parti

R.A.S. o˘ je suis jalousé et haÔ et o˘ je vais passer du statut de chouchou à

celui de paria maintenant que vous n'y serez plus! Mais si j'y remets les pieds,

ils me lyncheront! D'abord parce qu'ils me détestent, ensuite pour se venger de

votre démission qui fait d'eux des orphelins.

Tumelat sent croitre son agacement.

- A ton ‚ge, Fiston, les deux mots, ancien député, font très bien sur une carte

de visite. D'ailleurs, tu as tout pour réussir : tu es beau, intelligent, sans

scrupules et capable de te faire enculer si nécessaire. Allez, salut, mes voeux

t'accompagnent!

Il le laisse net, rebrousse chemin pour regagner sa voiture. Avisant un petit

café discret, il y entre en coup de vent et prie un bougnat effaré de lui servir

un ballon de côtes-du- hône.

il

La vieille Maryse revient d'accompagner Boby à l'école. Voyant Luc Miracle sortir sa voiture du garage, elle lui fait signe de stopper.

L'industriel attend avec quelque impatience. Il a beaucoup changé en deux mois.

La servante est frappée par le brusque vieillissement de son * patron. Il lui

est venu une quantité de cheveux blancs, en outre il est amaigri comme s'il sortait d'une grave maladie.

Il actionne la vitre électrique de sa portière et se penche à l'extérieur.

- qu'y a-t-il, Maryse ?

Elle hésite, intimidée tout à coup par son ton sans bienveillance. Elle avait

plutôt besoin d'encouragement pour parler. Les élans du coeur supportent mal les

obstacles.

Oh! c'était au sujet de Madame, mais si vous êtes pressé. Mais non, dites!

répond Luc.

Une sale musique retentit dans son coeur dévasté. Une musique lugubre, plus funèbre qu'une marche funèbre.

Eh bien, j'ai peur pour elle, se risque Maryse.

qu'entendez-vous par là?

Depuis qu'elle a quitté son journal, elle file du mauvais coton.

Euphémisme! La vieillarde est au courant de la situasse qu'il ne lui a pas été

difficile de reconstituer en interrogeant habilement le gamin; elle sait qu'Eve

était aux Sychelles en compagnie de " Ric ", et que papa est venu les chercher

un matin. Et qu'il pleurait. Et que, pendant le voyage de retour, ils ne se sont

pas parlé, Maman et lui. Et puis des choses encore, enregistrées par l'oeil vigilant d'un enfant dont l'innocence, curieusement, stimule l'esprit d'observation.

- Oui, elle traverse un état dépressif, admet sèchement Miracle, je vais la conduire chez un médecin.

- Il ne faudrait pas tarder, assure Maryse, à tout moment je redoute qu'elle

fasse une sottise. Vous voyez ce que je veux dire ?

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

375

Il voit. Lui aussi envisage cette possibilité. Eve vit prostrée. La période qui

a suivi leur retour restera pour Luc un cauchemar. Eve a été impressionnée par

l'ampleur, la démesure de sa peine. ,Pendant des jours il s'est tu, poussant

parfois un petit cri déchirant et s'enfuyant pour aller cacher ses larmes.

Pas

un reproche, pas la moindre invective. Elle n'a pas osé le quitter en le voyant

dans cet état. Il vivait un martyre et le laisser seul aux prises avec son effroyable chagrin e˚t été un crime de nonassistance à personne en danger, le

pire de tous. Elle sentait que sa présence l'aiderait à surmonter son mal.

Ils

ne se parlaient pas, ne se regardaient pas, mais il y avait leur mutuelle présence, leur chaleur animale, leurs ondes, et par-dessus cela le trait d'union

que constituait Boby, lequel, parlant à l'un, parlant à l'autre et parlant de

l'un à l'autre continuait d'assurer le contact.

Eve démissionna du journal sans y avoir remis les pieds et coupa court à

l'insistance de Mathieu Glandin. Une espèce d'existence concentrationnaire s'établit alors pour elle. Elle cessa de sortir, f˚t-ce pour promener son fils

o˘ aller l'attendre au sortir de la classe, ne répondit plus au téléphone, et se

terra dans sa chambre. Maryse tenta à plusieurs reprises de la " secouer ", mais

elle eut pour la vieille domestique des rebuffades cinglantes.

Elle se savait femme perdue, femme déchue. Le soir les réunissait autour d'un

repas qu'elle prenait distraitement. Elle pensait à Eric, à lui seul, follement.

Il était en elle comme un arbre dans la terre. Mais Eve n'aspirait plus à

le

revoir. Un étrange fatalisme la ligotait. Si le bell‚tre italien avait pris la

peine d'adresser ce télégramme à son époux, c'est que le destin en avait décidé

ainsi et qu'il fallait lui obéir pour qu'il soit vraiment le destin.

L'absence

d'Eric lui apportait en sourdine une espèce de soulagement. Le drogué en manque

souffre mille morts mais l'esprit de conservation veillant en chaque individu

lui promet confusément la délivrance. Eve ne pouvait plus vivre sans Eric pourtant son agonie était suave comme une exsanguination.

Elle avait espéré qu'il viendrait la chercher, ou du moins qu'il se manifesterait; mais son amant restait absent et silencieux et elle ne pouvait

s'empêcher de croire qu'il avait peur de son mari. Cette l‚cheté, jointe à

ce

qu'il lui avait fait subir achevait de l'inciter elle-même au renoncement.

Puisqu'il ne donnait plus signe de vie, c'était donc qu'Eve ne lui était pas

nécessaire, or, quand on n'est pas nécessaire en amour, on est inutile.

Elle

acceptait cette inutilité.

- Je ne sais pas si vous vous en êtes aperçu, dit Maryse, mais depuis quelque

temps, Madame boit.

Cette révélation fait enfin réagir Luc.

- Comment, elle boit?

- De la pire manière, déclare la domestique : à la bouteille! Je l'observe, vous

savez ; elle s'empare de n'importe quoi, car

376

LES CLEFS DU POUVOIR

tout lui est bon : whisky, cognac, Martini. Hop! une grande rasade au goulot.

Une femme de cette classe ! J'en suis malade... Ecoutez, Monsieur, je n'ai pas

l'habitude de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais, vivant avec vous, je

me sens moralement obligée de vous prévenir que ça n'ira pas loin.

Epuisée par ses épanchements, fruits d'un long tourment, la vieille femme s'offre quelques larmes du genre larmes sèches, à savoir qu'elles sont plus intenses qu'abondantes et constituent de l'extrait de chagrin.

- Je pense à ce pauvre bijou! lamente-t-elle par-dessus le marché.

La frimousse neuve de Boby vient s'insérer dans la scène, un court instant.

Pour

l'heure, il trace des " o " sur un cahier ligné ; mais au-delà du cahier à

couverture bleue, le destin le guigne et il faut prendre cette perspective en

considération.

- Attendez-moî une minute! dit Luc en quittant l'auto à demi sortie du box.

Il retourne au fond du garage pour gagner l'intérieur de leur hôtel par la porte

de service, gravit en trombe la volée de marches de ciment laquées d'une vilaine

peinture rouge.

Eve sort de son bain. Elle est nue, si belle! Luc se précipite sur elle et la

prend dans ses bras. Il n'en peut plus de se contenir, jour après jour, muré

dans le mutisme et la feinte indifférence.

- Je t'aime, lui dit-il. Je t'aime, Eve. Je vais employer le restant de ma vie à

essayer d'oublier et de te reconquérir. Tu es ma femme!

Elle reste inerte contre lui. Il note que son haleine effectivement sent l'alcool. Elle vient de boire de la Chartreuse. Luc donnerait n'importe quoi

pour une réaction de tendresse : un baiser, une pression de main, un regard...

Mais elle demeure inaccessible, indifférente à son transport. Il tremble d'amour

et elle ne s'en aperçoit même pas.

- Tu es ma femme! répète-t-il.

Eve murmure, très bas : " Non. "

Et ce " non " poignarde Luc Miracle en pleine poitrine. Lui fait davantage mal

encore que la vision dEve au côté de son godelureau dans le lit du Barbarons

Beach.

- Alors, il faut que tu foutes le camp! dit-il, sans rudesse, presque dans un

gémissement.

Et il retourne en courant jusqu'à sa voiture. Maryse qui attend, serrée contre

le capot, n'a que le temps de se dégager au moment o˘ il démarre. Elle suit l'automobile du regard, écoutant miauler ses pneus au tournant de la rue, puis

ferme la porte du box et va aux nouvelles. La domestique craint, vu l'état de

Luc, qu'il vienne de molester sa femme et, qui sait? de la tuer peut-être.

Mais

elle trouve Eve affairée devant une valise ouverte.

- Vous partez? balbutie-t-elle.

La jeune femme opine.

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

377

- Pour de bon? insiste gauchement Maryse.

Eve sourit. Pour de bon. Les humbles restent des enfants, leur vie durant.

- Oui, fait-elle : pour de bon...

- Mais, Madame...

Un temps, la vieille espère une réaction d'Eve. Eve empile des vêtements dans la

valise, non pas en " fourre-tout " comme dans les films, mais avec application,

en tenant compte des nécessités de saison.

- Et Boby ? glapit la servante. Hein, dites? Boby ? Vous le laissez aussi ?

Vous

trouvez normal qu'un petit ange soit privé de mère ?

- Il n'a plus de mère, répond Eve.

- Allons donc! Comment osez-vous dire une telle monstruosité! Tant que vous vivrez il aura une mère et il aura besoin de cette mère.

- Vous vous occuperez de lui, Maryse, soupire Eve. Et, d'ici quelque temps, je

m'arrangerai pour le revoir. Ne dramatisez pas, des milliers, des dizaines de

milliers d'enfants ont des parents séparés. Laissez-moi!

- Mais o˘ allez-vous?

La question prend Eve au dépourvu. Tiens, oui, c'est vrai : o˘ va-t-elle ?

Dans un premier temps, elle part.

Mais dans un second, elle doit décider de sa destination. Partir, bon. Mais pour

se rendre o˘ ?

Perplexe, elle s'assoit sur le lit, un coude sur sa valise débordante d'effets.

- Je crois que je vais aller voir un cheval, finit-elle par murmurer.

III

Elle s'approche du lit, se penche et dans la presque obscurité, constate qu'il

ne dort pas.

- Je vais devoir sortir, chuchote-t-elle : j'ai rendez-vous chez mon dentiste.

Eric grogne un acquiescement.

- Je n'en aurai pas pour longtemps, poursuit AdélWide, il habite le village et

ne me fait jamais attendre.

Bon, qu'elle se casse, tonnerre de Dieu! Il était à peu près bien, dans une vague torpeur; son tourment " jouait rel‚che ". Il " en veut " encore. Il a tellement besoin de colmater les brèches faites à son moral.

- Vous n'avez pas déjeuné, voulez-vous que je vous prépare un en-cas que vous

prendriez au lit ?

Pour lors, cette perspective le séduit. Il constate qu'il a faim et pense que ce

serait bien de bouffer dans la mollesse de cette vaste couche.

- Volontiers, merci.

- Il fait un temps magnifique, voulez-vous que j'ouvre les rideaux ?

- Surtout pas!

Bourrique de bonne femme! Pourquoi vient-elle lui annoncer qu'il fait beau, alors qu'il a tellement besoin de pénombre.

Effarouchée par sa brusquerie, elle s'éclipse en promettant de revenir avec un

plateau. Eric se met à plat ventre. Cette maison constitue son ultime refuge.

Après une nuit de basse beuverie, terrorisé à la perspective de se retrouver

seul rue Saint-Benoît, il a sorti sa moto et a piqué sur Gambais. La mère AdélaÔde dormait encore. Il l'a virée des toiles pour prendre sa place toute

chaude et dormir d'un sommeil obtus.

" Je devrais passer quelques jours chez elle, songe-t-il dans le noir de l'oreiller. Puisqu'à présent je n'ai rien d'autre à fiche, autant me pelotonner

dans ce lit et voir venir... "

Son esprit cesse de cohérer pour vasouiller dans l'incertain. Et voilà

AdélWide

de retour, portant un plateau d'acajou à anses de cuivre. Eric se met sur son

séant et actionne l'une des deux

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

379

lampes de chevet en opaline rose. Il est nu. S'il ramène drap et couverture sur

son sexe, c'est moins par pudeur que pour constituer une plate-forme au plateau

qu'on lui présente.

Elle a ouvert une petite boîte de caviar, disposé des toasts chauds beurrés sur

une. serviette empesée et un couvre-plat en argent massif dissimule le contenu

d'une large assiette.

- que voulez-vous boire : du vin blanc ou de la vodka ?

- Tiens, oui : vodka. Elle est bien frappée ?

- J'en conserve toujours une bouteille au frizer.

- Merveilleux. Avec vous, la vie va toute seule. Un jour, je vous ferai l'amour!

AdélaÔde se sauve en rougissant. C'est une sorte de vieille fille ratée.

Eric

commence de tartiner le caviar sur les toasts croustillants. Décidément, il a

rudement bien fait de venir soigner sa déconvenue chez l'épouse de celui qui la

lui a infligée. Juste retour des choses. Il mord dans la tartine de caviar.

Drôle de petit déjeuner. AdélaÔde apporte la vodka dans un minuscule seau à

glace. quelles bonnes servantes ces bourgeoises feraient! Eric sourit à son hôtesse en se demandant si elle est amoureuse de lui. Oui, probablement.

Sinon

pourquoi se comporterait-elle ainsi, cette dame de belle éducation, à

principes,

guindée de partout ? L'instinct maternel inemployé, qui lui remonterait du bas-ventre ?

- Je serai de retour dans moins d'une heure.

- Prenez votre temps, ma chérie.

A dessein il a usé de ce terme tendre, afin de vérifier ses réactions. Une fois

encore, AdélaÔde marque la plus grande confusion. Il se rappelle le jour o˘

il

lui a demandé de toucher son sexe. Il en jubile encore!

Elle part. Sa Mini se met à ronfler sur le terre-plein tapissé de graviers.

Eric

verse la vodka dans son verre à eau. Il en écluse une puissante lampée.

Incomparable, le mariage caviar-vodka! L'alcool parfumé lui br˚le la gorge délicieusement.

" Et si je maquais la vieille ", se dit-il. Elle est déjà dominée, déjà

soumise.

Une bite dans le cul, et il la fera grimper au mur! Cette perspective, par ricochets, lui ramène le souvenir d'Eve, un peu comme un chiot rapporte un objet

qui n'est pas celui qu'on a lancé au loin. Eve ! Le mal d'elle est lancinant. Il

se tient au plexus. Il agit tel un ulcère, par crises. Cela arrive sous la forme

d'une nostalgie aiguÎ. Tantôt il la jugule, tantôt la chose croît jusqu'à

le

faire souffrir intolérablement. Mille fois il a composé six chiffres de son numéro pour l'appeler, mille fois il n'a pas composé le septième. Une brusque

frousse l'en a toujours dissuadé au dernier moment. Ce n'est pas son mari qui

lui fait peur, car il ne souffre pas de cette forme de l‚cheté, mais les perspectives d'avenir. Eric grignote ses toasts, boit un second godet de vodka

et alors seulement soulève la carapace du couvre-plat. Des filets de sole grésillent dans un beurre noircissant. Il les engloutit en un instant.

Derrière

l'assiette de poisson il trouve des litchis au sirop dans une conque de porcelaine.

380

LES CLEFS DU POUVOIR

Eric déteste ces fruits à la saveur de rose. Il boit un troisième godet de vodka

en guise de dessert et dépose le plateau sur le tapis. Il est bien, le plus jeune député de France 1 Pour quelques jours encore! Mais ce titre n'impressionne que les gogos, la presse et les milieux politiques savent parfaitement qu'il n'est qu'une invention du Président! Un caprice de Tumelat.

Le bruit de son éviction doit déjà se répandre et déclencher les gorges chaudes.

Bonheur des petits copains crevant de jalousie! C'est décidé : Eric va maquer la

vieille. Ainsi donc, il conservera le beau rôle malgré tout. Sa défaveur viendra

de ce qu'il trompait le boss! Mais cette perspective ne lui plaît pas car, malgré son ressentiment, il conserve pour Horace la même vénération. Le Président demeurera la grande rencontre de sa vie.

Ses prunelles se mouillent à évoquer le Vieux. Il met ses poings contre ses yeux

pour chialer comme un petit garçon. Car il sera toujours un petit garçon, n'importe ses fumiardises, son sadisme et ses basses combines. Un môme qui casse

ses jouets. Enfant perdu, capable de toutes les malfaisances par revanche orpheline. Si près du bien, mais incapable de l'atteindre, il cherche refuge

dans ce que l'on nomme le mal, faute d'un vocabulaire plus riche.

Une pendule égrène trois coups dans le silence de la maison. Eric ne connaît de

cette demeure que le couloir et la chambre o˘ il se terre. Il ne veut pas en

savoir davantage. Il n'a besoin que d'un lit dans le clair-obscur. Si pourtant :

il aimerait se rendre à la cuisine, inspecter le réfrigérateur. AdélaÔde lui

ayant dit que sa vieille bonne est en vacances (elle va à Abano pour ses rhumatismes, pendant la basse saison) il se lève, à poil, s'empare de son plateau et l'évacue hors de la chambre.

Il trouve aisément l'office, pimpant, d'un rustique co˚teux carreaux de Provence, éléments en bois d'arole blond, constellé de noeuds, ustensiles ultra-modernes. Des senteurs de melon dominent celles des produits d'entretien.

Il ouvre l'immense frigo pour admirer les denrées qui l'emplissent, savamment

rangées. Eric aperçoit des pommes dans le compartiment du bas et en prend une.

Un ronflement de voiture l'informe quAdélalfde est déjà de retour. Elle va puer

le désinfectant. Au moment o˘ il croque sa pomme, la porte d'entrée s'ouvre et

le Président paraît. Il sourcille en découvrant son ex-secrétaire nu dans le

hall. Mais Tumelat n'a jamais été pris en défaut par une situation, qu'elle f˚t

dramatique ou saugrenue.

- Allons, bon! fait-il.

Eric ne songe même pas à voiler sa nudité. Tu vas te foutre de ma gueule d'écrivain à la con, mais ce qui l'affole, à cet instant, c'est d'avoir la bouche pleine. Il ne parvient pas à mastiquer son tronçon de pomme et ne peut ni

l'avaler ni le recracher.

- Eh bien Fiston, déclare Horace, on a quitté un patron pour une maîtresse ?

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

381

Eric m‚che sa pomme, ce qui constitue la meilleure manière de s'en débarrasser.

Il expédie sa bouchée d'un coup de glotte géant et dit fermement :

- Malgré les apparences, il n'y a rien entre Mm' Tumelat et moi, monsieur le

Président.

Son interlocuteur décrit un tourbillon avec sa main dolente.

- Alors là, no problème, Fiston. Il m'est impossible de vous exprimer à

quel

point je m'en fous.

- Peut-être, seulement, moi, je tiens à cette précision, monsieur le Président.

Tumelat regarde autour de lui et demande

- La gente dame n'est pas là ?

- Chez son dentiste.

- Elle a raison : c'est pas le moment de se laisser aller.

Il rit et ajoute :

- Comme quoi, on ne devrait jamais débarquer à l'improviste, surtout chez soi.

- Savez-vous ce que je viens faire ici, monsieur le Président ?

- Ben... croquer la pomme, non?

- Dormir. Votre lit est le seul point du monde o˘ je peux trouver le repos.

Voyons, monsieur le Président, on n'invente pas une excuse pareille, il faut me

croire.

- Eh bien! pourquoi ne vous croirais-je pas, Eric? Et la vieille est d'accord ?

- Je l'ai subjuguée, j'ai lancé un défi à sa morale bourgeoise. Elle aurait logiquement d˚ ameuter la garde, elle ne l'a pas fait.

Elle en pince ?

Peut-être, là n'est pas la question. Disons qu'elle tolère cette folie.

Monsieur

le Président, je n'aime que trois êtres au monde : mon père, sa femme, et vous.

Le reste n'est pour moi qu'un thé‚tre d'ombres.

Tumelat contemple le garçon, devine l'immensité de sa détresse et a un hochement

de tête compréhensif.

Il lui mettrait la main sur l'épaule si Eric n'était nu; mais Horace abomine le

contact de la viande masculine.

Par la fenêtre du hall, ils voient revenir AdélaÔde. Elle a reconnu la Mercedes

de son bonhomme et se précipite, affolée, vers la maison. Elle entre en coup de

vent et stoppe en avisant les deux hommes face à face.

- Bonjour, ma grande, dit le Président.

Il s'approche d'elle pour l'embrasser. Il ne montre aucune paillardise et sa

voix n'est pas sarcastique le moins du monde.

- J'avais besoin de te voir d'urgence, AdélaÔde. La France change de Société et

moi d'existence. Cela dit, elle et moi ne ferons que continuer notre pauvre bonhomme de chemin.

" Allons dans ta chambre, je sais qu'elle te sert de boudoir. "

Même cette dernière phrase est dépourvue d'ironie. Alors ils regagnent la chambre. Eric s'assied en tailleur dans le lit, remontant le drap jusqu'à

son

ventre. Horace prend place à

382

LES CLEFS DU POUVOIR

l'autre bout du plumard de manière à s'adosser à la partie basse. AdélaÔde reste

debout, le coeur chaviré par l'embarrassante situation.

- Prends un siège, ma bonne, sinon tu vas m'obliger à garder la tête levée, ce

qui me foutra le torticolis.

AdélaÔde dégage le pouf de sa coiffeuse et s'y dépose chastement.

Elle juge étrange le comportement de son Illustre. Lui, si persifleur, si cinglant en toutes circonstances, ne semble pas s'offusquer de trouver son ex-secrétaire à poil chez sa femme.

- AdélaÔde, tu as d˚ apprendre que je me retire de la vie politique ?

- Pour mieux y sauter, sans doute? murmure ironiquement MI' Tumelat. Tu vas fonder un nouveau parti socialiste, je parie ?

Il secoue la tête

- Non, ma vieille. J'entends consacrer ce qui me reste d'existence à des t

‚ches

plus ambitieuses.

- Lesquelles?

- Je les ferai connaître en temps utile ; peu importe. Je suis venu te parler de

NoÎlle.

Elle recroqueville de la frime, Mémère. Les gonzesses, tu les sais, n'estce

pas? Irréductibles en jalousie. Pas de compromis, never. Une rivale reste à

jamais une rivale, quelle que soit l'évolution de la situasse. On ne pardonne

pas, dans le jupon!

- C'est un sujet de conversation qui ne m'emballe guère, Horace.

- Il est indispensable cependant que nous l'abordions.

Eric fait un mouvement.

- Ma présence est inopportune, monsieur le Président; je vais vous laisser.

- Non! dit péremptoirement Tumelat, puisque vous vous trouvez ici, restez-y, un

arbitre n'est pas négligeable dans les tractations délicates.

Il déboutonne son veston et adopte une posture relaxe.

- AdélaÔde, nous avons cessé tous rapports physiques, .NoÎlle et moi.

Ne me dis pas que c'est l'‚ge, Horace!

grogne " connasse ". Un reliquat de ses emportements d'antan.

- Une vie nouvelle s'est organisée entre elle et moi.

- Donc, " ça " continue! grince la vieille girouette rouillée.

- Oui " ça " continue, et " ça " continuera jusqu'à ma disparition.

Seulement

NoÎlle n'est plus, ne sera jamais plus ma maîtresse.

" Mon Dieu! mais c'est qu'il paraît sincère, songe AdélaÔde. que lui est-il arrivé? Serait-il frappé d'impuissance, ce bouc insatiable ? "

Elle ne peut imaginer autre chose. Un homme comme le Président n'abdique que

contraint et forcé. Elle est persuadée

SONT DANS LA BOITE ¿ GANTS

383

que s'il a démissionné de son parti, c'est par calcul, à cause de la nouvelle

conjoncture gouvernementale, pour mieux préparer sa résurrection politique ; et

que s'il est vrai qu'il ne baise plus NoÎlle, sans pour autant la répudier, c'est parce qu'il ne bande plus.

- Je viens te proposer de reprendre la vie commune, poursuit Horace.

Abandonnons

la procédure de divorce. Tu pourras naturellement continuer d'habiter Gambais si

tu le préfères; mais j'aimeraîs que tu redeviennes Mme Horace Tumelat.

Il ajoute, avec un fin sourire

- que tu le redeviennes tout à fait.

Elle réagit femelle :

- Sous le même toit que NoÎlle

- Justement.

Elle ne comprend plus. Elle n'ignore pas que rien n'est simple avec son mari,

mais cette fois, il l'entraîne par des voies trop subtiles.

- Justement quoi?

- Tu sais qu'elle est orpheline depuis quelques mois; j'ai l'intention de l'adopter.

Le mot est l‚ché. Il fixe son épouse posément, soucieux de bien capter ses réactions, de les saisir là o˘ elles naissent, à la source de ses pensées, de

ses émotions.

- NOUS l'adopterions.

AdélaÔde se tourne vers Eric, comme si elle attendait de son hôte qu'il confirme

l'énormité. Plante reste impavide, brossant les poils fournis de sa poitrine de

sa main aux doigts écartés.

- Horace, murmure l'épouse, 0 Horace...

Tu te croirais dans du Corneille!

- Laisse aller ta bile, ma grande, déclare le Président. Ensuite nous pourrons

parler calmement.

- Tu me demandes d'adopter ta maîtresse ?

Il lui fait signe de poursuivre.

- Tu veux que je devienne la gentille maman d'une petite pute qui dort dans ta

chambre, vit accroupie dans ta voiture et qui m'a fait chasser de mon foyer!

C'est cela que tu me demandes ?

- Je procède à une redistribution des rôles, AdélaÔde. Mon amour pour NoÎlle a

changé de forme : il est devenu paternel; si bien que je ne lui fais plus l'amour. Par contre, je ratifie cette mutation en l'adoptant. Nous n'avons pas

d'enfant, cette initiative ne lésera personne.

Tu as espéré que j'accepteraîs de devenir légalement la mère de ta poule ?

Tumelat opine

- C'est parce que j'ai osé tout espérer que j'ai tout obtenu.

- Tout, mais s˚rement pas cela, Horace! Jamais! Tu as consacré ta vie à

dépasser

les bornes, cette fois, tu vas trop loin.

Elle s'offre un brin de rire hystérique, manière de donner tout 384

LES CLEFS DU POUVOIR

son jus à sa réprobation. Ulcérée jusqu'à la moelle, Mme Tumelat.!

- Tu imagines, ce que les gens diraient devant une telle énormité! s'écrie-t-

elle.

Le Président est plein de tendre commisération.

- Ma pauvre chérie! Ta vie n'aura été qu'un long malentendu. Tu as vécu dans le

souci permanent& ce que " les gens " pensaient de toi. Sais-tu ce que c'est que

" les gens " ? Ouvre un poste de radio, et tourne le bouton sélectif, à

toute

allure. Il se produit une cacophonie idiote et désagréable, inaudible en tout

cas. Eh bien c'est la voix des gens, ma grande. Du bruit, des pets sonores, une

rumeur, un brouillage d'ondes, des crachotements. Les gens ne pensent qu'à

eux

et ne sont reconnaissants envers les autres que d'une seule chose : de les scandaliser.

Il se lève. Comme à son habitude lorsqu'il s'excite, il lui faut arpenter son

territoire.

- Une telle énormité! Merde! O˘, l'énormité?

D'un geste brusque il rabat le drap recouvrant le sexe d'Eric.

- Ce petit gars nu, dans ton lit, ton lit qui continue d'être également le mien,

c'est pas énorme, peut-être ? Non, car c'est secret. Est-ce que je m'en offusque

? Non, parce que c'est la vie! La vie, bordel! AdélaÔde, lamentable bique stérile, vas-tu enfin passer outre tes foutues convenances ?

" Tu as cinquante-six ou sept ans, ou plus, j'ai oublié ta date de naissance, le

moment est venu de t'allonger sur un transat pour regarder le soleil en face, la

vieille! Confie-lui enfin tes pattes d'oie, tes nichons fripés, ton cul en goutte d'huile! Le soleil, tu ne connais pas ? Alors, grouille : dans pas longtemps on te foutra sous la terre. "

Il enfonce ses mains dans les poches de son pantalon, très fermier sur ses terres. Tumelat a retrouvé son tonus, sa superbe, sa force maquignonne.

AdélaÔde

se dresse pour, courageusement lui faire front, oeil dans oeil, puisque l'instant est grave.

- Tu auras beau clamer à tous les vents ta philosophie de bistrot, jamais tu

n'obtiendras de moi que j'adopte cette petite pouffiasse.

Tumelat blêmit, brusquement accablé, il baisse les yeux.

- Tu n'es qu'un misérable, continue AdélaÔde, l'homme le plus abject que...

Elle n'achève pas. Eric a bondi du lit et, d'une bourrade, l'a fait pirouetter.

Il la gifle par deux fois de toutes ses forces. Mme Tumelat, étourdie, suffocante, s'affale en travers du lit.

- Laissez-nous! dit Eric à Tumelat. Je vous fous mon billet qu'elle acceptera.

Le Président se retire sans oser regarder sa femme.

Ainsi se comportent certains Justes qui abandonnent l'injustice à ceux qu'elle

n'effraie pas.

IV

Boulou se met à pleurer, doucement, comme tombent certaines petites pluies d'été

alors que le ciel paraît presque serein.

Eric cesse de piocher dans ses frites :

- qu'est-ce qui t'arrive, ma choute ?

- Un pépin, répond Marien, cette conne a oublié ses pilules et la voilà

enceinte.

- Tais-toi! intime méchamment la môme à travers ses larmes.

Elle a honte que l'on évoque " son état " devant ce beau garçon dont elle est

folle et qui n'est (hélas!) pour rien dans cet événement.

- Bien s˚r, c'est tracassant, admet Plante, le tout est de savoir ce que vous en

pensez en vos ‚mes et consciences. Vous le gardez ou vous l'expédiez dans les

limbes?

- Le garder! tu en as de bonnes, avec cette vie de con, bougonne le gros Marien.

Boulou écarte ses coudes sur le marbre de la table pour mieux laisser pendre sa

tête accablée.

- Ce que c'est fièrement salaud, un homme! dit-elle.

Ses larmes redoublent. Eric interroge Marien du regard pardessus le chagrin de

la fille. Marien paraît vaguement honteux. Plante se dit que, dans le fond, la

perspective de devenir papa ne l'effraie pas tellement. Seulement, il croirait

déchoir. Il tient à son étiquette de battant, style " ni Dieu ni maître ".

- Je peux donner mon avis ? demande-t-il.

- Vas-y toujours, répond prudemment Marien.

- Tu as trente-deux ans, non?

- Tu oublies les mois de nourrice!

- Bon, à plus forte raison. Depuis le temps que vous vivez ensemble, on peut

estimer votre période probatoire comme positive; vous devriez vous marier, les

gars. Ce serait un garçon dont je deviendrais le parrain et que j'emmènerais au

cinoche le mercredi après-midi.

- Tu en as de bonnes, proteste mollement Marien, avec mon job de fou...

Toujours

parti de gauche à droite.

386

LES CLEFS DU POUVOIR

- Objection non valable, gros lard. Les terre-neuvas ont des familles nombreuses.

- De moutards dont ils ne sont pas toujours les pères!

- Pour qui prends-tu les Bretonnes!

Ils éclatent de rire et se mettent à parler d'autre chose, mais Eric est persuadé qu'il n'a pas parlé en vain et que l'idée va se développer dans la caboche de son homme de main. Pour un peu, il les envierait. Marie et lui auraient-ils des gosses, à l'heure actuelle, s'ils s'étaient mariés ? En passant

du fils au père, n'at-elle pas abdiqué le bonheur de la maternité ?

- C'est toi qui as l'air d'avoir le bourdon, à présent ? remarque Boulou en souriant à travers des reliquats d'ondée.

Eric hoche la tête.

- Je suis chômeur, ça préoccupe.

- Tu es député! s'exclame Marien pétri d'admiration.

- Pour quelques jours encore, tu sais bien que le nouveau Président va dissoudre

l'Assemblée.

- On te fera réélire!

- Penses-tu : le vent a tourné. Il faut attendre. Voir venir. Rien n'est jamais

gagné en politique, et rien, par contre n'est jamais perdu. Se garder des fausses manoeuvres.

- De quoi vas-tu vivre ?

- J'écrirai.

- Un livre ? Des articles ?

- Des lettres anonymes, elles rapportent davantage que celles de la mère Sévigné. Je dispose d'un fichier dans lequel je n'aurai qu'à puiser. Tu as vu

pour mon élection, la baguette magique qu'il représente ?

- Tu ne travailles plus du tout pour le Vieux ?

Plante a un petit rire aigrelet.

- Disons que je fais quelques extra pour lui : par exemple je gifle sa femme.

C'est une vocation chez moi - gifleur de femmes. Un don. J'ai la baffe naturelle, élégante, convaincante. Si tu savais la gr‚ce que je mets à

baigner

la gueule d'une bourgeoise blette! Le plus cocasse, c'est qu'au lieu d'appeler

la police, elle se p‚me. On vit une époque o˘ les coups se perdent et c'est dommage. On pose des bombes, on tire des rafales de mitraillette, mais on ne

cogne plus! Regardez comme la police est démunie depuis qu'a été supprimé

le

passage à tabac! Comme les maîtres sont bafoués, les pères mystifiés dès lors

qu'on ne pratique plus le ch‚timent corporel! La civilisation n'avance bien qu'à

coups de pompes dans les miches et de tartes dans le museau. Si un jour j'ai des

enfants, je les aimerai tellement que je les frapperai beaucoup.

Boulou, rassérénée, attaque son entrecôte à l'arme blanche. Des idées de mariage

et de maternité tournoient dans sa tête et dans son ventre. Eric est pour elle

un élixir de bonheur. Le voir, le regarder, la survolte.

- Et ta dulcinée ? demande-t-elle.

Eric secoue la tête :

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

387

- Toujours pas de nouvelles.

- Alors c'est fini fini ?

Il hésite, soupire et finit par murmurer

- Non.

Un peu déçue, Boulou grogne

- qu'en sais-tu ?

- Ces choses-là, on ne les sait pas, on les sent! Il s'es ~ produit un vilain

traumatisme dans son existence d'o˘ a découlé pour elle de rudes conséquences.

Ainsi, je sais qu'elle a quitté Le Réveil. Elle est mariée à un vilain jaloux

qui n'est pas près d'accepter son infortune. Entre le brusque désoeuvrement et

l'enfer de la vie conjugale, elle est en train de se chercher.

- Tu ne lui donnes pas signe de vie ?

- J'attends qu'elle se trouve!

Une heure plus tard, ils quittent le petit restaurant de la rue du Dragon avec

des senteurs de fritaille accrochées à leurs fringues. Marien propose d'aller

boire une bière chez Lipp. Eric se sent en grande désoeuvrance morale.

Seul!

Horriblement seul. Pour un peu, il retournerait à Gambais, chez AdélaÔde.

Une

vraie pute soumise, la bêcheuse dadame! Après le départ du Président, comme elle

pleurait sur son plumard de semi-vieille fille, il a entrepris de la caresser.

Douche écossaise : baffes et branlette.

Il l'a menée gentiment, avec deux doigts, jusqu'à un orgasme maladroit, plein de

confusion, un peu mondain somme toute. Il s'en est allé tout de suite après sans

évoquer cette affaire d'adoption, nouveau caprice ahurissant du Président.

Mais

il y reviendra bientôt. Cette histoire lui tient à coeur parce qu'il la trouve

énorme, vachement plaisante. Moi aussi, pour tout te dire, anticonformiste farouche comme tu me sais. J'aime l'anticonformisme, non pas parce qu'il choque

la peuplade de gens raisonnables dans laquelle nous vivons, mais parce qu'il est

un régal pour l'esprit et représente une forme de liberté.

Ils traversent la terrasse couverte de Lipp, surbondée. «a sent la bière et le

journal. Les gens stagnent autour des tables, un peu égarés avec des airs grognons, ils paraissent inquiets de leur existence. Au fond de cette terrasse

vitrée, Plante avise un type qu'il lui semble reconnaître ; mais il s'empresse

de détourner son attention afin de couper à l'assaut éventuel d'un raseur.

En passant devant le guéridon o˘ Eve lui remit le journal qui la déshonorait,

Eric ressent un pincement nostalgique. Il croit la voir, s˚re et belle, orgueilleuse, avec ce regard qui guettait le moindre tressaillement de son visage, regard de garce d'un soir, au-delà duquel déjà rôdaient la compassion et

l'amour.

Il lui est réconfortant de constater qu'il tient à elle et supporte de plus en

plus mal leur séparation.

Marien finit par dénicher une extrémité de table, près du portemanteau. Ils se

blottissent à trois sur un bout de banquette.

388

LES CLEFS DU POUVOIR

L'un des pingouins vient s'enquérir. Et alors, bon : ce sera trois bières.

Boulou, émoustillée par le contact d'Eric, se frotte à lui telle une chienne en

chaleur, cette petite garce. Enceinte et toujours en mouillance, faut avoir le

diable au cul, non?

«a brouhahate dans le secteur : converses, bruits d'assiettes, raclements de

chaises. Eric ne peut supporter les mouvements de hanche de Boulou, sa chaleur

salope. Aussi écluse-t-il sa bière presque cul sec et déclare-t-il tout de go

qu'il est rompu et a besoin de dormir, il les largue sans cérémonie.

A sa sortie, le type de la terrasse, qu'il a entr'aperçu en entrant, se dresse

et se précipite sur lui. Eric le reconnaît alors : Luc Miracle, le mari!

Beaucoup changé, dans les tons vertcadavre, la barbe qui lui jaillit des joues

comme des gouttes de sueur noire, le regard insoutenable.

Sans un mot, il biche Plante par le bras et les voilà sur le boulevard SaintGermain.

quand le printemps revenait, les marronniers du boulevard Saint-Germain refleurissaient...

Giraudoux... Siegfried. Un bout de réplique qui lui revient. Forme d'autodéfense. Cet homme en transe est peut-être décidé à me tuer. Ne pas l'encourager par ma peur. La peur des victimes excite les bourreaux. Alors, quand le printemps revenait, les marronniers du boulevard Saint-Germain...

Ils traversent dans un premier temps la rue de Rennes, puis, dans un second, le

boulevard de manière à se retrouver devant l'église. Ce cheminement ne correspond à rien de précis et ils seraient bien en peine de dire lequel des

deux en a pris l'initiative. Confusément, ils se sont rendus à l'endroit le moins populeux et le moins éclairé du carrefour.

Luc l‚che le bras de son compagnon.

- Comme vous n'étiez pas à votre domicile, je suis allé chez Lipp pour attendre,

explique-t-il.

Il s'approche de la grille bordant le square et saisit deux barreaux poussiéreux. Ses mains s'y crispent si fortement que les arrêtes du métal meurtrissent profondément ses paumes.

Il souffre. Eric est rassuré : cet homme ne l'agressera pas. Il s'offre le luxe

de rejoindre Miracle et de s'adosser à la grille.

- O˘ est-elle ? demande l'époux.

- Elle est partie ? s'étonne Eric.

- Depuis hier. Vous ne l'avez pas vue ?

- Non.

- Elle ne vous a pas téléphoné non plus?

- Non plus.

- C'est vrai?

- Parole!

Miracle voudrait secouer la grille, mais c'est son corps athlétique qui ballotte.

- Vous avez fait un beau g‚chis, dit-il. Bon Dieu, à quoi ça rime de faire souffrir les gens pareillement, d'autant plus que vous vous en foutez, vous,

n'est-ce pas? Il n'est que de vous

SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

389

regarder vivre pour s'en convaincre. Vous continuez! Tout va bien, vous êtes

jeune, la vie est belle! quel fumier! O˘ est-elle allée ? Se foutre en l'air

dans un coin tranquille ? Elle s'était mise à boire.

Il l‚che la grille et essaie de respirer profondément.

- J'en crève, assure-t-il, croyez-moi : j'en crève.

Ensuite, il va s'asseoir sur les marches de l'église SaintGermain, o˘ sont déjà

vautrés quelques vagues hippies chevelus et hagards.

Eric le rejoint de nouveau. Il pose un pied sur une marche et s'accoude sur son

genou de manière à faire face, presque à bout portant, à Miracle.

- Elle est partie au cours d'une scène ?

- quelle scène ? Je vous dis qu'elle ne parlait plus.

- Il y a bien eu quelque chose, un déclic, non?

Luc prend sa tête à deux mains.

- J'ai voulu lui pardonner. Mais elle m'a répondu qu'elle ne m'aimait plus.

Alors je lui ai ordonné de foutre le camp.

- Et ça vous surprend qu'elle soit partie ?

- Je veux savoir o˘ elle se trouve.

- Je l'ignore. Elle n'a rien dit ?

- A notre vieille bonne, si. Elle lui a déclaré qu'elle allait voir un cheval.

Vous comprenez quelque chose à ça, vous? Un cheval!

- Non, affirme Plante, je ne vois pas.

Miracle hausse les épaules.

- Un cheval! Elle détestait les chevaux. Elle les trouvait stupides parce qu'une

babiole les fait se cabrer ou bien détaler au triple galop.

- Vous manquez de logique, déclare durement Eric.

- Pourquoi?

- Vous dites à votre femme de foutre le camp, elle le fait et vous êtes sidéré!

- Je ne manque pas de logique . je l'aime. Je l'aime, tu comprends ça, petit con

? Je la prenais tous les soirs, en levrette.

- Instincts sodomiques, murmure le jeune homme. Moi, j'ai eu le courage de mes

opinions!

- Tu espères quoi, soupire Luc, que je te massacre ?

- qui sait?

- Si au moins ça pouvait me soulager...

- Essayez toujours.

Miracle saisit Eric par le cou et pose sa tête contre son épaule. - J'en crève,

sanglote-t-il, j'en crève!

" Si tu l'aimais, tu me comprendrais. "

- Je l'aime, affirme Eric. A ma façon.

- Il n'existe pas plusieurs façons d'aimer! dit Miracle en pleurant de plus rechef.

- C'est juste : il n'y en a qu'une par individu.

Cette tête d'homme en désarroi, contre lui, désoblige Plante.

390

LES CLEFS DU POUV011

Il aimerait la repousser, seulement l'autre s'agrippe, et l'autre c'est le mari

de sa maîtresse.

Pourquoi se met-il à éprouver de la haine pour Luc alors quÔ devrait lui inspirer de la pitié ?

- O˘ crois-tu qu'elle soit allée, hein ? Voir un cheval! Il y a de " toi "

là-

dessous, bordel! Tu le sens bien, non? Voir un cheval! Vous avez vu des chevaux,

ensemble?

- Ensemble, on baisait, répond Eric.

- Tu n'es pas inquiet pour elle ?

- Non.

- Tu t'en fous ?

- Je sais qu'elle va revenir.

- Chez nous 9

- Chez moi. Chez vous c'est fini. quand bien même je ne voudrais plus la revoir,

elle ne retournerait jamais chez vous, mon vieux. J'ignore pourquoi elle est

partie, mais je sais pourquoi elle ne reviendra pas.

- Tu me le dis?

- «a ne se dit pas : ça se regarde. Maintenant que je la connais et que je vous

vois, je comprends pourquoi elle m'aime.

- Eh bien, dis-le, dis-le moi.

Eric repousse la tête accablante de l'époux, comme on éloigne de soi l'ivrogne

qui s'accroche.

- Nous venons du même endroit, Eve et moi, et nous y retournons.

Tu ne peux pas être plus explicite ? Non, j'ai déjà trop dit.

Tu dois être une belle saloperie, déclare Miracle. Pas mal, merci! Et elle t'aime ? Elle m'idol‚tre. Tu crois qu'elle te voit tel que tu es? C'est pour

cela qu'elle est conquise. Parce qu'elle me voit, en effet, tel que je suis.

- Et qu'es-tu, d'après toi ?

Eric caresse ses genoux. Il a l'air frileux et pauvre.

- Un saint, fait-il, ou quelqu'un d'approchant. Eve est la seule personne qui

l'ait compris.

- Moi, je te méprise.

- C'est très bien ainsi, approuve Eric. Vous ne voudriez quand même pas me trouver édifiant.

- Tu es un saint avec une auréole noire!

Eric sourit, la formule le séduit; les cons comme Luc en trouvent parfois, mais

c'est par inadvertance. Un saint avec une auréole noire !

- Admirable, dit-il, merci.

Ils restent un moment assis sur la froide marche. Les paumés vautrés sur les

autres degrés fument des choses à l'arôme douce‚tre et écoeurant. Cela rappelle

à Eric des angines avec de l'eucalyptus qui infusait dans un clapotis d'ébullition. Il ne s'est

SONT DANS L

BîTE ¿ GANTS

391

jamais drogué, lui si curieux de tout, lui qui défie tout. Evasion dérisoire ;

se placer sous le, joug d'une accoutumance, quelle faillite!

- Tu permets que je t'embrasse ? demande Luc.

- On ne va pas se mettre à faire du cinéma, proteste Eric.

- Il me semble que ça me soulagerait.

- En ce cas...

Il se penche pour présenter sa joue. Luc le reprend par le cou et appuie son

visage mouillé contre celui du jeune homme. Eric se met à compter les secondes.

Il décide que si Luc ne l'a pas l‚ché à vingt, il gueulera. A vingt, Luc le tient toujours et il ne dit rien. Il offre ce moment effroyable au Président,

pour l'honorer, comme le matador offre la mort du taureau à quelqu'un de l'assistance.

- Explique-moi, bieurle (1) le veau malheureux, dis, je te le demande, explique-moi!

Eric croit comprendre la supplique.

- Elle et moi?

- Non : toi. Comment peut-on, une femme comme Eve, la séduire à l'en rendre folle ?

- Toutes les femmes sont séduisables.

- Séduisable n'est pas français, hargnit méchamment Luc.

- Elle avait besoin d'un homme qui ne parle pas toujours français. La langue,

c'est comme les fleurs, cela doit respirer. La folie fait respirer la raison, le

mal fait respirer le bien.

- Fais quelque chose pour moi, implore Luc Miracle. Tu dois bien pouvoir m'aider, nom de Dieu, puisque c'est toi qui as tout dévasté? Les décombres, c'est pas une finalité, merde! Tu me dois aide et assistance, saligaud!

Eric se dresse. Il a le bas du dos gelé par la froideur sépulcrale de la pierre.

- Je vais voir, dit-il, attendez-moi ici.

- Tu te débines ?

- Je vous jure que non, au contraire, je vais chercher du secours.

- On ne peut pas me laisser comme ça, pleurniche encore l'homme en peine, je

vais me supprimer si ça continue.

- Non, assure Eric, quand on se tue, c'est avant que ça continue. Mais je vais

faire quelque chose pour vous.

Il file en courant et caracole follement dans le flot des voitures afin de regagner la brasserie Lipp. Marien et Boulou n'ont pas encore quitté la table.

Ils parlent d'avenir en se chamaillant. Le gros en est déjà à son troisième demi

tandis que sa dulcinée s'est convertie aux cerises à l'eau-de-vie.

- Tu permets que je t'enlève ton jules un instant ? fait cavalièrement Eric en

ordonnant du geste à son copain de le suivre.

- Tu peux le garder! ronchonne la môme.

(1) Ne cherche pas : c'est un mot à moi et je t'interdis de l'utiliser.

392

LES CLEFS DU POUVOIR

Marien est très intrigué par le retour inopiné d'Eric.

- Problème ? interroge-t-il.

- A peine. J'ai un service à te demander. Sur les marches de l'église, il y a

des mecs assis, parmi lesquels un type costaud, avec une veste claire et une

cravate tricotée. Tu as fait du foot autrefois, n'est-ce pas ?

- Yes sir.

- Alors tu vas lui tirer un penalty en pleine gueule. En pleine gueule, tu m'entends, Marien ? Je veux que tout craque : le nez, les lèvres, les dents.

Marien acquiesce. Avant d'accomplir sa mission, il demande

- C'est qui, ce mec?

- Un homme avec un gros problème qui a absolument besoin de penser à autre chose.

V

Les tourterelles s'en donnent à gorge déployée., Vieux-Charlot écoute leur ramage et y go˚te un plaisir délicat. Jadis, ce bruit l'énervait et il tirait un

coup de fusil dans l'arbre hébergeant la chorale ailée. Au fil des ans, il a

appris à l'aimer. Rien de plus grisant que les conversions. Clovis : quel pied!

Il écoute, essayant de dénombrer les oiseaux à leurs voix. Il adore leur couleur

délicate, qui va du blanc au beige clair en passant par le gris-argent et le

rose p‚le ; leur jabot gras, leur collerette soyeuse.

Charles Plante se tient assis sur le banc de pierre circulaire, qui enserre le

gros tilleul. Dans le jardin proche, Marie cueille des roses. Elle a l'art des

bouquets; entre ses doigts, les fleurs sont transcendées. Le claquement sec de

son sécateur ponctue le concert des tourterelles. Plante contemple la silhouette

de sa femme qui s'est quelque peu épaissie ces toutes dernières années; mais ce

qu'elle a perdu en gr‚ce, elle l'a gagné en sensualité et Charles la juge plus

bandante " qu'au début ".

Il est bien. C'est un instant éblouissant de plénitude. Tout se ligue pour provoquer le bonheur d'harmonie.

D'ailleurs, sa vie à lui est harmonieuse. Vachement épicurien, Vieux-Charlot! Il

sait le beau côté des choses et ignore les autres. Une forte activité

physique

et sexuelle l'a gardé intact. L'‚ge est un rémouleur qui aura aff˚té ses sens.

Il est bien dans sa peau, bien dans sa maison, bien dans sa femme. Il aime son

cellier, ses terres et son cheval. Il est convaincu qu'il pense juste et Dieu

n'est pour lui qu'une promesse d'au-delà.

Les tourterelles se taisent brusquement à cause d'un formidable grondement amplifié par les échos du parc.

Une moto débouche de l'allée cavalière, montée par un guerrier noir. Elle coupe

à travers la pelouse et vient s'arrêter au pied du vieux tilleul.

Eric stoppe le bolide et se débarrasse de son casque.

- Tiens! voilà le député-motard, claironne Vieux-Charlot, merci pour le gazon!

394

LES CLEFS DU POUVOIR

Il désigne le sillon laissé dans l'herbe rase par les roues de la moto.

Erie se bat un instant avec la béquille et finit par caler sa péteuse dans le

sentier semé de graviers blonds. Il s'avance pour embrasser son père. Il a fière

allure avec ses gants de cuir et ce casque miroitant qu'il tient sous un bras,

dans une attitude de bretteur.

- Bonjour, papa.

Deux baisers miaulent à vide. Ils se sont à peine effleuré les joues.

- quel bon vent ? interroge Charles Plante d'un ton prudent.

Eric l'enveloppe d'un regard froid.

- Je viens en chercher une, dit-il.

Son père fronce les sourcils.

- Une quoi, monsieur le député?

- Une femme, répond Eric.

Il tire sur la large fermeture Eclair de sa combinaison histoire de s'aérer le

buste.

- J'ai eu deux maîtresses, père, et elles sont ici l'une et l'autre. Rends-m'en

une : celle que tu voudras, ou plutôt celle dont tu ne veux plus.

- qu'est-ce que tu racontes ?

- Je raconte qu'Eve est ici. Tu peux la garder si tel est ton bon plaisir, mais

alors rends-moi Marie. En général, ce sont les enfants qui dépouillent les parents, toi tu as tendance à faire mentir la règle.

Vieux-Charles est devenu p‚le.

Il quitte le banc et flanque un soufflet à son fils.

- Tu vas changer de ton, Eric! Et tout de suite.

- Oui, papa, soupire le garçon, aussitôt soumis.

- J'attends tes excuses.

- Je te prie de me pardonner. Mais Eve est ici, n'est-ce pas ?

- Elle y est venue de son plein gré.

- Je sais : elle avait envie de voir un cheval, reste à savoir s'il s'agit du

tien ou du mien. qu'est-ce qui l'a poussée à se réfugier chez toi ?

- J'ai trop le sens de l'hospitalité pour le lui avoir demandé, déclare Vieux-Charlot.

- Tu ne t'es pas posé la question ?

Charles Plante opine.

- Je pense qu'elle a eu irrésistiblement besoin d'un havre de paix et qu'elle a

pensé à cette maison.

- Belle aubaine pour toi, n'est-ce pas ?

Le Vieux soupire.

- Je ne vais pas passer ma matinée à te gifler, Eric, si tu entends poursuivre

dans l'agressivité, tu peux réenfourcher ta saloperie puante et disparaître.

- Suppose que je sois malheureux ? murmure Eric.

- Si tu es malheureux : chiale, j'essaierai de te consoler, SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS

395

mais ne viens pas m'aboyer contre comme un roquet. Pas toi, pas mon fils!

- «a signifie quoi, pour toi, ton fils, papa?

- «'aurait pu signifier quelque chose de formidable si je n'avais pas touché une

frappe, affirme durement Vieux-Charlot. Je me suis efforcé de t'élever selon un

concept en vigueur dans la famille : santé physique, santé morale. Force et vigueur. Réalisme bon enfant. La vie au grand air. L'‚me en fête. Dieu et mon

droit! Tout le bataclan. J'ai obtenu un pleurnicheur rentré. Un garçon fille se

complaisant dans les alcôves équivoques, les salles de rédaction frelatées, les

antichambres suintantes. Un combinard, un type à voile et vapeur. Mijoteur de

coups bas. Le contraire de moi, le contraire de mon père et du père de mon père.

Journal de chantage pour commencer carrière, puis portecoton d'un vieux faisan

de la politique, élu député à la suite de quelles louches manoeuvres, Seigneur,

je préfère l'ignorer! Incapable d'assumer son amour pour une femme. Je continue

ou si tu trouves que j'ai fait assez bonne mesure ?

- A toi de juger, mon père. C'est toi que tu soulages!

Vieux-Charlot bouge les oreilles, un peu comme le fait son cheval lorsqu'il lui

parle.

- Et alors, monsieur le député est mis à pied? Tu vas te représenter ?

- Non.

- Ta mission politique est déjà terminée? A moins que la gauche régnante ne t'effraie?

- Tout se conquiert : la gauche comme la droite, car les hommes sont