer au parlophone. Le quartier des femmes se
trouve dans la prison des hommes dont il est isolé par un très haut mur qui intercepte tout le soleil du matin, ce qui explique peut-être le rachitisme du
sureau ?
Les lugubres locaux n'hébergent qu'une trentaine de détenues, et encore il a
fallu convertir la salle commune en dortoir pour loger les dernières arrivées.
Depuis, fini la télé et les papotages de fin de journée.
Effectivement, l'arrivant doit être de quelque importance car " la chef "
se
dérange elle-même pour aller ouvrir. La Chef ne correspond pas du tout à
l'idée
qu'on pourrait se faire d'une gardienne de prison. Elle est jeune, jolie, pas
grande, brune, avec les cheveux coupés court et les yeux bleus. Elle porte une
jupe à plis bleu marine, un chemisier rouge et une blouse blanche qui lui descend aux fesses. Elle est chaussée de bottes vernies noires. Elle dégage une
forte impression d'énergie. De plus c'est une femme compréhensive, mais qui ne
s'en laisse pas conter. Esprit d'équité, tu vois ? Ferme et juste. Elle s'applique àaider ses pensionnaires, sans jamais se laisser chambrer.
Chez les bonshommes, ça se passe toujours bien, à peu de chose près.
Certains
piquent des rognes, mais ils n'ont pas de ces états d'‚mes qui perturbent la vie
des femmes.
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Dans le quartier des filles, rien ne va jamais droit. Chacune a son problème,
ses humeurs, ses caprices. Des haines se nouent des scènes éclatent. Elles sont
perturbées par leur sacré cycle menstruel et se montrent jalouses pour des riens. Il y a les prostrées qui ne font que chialer, les grandes gueules qui
entendent tout mener à leur guise, les dolentes geignardes perpétuellement insatisfaites, les rusées, les je-m'enfoutistes... La Chef, Mme Morin, tient son
petit monde bien en main. Elle sourit sec, sa bienveillance ne s'exprime que par
son regard, parfois.
Elle passe devant les trois femmes et donne une caresse à Archibald. Sa mansuétude va surtout aux deux détenues mamans, car elle a des enfants.
Marie-
Gisèle et Gaétane occupent une même cellule pompeusement baptisée "
nurserie ".
Celle-ci n'est guère plus vaste que les autres. quatre lits y sont alignés, bord
contre bord : deux lits d'adulte, deux lits d'enfants. Un réchaud à gaz permet
de préparer les bouillies des bébés. Ce qu'il y a de dramatique, dans cette soi-disant " nurserie ", c'est les jouets. J'ai vu. Tu ne peux savoir l'abomination
que représentent une poupée et un petit cheval de bois à roulettes dans cette
geôle blanchie à la chaux, qui pue l'aigre : lait tourné, urine, entassement
d'individus sur 8 mètres carrés... Mais tout cela est en voie de changement. Le
confort arrive.
La Chef a son trousseau de clés fixé par une chaîne à sa ceinture. Elle ouvre au
visiteur. Il s'agit de l'abbé Chassel, l'aumônier. Généralement, il vient le
dimanche, quelquefois en semaine, aux approches des fêtes. C'est un homme encore
jeune bien qu'il grisonne des tempes. Son visage p‚le est ponctué de rides étranges qui emprisonnent le nez et la bouche dans une succession de parenthèses. Il a le regard triste et prudent, avec par instants des flamboiements qui doivent lui venir de la ferveur, moi je pense ; comme si sa
foi dégageait une décharge dans ses yeux sombres. Aumônier, on pourrait imaginer
que, plus qu'un autre ecclésiastique, il userait des libertés vestimentaires en
vigueur désormais dans le clergé. Eh bien non : Chassel ressemble à un pasteur
anglican. Pantalon gris sombre, veste noire, pull à col roulé sombre. Il porte
une petite croix à son revers. Seules fantaisies : un imperméable clair doublé,
cadeau d'un paroissien lorsqu'il était abbé dans le XVIII, et une toque de faux
astrakan.
Il presse la main de la Chef.
- Vous êtes gentil d'avoir répondu à mon appel, Yves, lui dit-elle ; car ils
sont plutôt copains et il est arrivé à l'abbé de dîner chez les Morin.
Il ne répond rien. Elle le trouve plus gris‚tre que d'ordînaire, ses fameuses
rides semblent s'être encore creusées.
Ils traversent le préau sans parler. L'aumônier salue les trois femmes du banc
et sort de son imper deux sucettes qu'il tend aux bambins. A chacune de ses visites, il se munit d'une friandise et
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trace un signe de croix sur les fronts des petits prisonniers. Il a un élan de
l'‚me et en lui ça hurle silencieusement : " Pardon, Seigneur! " Il s'excuse
auprès du Créateur, au nom du genre humain. Représentant de Dieu chez les bipèdes, il est aussi leur représentant devant le Tout-Puissant. Correct, non ?
Bon, d'accord, c'est l'idée qu'on s'en fait, comme pour tout et pour toi et moi
: l'idée. Nous ne sommes que des suppositions inabouties.
Chassel et la Chef pénètrent dans le b‚timent par une porte vitrée. Les murs
sont peints à l'huile dans les tons vert clair et des plantes en pots empilées
au pied des cloisons donnent une sensation de vilain jardin d'hiver.
Le bureau de la Chef est tout petit, avec un bout de fenêtre parcimonieux.
quelques classeurs métalliques, une table, deux chaises...
L'aumônier prend place et ôte sa toque qui devient toute plate. De la main, il
lisse ses cheveux décoiffés.
Monique Morin songe qu'il fait très m‚le ; Chassel n'a pas du tout le côté
vaguement gonzesse de certains prêtres dont la virilité semble avoir été
laminée
par le séminaire. Ses gestes sont infiniment masculins. Elle se demande s'il lui
arrive de faire l'amour et, si oui, avec qui et dans quelles circonstances.
- J'ai une sale corvée, annonce-t-elle, sans préciser si ladite lui incombe ou
si elle entend la confier au prêtre.
Chassel sourcille pour l'inviter à poursuivre sans détour.
- Vous connaissez Ginette Alcazar, qui se trouve dehors avec nos petites mères?
- Assez peu, dit l'aumônier, quand j'ai pris contact avec elle, lors de son arrivée chez vous, elle s'est fait de mon ministère une idée qui ne concordait
pas avec la mienne.
La Chef sourit.
- Je sais; cette femme est une obsédée sexuelle. Son crime de pyromane découle
probablement de son dérèglement et je me suis souvent demandé si sa place était
bien ici plutôt que dans un asile psychiatrique. Mais enfin, les experts en ont
décidé autrement...
Chassel hausse les épaules
- Les experts ne pouvaient déclarer folle une femme qui assumait le secrétariat
d'un fameux leader politique. Entre deux tuiles, ce dernier a choisi la moins
lourde.
" Tiens, il est de gauche ", songe la Chef. Elle ne s'était jamais posé la question concernant l'abbé Chassel.
- Alors, cette sale corvée ? interroge. le prêtre.
Monique Morin tapote une grande enveloppe à laquelle est agrafée une lettre.
- Depuis plusieurs mois, Alcazar souffre du ventre, commence-t-elle, le médecin
lui a ordonné différents remèdes avant de commencer par le commencement, c'est-
à-dire par faire prendre des radios. Je viens de les recevoir, accompagnées d'une note plutôt dramatique : cancer très étendu de l'intestin. J'ai appelé le
médecin, il l'estime inopérable.
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L'aumônier parait rêvasser. " Encore quelqu'un en partance ", pense-t-il.
Il
éprouve un sentiment complexe. Plus tout autre, il nous sait mortels; mieux que
tout autre, il accepte notre condition, mais sa résignation se teinte d'un mépris désarmant. Il souhaiterait éprouver une compassion ardente et uniquement
de la compassion, seulement une réaction sournoise se glisse dans sa générosité
chrétienne : la rébellion. Peut-être est-ce cette " regimberie " contre l'inévitable qui l'a conduit à la prêtrise ? Il n'aime guère le sort de l'homme,
l'abbé Chassel sa mortalité, ses misères lui semblent être une belle dégueulasse
Cela dit, il croit farouchement en Dieu et ne désespère pas de percer un jour
ses desseins.
La Chef respecte sa méditation. D'un hochement de menton, l'aumônier l'invite à
poursuivre.
- Il va falloir mettre l'intéressée au courant, déclare Monique Morin.
Son interlocuteur rebiffe.
- Et pourquoi donc? Vous croyez que le mal physique ne suffit pas et qu'elle
doit assumer en prime des affres morales ?
- Allons, Yves, soupire la Chef, vous vous doutez bien nous n'allons pas pouvoir
la garder ici davantage. Ce n'est non plus l'infirmerie de la prison qui peut
lui assurer les soins exigés par son état. Nous allons devoir demander une libérat anticipée pour état de santé. Ces formalités ne sauraient avoir lieu
sans qu'elle y participe. Elle va apprendre la vérité. Mit vaut la lui dire avant que nous commencions les démarches administratives.
- Et vous avez pensé à moi, évidemment! ronchor l'aumônier.
Monique Morin est mécontente de l'attitude de Chassel. E le croyait plus spontanément coopératif.
- Pour une fois, vous allez pouvoir parler de choses tangibles, lui sert-elle
fielleusement.
Le prêtre lui virgule un regard flétrisseur
- Oh! c'est malin!
Elle a aussitôt une petite moue d'excuse, très féminine, qui vaut le pardon de
son interlocuteur.
Les mecs, curés ou pas, une gonzesse est souveraine.
- Alors, sous prétexte que je suis prêtre, je dois annoncer aux gens qu'ils vont
crever ? dit-il.
- La mort n'est-elle pas sous-jacente dans tous vos propos Yves ? Sans elle,
votre ministère ferait un bide. Vous vendez camelote la plus recherchée : l'espérance en une survie. Bon, alors, j'appelle Alcazar ?
- Non, répond vivement Chassel, pas aujourd'hui.
- Pourquoi?
- Merde, on n'annonce pas à queiqu'un qu'il a un cancer comme on lui annonce une
nomination ou un licenciement.
- Il s'agit pourtant d'une forme de licenciement, si on y réfléchit, se pique
Monique Morin.
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L'aumônier se lève, pas content.
- Faites gaffe aux bons mots, cheftaine : quand ils sont trop lourds, ils vous
retombent dessus. A demain!
Il part. Monique Morin, vexée, l'escorte en agitant ses clés.
Un très confus rayon de soleil, oblique, caresse la crète du mur. Les trois femmes continuent de papoter dans la cour. Les deux enfants jouent, assis face à
face sur le bitume du préau.
- Au revoir, mon père!
Chassel leur sourit.
Son regard triste s'attarde sur Ginette Alcazar qu'il reviendra tuer demain.
X
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Tout en se préparant, Eve écoute l'enregistrement des messages téléphoniques.
Les communications sont plutôt rares à son domicile dont elle tient le numéro
secret. Généralement, ce dernier n'est utilisé que par quelques intimes.
Chaque
fois, elle a une impression désagréable en entendant sa propre voix lancer cette
invite : " Vous pouvez parler. " Elle voudrait réenregistrer les instructions,
de manière à ce que les trois mots ne débordent plus sur la bande d'écoute; mais
elle s'y connaît si peu en technique qu'elle craint une fausse manoeuvre.
Elle
devrait demander à Luc de l'aider, mais il est encore plus désemparé
qu'elle
devant ce genre d'appareil.
Elle a choisi un ensemble Cacharel, dans les tons vert bronze, pour se rendre au
déjeuner du Président. En slip et soutien gorge, elle enfile des collants très
p‚les, d'une extrême finesses les ajuste, tandis que l'enregistreur émet ses
bruits de robot mal graissé. Elle en profite pour examiner son ventre devant la
glac Ne l'estime pas encore suffisamment plat. Ils doivent bouffer chez Lasserre. La jeune femme tente de se rappeler la carte de l'illustre maison.
Elle va devoir choisir des mets pauvres en calories, mais sans faire un sort à
ce choix, car, elle ne l'ignore pas, les hommes sont agacés par les simagrées
des femmes relatives à leur régime. Eve sait composer des repas sans danger pour
sa ligne en affichant une circonspection de fin gourmet. Suprême astuce!
" Vous pouvez parler ", annonce sa voix qui l'incommode. Aussitôt, au souffle
rauque qui succède, la journaliste sait que " ça va être LUI ". Il appelle tous
les jours, depuis l'horrible soir. Et il parle en ayant son casque sur la tête,
par le truchement de sa phonie, pour qu'elle l'identifie immédiatement.
- Alors, ma petite branleuse, ça bourne, ce matin ? C'était bon, tu sais.
On va
bientôt remettre ça, pas vrai ?
Le rire, ce rire odieux qui n'est pas un rire de dément, mais un rire forcé,
thé‚tral. Un parti pris d'insulte.
Bruit du combiné raccroché à regret.
Eve ferme les yeux. Une horreur glacée la fait défaillir. Ses 67
nerfs la l‚chent. Elle en est à se demander si elle ne devrait pas prévenir la
police. Mais la police pourrait-elle quelque chose ? Il n'est pas question de
déterminer l'endroit de l'appel, en la mettant sur table d'écoute, le correspondant se montrant toujours très bref. Et puis cette histoire transpirerait. Or, elle est tellement sordide, tellement grotesque qu'Eve mourrait de honte si elle sortait dans un journal à scandales. Alors elle tient.
Elle espère que le gredin se lassera. Tous les gens en butte à des tourmenteurs
comptent sur leur rel‚chement.
L'homme appelle également au journal, mais Artémis a l'habitude des coups de fil
de maniaques. Elle ne lui a rapporté que la première communication; depuis, s'il
y en a d'autres, elle les gomme. Le motard avait été s˚rement déconcerté
par
l'accueil de la secrétaire. " Dites à Eve Mirale qu'elle m'a magnifiquement branlé, sur ma moto, hier. "
" Va te faire mettre, pauvre con! " fut la réponse d'Artémis solide luronne pas
facile à émouvoir.
Eve efface le message et rebranche le répondeur. Puis elle passe son ensemble
neuf. Elle veut oublier son tourmenteur pour se consacrer pleinement à ce déjeuner avec Tumelat. Le bonhomme l'intéresse. Elle désapprouve sa politique et
méprise ses méthodes, mais elle n'échappe pas à la fascination du personnage.
Elle déplore que l'existence soit peuplée de gens gris, rasants, fouille-
merde
trottineurs, sans ombre et sans destin. Elle aime les gueules, les êtres d'envergure.
Ils se sont rencontrés à plusieurs reprises depuis qu'elle a sa rubrique, le
Président et elle, jamais en tête à tête toutefois. Elle est oppressée à la perspective de ce repas. Le vieux jouteur va lui sortir le grand jeu. Elle mettra un point d'honneur à lui tenir la dragée haute. Duel! T'as compris, l'ami
? Elle monte en ligne, la petite Eve. B‚ton de rouge au canon! Ses armes ?
Sa
féminité et son esprit. Les armes du Président ? Sa formidable ruse et son esprit. Et puis il déconcerte par des élans brutaux de franchise. Il finasse, il
virevolte. Soudain : l'assaut! Il déballe la vérité, bien crue, saignante et te
la flanque dans le portrait, sans se ménager ni te ménager. Une crise! De guenille louvoyante, il se change subitement en apôtre de la sincérité : la vraie, celle qui apporte la gêne et met en fuite. Il passe de l'ombre la plus
gluante à la lumière la plus crue. Le cancrelat se fait scarabée, au gré de l'instant. Un maître tacticien. Chef incomparable, il conduit les hommes comme
Karajan un orchestre.
Eve se veut superbe, pour lui. Avant tout, bannir tout souci de son expression.
Une femme en crainte ne peut rayonner pleinement. Alors, au diable ce funeste
motard névrosé qui la harcèle. S'il continue, elle ira écrire ses papiers dans
un coin tranquille jusqu'à ce qu'il soit fatigué de la tourmenter.
Enfin prête, elle sort de son sac quelques notes consacrées au Président.
Elle
potasse son sujet avant l'examen. Des révisions, en somme. Il ne doit pas manquer un bouton de guêtre à sa
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tenue de fantassin de charme. La dernière annotation la rends perplexe.
Drôle de
type, en vérité, ce Tumelat. Imprévisible
Ils ont rendez-vous à treize heures, mais Eve s'offre ving minutes de retard,
sachant que les politiciens n'arrivent jamais l'heure. L'affairement appartient
à la panoplie. Leur présenc est une concession, toujours, avec n'importe qui;
une conces sion, souviens-t'en. Ils t'accordent une faveur, elle se doit d'être
parcimonieuse pour que sa valeur en soit accrue, car ils ont l'art de donner du
prix à ce qui n'en a pas.
Elle est accueillie par la cohorte habituelle de Lasserre maître d'hôtel, portier, groom, dame du vestiaire. On sait qui elle est, avec qui elle doit déjeuner. On lui chuchote que le Président est déjà là, et qu'il l'attend depuis
" un bon moment "Fichtre, il la tient en haute considération, Horace Tumelat! Il
doit pester, seul à sa table, guigné par les autres convives, ce vieux bonze! On
la débarrasse de son vison miel (Luc es industriel), on lui ouvre la porte du
délicat ascenseur-bonbon nière qu'actionne un chasseur en spencer rouge. Au premier d'autres employés en habit l'attendent, qui la guident jusqu'à la table
du Président, près de la baie donnant sur l'avenue Naturellement, il trompe l'attente (ou se donne une contenance en potassant les feuillets d'un dossier
vert (couleur fétiche de Tumelat). Il doit signaler aux foules combien son putain de temps est précieux, l'artiste, et qu'il ne laisse rien perdre, pas une
brequille d'instant, f˚t-ce dans la salle de Lasserre.
Alors il annote ses documents à la con, le Président. Et sais-tu avec quoi?
Une
pointe Bic, mon vieux. Tu croyais au Parker d'or, toi, hein? Zob ! Chaque détail
compte lorsqu'on a choisi cette carrière frelatée. L'humble pointe Bic!
Merci,
baron !
Eve enregistre, sourit. Le Président, alerté par l'appel discret du maître d'hôtel, il se lève précipitamment, contourne la table pour venir accueillir
Eve. Son empressement est noble malgrès tout. Il sait mesurer ses gestes, les
négocier au mieux pour leur faire rendre un maximum d'effets avec un maximum de
sobriété
Baise-paluche ; sourire enchanté, enchanteur. Il lui propose un siège qui fait
face à la salle; elle l'accepte après une brève hésitation. Le maître d'hôtel
propose des champagne-framboise qui sont également acceptés. Le Président lui
demande de l'excuser pour les paperasses étalées qu'il fourre dans le dossier
élastique, lequel disparaît sur un siège inutilisé. Ne subsiste plus que le crayon. Eve le désigne :
- Modestie ? demande-t-elle.
- Facilité, répond Tumelat, cela permet d'écrire en souplesse, ne tombe jamais
en panne, possède une grande autonomie et peut être perdu avec le sourire ; un
seul défaut, mais majeur : la modicité de son prix. Evidemment, il fait un peu
épicier.
Il écarte son veston et désigne plusieurs autres pointes Bic capuchons verts
agrafés à sa poche intérieure.
- Toutefois, je ne me les mets pas sur l'oreille.
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Voilà, c'est parti. Il l'amuse déjà. Elle ne peut se défendre de le trouver sympa. Il joue, certes, mais bien.
Le Président suspend la pointe Bic restée sur la nappe avec les autres.
- On fait le menu ? propose-t-il en lui transmettant l'opulente carte.
Eve la parcourt d'un regard qui sait galoper sur les textes, les embrasser dans
leur ensemble.
- Je n'ai jamais pu résister aux truffes de Lasserre, murmure-t-elle.
- Moi non plus, déclare en souriant le Président.
Le maître d'hôtel consigne ce double désir avec onction sur son carnet à
souches.
- Ensuite, je prendrai volontiers une sole grillée, ajoute-telle en rendant la
carte.
Le maître d'hôtel propose un soufflé, toujours à prévoir d'avance. Eve décline :
pas de dessert, deux cafés en tiendront lieu.
Elle a franchi le premier obstacle, celui du régime mine-derien. Tu parles!
Tu
ne connais pas, le Président, toi.
Je calque mon repas sur le vôtre de bout en bout, décide-t-il Et alors, il ajoute en dépliant sa serviette :
- quand on bouffe deux cents calories, on peut se permettre un peu de vin, non ?
Blanc ou rouge ?
Il la contemple avec un plaisir non dissimulé.
- Je ne me rappelais pas que vous étiez aussi belle, dit-il. Jolie, oui.
Mais
belle...
Sans doute ne l'étais-je pas les rares fois o˘ nous nous sommes rencontrés, lui
renvoie Eve, qui s'empresse d'ajouter en admettant que je le sois aujourd'hui.
- Rassurez-vous; on ne peut l'être davantage.
Elle fronce le nez. Il ne va pas se mettre à lui faire la cour, ce croquant!
Elle n'est pas venue pour ça! Comme il comprend tout, il s'empresse de murmurer
:
- Ne vous inquiétez pas, je ne sais pas flirter. Petit Breton morue, sardines,
mouettes, cordages, goudron, filets.
Elle objecte :
- Peut-être, mais : Neuilly, ministères, Elysée, présidences, Lasserre; bref,
vous ne sentez plus le poisson depuis longtemps.
Ils rient de bon cúur.
- Je ne pensais pas que vous accepteriez mon invitation, déclare Tumelat.
Parce que je vous ai malmené dans ma rubrique ? Je n'en veux pas aux gens que
j'égratigne, vous savez.
- Il faut tout de même un certain courage pour déjeuner en tête à tête avec eux.
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- Alors disons que j'ai un certain courage.
- Bien entendu, vous me méprisez?
- Je n'ai pas un très profond respect pour les hommes politiques, à deux ou trois exceptions près.
- Et je ne fais pas partie de ces deux ou trois exception
- Non, mais rien n'est irréversible chance.
Le Président ressent une discrète griserie, semblable à ce qu'éprouve un maître
cavalier enfourchant une monture vicieuse. Il va falloir tenir les rênes basses.
Belle bête de races ses ruades sont imprévisibles.
" Aimerais-je me la faire ? " se demande-t-il.
Il tend l'oreille à son slip. Aucun émoi physique ne lui parvient. Eve Mirale
est trop dangereuse pour bien baiser. Cependant, il arrive que les "
cérébrales
" soient de bonnes affaires au lit. Il imagine sa chatte, son cul. Lui, se donnant libre cours. Mais non : décidément elle ne le tente pas. Elle est formellement belle, d'une intelligence somptueuse, mais préfère empl‚trer une
petite sauteuse style Marie-Germaine Castro, l'une des têtes d'affiche de la
galanterie huppée.
- Vous vous appelez en réalité Miracle, n'est-ce pas demande-t-il nonchalamment.
- Pas moi : mon mari. Je suis contre les petits et les grand " c ", aussi ai-je
supprimé le mien.
- Votre mari est industriel, me suis-je laissé dire ?
- Vous avez bien fait de vous laisser dire ça, car il est effectivement industriel.
- Lui aussi est de gauche ?
Eve cueille une cro˚te au petit pain posé près d'elle dans une assiette et la
croque.
Votre réflexion implique que vous m'estimez de gauche ?
- Je me réfère à votre journal et à vos écrits.
- Alors vous nous lisez mal, lui et moi. Nous sommes simplement pour une certaine justice.
Elle s'empêtre. Mauvais sujet. Pourquoi regimber? Pas avec lui. «a tourne au
débat télévisé, leur rencontre.
- Sans doute, oui, consent le Président; vous êtes pour une certaine justice,
laquelle est souhaitée par une certaine gauche.
Il avance brusquement la main sur son poignet et le lui emprisonne.
- Pardonnez-moi, dit-il, penaud, je suis complètemen débile d'avoir orienté
la
conversation sur un sujet aussi bateau. En réalité, votre journal, la gauche, la
droite, je m'en fous. Et pas que de ça, croyez-moi. La liste des choses et des
gens dont je ne me fous pas éperdument tiendrait au dos d'un timbre-poste
- Je pourrais écrire ça? demande Eve en souriant.
Il gronde :
- Petite futée ! Comme si vous attendiez mon feu vert pour me traîner dans la
merde.
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- C'est pour me parler de mon papier, que vous m'avez invitée ?
- Vous espérez m'arracher la promesse d'un rectificatif ?
Le Président l‚che le poignet d'Eve et croise ses mains audessus de son assiette
vide.
- Non, j'ai seulement eu envie de comprendre.
- De comprendre quoi?
- Ce qui peut motiver une journaliste talentueuse pour cracher dans ma soupe.
Eve se penche en avant et baisse le ton.
- Supposez que je la trouve dégueulasse, votre soupe, et que je ressente à
votre
endroit assez d'estime pour vous déconseiller de la manger?
" Connasse ", pense très fort le Président, " petite enculée de tes fesses!
Pour
qui te prends-tu, chochotte de plume ; manigancière de salon, sale merdeuse de
bourgeoise qui t‚te de la gauche comme on boit de la gnole ? En vertu de quoi
t'arroges-tu le droit de juger, enfoirée ? Intellectuelle truquée !
Chiasserie.
qu'est-ce qui te permet de lever la plume sur moi, bécasse de rédaction? Va t'acheter des Tampax, sous-pute ! ".
Et tout cela défile dans les yeux braqués du Président comme sur le cadran d'un
journal lumineux.
Eve lit le texte, mot après mot, contrairement à sa méthode de captation globale.
On leur apporte leurs truffes, joyaux noirs nappés d'une ineffable sauce.
XI
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Il est rarissime qu'il emprunte la voiture du Président. Eric joue une