poignet de sous le drap.
- quatre heures vingt. Dites-moi, Eric, êtes-vous souffrant ?
Il note qu'elle s'est habillée. Elle porte une jupe écossaise, dans les tons
noir, blanc, gris, et un pull blanc. Elle semble plus grave que jamais; vaguement soucieuse ; un peu attendrie prudente...
- Au contraire, dit-il, je me sens neuf.
Il tourne son visage vers elle. Mne Tumelat s'est muée en infirmière.
Vigilance, vigilance! Elle se montre presque maternelle. Il l'a eue par son
sommeil. Ne le voyant pas sortir de sa chambre, elle y est revenue et l'a trouvé endormi. Alors elle a fondu.
Naturellement, reprend Eric, vous attendez des explications de ma part, or je
n'en ai pas à vous proposer. A la rigueur je peux vous faire des excuses.
Vous
voulez bien vous contenter d'excuses ?
Elle ne sourit pas.
312
LES CLEFS DU POUVOIR
qu'est-ce qui ne va pas? lui demande-t-elle.
Une odeur de glycine revient l'assaillir. Bon Dieu de merde, va-t-il enfin se
séparer du passé! Il doit aller de l'avant : on l'attend. Il sera peut-
être
député, ce qui n'est pas rien. La gueule de son Vieux Charlot en apprenant la
chose! Il fera une carrière politique ; rien n'est plus aisé lorsqu'on est décidé et charognard.
Les fleuristes mettent un fil de fer aux tiges des oeillets pour les faire tenir
droit, murmure-t-il. Je suis comme un oeillet avec du fil barbelé autour.
Je
me tiens droit, mais je m'égratigne à mon tuteur et j'égratigne les autres.
Je
vous remercie de m'accepter tel que je suis. De la part d'une personne à
principes, c'est plutôt inattendu.
Les personnes à principes ont une ‚me, riposte Adéla7ide.
Il se dégage des draps, capte sa main et dépose un baiser sur le dos de celle-ci, à l'endroit o˘ les os composent comme une petite carcasse d'éventail.
Elle
a la peau sèche. Il imagine son sexe, l'estime peu affriolant. Une chatte ne
doit pas être sévère, sinon les élans meurent. Faire l'amour est une fête.
Seuls, certains sadiques apprécient les femmes débandantes.
Je pourrai revenir dormir ici, de temps en temps, ne seraitce qu'une heure ou
deux ? implore Eric d'une voix d'enfant auquel on ne refuse rien.
Mm' Turnelat hésite. Elle est certes consentante, mais elle rechigne à
l'admettre délibérément. Il est des choses que l'on accomplir mais dont on ne
parle pas, dans son monde du moins.
Voulez-vous un peu de thé ? propose-t-elle.
Eric se dresse d'un bond. Il est à genoux sur le lit, face à elle, le sexe toujours dressé.
Répondez à ma question : je pourrai revenir et me coucher nu dans ce lit ?
Elle acquiesce d'un bref hochement de tête.
Vous le jurez?
Elle murmure, presque scandalisée
- Oh! voyons, jurer une chose pareille!
- On peut jurer n'importe quoi, assure Plante.
- Pas moi. Mais je vous dis que vous pourrez revenir et cela doit vous suffire.
Eric réprime une bouffée de colère. Il la surmonte en se disant qu'Adéla7fde
ressemble à son professeur de piano, MI" Grappin, une institutrice libre qui
sentait la paille humide des prie-Dieu. Elle se signait chaque fois qu'elle
entendait jurer Vieux Charlot dans la cour. Oui, oui : Adéla7ide, c'est Mlle
Grappin.
- Prenez mon sexe dans votre main! ordonne-t-il. Il est un pas que nos relations doivent franchir, si j'ose dire. Je ne vous en demande pas beaucoup,
admettez-le!
- Vous êtes fou!
- Mais oui : nous en sommes déjà convenus! Pourquoi se prend-on la main, et pas
la verge? C'est tellement plus intime, plus chaleureux.
Il lui attrape le poignet et la guide jusqu'à son bas-ventre.
313
Adélaide se saisit maladroitement du sexe d'Eric, comme s'il s'agissait d'un
objet. Il lui fait aussitôt l‚cher prise d'une légère rebuff ade.
C'est tout, merci. Ce fut une simple pression, n'est-ce pas, et cependant elle
scelle une formidable intimité. Nous penserons et repenserons à ma queue dans
votre main car ce geste furtif entraîne un déséquilibre chez vous comme chez
moi. Il y aura eu cela et personne, non plus que le temps, ne pourra annuler
cet instant. Des couples forniquent ensemble pendant vingt ans et l'oublient.
Nous, nous n'oublierons jamais vos cinq doigts autour de mon sexe. Je reviendrai, madame. A n'importe quelle heure du jour et de la nuit; vous pouvez
déjà m'attendre. A propos, savez-vous jouer du piano ?
- Plus ou moins, pourquoi?
- En ce cas, il faudra me jouer La Lettre à Elise. Vous pouvez d'ores et déjà
commencer à la répéter.
315
V
La religieuse chuchote à l'oreille du Président
- C'est la fin. Il serait surprenant qu'elle passe la journée.
Tumelat acquiesce. Vu! On va en avoir fini avec ce calvaire - Il est exténué
par cette attente. Chaque jour, il vient furtivement visiter Alcazar. Il passe
une bonne heure à son chevet, à lui tenir la main en lui murmurant des choses
douces qu'elle semble souvent ne pas entendre. Aujourd'hui, il s'est fait accompagner de NoÎlle. Il veut le grand final, Horace! La scène du pardon!
Chez les justes, on est comme ça. On exige que ça tourne bien rond dans les
divines ornières.
Il s'approche de la couche o˘ Ginette trépasse. Elle n'est plus qu'un souvenir
confus de ce qu'elle fut. Si amaigrie, si blême, si exténuée ! Sa bouche grande
ouverte libère une succession de suffocations. Son regard fixe ne voit plus.
Tumelat se penche et l'embrasse au front. Un front déjà froid, embué d'agonie.
- Ma petite fille, dit-il, c'est moi. Je suis venu avec NoÎlle qui va vous accorder son pardon afin que tout soit bien et que nul ressentiment ne subsiste.
Il s'écarte pour laisser la jeune fille s'approcher.
- A toi, mon enfant, lui dit-il. Concentre-toi et demande au Seigneur de chasser de ton coeur jusqu'au plus ténu sentiment de rancune. Ton pardon doit
correspondre à un pur élan de ton ‚me. Seule, sa sincérité compte. Vois cette
malheureuse dans son dénuement extrême, dis-toi qu'elle a été touchée par la
gr‚ce et qu'elle est digne de toutes les générosités.
NoÎlle approuve. Elle porte un petit manteau de drap noir, d'un tissu bouclé
qui rappelle l'astrakan et qu'égaie un col d'hermine. En la contemplant, le
Président trouve qu'elle ressemble à une orpheline, ce qui le frappe.
Ainsi
donc, elle a d'instinct la mine et la mise qui conviennent à sa situation!
" il
va falloir que je me décide à la mettre au courant ", se dit-il. Cela fait plusieurs semaines que ses ahuris de parents se sont fraisé la gueule et elle
l'ignore toujours!
315
Il retient son souffle en voyant NoÎlle s'emparer des mains décharnées de la
mourante.
- Madame Alcazar, chuchote la petite, je vous pardonne le mal que vous m'avez
fait, et je vous le pardonne d'autant plus ardemment que vous l'avez commis par
amour pour un homme dont je sais qu'il est capable d'inspirer les plus grandes
passions. que Dieu vous garde!
Ayant dit, d'un ton parfaitement simple, sans trémolo ni ostentation, elle embrasse Ginette sur les deux joues, puis se recueille pour un bout de prière
ponctuatrice.
Le président est radieux de l'intérieur. Guéri d'un malaise profond qui fissurait en douce sa quiétude. Pour parachever la cérémonie, il empare une
main de Ginette, une main de NoÎlle, s'érigeant ainsi en trait d'union d'apothéose, puis il ferme les yeux et lance un " Amen " qui te filerait des
frissons dans l'oignon.
Tu te rends compte, o˘ il va chercher ça, cézigue ? Amen! Là, tout bêtement.
Mais la voix, oh! pardon, chapeau! Deux brins de syllabes et le tonnerre roule
jusqu'au fond du ciel. «a fait : Aaaaaaaa meeeeeeennnnn - Pire que si c'était
poussé par Chaliapine sous des vo˚tes romanes! Un alexandrin! Amen!
Merde,
les grands tribuns, quelle classe! La puissance! La gloire! Tout le bordel!
Une petite signature avant de partir : nom d'z père, d'fils, d'saint esprit,
ains'sotil.
Alcazar peut quitter ce misérable monde la tête haute, la voici lavée sur le
bidet de l'absolution. Impec, rutilante, prête à comparaître devant le Seigneur!
Le Président sort de son gousset un mignon canif en or multilames comportant des
ciseaux. A l'aide de ces derniers il coupe une mèche dans la misérable chevelure de Ginette. Tout culte a besoin de reliques.
- J'aimerais que nous fassions une petite halte dans une église, ma chérie, tu
n'y vois pas d'inconvénient ?
Comme si elle pouvait trouver quoi que ce soit à redire aux décisions de Tumelat, cette tendre et fanatique NoÎlle, réduite en esclavage.
- Avec joie, répond-elle.
Le Président jette son dévolu sur l'église de la Trinité. Il fut un temps o˘ il
allait se faire sucer dans un petit rez-de-chaussée de la rue Pigalle, et il
remisait sa voiture aux abords de l'église. Il lui arrivait d'y prier avant de
la reprendre car il ne s'est jamais beaucoup éloigné de la religion, ce vieux
Breton. Habile manoeuvrier, avec son ‚me comme avec le monde politique, il a su
asperger ses saloperies d'eau bénite comme ses trahisons de récompenses républicaines.
L'église immense, sombre à souhait, déserte à cette heure de 316
la journée, lui paraîît propice à la terrible révélation qu'i s'apprête à
faire
à NoÎlle.
Il choisit deux chaises, non loin du choeur, près d'un pilier Pour commencer : prières. Chacun pour soi, c'est affair d'élévation intime.
Seigneur, Toi qui... Seigneur, Moi si.. Chacun son blaud, ses requêtes, exigences, doléances, mises e demeure. Seigneur, au boulot! Seigneur, Tu ne nous
as pas créé pour qu'on se fasse chier la bite en des ceci-cela nauséabonds Seigneur, je veux bien y mettre du mien, mais tiens compte hein? Considère ma
bonne volonté!
Alors ils piquent un petit sprint d'échauffement, tous les deux Réclament un
pardon propitiatoire, manière de faire place nette avant d'ouvrir le cahier des
comptes.
L'église est un peu froide en ce mois de février. Le froid v dans le sens de
l'avenir. D'ailleurs la terre n'est-elle pas en trai de s'éteindre ? On claquera
de plus en plus du bec, je te prédis Mais les générations suivantes vont s'aguerrir, l'homme se plie toutes les exigences de la nature, voire même aux
exigence humaines.
Le Président a fini ses besoins célestes. Il s'assoit. NoÎlle termine sa prière
en cours avant de l'imiter. Tumelat lui pren la main. Pas commode à dire.
Pourquoi a-t-il différé de plu sieurs semaines l'annonce de l'accident ?
Pour
éviter à sa jeun maitresse les immondes tracasseries des funérailles ?
Certes
mais aussi parce qu'il voulait attendre un moment opportun. E quoi cet aprèsmidi gris‚tre au cours duquel ils sont allés porte l'absolution à une femme mourante favorise-t-il cette cruell révélation ? Morts sur mort ? question de
climat ?
- NoÎlle, mon enfant, ma petite chérie, je voudrais que t saches une chose : je
ne suis pas seulement l'homme qui t'aim et que tu aimes; je suis également une
sorte de second père pou toi. Par-delà les folies de l'amour, il y a la raison.
La grave raiso qui m'érige en protecteur...
Pas mal, il s'écoute. Son chuchotement bien timbré est auss beau qu'un discours
à la Chambre. Rien ne vaut l'acoustiqu d'une église. quel prédicateur il aurait
fait, le salaud! Bossuet Bourdaloue! Mes biens chers frères... Tu es porté
par
les onde qui n'en finissent pas de s'étaler, de se répercuter.
- C'est donc, en cet instant, le père qui s'adresse à toi, ni chère mignonne.
Il joint sa seconde main à la première pour emprisonne complètement celle de
NoÎlle, douce captive consentante fascinée par son geôlier.
- J'ai une nouvelle extrêmement pénible à t'apprendre, ni NoÎlle. Une nouvelle
qui va te plonger dans le chagrin. Mai sache que je suis près de toi, vigilant,
solide, pour t'aider
assumer ta peine...
Bien dit, l'abbé! Beau prologue. Maintenant, un temps afi qu'elle se prépare au
pire avant de le lui servir.
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
317
- Mon amour, murmure-t-elle, je suppose que vous comptez m'apprendre la mort de
mes parents?
Oh! le Vieux, cette chute libre! Le Bossuet en morfle plein les chaussettes! De
saisissement, il l‚che la menotte de NoÎlle.
- Mon Dieu! Tu le savais donc ? s'effare le digne personnage.
- Depuis le premier jour. J'ai entendu Erie vous annoncer l'accident, et j'ai
entendu également la réponse sublime que vous lui avez faite. 0 mon grand amour,
vous n'avez songé qu'à moi, qu'à mon bonheur.
Elle appuie sa tête contre l'épaule du Suprême.
- Merci! ajoute-t-elle. Je n'oublierai jamais votre grandeur d'‚me.
Une punaise de confessionnal trottine jusqu'à la travée centrale o˘ elle genouflexionne avec beaucoup d'humilité et un peu d'arthrite. Personnage à
l'encre de Chine signé Dubout et dont, à distance, on devine l'odeur.
Le Président secoue la tête :
- Tu savais ? Tu savais! Et tu as su me cacher ta détresse!
- A vrai dire, j'ai assez peu pleuré, avoue NoÎlle. J'ai été comme fendue en
deux par un énorme coup de hache. On a tranché mon enfance du reste de ma vie.
Je suis devenue un corps sans eux, une ‚me sans eux, mais tout ce qui subsiste
est àvous, ne vit que pour vous et par vous. Ce sera ainsi tant que vous vivrez.
Et quand vous mourrez je les pleurerai en même temps que vous. Vous avez tenu à
différer leur mort, eh bien, ils mourront de votre mort, et que Dieu me pardonne
si je commets un sacrilège.
VI
Eve respire l'air des cimes. Il devrait être vivifiant, pourtant, elle le trouve
poisseux de grouillance humaine. Partout, les gens et leur dégueulasserie.
Les
écologistes sont des cons : ce ne sont pas les machines qui polluent, mais les
hommes. Leurs millions de regards sont beaucoup plus nocifs que tous les gaz
d'échappement de la planète, et que la fumée crachée par les cheminées de l'univers.
Elle préfère les hydrocarbures à la foule.
Pauvre neige qui ne demande qu'à rester immaculée! Boby commence à se tenir en
équilibre sur ses skis et parvient àdévaler une centaine de mètres sans tomber.
Exploit! Il ne cesse de héler sa mère : Maman, regarde! Ce dont les enfants ont
le plus besoin, c'est de mobiliser l'attention. Déjà aussi putains que les
"
grands ", ils exigent qu'on les admire.
" Regarde, maman! Tu as vu? "
Eve dit qu'elle a vu, que c'est très bien, que bravo bravo et qu'il faut continuer.
Cette ambiance de sports d'hiver l'insupporte. Elle la trouve funèbre, comme si
elle recevait la vie en négatif et que tout ce blanc lui soit noir.
Le bruit caressant de ses skis sur la neige lui fait l'effet d'une lame dans un
fruit vert. Elle devient folle, loin d'Eric. quatre jours de vacances, exigées
par Luc. Chaque année, à la même époque, ils viennent à Courchevel. Elle a tenté
de se défiler, de prétexter qu'on avait besoin d'elle au journal, mais son mari
a tenu bon. " Tu as une mine de déterrée, Eve. Si quelqu'un doit se payer un bol
d'air, c'est bien toi! "
Boby vient de mal tomber et pleure. Sa mère le ramasse, s'efforce de le consoler. C'est étrange de tenir son enfant en larmes contre soi, son enfant
meurtri, et de penser à son amant; de ne penser qu'à lui! Pour un peu, elle regagnerait Paris sans explications.
- Tiens tes skis bien parallèles, mon chéri.
Sait-il ce que signifie le mot parallèle ?
- Viens, suis maman. «a ne descend pas vite!
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
319
Des cracks les dépassent en force, avec un bruit brutal de bête fauve en rut, ou
bien de trains qui se croisent, pense la journaliste.
que fait Eric, ce matin? Ah! oui : il est à Troyes pour sa campagne électorale ' : Hôtel France et Champagne. Il donne un banquet aux notables du département, sous la haute présidence d'Horace Tumelat. Eve trouve cette candidature saugrenue et touchante. Ce jeune homme qui se propose en défenseur des intérêts généraux, dans un pays o˘ il n'avait jamais mis les pieds et dont il se soucie comme d'une guigne, prête au sarcasme.
quel papier elle torcherait sur un tel sujet si ce Rastignac de l'Aube n'était Eric! Elle s'attendrit au contraire. C'est un petit garçon, juste un petit garçon comme Boby, insolent et intrépide, qui joue à l'homme, et même à l'homme public!
Son fils la suit en criant des " Maman, attends-moi! " pleins de détresse.
Elle
s'arrête pour l'exhorter. Luc est à son cours " compétition ". Il a " son "
chamois de bronze et, tantôt, après avoir dévoré une grillade, il tentera l'argent pour la dixième fois, car il s'en faut toujours d'une seconde ou deux.
Vaille que vaille, la mère et le fils achèvent de descendre Belle-Côte; ils quittent la piste tout de suite après le pont pour gagner leur petit chalet qui
ressemble à une horloge suisse.
Bien que ce chalet soit charmant, Eve l'a en horreur car elle ne dispose que
d'une femme de ménage insolente et c'est elle qui doit assurer la cuisine.
La
nourriture la déprime. Elle a toujours eu confusément honte de devoir manger, et
accommoder des mets constitue pour elle le pire des pensums.
Elle s'active cependant entre une cuisinière électrique et un réfrigérateur afin
de préparer le repas de Boby. Riz au jambon, yaourt... Tout à l'heure, l'ogre
reviendra, bronzé par les cimes et éclairé par des exploits dont il lui rebattra
les oreilles. Pour lui : tartare! Il mange de façon écoeurante, comme un animal,
cette viande crue qui soulève le coeur d'Eve. Elle regarde ailleurs tandis qu'il
s'empiffre ; mais le bruit de sa mastication la poursuit.
Tandis que l'eau pour le riz chauffe, elle cède à son tourment et va téléphoner
aux renseignements pour obtenir le numéro de téléphone de l'Hôtel France et Champagne à Troyes. Boby fait des dessins, agenouillé devant un coffre à
bois
sur lequel il a étalé sa gigantesque boite de crayons de couleurs. Elle tremble
d'énervement. Co˘te que co˘te il lui faut entendre la voix d'Eric. Elle a besoin
de ses inflexions chaudes et calmes, de cette ironie sous-jacente qui la brise
et l'excite à la fois. Elle sait parfaitement o˘ il en est avec elle.
L'amour
lui vient, lentement, par des voies détournées et il le sent, s'insurge et tente
de dénouer le lien par mille rebuffades, et des réflexions désobligeantes.
Il
est agacé par la passion qu'elle lui voue. On a l'impression qu'il préférerait
l'aimer en sens unique. Le sentiment d'Eve l'écrase. Il le considère comme une
espèce de férule. Elle est persuadée qu'il n'appréciera pas d'être poursuivi
jusqu'à
320
LES CLEFS DU POUVOIR
ce banquet o˘ il joue son rôle de jeune loup ardent. Se déclarant pour une autre
politique, plus jeune, plus libre, plus humaine (applaudissez, gogos!).
Elle ne doit pas devenir la maîtresse emmerdeuse qui vous traque à tout instant
et en tout lieu. Mais c'est plus fort qu'elle. Elle a besoin de son souffle dans
son oreille, d'un ou deux mots, même cinglants; besoin de lui dire " C'est moi,
mon amour ". Juste cela : " C'est moi, mon amour. " Un don total en quelques
syllabes. Lui confirmer qu'elle est à lui, complètement.
Une sonnerie grommeleuse retentit. Une voix de femme annonce Hôtel France et
Champagne, avec une fierté donnant à penser qu'il s'agit de la propriétaire.
- Je voudrais parler à M. Eric Plante.
- M. Plante est " en " vin d'honneur.
- De la part du journal Le Réveil, c'est urgent! intransige Eve.
- On va le prévenir.
Boby accourt, en brandissant un dessin représentant une maison avec le soleil
par-dessus. Eve a lu quelque part que les mômes qui dessinent des maisons et le
soleil sont heureux.
- Regarde, maman!
- Très joli, dessines-en un autre!
- C'est pour toi!
- Merci, mon chéri; va en faire un pour papa!
Mais il s'obstine. Il explique quelle maison est représentée, pourquoi le soleil
brille, ce que sont ces fleurs qui grimpent jusqu'au toit. Toujours ce foutu
besoin d'en installer!
- Allô! fait la voix essoufflée d'Eric.
Il n'a pas mis longtemps pour venir répondre! Elle en est éblouie.
- Laisse-moi, Boby, tu m'entends?
D'un geste brusque elle refoule son môme, froissant le beau dessin. Boby se met
à sangloter.
- C'est moi, Eric!
Elle n'a pas pu lui dire " mon amour " et restera en manque toute la journée.
- Je m'en doute, que se passe-t-il ?
Ton revêche. Il est prêt à mordre, à cingler.
- Il se passe toi. Je t'aime!
Tant pis pour Boby dont la chougnerie court sur son erre et qui écoute.
- Vous savez que je suis en plein tintouin électoral!
- Je t'aime !
Un silence. Tout à coup, elle prend peur. Elle devine qu'il va lui assener un
mauvais coup. Elle n'aurait pas d˚ appeler.
- J'ai envie de toi! ajoute-t-elle presque piteusement; bien que rien ne puisse
plus l'émouvoir.
Elle voudrait esquiver la vacherie qu'il mijote. Et malgré tout elle ne regrette
pas de l'avoir appelé. Même ce silence est bon à
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
321
vivre ; car c'est " son " silence à lui. Et la méchanceté qui se prépare est une
manifestation de " lui ". Lui, bon Dieu vivant!
Néanmoins, elle fait une suprême tentative pour essayer de le désamorcer : _ Il m'est venu une idée, je voulais t'en parler depuis plusieurs jours, mon
chéri. Si nous faisions un voyage, un grand voyage?
- J'ai mes élections dans douze jours.
- Disons, après. On prendrait une semaine. Evidemment, je serais obligée d'emmener le petit avec moi comme alibi, mais on s'arrangerait. J'ai déjà
tout
combiné. Je t'expliquerai. Par Air France j'ai des conditions particulières et
je m'occuperais de tout.
Elle s'est mise en route et parle parle, très vite, fiévreusement. Boby est retourné à son coffre à bois dans le living.
- Ce serait merveilleux. Nous irions à la Guadeloupe, ou aux Seychelles, nous...
Elle veut le convaincre, obtenir son acceptation et commencer à préparer cette
fabuleuse escapade. C'est Mathieu Glandin qui a fait germer cette idée en lui
conseillant de s'éloigner quelque temps pour faire un " break ".
- qu'irions-nous faire si loin? objecte Erie.
- Tu es cruel.
- Je vous avais prévenue. Vous ne devriez pas vous obstiner à aimer une ordure.
- Tu n'es pas une ordure ! s'écrie Eve avec force, la voix pleine de sanglots.
Elle s'obstine à le tutoyer malgré qu'il se cantonne dans un voussoiement dédaigneux.
- qu'est-ce qu'on parie ? répond Eric. La pire ordure que vous rencontrerez jamais, Eve! Si je vous disais que je finis par m'incommoder moi-même!
- Je te guérirai! promet-elle farouchement.
- Vous voulez guérir un nègre d'être noir, vous!
Il rit. Puis, prenant sa décision -
- Ecoutez, madame Mirale, je vais vous révéler quelque chose de dégueulasse, si
après cela vous avez encore envie de partir avec moi, vous pourrez d'ores et
déjà organiser le voyage.
- Non ! implore-t-elle, ne me dis rien ; j e t'en conj ure, ne me fais pas de
mal, Eric. Je t'aime. Si cet amour t'insupporte, chasse-moi de ta vie, mais par
pitié cesse de te noircir, comme si tu voulais me guérir de toi par l'abjection!
Un temps cuisant s'écoule. Elle perçoit des rumeurs de cuisine; sans doute le
téléphone de l'Hôtel France et Champagne est-il contigu à l'office.
- Eric, balbutie-t-elle enfin, tu veux que nous cessions de nous voir?
- Non.
- Alors ?
- Je veux que notre route passe par le pire, déclare le 322
LES CLEFS DU POU
garçon. Les allées bien ratissées de la liaison heureuse ne tentent pas.
- En ce cas, soupire Eve, dis-moi ce que tu voulais me dir
- Ton directeur a été informé que tu baisais en public p une lettre à entête du
George-V, n'est-ce pas? C'est moi qui lui ai envoyée.
Elle reste d'un calme surprenant. Un profond détachement 1 rend à cet instant la
vie facile. Au-delà de certaines limites, 1 choses les plus graves basculent
dans la banalité.
- J'aurais d˚ y penser, répond-elle; je suis impardonnabl Elle ramasse le dessin froissé de Boby o˘ le soleil bien jaune l'air d'un tournesol de Van Gogh et demande :
- Pour notre voyage, quelle date te conviendrait ?
Vil
Charles Plante a toujours considéré le pet comme un signe de parfaite santé
morale et physique, aussi pète-t-il beaucoup, d'importance, n'importe o˘ et peu
lui importe la société qui l'entoure. Il arrive qu'on le situe à ses pets.
On
les perçoit à grande distance : depuis les écuries, le potager, sa chambre.
Il
pète en coup de clairon, avec une vigueur qui ne faiblit pas; pets de soudards,
de bien-mangeur, promis aux échos des couloirs vo˚tés et des grands espaces.
Il vient d'en l‚cher un, en sellant son cheval; un si sonore que l'animal en a
dressé les oreilles.
Charles lui flatte les naseaux.
- «a soulage, mon vieux Félix! lui déclare-t-il.
Lucienne, la cuisinière, accourt en l'appelant.
- M'sieur Charlot! Téléphone! Vite, c'est m'sieur Eric! Plante père se bat avec
une bride récalcitrante.
- qu'est-ce qu'il me veut, ce con ?
- Il dit que ça urge.
- Passe-le à Marie!
- Madame Marie est dans son bain!
- qu'elle en sorte !
Lucienne marche à lui, poings aux hanches. Ses cheveux grisonnants, frisottés
au-dessus des oreilles, tire-bouchonnent.
Elle fulmine :
- Je m'en voudrais d'avoir un fils unique qui m'appelle en urgence de Paris et
de ne pas lui répondre!
Il est rare qu'elle se permette ce genre de sorties, étant d'un tempérament plutôt soumis, surtout vis-à-vis d'un maitre aussi autoritaire et paillard qui
la trousse au gré de ses humeurs et ne peut passer près d'elle sans lui foutre
la main au cul; mais parfois la coupe déborde.
Charles se retourne et de ses deux mains appliquées sur son pantalon, précise le
volume de son sexe important.
- Tiens, fume, la mère! riposte-t-il.
Elle ronchonne :
- Oh! pour ce qui est de ça, vous ne rechignez jamais.
324
LES CLEFS DU POUVOI
La réplique fait rire Vieux Charlot.
- Bon, va dire à cette sale petite frappe que j'arrive.
Lucienne (jusqu'à la fin de l'année) repart en courant. Elle i trimbale un fort
cul qui ballotte comme un porte-bagagi dévissé.
Charles Plante achève de seller son bourrin et le fait sort pour l'attacher à un
anneau fixé dans le mur. Il ne se presse pa go˚tant une certaine délectation à
faire poireauter son fils a téléphone. Ainsi, par des moyens aussi primaires et
mesquin continue-t-il d'établir sa suprématie paternelle.
j
Œ~
- Salut, gars, j'allais monter, déclare tout à trac Vieu Charlot.
Eric est davantage essoufflé que son père, malgré que ce so le Vieux qui vienne
de marcher.
Papa, dit-il, j'ai une grande nouvelle à t'annoncer.
Attention, les oreilles! plaisante le père. Vas-tu m'annor cer ton mariage ?
Pas encore. Je viens d'être élu député de l'Aube!
Pour le coup, Vieux Charlot émet un hennissement d surprise.
qu'est-ce que c'est que cette connerie!
Je sais que tu n'écoutes pas les informations du matin, c'eç pourquoi je t'apprends la nouvelle par téléphone, d'ailleurs, si ti l'avais entendue, tu
aurais cru à quelque homonymie, non
Le père Plante met de l'ordre dans sa surprise :
Il n'y a pas d'élections législatives en ce moment! objecte Il y avait une partielle dans l'Aube, si.
Dans l'Aube! quelle idée d'aller te présenter dans ui patelin si éloigné du berceau familial!
Eric était certain qu'au lieu de se réjouir et de le complimen ter, Vieux Charlot ne manquerait pas de ratiociner.
- C'est dans l'Aube qu'avait lieu cette partielle, je mc présenterai par chez
nous plus tard. «a ne t'épate pas d'avoir ui fils député à pas trente ans ?
quelle étiquette ?
Le R.A.S., bien entendu.
C'est le Président qui t'a fait ce cadeau?
Drôle de cadeau! Je me suis battu comme un fauve.
Mais, mon pauvre garçon, les présidentielles risquent dt tout foutre par terre !
Si Mitterrand passe, il dissoudra l'Assem. blée et si ça se trouve, tu ne siégeras même pas!
- Rien n'indique qu'il passera!
- Si : mon petit doigt! déclare Vieux Charlot. Le jour o˘ Giscard a fait ramener
le droit de vote à dix-huit ans, il condamnait sa réélection. «a et le chômage,
ça ne pardonne pas
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
325
Eric se noie dans l'amertume. Il espérait malgré tout en mettre plein la vue à
Vieux Charlot; l'entendre exulter. Et puis on dirait que le vieux hobereau est
jaloux de sa prouesse. A croire qu'il ne peut tolérer chez son garçon toute forme de réussite. Le plus jeune député de France! Ce matin, la presse entière
parle de lui et il a eu droit aux éditoriaux des meilleurs gens de radio!
Coiffer le candidat socialiste sur le fil, à une poignée de voix, mais tout de
même, c'est l'exploit! Pour la première fois de sa vie il regimbe et ressent
pour ce père tyrannique quelque chose qui ressemble à de la haine br˚lante.
Il
se rappelle une hémorragie nasale survenue pendant son sommeil. Le sang passait
dans sa gorge, il l'avalait, c'était ‚cre, chaud, vaguement fielleux et cela le
faisait suffoquer.
- Ecoute, père (il abandonne le Vieux Charlot ainsi que le papa velouté
dont les
deux syllabes l'émerveillent chaque fois, comme s'il les découvrait, pour lui
donner du " père " ; ce qui est un peu compassé) quand bien même les circonstances feraient que je ne siégerais jamais, il n'en restera pas moins que
j'aurai réussi à être député, non ?
A l'‚preté du ton, Charles Plante comprend qu'il a froissé son rejeton.
- Ainsi donc, tu embrasses une carrière politique ?
- Tu es contre ?
- Je n'ai jamais été porté là-dessus, mais quand cela arrive à son fils, on reconsidère la question. Je te demande une seconde, petit !
Il applique sa rude main velue sur l'émetteur et gueule à pleine voix :
- Lucienne ! Eric vient d'être élu député! Dis à Jeannot qu'il aille m'acheter
les journaux : ceux de la région et ceux de Paris! Et flanque deux bouteilles de
champagne dans le congélateur.
Lucienne se la radine en égosillant la nouvelle! Monsieur Eric député! Ce gosse!
Mais comment cela s'est-il fait?
Vieux Charlot lui intime de fermer sa grande gueule et de courir prévenir Madame.
L'orgueil de la chose lui arrive, par petites giclées. Il réalise Eric Plante, député de l'Aube! Déjà il passe en revue les amis du coin qu'il
invitera pour fêter l'événement : toubib, vétérinaire, notaire, industriels...
- Allô, gamin?
- Père?
- Ben, tu ne dis rien?
- Je t'ai dit l'essentiel, croyant stupidement te faire plaisir.
- Eh! dis donc, ne prends pas ce ton pour me parler, petit! quand bien même tu
serais Président de la République je ne le permettrais pas !
Là-bas, le coeur d'Eric se racornit.
- Dommage, fait-il dans un souffle.
- qu'est-ce qui est dommage? s'inquiète Vieux Charlot.
326
LES CLEFS DU POUVOIR
- que le siège de député ne soit pas cessible, je te l'aurais échangé
contre
Marie!
Eric raccroche. Sa première rébellion contre son père. Il en est terrifié.
Déjà
il recompose le numéro de Vieux Charlot, mais il renonce et abandonne le combiné. Il est inévitable qu'un jour les enfants tranchent le cordon ombilical.
Chez les animaux, les fils se battent avec les pères. La chose se produit également chez les hommes, parfois. Sa joie d'avoir gagné se change en désespoir
puisque la victoire engendre un tel conflit. Stupide. Basse jalousie de m
‚les.
Il se jette à plat ventre sur le lit de cuivre de l'Hôtel France et Champagne en
hoquetant de détresse.
Il murmure : " Papa! Oh! Vieux Charlot, pourquoi? Pourquoi? Pourquoi? "
Eric imagine son père dans le couloir de la cuisine. C'est au poste mural qu'il
lui a répondu, le garçon a reconnu la réverbération sonore de l'endroit.
Vieux Charlot regarde l'appareil, attendant qu'il sonne à nouveau pour triompher. Mais il reste muet. Alors le vieux se plante devant la fenêtre à
petits carreaux. Les murs sont si épais que l'embrasure constitue une large console encombrée de tout un bric-à-brac qui rend difficile l'ouverture de la
croisée. Le père contemple la cour pavée, les écuries. Son cheval pommelé
doit
attendre puisqu'il s'apprêtait à le monter. Il va tempêter un grand coup, houspiller son monde, flétrir son fils, ce sale blancbec qui se prend pour quelqu'un parce que le Président Tumelat lui a fait cadeau d'un siège!
Il est député!
La nouvelle s'est tissée au cours de la soirée d'hier. Le dépouillement ne s'est
pas montré révélateur tout de suite. Eric attendait, en compagnie de son bienfaiteur et de NoÎlle.
Ils étaient terrés dans un petit salon de l'hôtel, mal chauffé et qui sentait
fort la province. Des sièges louis-philippards, une atroce tapisserie sombre,
pleine de cloques qui ressemblaient à des br˚lures... Vers minuit il a su que "
ça y était ". Gagné! Tumelat lui a ouvert les bras et a murmuré cette phrase
d'une rare éloquence : " Tout recommence. " Car c'est sa propre carrière d'homme
finissant qu'il refait à travers Eric. Ils ont bu un champagne mal frappé
en
compagnie de quelques édiles déroutés qui complimentaient ce gamin sans trop
croire à son exploit.
- Ce sont les femmes qui ont voté pour toi, Fiston! assurait le Président.
Probablement. Oui : les femmes, et puis les pédés, sans doute, et les jeunes
stimulés par un jeune. Et quelques vieux en nostalgie, par-dessus le marché.
Comment se constitue un électorat ? A quels mobiles secrets obéit-il ?
qu'est-ce
qui touche
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
327
un citoyen entre les quatre bouts de rideau de l'isoloir? Est-il sensible au
graphisme d'un nom ? A son équilibre ? quelle image se rapportant à tel ou tel
candidat vient le visiter, au moment du choix ?
Eric s'ébroue. Un député qui pleure parce que son papa manque d'enthousiasme,
cela se conçoit-il ? Cela est-il admissible ? Il rit à travers ses larmes.
Bien
joué ! Ah ! la bonne f arce ! Tout peut arriver! Il aime à se répéter cela, tant
la chose lui paraît énorme mais tant elle est juste.
Des corvées vont succéder. Accueil au groupe R.A.S. pour célébrer cette étonnante victoire. que de gens à voir, de mains à serrer, de promesses à
faire!
Il se traîne au téléphone et appelle Eve au journal. Il ne l'a pas eue depuis "
la nouvelle ". Il a un immense besoin de lui parler. Sa secrétaire lui apprend
qu'elle est souffrante et garde la chambre. Eric compose donc le numéro privé
d'Eve. C'est la journaliste qui décroche.
- Je savais que c'était toi, assure-t-elle. Bravo pour ce succès.
- Tu es malade?
Aujourd'hui il la tutoie, ce qui est bon signe.
- Une angine, j'ai près de quarante de température.
- Et moi qui voulais te demander de me rejoindre à Troyes.
Eve n'en croit pas ses oreilles.
- Vraiment, tu as besoin de moi?
- Terriblement, je viens d'envoyer faire foutre Vieux Charlot.
Donc, c'est une infirmière de l'‚me qu'il lui faut. Elle ne lui est nécessaire
que dans la peine.
- Je pense que tu as eu raison, dit-elle.
Ce qui glace Eric. Il n'admet pas qu'elle prenne parti contre son père. Il a
besoin de consolations, pas de compliments.
- qu'est-ce qui vous permet d'en Ôuger? enrage le " député ".
- La meilleure chose qui puisse arriver aux tyrans, c'est de rencontrer une résistance, sinon ils sont en perpétuel déséquilibre! Tu viens de lui faire beaucoup de bien, Eric. Attends-moi, je viens.
- Avec quarante de fièvre!
- Je te rejoindrais en ambulance, si j'étais mourante, et en corbillard si j'étais morte!
VIII
Juan-Carlos étant en course, c'est Rosita, son épouse q ouvre à l'abbé
Chassel.
Elle est courtaude, trop brune, et se fort. L'aumônier est immédiatement sensible à la tenue de 1 femme de chambre. Sa robe de satin noir, brillant, lui
flanqu dare-dare de l'électricité au bout des doigts, de même que 1 coquin petit
tablier blanc bordé de dentelle. En revanche, 1 croix fixée au revers du veston
du prêtre déclenche une humilit éperdue chez la brave Espagnole, laquelle se met
à amorcer d génuflexions et se retient de faire les signes de croix qui 1
démangent ; si bien que le visiteur et la servante se stimule mutuellement le
sens tactile, l'un à cause d'une robe, l'autre cause d'une croix. Le prêtre s'assouvit le premier en s'arrangea pour palper discrètement un pli de la robe
pendant que Rosit accroche sa vieille canadienne au vestiaire. La femme d chambre se libère peu après en se signant discrètement d pouce, en trois exemplaires, sur le nichon gauche.
Ensuite de quoi, elle é va prévénir el môssieur.
Chassel est intrigué par cette espèce de convocation que lui adressée le Président. Il déteste le bonhomme dont il a parfait ment humé le fumet faisandé
et doit faire un effort po répondre à son pressant appel. Le pneumatique, reçu
la veill disait :
Monsieur l'aumônier. Pour le bien de mon ‚me, il est indispe sable que nous ayons une conversation. Faites l'impossible po passer demain matin à mon domicile avant dix heures. Je vous e remercie à l'avance.
Horace Tumelat.
Rosita l'introduit dans le cabinet de travail o˘ il a déjà ét reçu. A peine a-t-il choisi l'un des deux fauteuils que la porte d fond s'ouvre devant un homme
d'‚ge, lent et blanc, dont 1 démarche comporte quelque chose de brisé et le visage les signe d'une angoisse évidente. Chassel a du mal à reconnaitre 1
Président dans ce projet de vieillard ployant un peu sous le poid SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
329
d'une veste d'intérieur à brandebourgs, empruntée à une opérette viennoise.
Il
le trouve plus gris que lors de leurs précédentes rencontres, amaigri et p
‚li,
avec un regard anxieux d'homme dérouté.
Tumelat cueille à deux mains celle que lui propose le prêtre, la pétrit fortement et répète " Merci! merci! merci ", comme l'on dirait au courageux gars
venant de sauver votre petit garçon de la noyade.
Il le fait asseoir, va s'assurer que Rosita n'est pas derrière la porte, et prend place tout contre Chassel dans le second fauteuil.
- Je tenais à vous voir parce que je suis un homme en déroute, mon père, et que
vous êtes à l'origine de ma crise de conscience.
" Comme si tu en avais encore une! " pense le prêtre, ce qui est peu chrétien de
sa part, je trouve. Car enfin, si ceux dont on espère le réconfort nous jugent
durement par avance, quelle sorte d'aide peuvent-ils ensuite nous apporter, merde!
- que je vous inflige, avant d'entrer dans le vif, un petit préambule, mon père.
Né catholique, ayant pratiqué durant ma jeunesse, je ne me suis jamais pleinement coupé de ma religion; ce qui ne m'a pas retenu hélas de devenir un
salaud.
Chassel sent naître un certain intérêt pour le personnage, non qu'il tienne pour
l'exhibitionnisme de conscience, mais il trouve intéressant qu'un puissant montre sa gangrène.
- Je crois en Dieu par contumace, mon père, faisant appel à Lui dans les cas
désespérés, l'abandonnant aux agnostiques dans l'intervalle. Mais enfin, Il est
aussi là pour qu'on le trahisse, n'est-ce pas ? La foi, c'est des éclairs de
magnésium, si elle l'emportait sur le doute, o˘ résiderait le mérite de croire ?
Chassel hoche prudemment la tête. Il n'est pas en accord parfait avec les théories de Tumelat, mais n'éprouve pas l'envie de débattre avec lui.
- Cela pour vous expliquer, mon père, que mes relations avec le Seigneur restaient évasives et que personne, si ce n'est lui, ne pouvait présumer que la
lumière m'inonderait un jour.
" Nous y sommes, se dit Chassel, la soixantaine franchie et quelques maux physiques engendrent chez le bougre une crise mystique, air connu! Les br˚lures
d'estomac font davantage pour ramener les ‚mes égarées au bercail que nos sermons les plus enflammés. "
Le Président toussote dans le creux de sa main.
- Vous avez su me traîner au chevet de cette malheureuse Alcazar et alors j'ai
eu, à son abord, une révélation : la certitude que je m'étais fourvoyé, ma vie
durant, et que d'autres t‚ches m'attendaient. Le martyre de Ginette, la pécheresse, n'aura pas été vain. Rassurez-vous, l'abbé, je ne vais pas sombrer
dans la punaiserie de confessionnal, rentrer dans le sein de la Religion comme
on entre dans une maison destinée aux gens du troisième ‚ge, non, je ne tomberai
pas dans cette sotte facilité, parce que je suis encore trop gonflé de sève et
d'énergie mystique.
330
LES CLEFS DU POUVOIR
" Je ne serai jamais de ces trouillards qui se mettent à préparer leur salut
éternel parce qu'ils ont cessé de bander. "
Il touche du bout des doigts la manche luisante de Chassel
- Pardonnez-moi, mon père.
Un temps.
- Vous prendrez bien quelque chose ?
L'aumônier refuse. Il a horreur de manipuler des tasse, cuiller, sous-tasse. La
flemme. Rien de plus chiant que les mondanités. Il lui arrive de refuser des
invitations à dîner uniquement parce qu'il devra se servir en faisant attention
que ce soit proprement. Il vit en vieux garçon : sardines puisées à même la boite, frometon dans le papier, sauciflard taillé au fur et à mesure de sa consommation.
- Comme vous le savez, Ginette Alcazar est morte, reprend le Président. Fin édifiante! Rien de plus grand, l'abbé, que le repentir. Le reste est gnognote.
Elle était illuminée par son mal. Il l'aura éclairée, et moi avec.
Chassel retient un b‚illement. L'autre ne se décide pas à plonger, alors il tartine pour retarder la minute de vérité. que lui veut-il, au juste ? Le prêtre
songe qu'ils ne seront jamais à l'unisson, tous les deux. Il existe fondamentalement entre eux quelque chose d'irréconciliable. Et cependant ils
sont fils du peuple, et ils croient en un même Dieu atteignable par les mêmes
chemins!
- J'ai effectivement appris son décès, répond paisiblement Chassel.
- J'ai suivi son enterrement, déclare fièrement le Président, comme s'il s'agissait d'une prouesse.
- Vous ne deviez pas être nombreux! note l'aumônier.
- Jusqu'au cimetière, renchérit Tumelat.
Chassel se retient de lui faire observer qu'un " enterrement " s'opère fatalement dans un cimetière.
- Sur sa tombe, j'ai eu une visite, dit Horace.
Il a lancé cet aveu sur le mode badin, espérant en atténuer l'énormité.
Le prêtre se met à frotter une tache indélébile à son pantalon.
- qu'appelez-vous une visite, monsieur le Président ?
Son interlocuteur reste muet, regardant ses ongles, les polissant au revers de
velours de sa veste chamarrée pour les examiner à nouveau avec un hochement de
tête mécontent.
- Bien entendu, un type qui dit ce que je vais vous dire passe pour un fou, soupire-t-il.
- Nous sommes tous les fous des autres, plaisante Chassel. Alors, cette visite ?
- Une voix, mon cher. A la fois tonnante et intérieure.
- qui disait?
Le Président croise les mains contre son poitrail de vieux cheval d'hémicycle
que la moindre interpellation rend fougueux.
- Cette voix criait, car elle criait, l'abbé, elle criait! Donc, cette voix criait " La pauvre créature que l'on dépose en terre a SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
331
été molestée à cause de toi. Tu n'auras de repos qu'après avoir expié. A toi de
décider de ton ch‚timent! "
L'aumônier ne bronche pas. Se dit que la " visite " en question a foutrement
bien fait d'avoir son franc-parler avec une noble canaille comme Tumelat.
Le Président se lève, arpente les tapis superposés de son burlingue : des Chiraz, des Tabriz, mon pote, je ne te dis que ça!
- Depuis cet instant, mon père, je vis avec cette idée fixe.~ J'en perds le sommeil, le boire, le manger, le baiser. Evidemment, considérée de l'extérieur,
la chose fait hausser les épaules : Tumelat se prend pour Jeanne d'Arc!
- Vous n'avez pas entendu DES voix, rectifie Chassel, mais UNE voix : celle de
votre conscience, c'est-à-dire la voix de Dieu. quoi de plus naturel, monsieur
le Président? Ce qui est troublant, c'est que vous ne l'ayez pas perçue plus
tôt. Probablement étiez-vous trop occupé pour l'écouter!
- Merci, fait Tumelat. Merci de ne pas ricaner. Merci de me croire. Je ne suis
qu'un pauvre homme, vous savez...
- Comme chacun de nous, monsieur le Président.
- Je vous ai demandé de venir m'assister, mon père. Aidezmoi à y voir clair; je
ne peux vivre plus longtemps dans cet état d'abattement, ce n'est pas dans ma
nature.
- Mon Dieu, monsieur le Président, une crise de conscience ne souffre guère d'intervention extérieure.
Tumelat revient s'asseoir auprès de l'aumônier.
- Regardez ma gueule, vieux. Pas brillant, hein? quand je me rase, je me fais
peur. Il est exact que Ginette Alcazar fut molestée; vous le savez, d'ailleurs?
- Elle me l'a confié, sous le sceau du secret.
- Elle l'a effectivement été à cause de moi. Je dois expier, c'est indispensable. Ensuite je pourrai me consacrer à une autre vie. Il faut nettoyer
en profondeur avant de repeindre. Seulement je me perds dans les doutes, monsieur l'abbé. C'est quoi, l'expiation ? Une souffrance que l'on s'impose pour
obtenir la purification ? La réparation du péché par la pénitence ?
- En gros, c'est cela, il me semble, approuve le prêtre.
- En ce cas, comment décider d'une souffrance, o˘ chercher la pénitence?
que
faire?
Son exaltation, ses alarmes, ébranlent quelque peu Chassel. Il voit ce vieil
homme en grande détresse et s'en émeut malgré l'antipathie foncière qu'il lui
inspire.
- Descendez en vous-même, monsieur. Regardez-vous exister. Cherchez, parmi vos
satisfactions, les plus douteuses, et arrachez-les de votre vie. Vous vous assainirez en vous punissant. Ce qui commencera sous forme d'épreuves s'achèvera
dans la félicité. Peut-être, oui, peut-être êtes-vous à la veille d'une grande
rédemption. Personne ne peut vous désigner la mauvaise herbe, il vous appartient
de la reconnaitre vous-même.
332
LES CLEFS D U POUVOIR
Il regrette cet élan lyrique en voyant le Président froncer le sourcil.
- Croyez-vous donc, mon père, que je ne me sois pas livré mille fois déjà à
ce
genre d'examen! J'ai eu beau inventorier ma musette, je n'y ai déniché que des
péchés sans grande consistance. Non que je les sous-estime, mais je mesure leur
importance au plaisir que j'en tire; or je ne trouve plus grande allégresse à
pécher, voilà la vérité. Les putasseries du Pouvoir ? J'en suis revenu, mon vieux. Mon envie de tout plaquer me l'indique. La fornication ? Je la pratique
encore mais davantage pour garder la forme que par appétit de luxure.
L'argent ?
Je m'en suis toujours foutu. Non, franchement, je ne sais o˘ porter le sécateur!
Un homme blasé n'a pas de mérite à se priver du superflu, or tout m'est devenu
superflu!
- Y compris cette jeune fille qui partage dit-on votre vie privée ?
Tumelat hausse les épaules.
- Charité, l'abbé! Charité, ou presque. Je lui fais l'amour pour garder un sens
à sa vie. Je répare mes égarements passés. La rejeter consisterait à la punir
elle. Dois-je la priver de sa raison d'exister? Elle est défigurée, orpheline,
inapte à la vie sociale, serait-ce me punir que de la flanquer à la rue ?
- Est-ce une raison pour vivre en concubinage avec elle ? Attention, monsieur le
Président, ne vous méprenez pas : je ne suis pas bégueule. quand on est aumônier
des prisons on ne fait guère dans le prêchi-prêcha. J'essaie de raisonner à
propos de votre situation puisque vous me conviez à le faire. Donc, vous avez
sous votre toit une jeune maîtresse; par charité, prétendezvous. Puis-je vous
demander ce que devient Mme Tumelat dans cette conjoncture ?
Le Président contient sa rognerie, laquelle démarre, tu ne l'ignores pas, au
quart de tour.
- Elle est en train de devenir une divorcée aisée, l'abbé. Elle vient d'introduire une instance que je me propose de faire accélérer et peut-
être, une
fois libre, épouserai-je NoÎlle, histoire de régulariser.
- Somme toute, vous répudiez votre femme légitime pour clarifier la situation de
votre concubine ?
- Et après? objecte durement le Président.
C'est la question que j'allais, moi, vous poser : et après ? Je vois mal la finalité de la chose si ce n'est pas la passion qui vous anime, or vous vous en
défendez. Je souligne cette rubrique d'un trait rouge afin de vous inviter à
mieux l'étudier. J'aimerais poursuivre par un autre aspect de votre existence,
monsieur; bien entendu si vous désirez qu'on arrête là cette conversation,, je
n'irai pas plus loin.
- Dites, dites! répond, maussade, le Président, déjà sur la défensive.
Chassel lui sourit goguenardement.
J'ai le sentiment que vous n'avez besoin de moi que pour SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
333
vous écouter et vous approuver, plaisante l'aumônier. Vous recherchez plus un
confident qu'un contradicteur.
- qu'est-ce qui vous fait croire cela! Je vous invite au contraire à
parler.
- Par pure courtoisie, mais votre regard et votre ton démentent vos paroles!
Allons, allons, monsieur le Président, la pénitence commence par l'humilité.
Malgré votre superbe éloquence, laissez un peu la tribune aux autres.
Dominé par l'assurance du prêtre, Tumelat prend le parti de céder. Son visage
tendu s'éclaire quelque peu.
- Je suis une espèce de boyard de la politique, s'excuse-t-il, vous avez raison
de me houspiller. Je vous écoute.
- Votre vie d'homme public est une vitrine que le citoyen de la rue contemple à
sa guise. On sait tout de vous ou presque et l'on invente ce qu'on ignore.
Même
un aumônier r‚pé est au courant de vos faits et gestes. Votre secrétaire que
vous êtes parvenu à faire élire député n'a pas très bonne presse. C'est lui qui
a molesté Ginette Alcazar. Croyez-vous qu'un tel poulain serve votre gloire et
aide à votre rédemption ? L'ayant approché, lui ayant parlé, j'ai pu me faire
une idée du personnage ; j'ai le regret de vous informer qu'elle n'est pas fameuse.
- Erie Plante est un méconnu, rebiffe Tumelat.
- Un méconnu capable de sévices et de tentative de meurtre sur la personne d'une
pauvre femme! s'emporte Chassel, car c'est lui qui avait ouvert le gaz après lui
avoir fait ingurgiter de l'alcool.
Tumelat sursaute.
- Il avait ouvert le gaz!
- L'ignoriez-vous, monsieur le Président?
- Je ne suis pas un assassin! proteste le Seigneur en déconfiture d'‚me.
Ils ont suffisamment dit, alors ils se taisent. Fatigués. Oui fatigués par la
tension d'esprit qu'ils ont l'un et l'autre fournie. Alcazar passe dans la pièce. Le souvenir d'Alcazar, cet être étrange, dingue et troublant. Elle est le
passé. Tout devient le passé pour qui se prolonge. Vieillir, c'est assister à la
vieillissure ~es autres, à la décomposition du monde. Du monde qui, inexorablement, s'éteint!
Tumelat va ouvrir l'une des portes basses de sa bibliothèque et y prend un coffret d'acajou contenant une vénérable bouteille et deux verres somptueux, en
cristal taillé, haute teneur en plomb, avec ses initiales en or baguant le pied.
Sans demander l'avis du prêtre, il sert deux rasades d'un armagnac remontant à
son année de naissance, présent de ses collaborateurs pour son demi-siècle.
Il
n'y touche presque jamais et le flacon est aux deux tiers plein.
L'étiquette
impressionne Chassel. C'est le genre de luxe qu'il tolère, bien que n'étant pas
porté sur l'alcool.
Ils boivent sans trinquer l'armagnac affaibli par l'‚ge, mais d'un go˚t très
rare. Horace sent toujours la présence d'Alcazar
334
LES CLEFS DU POUVG
dans la pièce, réclamant son d˚, à savoir la purification l'homme qu'elle idol‚tra. Il comprend que les portes se s( refermées dans son dos. Depuis des
mois il sentait remi quelque chose dans les limbes de son esprit, et ce quelque
ch( était un rappel à l'ordre venu " d'ailleurs ".
- Nous avons à mourir, dit Chassel.
Le Président acquiesce. Parbleu, il le sait bien, ne le sent q trop par chacune
de ses cellules.
- Il faut obéir, ajoute l'aumônier.
- A qui? demande Tumelat.
- - Mais, à vous-même. Le véritable instinct de conservation test la conscience
!
La rumeur de la piscine la berce. Elle se laisse bronzer, allongée sur une espèce de transat en polyester embouti, léger et r‚peux aux angles, dont le modelé dit " anatomique " l'empêche de changer de position. A travers les cris,
elle reconnaît ceux de son fils. Boby joue avec des petits Italiens qui ne parlent pas le français, mais les enfants habitent le pays d'Espéranto et passent outre les servitudes du langage.
Elle se sent enfin heureuse. A l'apogée de la félicité. Elle a orienté son transat face à la chambre d'Eric dont les rideaux sont encore tirés. Elle l'attend en confiance. Il dort. Epuisé par une nuit d'amour, son plus jeune député de France! Dort dans la posture o˘ elle l'a laissé au matin : à plat ventre, une jambe repliée, un bras allongé, comme un alpiniste escaladant une
paroi verticale.
Cet Hôtel Barbarons (Mahé, Seychelles) se prête admirablement à leur aventure
gr‚ce à une architecture astucieuse qui permet d'isoler chaque chambre, mais de
les réunir en petits appartements de deux pièces, selon que l'on condamne ou non
une porte de communication.
Les deux pièces forment un duplex. Deux portes contiguÎs donnent accès à un escalier, dont l'un monte et l'autre descend. Eve a fait installer un petit lit
pliant dans sa chambre qui occupe le haut du duplex. Elle couche Boby de bonne
heure et il S'endort très vite. Eve charge une femme de chambre de " jeter un
oeil " de temps à autre. Le crépuscule lui apporte la liberté. Elle s'enfuit
avec Eric, à bord d'une Mini Mock blanche, un peu rouillée, crépie de poussière
et dont les pneus sont lisses comme une cuisse d'adolescente. Ils partent diner
dans quelque restaurant créole o˘ ils font une cure de crustacés et de poissons
durement épicés. C'est l'instant de féerie. L'île devient magique aux derniers
chatoiements du couchant. Dans l'ombre qui les gagne, les paysages enchanteurs
se parent d'un voluptueux mystère. La mer noircit le long de la côte et les arbres géants, les rochers de granit couronnés d'une fabuleuse végétation se
336
LES CLEFS D U PO
découpent en ombre chinoise sur l'indigo de l'horizon en agoni Ils se tiennent
par la main, ne désemmêlant leurs doigts q pour manger et boire. Ils boivent
beaucoup, un vin impor d'Afrique du Sud qui les amuse par sa saveur d'écorce.
Ils vide leurs deux bouteilles, sous les clins d'oeil complices des serveus créoles, salaces dans leurs mouvements les plus fonctionnel Erie stoppe fréquemment la voiture au retour pour embrass Eve, la caresser.
La
veille, il l'a déshabillée complètement et 1 a fait l'amour dans la petite auto;
après quoi, il a rallié l'hôtel toute allure, avant qu'elle n'ait eu le temps de
remettre s vêtements. Il a stoppé devant la réception quasi en plein air, c aux
Seychelles, à l'exception des chambres climatisées, les hôte ne comportent qu'un
toit reposant sur des piliers. Eve a d˚ rajuster sous les regards intéressés des
bagagistes. Sur l'insta elle était furieuse, mais avec le recul elle trouve la
chose plut farce.
Elle sourit au soleil. A travers ses paupières baissées une lue rose insiste.
- Maman, regarde comme je plonge bien!
Elle n'y coupera pas; alors elle se redresse, ce qui imprime transat moulé
un
sec balancement. Boby attend le regard de mère. Il se pince le nez, ferme les
yeux, et saute à pieds join dans l'onde bleue o˘ il se débat pataudement avant
de sais l'échelle chromée.
- Très bien, dit Eve, machinalement.
Ce gosse l'agace. Il n'en finit pas de la héler. Il préfère baigner dans la mer,
peu fréquentable à cet endroit. Un drape rouge signale le danger aux pensionnaires du Barbarons. Il arri que le drapeau soit orange, ce qui signifie
seulement " pr dence " dans le code des baignades. Depuis quatre jours qu'i ont
débarqué, il n'a encore jamais été vert.
Eve s'oint d'huile de coco qui suractive le brunissement. El s'alanguit dans la
chaleur, s'abandonne aux bruits. Bruits joie. Hymne à la vie. Le plus puissant
de tous est celui de so coeur.
Elle est presque trop bien, trop rassurée, trop heureuse. Er est devenu un amant
de rêve. Lui qui ne la prenait qu'épisod quement, à la faveur de plus ou moins
louches circonstance voilà qu'il est devenu ardent, presque insatiable.
Tendre
auss soumis dans l'abandon. Elle voudrait vivre ici toujours, achet l'une de ces
vieilles maisons coloniales rafistolées de Victoria, 1 minuscule capitale de
l'ile, et s'y enfermer comme dans un coco pour se laisser aimer, et aimer encore, sous les pales poussive d'un ventilateur illusoire. Il y aurait un rocking-chair, un lit ba qui tiendrait la moitié d'une pièce, des chromos aux
murs, de 1 bière plein le réfrigérateur; et puis la chaleur, le frémisseme des
lézards et le zonzonnement infatigable des insectes. Sur 1 soir, ils sortiraient
par les rues o˘ les gens défilent en coltina des poissons, voire de simples tronçons de thon saignant. Il iraient d'une baie à l'autre, traversant des bribes d'agglomér
SONT DANS LA BOITE ¿ GANTS
337
tions pleines d'enfants vêtus par l'Etat à la couleur de leur paroisse. Ils stopperaient dans un renfoncement de roches pour jouer à Paul et Virginie parmi
cette sylve unique, aux essences paradisiaques. Et la vie ne durerait qu'un jour, mais chaque jour. Et ils seraient enfin sans avenir.
Le bruit d'un fauteuil traffié près du sien. Elle croit à l'arrivée d'Eric et
jaillit de sa somnolence comme d'une maison en flammes; mais ne découvre qu'un
type brun, genre gommeux ténébreux, encore jeune et déjà ventripotent, avec un
oeil de conquistador d'alcôves mal défendues. Un Rital. L'hôtel en est plein.
Toutes les Seychelles parlent l'italien, à croire qu'elles sont devenues des
colonies de la noble Botte. Familles aisées, couples en voyage de noces, vieillards superbes et jacasseurs, Rome et Milan se sont donné rendez-vous à
Mahé ou à Pralin.
L'arrivant lui sourit, s˚r de soi. Avantageux comme un Italien en goguette.
- Votre petit garçon est délicieux! déclame-t-il comme du Racine.
La formule B prime : attaquer une jeune maman sans mari par un compliment sur sa
progéniture.
Eve ne répond rien et reprend sa position de bain de soleil. Elle déteste ces
vanneurs toujours à l'aff˚t qui, d'une oeillade, repèrent une proie dans la populace et fondent sur elle tels des faucons dressés.
L'homme lui parle encore de son fils. Un obstiné. L'expérience lui a appris que
la fortune sourit aux persévérants. Il pousse même son machiavélisme jusqu'à
appeler Boby pour lui proposer un jeu. Eve enrage.
A cet instant, une main se pose sur sa gorge, et c'est merveilleusement Eric que
voici, dans son peignoir de bain; les cheveux ruisselants, ses pieds nus sont
constellés de ces plantes adhésives de la taille d'un petit haricot vert nouveau
qui s'incrustent sur les chaussures de toile et au bas des pantalons.
Le Casanova d'à côté cesse de s'intéresser au gamin.
- Prends garde! chuchote Eve en refoulant la main d'Eric.
Il lui sourit. En trois jours, il est devenu aussi teinté que les serveurs, d'un
brun uniforme pour gravure de mode d'été.
- Je ne t'ai pas entendu partir, fait-il.
- Tu dormais comme une brute!
Boby déclare qu'il veut aller sur la plage. Il jette un regard entendu à
Eric.
Etrange oeillade d'enfant qui devine sans comprendre. Eve comptait sur l'indifférence des tout petits mais dès qu'il a vu Eric parler à Eve, le premier
jour, il lui a déclaré : " Je te reconnais tu m'as donné une grande sucette au
Jardin d'Acclimatation, l'autre jour... "
L'autre jour remonte à plusieurs mois, mais la mémoire des bambins est compacte
et sans nuance.
Un peu plus tard, Eric a demandé à Eve ce que serait la réaction de son époux
dans l'hypothèse o˘ le gosse parlerait de
338
LES CLEFS DU POUVO
lui. Elle a haussé les épaules. " Je verrai bien. " Elle n'accel pas d'ombres
dans son présent éclatant. Eric et le soleil, c'~ tout !
Boby pleurniche : la plage! la plage! Il veut ramasser c coquillages! Eve se
lève en maugréant. Eric écarte les pans son peignoir, sans grande discrétion,
pour lui faire constater qt bande.
La trique du matin n'arrête pas le pèlerin, ricane-t-il. viens me rejoindre?
Comment veux-tu ? soupire-t-elle en montrant son fi Débrouille-toi, si dans dix minutes tu n'es pas vent j'enfile une petite femme
de chambre qui n'arrête pas de r faire du rentre dedans. Tu crois qu'elles ont
les poils crépu
Eve lance furieuse :
- Tu es dégueulasse!
Eric rit de plus belle et s'éloigne en direction de sg appartement dont il a mal
fermé la baie vitrée. Le rideau de tu] soufflé par le courant d'air se gonfle à
l'extérieur comme ui voile.
Je veux aller à la plage!
Tout à l'heure. Joue dans la piscine.
Non, tout de suite!
Ne fais pas le méchant, sinon je te recouche!
L'Italien faraud intervient. Il a tout pigé. Il sent la situatio
- Si vous permettez, je vais l'emmener sur la plag~ madame ?
Tout son visage est en fête.
- Oh! non, je vous remercie...
Il cligne de l'oeil.
- Mais si " allez-y ", vous pouvez être tranquille, j'ai mc même des enfants.
Eve rougit de confusion. L'Italien prend Boby par la main l'assure qu'ils vont
ramasser des coquillages violets. Eve fa taire sa honte, elle en a pris l'habitude depuis qu'elle est fol d'Eric, et court jusqu'à lui.
Tout en foulant l'herbe rêche coupée court du gazon japonai elle se reproche sa
veulerie. Comment en est-elle arrivée là Elle si autoritaire, si cinglante, comment peut-elle répondi au coup de sifflet de ce jeune homme, endurer ses perf
dies, subir ses moindres exigences? Plus il la plie, plus el] en éprouve de la
joie! Joie femelle, joie du ventre! Elle li appartient avec délectation. Il n'en
fera jamais assez pour 1 contraindre. Il n'exigera jamais suffisamment d'elle.
Elle voi drait mourir à petite mort, pour lui. Etre dépecée par lui. L
subir
jusqu'à l'anéantissement. Elle est vidée de sa substance, d son énergie, de sa
dignité. Vide et docile comme un étui. Fait uniquement pour le recevoir désormais.
Elle le trouve allongé sur son lit, le buste calé par deu oreillers. Le peignoir
défait découvre son ventre velu, son sex dressé. Une femme de chambre ravissante
s'affaire dans la
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
339
pièce; elle regarde Eric sans gêne, avec des sourires concupiscents, n'attendant
qu'une invite pour sans doute le rejoindre.
- Salaud! s'écrie Eve.
Il avance le bras dans sa direction.
- Plus que tu crois,,mon amour. Amène-toi à portée.
- Attends au moins que cette fille soit sortie!
- Elle n'est pas gênante!
Eve s'insurge.
- Tu es donc vicieux, Eric ? Tu voudrais que cette femme de chambre nous regarde
faire l'amour ?
- Et comment! Mais laîsse-moi préciser : ce n'est pas qu'elle nous regarde qui
m'exciterait, c'est le fait que tu souffres d'être regardée. Mon côté
sadique,
chérie.
- Eh bien, n'y compte pas!
Eve s'adresse à la domestique avec emportement
- Laissez-nous, vous ferez le ménage quand la chambre sera vide !
L'autre continue de sourire et ramasse docilement son matériel.
_ Hé! Un instant! intervient Eric. Vous voulez bien soulever votre robe et baisser votre slip, mademoiselle ? J'aimerais vérifier si vos poils sont crépus.
La femme de chambre glousse et s'en va.
- Elle est conne, archi-éonne! fulmine Eric. Je ne lui demandais pas grandchose, juste de me rendre compte... C'est ta faute : tu lui as fait peur.
" Oh! mon Dieu, cela marchait trop bien, se dit Eve. Je sentais que ça ne durerait pas! Il a eu une plage d'équilibre
mais c'est terminé ! "
Eric lui apparait comme ces époux alcooliques qui saccagent leur foyer.
Parfois,
ils ont un sursaut et s'arrêtent de boire. Alors, pendant un temps, l'existence
devient possible. Puis un jour la boisson leur saute à nouveau dessus comme un
virus et l'enfer reprend.
Eh bien, bonjour l'enfer!
Elle est prête!
- Pour lors, j'ai débandé, ronchonne le garçon. Regarde!
Il fait sautiller son sexe inerte dans sa main afin d'en souligner l'aspect dérisoire.
- Je déteste que tu tinsurges, Eve. Je commande, ma fille! Je décide! Tu dois te
soumettre en tous points. Compris?
- Oui, Seigneur!
- Je peux te dire quelque chose ?
Elle consent à cela au point o˘ elle en est. A cela, au reste, à tout.
- Ton gamin me fait chier. Tu n'aurais pas d˚ l'amener.
- Mon mari n'aurait jamais consenti à ce que je parte seule quinze jours, à
l'autre bout du monde!
- Ton mari, ton mari! Tu comptes me le foutre dans les pattes longtemps encore ?
340
LES CLEFS DU POUVOI
Eve est atteinte par la question. Jamais jusqu'alors Eric n fait allusion à
l'époux. Pour lui, Lue semblait ne pas existe
- Je ne te le fous pas dans les pattes, au contraire. Et je 1 serais reconnaissante de ne pas me parler de lui. J'ai un faib pour la décence, mon
côté gauche-caviar.
Eric opine.
- Tout se sait, ma jolie. Je me demande la gueule qu'i feront au Réveil lorsqu'ils apprendront que tu es la maîtres~ d'un député de la Majorité!
Eve s'assoit sur le lit, entre les jambes dEric, et met sa tête si son bas ventre.
- Je ne verrai pas leurs têtes car je compte quitter le journa Il bondit :
Tu abandonnerais ta rubrique ?
- Je crois plus exactement que c'est elle qui m'abandonnc Depuis que je t'aime,
je ne sais plus ce que j'y cherche, et j'écr: de la merde. Avant toi, j'étais en
manque, alors je gueulais ave ma plume mon mal de vivre. Depuis toi, je suis
comblée et j n'ai plus rien à dire. Un pamphlétaire qui n'a plus rien à
dire *
contraint de se taire. Oh! j'écrirai encore, car bon gré, mal gri je suis devenue écrivain; mais ce sera autre chose - de sentiments plus profonds, je
n'ai plus de cris à pousser, mais de larmes à verser; des larmes de bonheur ou
de malheur, rien qu des larmes...
Eric caresse ses épaules lubrifiées, poisseuses et chaude,~ L'huile de coco dégage une odeur végétale assez obsédante. 1 renifle sa main empreinte de la
lotion : pas désagréable.
Tu vas écrire quoi ? Notre histoire ?
- Pas la tienne, Eric, car je ne la connais pas; rien que 1 mienne. Mon histoire
avec toi. L'histoire d'une femme de têt, devenue femme de coeur.
«a se vendra, assure-t-il.
Oh! je ne vais pas l'écrire pour les autres, proteste la jeuni femme.
- On écrit toujours pour les autres, f˚t-ce son journal intime riposte-t-il. A
quoi bon se berlurer ? O˘ est ton chiare ?
- Sur la plage, surveillé par un galantin d'Italien qui com mençait à me faire
du plat au moment o˘ tu es arrivé. Il ; entendu ton ultimatum, ça l'a amusé, et
il m'a proposé de garde Boby. Un type fair-play, comme tu vois!
- Allons le délivrer! décide Eric.
Il abandonne son peignoir sur le lit et passe un maillot de bah tricolore flambant neuf.
- Un député, fait-il à Eve, se doit d'avoir toujours le drapeai sous la main,
quand bien même c'est pour se le foutre au cul..
Ils sont perdus dans l'immensité de la plage, loin aprè.~ l'hôtel : lItalien,
grand, avec sa forte bonbonne, le garnir
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
341
s'agitant comme toute une récréation autour de lui. La mer se lance vers eux
sans les atteindre, par vagues énormes, écumantes. Ils marchent sur le sable
tapissé de fins coquillages, à la recherche des plus gros, des plus colorés.
L'homme est impressionné par la mer devenue verte de rage impuissante.
L'enfant
n'y prête pas attention, trop accaparé qu'il est par sa cueillette. Leurs courtes ombres cheminent sous leurs pieds; ils marchent dedans.
- C'est beau comme du Bergman, déclare Eric, frappé par la qualité du tableau.
Les hauts cocotiers bordant la plage sont courbés vers le large comme des carcasses de caravelles. Lorsque la mer recule, elle laisse à nu d'énormes roches de granit noir, le plus vieux du monde, assurent les guides touristiques.
Et cela signifie quoi, le plus vieux granit du monde ? Le monde est jeune, comme
moi, l'auteur de Bourgoin-Jallieu. Jeune et proche de sa fin. Tout ce qui a commencé s'achève. Tout n'est que maillon. Regarde et comprends, l'ami.
Regarde
et sache! Fais taire tes gloutonneries. Renonce. Regarde et attends! Et si tu as
besoin de Dieu, invente-le!
Et donc cet Italien surgi dans ce livre, au bord d'une piscine, attiré par la
beauté d'Eve et son cul, cet Italien fripon, cherchant toutes les occases de
tremper le biscuit, le cher homme, calamistré et bedonnant, devient très terriblement vachement superbe, au long de ces cocotiers arqués, superbe à
cause
du petit garçon dansant autour de lui sur la plage blanche, brillante de coquillages concassés par le flot ; grandiose il est, l'Italoche de rencontre,
venu de sa presqu'ile dans une ile, grandiose du fait de la mer furieuse dans la
sérénité du ciel bleu. Il porte un short blanc, son poitrail est velu pire que
celui d'un singe ; il a les fesses trop hautes et plates; les jambes trop longues et un peu grêles pour sa taille ; et voilà-t-il pas, ce con, qu'il devient beau, sur ce littoral enchanteur! Par la gr‚ce du flot secoué et d'un
gamin amené là par une mère adultère. Tu sais, c'est baroque, la vie.
Indécis,
mais avec d'étranges échappées. Moi aussi, je suis baroque, je le sens bien.
Trop au courant de tout au point que personne n'a de secrets pour moi!
C'est
triste d'exister au milieu d'une peuplade sans mystère! Pour me reposer, parfois, je fais semblant. J'accepte leurs puérils déguisements, leurs miséreuses vanités. Je fais " oui, oui, bien s˚r ", j'adresse un sourire crédule. Un brin de soumission, c'est charitable. J'essaie d'en être. Paix sur
la terre aux hommes de bonne volonté! Mais putain, la bonne volonté, quelle chierie!
Eric et Eve se rapprochent à grands pas. Le Rital les avise et leur sourit large. Son 'oeil égrillard demande : " alors, bonne bourre ? " Eve en est mortifiée. Eric se présente.
- Eric Plante, député de l'Aube!
Première fois qu'il déballe son titre neuf. Député! L'Itafien se nomme à
son
tour - Dante Tonazzi, avocat à Milano, veuf, deux enfants.
342
LES CLEFS DU POU
Poum ! Son curriculum est virgulé dans la foulée; pas perd de temps.
Député de quel bord ? Il voudrait savoir, Dante. Il est fach lui; du moins nostalgique. Il mouille en pensant au Duce. Il paie de culot et questionne.
Majorité! Donc, pour Giscar Tant mieux! Bravo! Compliment! Et le Valéry repassera, n'e ce pas ? C'est couru. Les Français, bien trop conscients de gravité de la situasse pour se foutre un président de Gauch Eux, c'est la taquinerie, la rebiffe à longueur de septennat. puis, le grand moment critique
venu : bon choix, mesdames, b choix,messieurs!
Ayant égosillé de politique à loisir, il complimente Eve propos de son petit
Boby : merveilleux bambino, espiègl ravissant, intelligent, tout ça, tout bien!
Eric l'interrompt.
- Fatal que l'enfant soit réussi, vous avez vu la mèr Regardez-moi ce cul, cher
Signor et Maître. Ces seins, cet taille, ce ventre plat. Sa chatte? Un enchantement! Moulé délicate, nappée de poils presque blonds, sublimement fris
Elle est faite pour l'amour! quand elle jouit, c'est beau coin le Te Déum de
Berlioz à Notre-Dame.
Interdit, l'Avantageux amorce une grimace d'hépatique crise. Eve, écarlate, renonce à rappeler son amant à la décenc sachant bien qu'elle ne ferait que le
stimuler. Elle s'éloig tenant Boby par la main. Le gosse lui montre ses coquillage des mauves, des tigrés, des jaunes... Il prétend qu'il les vendr papa.
Eric met familièrement son bras sous celui de Dante Tonaz comme cela se fait en
Italie.
- Je vous trouve épatant, lui confie-t-il, d'avoir proposé garder le petit connard pendant que maman allait se fai mettre. C'est d'un gentleman!
Voulez-
vous que je vous dise ? n'y a plus qu'en Italie qu'on sache vivre. Hélas, votre
inîtiativ été inutile car contrairement à ce que je lui avais laissé
espérer
n'ai pas baîsé Madame. Je suis un garçon d'humeur, il y l'instant o˘, et la cruelle indifférence de tous les autres. Tr cérébral comprenez-vous ? Un peu
maniaque. Je parie q vous n'avez pas ces problèmes : chez vous, le désir s'accr
quand les fesses s'avancent! Mon rêve! C'est cela, bande Bravo! Si nous dînions
ensemble, ce soir? Je vous invite. N pas ici, la salle à manger est trop vaste
et je suis au " agoraphobe " un complexe ne venant jamais seul, mais da un charmant restaurant créole qui s'appelle Juliana, comme vieille cycliste hollandaise qui a remis son fonds de commerce sa i e il y a deux ou trois ans.
L'on y mange le meilleur poiss grillé de Mahé. C'est dit ? Rendez-vous au bar à
vingt heure inutile de vous habiller, c'est un bistrot sans histoire.
Eric l‚che le bras de son nouvel ami.
- Comme vous avez raison d'être italien, lui dit-il, moi n'en peux plus d'être
français.
X
- Savez-vous qu'en français, le mot roupie signifie également morve ?
demande
Eric en comptant les billets de banque dans l'énorme coquille sciée en deux qui
sert à présenter l'addition.
Dante hoche négativement la tête. Non, il l'ignorait. Son français est excellent
quant à la construction des phrases et de l'accent, mais peu subtil. Il dispose
d'un vocabulaire assez restreint.
Eve caresse le coquillage sectionné, véritable oeuvre d'art moderne. Ces circonvolutions nacrées délicatement reliées à la coquille maitresse par de gracieux pontages ont quelque chose de fascinant. Eric s'attarde sur les bank-notes seychelloises, joyeuses comme des images neuves, qui représentent des poissons volants, des tortues marines, des cocotiers dans des teintes vertes ou
ocrées.
Le signor Tonazzi, un peu ivre, ne perd pas Eve des yeux. Le repas, empreint de
gêne au départ, a trouvé sa vitesse de croisière, gr‚ce à la faconde d'Eric. Un
Eric survolté, dispensant une allégresse de mauvais aloi. Ils ont bu, et l'alcool a pris le relais. A présent, ils se sentent presque bien, en sympathie,
ou plutôt en complicité. Il y a de " l'association " dans ce trio.
Un couple de vieux Allemands aux trognes rôties par le soleil et la bonne chère,
composent avec eux la clientèle de ce soir. Des souffles frais passent parfois
sous le toit de palme, courbant les flammes des bougies. Un serpentin vert se
consume dans une soucoupe, afin de chasser les moustiques. Un transistor diffuse
le programme de Radio-Seychelles; et les annonces sont faites tantôt en créole,
tantôt en anglais, tantôt en français. La musique reste internationale. La publicité et les " tubes " sont devenus les dénominateurs commun~ des cinq continents.
Eric insiste pour qu'ils vident la ' dernière bouteille de vin.
- Je suis d'une province o˘ -l'on ne laisse rien perdre, déclare-t-il.
Combien en ont-ils bu ? Il coule un oeil sur l'addition. quatre bouteilles!
Sans
parler d'un punch à l'hôtel et d'un whisky ici avant de démarrer.
Eve lui a ‚prement reproché cette invitation incongrue.
344
LES CLEFS D U PO U
- Nous n'avons pas fait douze heures d'avion pour no infliger la conversation
d'un bell‚tre milanais!
Eric a joué les penauds, ce qui n'est pas dans ses emplo Bon, d'accord, il a eu
un élan vers ce type; maintenant que dîner est prévu, il faut bien s'y rendre.
Il jure qu'ils en rester là des relations.
Le Rital s'est loqué rupinos, malgré l'avertissement d'Er Chemise de soie noire,
pantalon blanc. C'est un mondain. Ap le lit, la table constitue son terrain de
manoeuvre favori et il comporte avec gr‚ce. Il a de l'humour, du charme bien
qu'il joue un peu trop systématiquement.
La lune brille sur la mer. La radio passe une chanson d'Edi Piaf. Piaf! si loin
dans l'Océan Indien! Non, rien de rien... C' quoi, être immortel, pour nous dont
l'immortalité est périssabl sinon la voix de Piaf, vingt ans après sa mort, dans
une petite de l'Hémisphère Sud ?
Eric désigne le coquillage lesté de billets de banque à serveuse d'origine probablement asiatique. Elle s'avance riant. Elles rient toujours, les filles
d'ici. La vie leur enchantement.
- Je vous offre une bouteille de champagne! déclare mail Tonazzi, il faut savoir
prolonger les bons moments.
Eve refuse, alléguant son fils qu'elle ne saurait laisser seul tr longtemps. Ils
partent dans la petite Mini-Moke dont le p d'échappement est troué et qui pétarade comme un vélomote Eric oublie la conduite à gauche, et c'est Eve qui la
lui rappell Ils passent devant d'humbles maisonnettes alignées dans le cl de
lune; leurs sombres occupants sont assis le long des façades l'on voit briller
leurs dents blanches dans l'obscurité.
L'air est chargé de senteurs opiacées. Nuit c‚line...
- Vous serez ministre un jour, annonce l'Italien.
- Rien n'est impossible, répond Eric.
- quelles sont vos grandes options ?
- Je n'en ai qu'une : arriver le plus rapidement possibl
- Vous êtes pressé ?
- Moi non, mais la vie, si!
Dante pose sa main sur le dobwei avant de l'auto et cares l'omoplate dénudée
d'Eve. Elle a un léger mouvement pour fu la caresse. Eric qui a compris, lui dit
:
- Ne sois pas bégueule, ma chérie. Tu as une peau que l'on envie de toucher.
Satinée, comme on écrit dans les romans à grenadine.
Tonazzi, un peu pris au dépourvu, cache sa gêne derrière u rire gloussé.
- Je crois que j'ai un peu trop bu, annonce-t-il au bout d'u instant.
Mais personne n'attend d'excuses de sa part.
Ils regagnent le Barbarons, rapidement, malgré le mauva état de la route.
Dans
les lumières, l'architecture est pl
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
345
spectaculaire encore qu'au jour. L'immensité de la charpente évoque celle d'une
cathédrale.
Deux flamants dont le corps est composé d'un coco-fesse se dressent sur des piédestaux à l'extrémité de la réception. Un orchestre joue des airs langoureux
pour des clients avachis dans les fauteuils moelleux du vaste salon sans murs.
Tonazzi reparle de sa bouteille de champagne.
- Pas ici, décide Eric, cette ambiance est sinistros, allons plutôt la boire
chez moi, de la sorte Eve sera près de son fils.
Le Rital va passer sa commande au bar, et ils longent la piscine illuminée o˘
des jeunes gens batifolent encore. Eve est mécontente.
- Décidément, tu tiens à passer la nuit avec lui! fulminet-elle.
Eric ne répond rien et s'arrête pour attendre Tonazzi.
- Moi, je rentre me coucher, ajoute-t-elle.
L'Italien demande à son ami député s'il sait qui est cet homme jeune, portant
une chemise verte et une cravate orange dont la photographie trône à la réception.
- Le Président des Seychelles, révèle Eric. Vous voyez bien que la valeur n'attend pas le nombre des années. Il désirait le pouvoir : il l'a pris.
La silhouette blanche d'Eve flotte devant eux sous les palmiers du jardin.
- Votre amie semble f‚chée ? s'inquiète Dante.
- L'amour est triste, soupire Plante.
- Il y a longtemps, vous deux ?
- Deux mois environ.
- Elle est mariée ?
- Bien s˚r, o˘ serait le charme? Boby n'est pas né par l'opération du Saint-Esprit!
- Très éprise, hein?
- On le dirait.
- Pas vous ?
- Différemment.
Ils font quelques pas en silence, froissant l'herbe rêche à un rythme identique
et cela produit un bruit de fauchage.
- Elle vous plait, hein? ricane Eric.
- Elle est très séduisante, convient Tonazzi.
- «a vous amuserait de lui bouffer le cul ?
Le Rital en perd les pédales et se réfugie dans sa langue maternelle pour les
réactions d'urgence. Eric lui pose la main sur l'épaule.
- J'ai mon franc-parler, n'est-ce pas ? J'ignore si vous portez en Italie le
même intérêt que nous autres Français à cette pratique mais c'est tout ce que
j'ai à vous offrir. Des transports plus poussés me désobligeraient.
Il a l'impression que le Rital est tenté de le planter là et d'aller s'enfermer
dans son appartement. Son cynisme fait plus que de déconcerter, il effraie.
346
LES CLEFS DU POUVOIR
Erie ajoute en désignant le ciel :
- Dans le fond, ce qu'il y a de plus déroutant quand on change d'hémisphère,
c'est la voie lactée. Je suis un gamin de la campagne et mon père m'a appris les
étoiles très tôt : celles de chez nous, s'entend. Le Chariot, la Grande Ourse,
l'Etoile Polaire. Pour moi, mon enfance, c'est un ciel de nuit.
Ils sont parvenus au duplex qu'il partage avec Eve. Eric descend à sa chambre et
éclaire quelques lampes.
- Asseyez-vous, Dante. Je vous appelle Dante, vous permettez ? Moi, c'est Eric.
Il tripote les boutons de la radio et obtient un peu de musique tiède.
- Lorsque je serai président de la République Française, c'est-à-dire en 1988,
je viendrai en visite officielle ici et je signerai un marché sur les coco-fesses avec le monsieur à la cravate orange, dit-il.
L'Italien ne sourit même pas.
Un serveur en veste rouge amène le champagne. Dante et Eric bataillent à
qui
signera la note.
Tonazzi allègue qu'il a passé la commande, Eric riposte qu'ils se trouvent sur
son territoire. Dante montant le ton, il lui laisse finalement porter la bouteille à son débit.
- Je vais chercher Eve, vous permettez ?
Elle s'est enfermée dans sa salle de bains.
Il toque à sa porte et la prie de les rejoindre.
- Non, répond fermement la jeune femme : je t'ai prévenu que je me couchais.
- Si tu ne descends pas, je me déguise en loup-garou et je fous des convulsions
à ton moutard de merde! gronde Eric.
Elle ouvre la porte à la volée, furieuse.
- Ecoute, Eric, lui dît-elle, il y a des choses qu'une femme aimante ne saurait
admettre.
- De quoi parles-tu ? demande innocemment le garçon.
- Tu le sais parfaitement. J'accepte de subir toutes ces humiliations qui semblent te ravir, néanmoins je ne tolérerai pas celles qui bafoueraient mon
amour même!
- Voilà que tu t'exprimes comme ta grand-mère, la révérée George Sand, gouaille
Plante. Bafouer est un verbe un peu vermoulu, et les vertueux sentiments que tu
exprimes le sont également. Cela dit, tu vas venir nous rejoindre, ma petite
mère.
- Non!
- Si tu ne descends pas, je quitte l'hôtel.
Il voit ses traits se durcir et son regard s'emplir d'ombre. Eve semble en proie
à une violente douleur physique.
- Pourquoi es-tu le mal ? Moi qui t'aime tant...
Des larmes perlent à ses cils. Eric ressent une confuse pitié. Il l'embrasse sur
chaque paupière,
- C'est difficile, balbutie le jeune homme. Mon Dieu, si tu savais : quel tourment!
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
347
Elle passe ses bras au cou d'Eric, croise ses doigts sur sa nuque, voulant ainsi
l'emprisonner un instant.
- Eric, ce n'est pas parce que ton père t'a fait cocu jadis qu'il faut martyriser la terre entière !
La phrase lui est montée aux lèvres spontanément, elle l'a prononcée sans réfléchir, et déjà la regrette en voyant les yeux de son amant devenir noirs et
hideux.
- qui t'a raconté ça ? demande-t-il, les dents crochetées.
- Ton père, le lendemain matin, pendant que tu faisais du cheval. Il prétend
t'avoir offert une moto en échange de Marie. Il en parlait avec un peu de remords et beaucoup de suffisance; car c'est cocasse à raconter quand on a le
beau rôle. Seulement, il va bien falloir que tu comprennes que c'est lui qui est
hWfssable et non les autres. Si tu as le go˚t de la vengeance, venge-toi sur
lui, pas sur moi. Lui, il t'écrase de son orgueil; moi j'ai écrasé le mien pour
mieux t'aimer. Ne frappe pas les faibles pour te soulager des brimades des forts.
Il continue de darder sur elle son regard atroce. Un regard qui a cessé de l'aimer, ce qui affole Eve. Elle a eu tort de lui parler aussi ouvertement.
Maintenant, il est désert comme un mort.
L'Italien resté seul tousse ostensiblement pour rappeler sa présence.
- Descends! dit Eve en retirant ses bras, j'irai vous rejoindre.
Il obéit d'un pas mécanique. Eve passe dans la chambre pour vérifier que son
fils dort bien. Il est beau sur l'oreiller, les poings serrés près de son visage, en une attitude encore de bébé. L'appareil qui fabrique l'air frais ronronne de manière continue, avec de temps à autre, un léger raté. Eve va écarter le rideau doublé de toile opaque pour contempler le paysage nocturne.
Elle est aux Seychelles, dans un foisonnement de cocotiers et de plantes rares.
La mer continue de se déchainer sous la lune. Les énormes rochers sombres disparaissent, puis ressortent ruisselants quand la vague recule pour prendre un
nouvel élan.
Voyager, c'est l'idée qu'on s'en fait. Le dépaysement ne dure jamais que quelques heures : notre sens de l'habitude s'en empare et le passe à la moulinette du quotidien. Rien n'existe que nous et nos idées reçues.
Eve se retire et va retrouver les deux hommes.
Elle constate immédiatement qu'Eric n'a pas encore récupéré. Il est sec, raide,
lointain. Dante Tonazzi, bien malheureux avec sa nature latine, se trémousse
dans son fauteuil. Il dit des choses, n'importe lesquelles, sans attendre les
réponses. Sa coupe pleine vit entre ses doigts par mille bulles toujours renouvelées.
La venue d'Eve le soulage et il se h‚te de lui verser du 348
LES CLEFS DU POUVOIR
champagne. Toast muet. Eloquent de la part du Rital fasciné par la beauté
d'Eve
que l'éclairage discret exalte.
Il regrette qu'elle se trouve sous la férule de ce jeune fou. Eric l'inquiète
car il est capable de tout or, maître Tonazzi, de par sa profession même, est
l'homme des limites reconnues et acceptées.
Boby dort bien ? demande-t-il par politesse.
Eve répond que oui et remercie d'un sourire de maman.
- Chic, alors! fait Eric, on va pouvoir s'en payer une tranche! Le pied des parents dépend toujours du sommeil des enfants.
Il vide sa coupe, cul sec.
- Eve, mon amour, poursuit-il, j'ai proposé à notre ami Dante qu'il te fasse
minette (sotte expression s'il en est; mais " bouffer le cul " est d'une telle
trivialité qu'on ne peut guère l'employer qu'entre hommes) il ne m'a pas donné
de réponse ferme et définitive, toutefois, je pense qu'on peut interpréter son
silence comme un acquiescement, pas vrai, cher ami ? qui ne dit rien consent.
Tonazzi devient écarlate, sa coupe se met à trembler entre ses doigts. Il voudrait détourner le cours des choses par des plaisanteries, mais son humour
est pris en défaut.
Eve se dresse.
- Mais voyons : je suis à la disposition du signore, dit-elle sans que sa voix
trahisse la moindre émotion. Tes ordres sont mes désirs, mon chéri.
Pressentant
quelque exigence de ce genre, j'ai ôté mon slip avant de descendre.
Elle fait jouer la boucle fermant sa jupe et se débarrasse de celle-ci d'un geste qui reste harmonieux.
- Elle est belle, non ? demande Eric. Installe-toi sur le divan, mon amour.
Eve s'allonge sans marquer la moindre hésitation. Elle se met à contempler le
plafond o˘ un insecte noir, à la carapace brillante, déambule peinardement.
Elle
envie la vilaine bestiole d'être aussi étrangère à ce qui se passe côté
plancher. Il doit faire bon être scarabée noir par cette nuit équatoriale.
Un
gros insecte qui va tout seul, le long d'un plafond blanc.
- Mon cher Dante, quand vous voudrez! invite Eric. Je pense, Eve, que tu devrais
glisser un coussin sous tes merveilleuses fesses afin de faciliter les transports. Eh bien, cher maître, qu'attendez-vous ? En route pour le Septième
ciel, mon vieux!
L'Italien pose sa coupe sur une table basse et se lève. Eric le regarde en souriant. Tonazzi reste debout, la tête levée. Il a aperçu le scarabée, lui aussi.
- Vous permettez ? fait-il à Eve.
Il ôte l'un de ses mocassins, grimpe sur le lit et écrase l'insecte. Puis il
descend de son perchoir et, à toute volée frappe Eric de la semelle souillée.
Le coup éblouit le jeune homme qui ne s'attendait à rien de tel.
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
349
Dante essuie sa semelle à la chemise d'Eric. - Pazzo! murmure-t-il; pazzo!
Il
remet sa chaussure et se tourne vers Eve. - Pazzo veut dire fou, lui ditil. Ne
restez pas avec lui, c'est un être de malheur!
Il s'engage dans l'escalier.
i
xi
Etre écrivain ne consiste pas à écrire des livres, c'est seulement permettre à
des livres de s'écrire. Le pauvre de moi que je suis s'en rend bien compte, va ;
à la manière bourricote qu'il trottine derrière celui-ci. Tentant, vainement de
contrôler l'action, le style, les personnages, mais débordé par la diarrhée en
crue, forcé de s'avouer vaincu et de se remettre à cavaler au fion de ce bouquin, en criant quand le souffle lui revient : " attendezmoi! "
Et qui l'attend? Personne! Ainsi tu donnes vie à des enfants, et ils s'en vont,
la naissance étant en soit une mise hors de portée, si je puis dire; et comment
que je le puis, mon con! Comment donc! La seule liberté qui me reste : tirer des
bras d'honneur à tout-va, comme le matamore brinde à la foule. Zob! Zob à
vous,
là-bas! Zob à toi, à droite! Zob! Zob! Zob à tous, mes frères en méprisure.
Et je voulais, j'espérais oser, pouvoir te poursuivre les deux, là-bas, aux Seychelles, dans le Barbarons Beach Hotel, comme disent les dépliants. Eux deux
dont je crois bien deviner ce qui va leur arriver, bouge pas! Mais sait-on jamais avec un bouquin grouillant de mecs qui te claquent dans les doigts comme
des bulles. Tu ne peux jamais foutre ton doigt dans le cul d'une bulle parce que
les bulles sont sans cul, n'en ont que la forme mais pas le trou conditionneur.
Et contrairement à ce qu'on pourrait croire, les personnages ne sont pas des
marionnettes mais des bulles.
Oui, je voulais... J'étais bien, au Barbarons Beach Hôtel avec mes deux apôtres.
L'Eve, bioutifoule dame en mal d'amour, l'Eric, diabolique paumé, assassiné
par
son géniteur, comme tant! Comme mes enfants, les tiens, les leurs! Tous plus ou
moins trucideurs de ce que nous aimons au plus haut! Fatalitas! A les faire chier de trop d'attentions et d'amour! A les étouffer de notre tendresse, misère! Et tiens, je te vais dire, celui qui de ce bouquin biscornu m'est le
plus cher après Eric : Réglisson, mon pote! Victor Réglisson qui est allé
finir
sous un camion, délibérément, entrainant sa pauvre bonne femme avec lui dans
351
le trépas; mais qu'est-ce que ça peut foutre ? Elle était conne et elle dormait.
Oh! lui, quand je l'ai vu foncer sur le mastodonte, afin d'entrer dans la boule
de verre pleine d'eau, au côté de la communiante en plastique, j'ai crié
bravo!
Là, crois-moi, si j'avais eu l'initiative de ce book, à l'instar (comme y en a
qui disent encore) des romanciers qui ne sont pas complètement écrivains, je
l'aurais exactement conduit là, dans les mêmes circonstances.
Lui qui ne pensait jamais à la mort! Ce besoin de grand sommeil... Tu le comprends, non? Moi, je me comprends. C'est la bonne hôtesse, la crève.
Pose ta
besace, chemineau!
Donc et re-donc, j'aurais aimé poursuivre aux Seychelles tant qu'on y était,
qu'on s'était farci les douze plombes de zinc. Et puis le bouquin me chope la
main écrivaine.
- Stop! Un instant, l'aminche!
J'insiste, l'I.B.M. à boule ronronne. Caractères d'une souplesse, si tu savais.
Les caresser c'est écrire. Alors le book enfonce la touche de contact. Plus de
courant. quoi ? J'éberlue, comme un que sa partenaire de baise virerait de ses
miches avant le fade apothéotique.
- On va retrouver le Président!
- Et quoi, le Président ? qu'en ai-je à branler pour le moment ? Il est en crise
auprès de sa NoÎlle qui lui est soumise comme l'eau est soumise au sol. Je n'ai
rien à dire sur lui dans l'immédiat, je veux finir la période seychelloise.
- On va retrouver le Président; point c'est tout à la ligne!
Alors bon.
Je te le répète : notre drame, c'est qu'un livre, on lui court après sans jamais
le rattraper.
quittons l'Equateur pour le Cercle polaire arctique.
Car ils sont là-haut, Tumelat et sa NoÎlle.
En Laponie!
J'ai d˚ te causer quelque part dans le fatras qui précède, et plus ou moins vaguement, d'un congrès prévu à Helsinki pour le bel Horace. Séminaire des fondateurs de je ne sais plus quoi relatif aux Droits de l'Homme!
Droits de bouffer sa soupe et de fermer sa gueule ; je sais bien; mais on peut
rêver, non ? Sans idéal on s'amenuise. Horace Tumelat est une huile de cette
association internationale. Very Importante Personnalité. Placé à la grande table d'honneur, et pas au bout, espère, mais à la gauche du Président.
Tous les
séminaristes sont logés au Kalastajatorppa (répète-le à plusieurs reprises, ça
se retient plus facilement qu'on ne croit), un vaste et luxueux hôtel en bordure
d'une des innombrables baies qui dentellent la ville.
Ils disposent, NoÎlle et lui, d'un appartement somptueux : vue sur la Finlande!
Ici la mer se faufile de partout, avec d'innocen
352
LES CLEFS DU POUVOIR
tes apparences de lac. C'est de l'eau calme, il y a des pontons, des pelouses,
des canards. Romantique. Un peu nostalgique, mais prenant.
NoÎlle l'attend pendant qu'il va discourir. Il fait un beau printemps presque
chaud. Elle regarde la télé qui cause suédois, la plupart du temps, sauf les
informes en suomi. Etrange cette lucarne, à l'étranger. Par elle, on plonge davantage dans la vie du pays. On se fait une idée des moeurs.
L'une des fenêtres donne sur la route " résidentielle " o˘ courent des hommes en
survêtements. Ils vont par deux ou trois, coudes au corps, d'une trottée s˚re,
donnant l'impression qu'ils peuvent, dans cette foulée, franchir des distances
fantastiques.
Elle se fait monter des repas d'oiseau, à midi, car son élu ne rentre pas déjeuner. Elle les commande laborieusement, utilisant ce qu'elle connaît d'anglais : Speak slowly, please. Elle ne s'ennuie pas, ne s'ennuie jamais plus.
L'ennui, ce fut jadis, dans une autre existence lointaine à jamais engloutie, à
jamais conjurée. Attendre I4orace est devenu sa vie ; toute sa vie, et suffit à
la remplir.
Le soir, ils vont dîner au grill de l'hôtel. Tumelat sait que l'écrevisse est un
plat national; chaque fois il tente d'en commander, mais jamais n'obtient satisfaction. Rageur, et voulant absolument se faire comprendre, il en a dessiné
une, au dos du menu; on lui a servi un homard!
quand le séminaire a été terminé, il a proposé à NoÎlle d'aller " s'aérer un peu
" en Laponie avant de rentrer. Une simple escapade de trente-six heures.
L'agence de l'hôtel a arrangé la chose. Deux heures d'avion pour Rovaniemi, la
capitale. Un chauffeur les attendait au volant d'une vieille Mercedes noire diesel. Un gars placide, vêtu de bleu, avec une espèce de casquette de marinier.
Il parle allemand et anglais. Le Président baragouine un peu les deux langues.
Rovaniemi, tu ne peux pas savoir combien ça manque de pittoresque, ni à
quel
point c'est calamiteux comme ambiance, pour nous autres, gens de BourgoinJallieu et d'ailleurs. Il y fait sombre encore, en ce début de printemps.
Lumière de cataclysme. Tumelat, ça lui évoque une représentation de Golgotha, au
patronage de son bled, quand il était mouflet. Après la crucifixion de Jésus, la
lumière de scène avait basculé dans ce gris livide, coupé de traînées blafardes,
tandis qu'un machino de fortune agitait une plaque de tôle en coulisse pour imiter le bruit du tonnerre. Malgré le jour, toutes les voitures roulent avec
leurs phares éclairés, ce qui ajoute à l'impression quasi funèbre. Le chauffeur
doit les conduire à un relais situé en bordure d'un lac, en deçà du Cercle Polaire. Il insiste pour leur faire visiter le musée. Tumelat est furax car il a
horreur de " l'art en conserve " ; mais le guide ne tient pas compte de ses protestations et les drive d'autorité jusqu'à une vaste construction ultra-moderne dont, pour lui faire plaisir, ils arpentent 353
quelques salles contenant des témoignages de l'activité culturelle lapone.
Ce pensum subi, ils quittent enfin la cité nordique. Et dès lors, tout change.
La route parfaitement asphaltée s'enfonce dans la forêt sombre. Elle se développe à l'infini, couleur de plomb sous la lumière végétale. La circulation
est pratiquement nulle. Malgré tout, le conducteur respecte scrupuleusement la
limitation de vitesse et ne dépasse pas le quatre-vingts.
Le couple s'abîme dans l'enchantement ouaté du dépaysement. Ici, ils sont hors
du temps, hors du monde. Il se sent enfin bien, et cela fait des semaines que la
chose ne lui est pas arrivée. Débarrassé de son continuel tourment moral, il
savoure la bienfaisante trêve. Dieu lui accorde une récréation. Dieu lui permet
de déposer ses affres sur la mousse de ces sous-bois infinis. En quittant le
congrès, la veille, il a eu le pressentiment qu'il s'agissait de sa dernière
prestation politique. " Vais-je mourir ? " s'interroge-t-il.
Il sent mal " la suite ". Ou plutôt, il ne la sent plus. Son désarroi grandissant le mine. Il évoque sa mort parce que, somme toute, c'est peut-
être
cela que " prépare " sa crise d'‚me, non ? Il est en état de pré-cessation.
Ils
ont déjà cessé de faire l'amour, sans presque s'en apercevoir. L'acte ne leur
manque ni à l'un ni à l'autre. Leur mutuelle présence suffit à les souder et
sans doute se sentent-ils davantage liés par l'abstinence que par les débordements de la viande.
Leurs mains se cherchent sur la banquette de velours; se trouvent, s'emmêlent.
- On est bien, remarque NoÎlle.
Il a un petit signe d'assentiment.
Elle le regarde pour savourer son profil. Horace est tout blanc maintenant.
Un
peu amaigri, ce qui lui va bien. A quoi penset-il ? NoÎlle se dit que lorsqu'il
mourra, son cerveau mettra beaucoup de temps à se refroidir. Sotte pensée!
Elle
la chasse. Le Président est immortel aujourd'hui.
Soudain elle pousse un cri d'admiration. Un troupeau de rennes vient de déboucher sur la route, à cent mètres de la voiture. Le chauffeur freine.
Les
rennes remontent le talus pour gagner les halliers bordant la forêt lapone.
Un
m‚le aux bois impressionnants marche en tête, suivi de femelles passives et de
faons bondissants.
Ce spectacle bucolique, si insolite pour eux, les lie davantage, inexplicablement, et leurs mains croisées se pressent plus fort.
Ils ne disent rien, mais restent joue à joue pour regarder par la lunette arrière jusqu'à ce que les animaux aient disparu.
" Je ne pourrai jamais plus vivre sans elle, décide Tumelat. L'aumônier a beau
dire et tisonner ma conscience, je préférerais toutes les damnations à la séparation. Je l'aime. Elle est la seule chose réelle qui m'ait été donnée.
"
Il dépose un baiser ardent et chaste sur la peau br˚lée de NoÎlle.
354
LES CLEFS DU POUVOIR
Le relais est b‚ti tout en rondins, d'un confort approximatif, mais l'ambiance
est agréable. Ils disposent de deux minuscules chambres-cellules non communicantes, pourvues chacune d'un lavabo.
La salle commune a une forme de hutte. Une vaste cheminée circulaire en occupe
le centre, o˘ un cuistaud blondasse fait griller des quartiers de renne. Un lac
tout en longueur interrompt la forêt, un bout de montagne s'amorce, couronnée de
roches noires. Et vois-tu, ici aussi c'est granitique, comme aux Seychelles o˘
nous retournerons bien vite.
Un gros loup blanc, naturalisé, crocs sortis, l'oeil de verre menaçant, défend
l'entrée.
NoÎlle et Horace sortent, font un bout de balade le long du ruisseau qui court
au lac, puis décident de rentrer car il fait froid. Ils se sentent désemparés,
comme tous les gens débarquant dans un lieu sans grand intérêt o˘ ils n'ont rien
à faire.
Privés de leurs habitudes, ils sont rongés par un secret tourment. Tumelat se
demande ce qui l'a incité à " monter " jusqu'en cette Laponie silencieuse et
vide, lui l'homme du mouvement, le malaxeur de foules. L'immensité des forêts,
l'infini des routes presque désertes, les eaux pétrifiées des lacs provoquent en
lui une angoisse délicate, ou plutôt un trouble comparable aux prémices d'une
initiation. quelque chose lui dit qu'il n'est pas venu au Cercle Polaire pour
rien, mais poussé par une force obscure.
Ils mangent en tête à tête à une table énorme, des mets peu engageants et insipides, moins comestibles d'apparence que de la nourriture en boite pour chiens ou chats. Les fagots du grill craquent sans joie.
- Nous ne sommes pas très éloignés de l'Union soviétique, remarque Horace : une
centaine de kilomètres à peine. Lorsque j'étais enfant, je rêvais de la steppe
russe à cause d'un livre de Jules Verne intitulé Un Drame en Livonie. Au cours
de ma carrière politique, j'ai eu l'occasion de faire plusieurs voyages au pays
des Tzars Rouges, mais je n'y ai jamais trouvé ce que j'attendais.
Il réfléchit un instant, détourne son assiette pour avancer sa main jusqu'à
celle de NoÎlle qu'il emprisonne.
- Et toi que je n'attendais pas, tu m'as apporté plus de bonheur que ma jeunesse
n'en a rêvé.
Elle lui offre un sourire rayonnant. Non loin d'eux, un groupe de Finlandais
discutent sans véhémence dans leur étrange langue, à la fois barbare et harmonieuse pour nos oreilles latinosaxones. Des gars blonds, avec des pantalons
de velours et de gros chandails rouges.
Le Président a une pensée fulgurante pour Ginette Alcazar, comme il lui en vient
mille fois par jour. Flashes violents qui le font tressaillir. Il l'imagine, à
terre, subissant les coups de pieds
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
355
d'Eric. Et ces coups, c'est sa propre chair qui les encaisse. Il les prend dans
son ventre, dans ses côtes. Il en a le souffle coupé et de rouges éblouissements
douloureux. Bizarrement, il n'éprouve aucune rancune pour Plante; pas le moindre
mépris. Le jeune homme a agi " pour lui, Horace ". C'est donc le Président qui
martyrisait la pauvre femme par soulier interposé. Maintenant, il est à la fois
frappeur et frappé.
- Vous souffrez? demande NoÎlle.
- Non, pourquoi?
- Par moments, on dirait qu'un mal brutal vous donne des lancées dans la poitrine ou dans l'estomac ?
- Il n'est que moral, soupire le Président.
Elle n'insiste pas. Une serveuse p‚le comme de l'or blond leur apporte un entremets gélatineux et rose dont la vue seule les écoeure.
- Cela vous ennuierait que nous fassions une promenade ? propose NoÎlle.
Il est rare qu'elle prenne l'initiative de quoi que ce soit. Une chienne qu'on
promène ne choisit pas l'itinéraire, même quand elle marche devant.
Horace acquiesce. Ce jour faiblard, mais qui n'en finit pas ne donne guère envie
de dormir.
Ils traversent l'esplanade du relais. A l'orée de celle-ci, un poteau grossier
supporte un grand panneau de bois découpé en forme d'écusson, sur lequel les
deux mots " Cercle Polaire " sont écrits en cinq langues.
NoÎlle se colle au poteau.
- Me voici posée sur le Cercle Polaire, dit-elle, je devrais éprouver quelque
chose, n'est-ce pas?
Tumelat sourit :
- Le Cercle Polaire n'est qu'une convention parmi tant d'autres, ma chérie.
Il ajoute, en lui saisissant la taille
- Il n'est de réel que nos sentiments, tout le reste n'est qu'un immense malentendu.
Tous deux s'engagent sur un chemin herbu conduisant au lac. Ils longent un ponton aux pilotis duquel quelques barques étroites sont attachées. L'air sec
sent la forêt et le limon. Jamais encore ils n'ont marché ainsi, flanc contre
flanc, un bras passé à la taille de l'autre, calquant leur allure.
Déplacement
d'amoureux. Etrange couple que celui formé par cet homme presque blanc, aux.
traits meurtris par l'érosion de l'existence, et cette fille diaphane mal enlaidie par la cruauté du feu. Etrange et vrai couple en intense communion,
fait par le hasard et d'obscurs besoins réciproques. Le Président, glorieux self
made man né de ses luttes, appétits, machinations, l'adolescente traumatisée par
le prodigieux bonhomme et n'ayant plus d'autres soucis que de ranger sa petite
ombre dans la sienne.
Et ils vont, regarde-les! Vois comme ils vont bien sur le théorique Cercle Polaire ; vont bien, tuteur l'un de l'autre,
356
LES CLEFS DU POUVOIR
soucieux d'unisson à travers la nature disponible de la vide Laponie; vont bien
vers le point d'orgue de leur destin, tu vas t'en apercevoir mais je raconte au
point de croix, en tapissier tapissant menu, moi qui raffole des pinceaux larges
et de la peinture épaisse...
Ils contournent la pointe du lac. Tout de suite après, une clairière se propose,
un peu marécageuse, entre l'eau et la forêt. Leurs semelles produisent sur l'herbe pelée un petit bruit spongieux de botte mouillée à l'intérieur.
Ils s'arrêtent, comprenant qu'ils risquent de se tremper jusqu'aux chevilles
s'ils vont plus loin.
Et soudain, l'instant devient particulier. Saisissant. Une grande trouée lumineuse perce la grisaille discrète du jour boréal. Comme si un projecteur
venait d'être braqué sur la clairière. Sans doute cela est-il d˚ à une certaine
intensité du miroitement de l'eau ? Pourtant cette clarté ne monte pas, mais
paraît descendre. Les bruits de la forêt se sont tus. Il se produit un temps de
gr‚ce infinie. Le Président et NoÎlle se tiennent immobiles, fascinés par l'attente d'un prodige. Ils ont l'intime certitude qu'un événement surnaturel va
se produire. Une grande annonce muette leur est faite. Et, soudain, dans la clarté qu'ils veulent surnaturelle, une clarté plus vive s'intègre. Ils aperçoivent alors un animal inoubliable : un grand renne blanc, d'un blanc immaculé dont seuls les bois sont noirs.
La bête a jailli de la forêt et s'est placée au coeur du halo qui à présent la
nimbe. Elle est aussi figée qu'eux et les regarde. Et cela dure indéfiniment. Le
stupide ronflement d'une auto qui démarre sur le parking du relais rompt le charme.
Une nouvelle lueur et le renne blanc s'est évanoui.
- quelle merveille! s'exclame le Président. Je savais qu'il existait des rennes
blancs, mais je n'en avais jamais vu.
Il se tait, déconcerté par l'attitude de sa compagne. NoÎlle s'est pris la tête
à deux mains et suffoque comme quelqu'un qui ne parvient pas à éclater en sanglots. Elle émet des petits jappements avortés en haletant de plus en plus
vite. Et puis se sauve à travers le marécage. Elle fait quelques pas et tombe à
cause du sol instable. Son halètement cesse. NoÎlle se débat sur les mottes d'herbe gorgée d'eau. Elle parvient à se mettre à genoux. Elle hurle. Hurle comme un carnassier.à la lune.
Tumelat se précipite vers elle.
- NoÎlle, ma chérie! Mais que t'arrive-t-il ?
Elle ne répond pas. L'a-t-elle seulement entendu ? Elle continue de pousser des
cris, de plus en plus inarticulés et qui vont en décroissant parce qu'ils l'étouffent.
Horace se jette à genoux, la prend dans ses bras.
- NoÎlle, je t'en conjure, dis-moi ce que tu as!
Elle le regarde, égarée, parait enfin le reconnaître.
- Mon père, dit-elle. Mon père! Je viens de comprendre que mon père est mort!
Oh! mon Dieu, je ne le savais pas encore! Il est mort! Papa! Il venait me regarder dormir, la nuit, en
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
357
chemise. Il me chuchotait sa tendresse à l'oreille, croyant que je n'entendais pas, mais il m'arrivait d'entendre. Et même d'en trouvrir les yeux. Et alors je le voyais avec ses fesses blanches que sa veste de pyjama ne parvenait pas à cacher. Papa! Mais il est donc vraiment mort! Et je parlais de sa mort sans compren dre, sans savoir! Papa! Et j'ai continué de vivre. Papa! Le merveilleux gentil!
albutie le
- Allons, allons, mon petit ange, mon petit ange!
Le Président, bougrement embêté, contrit et tout ce que tu voudras.
Pourquoi la
vue de ce renne blanc t'a-t-elle provoqué cette crise ?
NoÎlle continue de haleter. Elle se cramponne désespérément à son vieil amant.
Ils ont les pieds et les jambes détrempés.
- Il m'avait offert une reproduction dans un cadre doré quand j'étais petite.
Cela représentait un cerf blanc au milieu d'un halo de lumière. L'animal avait
une croix dorée entre les cornes. Je l'ai eu sous les yeux pendant des années,
jusqu'au jour o˘ la gravure s'est décrochée. En tombant, le verre et le cadre se
sont brisés et ma mère a flanqué le tout à la poubelle! J'ai beaucoup pleuré. Et
à l'instant, un renne blanc a surgi pour m'annoncer que mon père est mort.
Car
c'est bien cela que cette merveilleuse bête est venue me dire, n'est-ce pas ? A
moi qui ne l'avais pas compris. Mon père est mort! Il a fallu que vous m'ameniez
au Cercle Polaire pour que je le sache enfin! Il me semble que désormais je ne
pourrai vivre qu'en me tordant les mains de chagrin.
- Non! Oh! non, fait le Président, révulsé à cette dure perspective.
Il pose sa tête dans les cheveux de NoÎlle. Sa tête o˘ germe le tracé de sa nouvelle vie.
Car un renne blanc surgi en une clairière lapone n'apporte pas que du malheur.
XII
Depuis le coup de chaussure administré par l'Italien, Eric do mal; le talon lui
a endommagé le nez et il a de la difficulté respirer. Il s'éveille en sursaut,
suffoquant, au plus fort d'u cauchemar onirique. Il se lève pour aller se rafraîchir examiner son visage tuméfié dans la grande glace de la salle bains.
Coquet de nature, épris d'harmonie, il supporte mal cet passagère mutilation qui
lui brouille les traits.
Cependant, il n'en veut pas à Tonazzi : quand on joue avec feu, il est normal
qu'on se br˚le. Le Rital a montré de la dignit Surprise vaguement admirative
d'Eric qui le jugeait davanta " toutou " et avide de plonger entre les cuisses
d'Eve.
L'avocat ne se montre plus. Eric l'a cherché en vain, au bar aux alentours de la
piscine ; probablement est-il allé visit Praslin ou la Digue, voire Birds Island
pour fuir ce drôle d couple.
Eric regarde sa montre : elle raconte 4 heures 20. Son nez 1 fait mal. De retour
à Paris, il passera une radio. Il faut très pe de chose pour enlaidir ce qui est
beau. La gr‚ce est fragile, suffit d'affubler la Joconde d'une moustache pour la
ridiculise Lui, avec son nez enflé et violacé, il se chope une bille de clow
déconcertante.
" Tu parles d'une frime de député! "
Le bruit de l'appareil à refroidir l'air est horripilant quand o se met à
l'écouter. Ronron implacable, avec par-ci, par-là, u léger couac qui ressemble à
un bruit de gorge.
Le garçon se sert un verre de l'eau contenue dans un bouteille thermique.
Les
glaçons tintent contre la paroi. Ev tressaille dans son sommeil. Un instant, il
croit qu'elle va s réveiller, mais non, elle enfouit son visage dans l'oreiller
continue de dormir. Tout est charme, chez elle. Il est difficile un être humain
de conserver dignité et noblesse dans l'incon cience. Elle est un grand ennemi
de l'individu. Franchise absolu du physique qui a cessé de tricher et s'abandonne à tout critique. Eve possède un merveilleux profil. Il aime le mouv
ment souple de la m‚choire, les cheveux flous, sur la temp SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
359
l'oreille délicate. Et cependant, bon Dieu, quoi de plus laid, de plus inesthétique qu'une oreille!
Eric s'approche pour l'écouter respirer. Son souffle est lent, presque silencieux. Il n'entraîne aucun mouvement de poitrine.
Eric la contemple un long moment. Il pourrait la rendre si heureuse, cette femme
éperdue d'amour... Si heureuse. Au lieu de cela il la torture sans cesse, la
blesse, la contraint, l'humilie, la traîne dans les ornières du mépris. Il se
demande quelles auraient été leurs réactions à l'un et à l'autre, si l'Italien
avait profité de l'aubaine ? Peut-être la gêne, la détresse auraient-elles été
trop fortes et se seraient-ils séparés ? Et peut-être que non. Et s˚rement que
non, au contraire. Ce crime de lèse-dignité aurait pu les lier davantage, comme
un forfait lie des complices quand il ne les divise pas.
N'importe. Il parviendra à ses fins. Son instinct le guide. Infaillible, l'instinct! Il parviendra à la noyer dans la fange de son désordre. Elle est sa
chère victime; l'holocauste dont il a si grand besoin pour pouvoir - croit-il -
surmonter ses phantasmes. Proie rêvée, faite pour l'immolation. Si totalement
consentante! Si prête à tout souffrir de lui, pour lui. Sa NoÎlle à lui.
Mais
d'une autre trempe! Rétive, magistralement domptée par l'amour-passion.
NoÎlle,
c'est l'ange accroupi sur le plancher d'une Mercedes dans l'attente du Dieu Horace. Eve, c'est une guerrière vaincue. Ils ont combattu et se sont fait très
mal. Il a gagné, alors elle est devenue son esclave. Loi de la guerre! Il est le
vainqueur sans magnanimité, le dur soudard pour qui la victoire n'est que le
chemin de la vengeance. Bourreau chinois des temps héroÔques, il ne la mettra
pas à mort, mais la dépècera vivante, cassera un à un chacun de ses os, tranchera chacun de ses muscles, laminera son orgueil, annihilera sa volonté.
Elle ne sera rien de plus qu'un chiffon poisseux servant à essuyer les jauges à
huile.
Chère Eve, naguère triomphante!
Il la revoit, la nuit, chez Lipp, lui apportant le journal d'infamie.
Guettant
ses réactions pour se repaître de sa détresse. Et la voici dans son lit, jetée,
à lui. Sa chose! Comme il est écrit dans les littératures plus merdiques encore
que la mienne. Sa chose! Il dispose du pouvoir discrétionnaire. Le besoin lui
prend de se prouver la réalité du fait.
Cette femme endormie lui appartient. Il cherche comment concrétiser cette certitude. Il regarde autour de lui, perplexe. Avisant le slip d'Eve, au sol, il
le ramasse et le passe. Pour pouvoir engager ses cuisses dans les ouvertures, il
va fendre les côtés, d'un coup de ciseau, dans sa salle de bains. Voilà, il est
affublé du slip blanc, agrémenté de menues fleurettes roses. Le vieux JeanLou
lui en faisait porter quelquefois. Des trucs incroyables, achetés dans les sex-shops : ouverts à l'entrejambe, avec une chierie de dentelle putassière.
Eric
abaisse le slip d'Eve et le fend en son milieu. Ainsi mis en haillons, le sous-vêtement ne ressemble plus à grand-chose. Eric se regarde dans la glace.
360
LES CLEFS DU POUVOIR
Son sexe ému passe par l'ouverture. Il trouve la vision excitante et se met à
bander pour de bon.
- Eve!
Elle n:émet ni gémissement ni grognement avant-coureur, mais s'éveille spontanément à l'appel de la voix souveraine. Elle ouvre les yeux, puis lui sourit.
- Je veux te prendre, Eve!
Tu parles qu'elle est d'accord, la chérie! N'est-elle pas perpétuellement en
attente de " ça " ? Elle adopte une posture de circonstance pour l'accueillir.
Elle a vu son accoutrement sans marquer de réaction. Toutes ses fantaisies sont
acceptées d'avance.
- Non, pas comme ça!
D'un geste il lui indique de pirouetter. Eve obéit, en éprouvant un léger pincement à devoir se placer dans la position qu'exige son époux.
Tout ce qui peut lui rappeler Luc l'incommode. Eric entreprend de la forcer d'une façon dont il n'a jamais usé jusqu'à présent.
- Non! proteste sa maîtresse, pas cela, je t'en prie.
Son refus fouette aussitôt le jeune homme. N'était-ce pas ce qu'il escomptait ?
Ce presque viol constituera l'épreuve qu'il tenait à lui infliger.
- Si, dit-il, il le faut!
- Je ne pourrai pas, mon chéri!
- Connasse!
Il devient féroce et son érection trouve une espèce de surpuissance.
- Eric! Non, je t'en supplie!
- C'est ça, supplie, ça m'excite!
Il accentue sa manoeuvre, s'efforçant de modérer sa frénésie pour la lui rendre
tolérable. Son sexe est dur comme l'acier. Il en conçoit un orgueil fantastique,
le môme. Une trique pareille, cela ne doit pas se produire souvent dans une existence d'homme! Il se sent capable de défoncer un mur. Eve sanglote de douleur. Lui, inexorable, continue sa poussée. Un viol! Un viol! se répète-t-il.
Putain d'elle! il se retient de ne pas en finir d'un coup de reins féroce.
Il
voudrait la déchirer dans un assaut irrémédiable. Ce qui le modère, c'est la
crainte qu'elle ne perde connaissance.
- Laisse, chuchote-t-il, laisse, ça va être formidable.
Sotte promesse! Vaine promesse! Ridicule promesse! Odieuse promesse!
- Tu as honte, j'espère? ajoute-t-il.
Elle continue de gémir et de sangloter. Elle se mord le dos de la main jusqu'au
sang. Eric finit par la pénétrer. Sa bandaison n'a pas faibli. Il exulte et se
prend pour Caligula.
- L'amour, tu vois, c'est également cela! dit-il niaisement.
Un garçon boucher débiterait probablement la même phrase d'excuse en pareil cas,
songe Eric.
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
361
C'est piètre à souhait, mais il se veut ainsi : bestial et borné. Une sale brute!
que pourrait-il ajouter encore pour faire folklore ?
- «a devient bon, hein ? Dis-moi que c'est bon!
Elle pleure.
- Dis que c'est bon ou je t'enfile à bloc, espèce de salope! Dis-le que c'est
bon!
Eve gémit que c'est bon. Ses sanglots redoublent. Eric achève sa conquête et
passe au rituel libératoire. Il ne tarde pas à s'abandonner pleinement, poussant
pour une fois un grand cri de jouissance éperdue.
Eve se laisse tomber à plat ventre sur le lit. Elle pleure de souffrance, elle
pleure de vivre cela. Surtout : elle pleure d'aimer cet homme.
Eric se débarrasse du slip à fleurs, passe aux ablutions, puis revient se coucher. Eve se lève en titubant. Elle a le corps en feu. Il voit qu'elle va
regagner son appartement et s'insurge.
- Ah! non, alors. Tu restes avec moi! Reviens te coucher tout de suite, Eve!
- Il faut que j'aille à la salle de bains.
- Non! J'exige que tu reviennes immédiatement, avec ton cher joli cul meurtri,
ma belle. Je t'aime! Tu vois : après l'amour l'animal n'est pas fatalement triste. Je me sens heureux, moi. Joyeux. La chair en fête et l'‚me en paix.
Pardonne-moi de t'avoir fait souffrir. La défloration est une meurtrissure qui
prélude à des ivresses. Nous nous aimons trop pour que nos amours ne soient pas
totales. J'ai d˚ te sembler un peu cosaque, pas vrai? Mais c'était une forme de
ma passion. Allez, viens...
Elle se résigne, revient s'allonger contre lui en gémissant encore. Il l'enserre
de son bras nu, dépose de rapides baisers sur son cou. Un grand contentement
triomphal le stimule. Il est fier de la souffrance qu'il lui fait endurer.
Cela
aussi lui appartient. Tout est à lui!
Il s'endort lourdement, assommé par l'intensité de l'étreinte. Eve reste immobile dans la pénombre. Dehors des oiseaux chantent déjà, le bruit de la mer
se confond avec celui de l'appareil à air conditionné. Elle a mal et honte de
son mal. Mal odieux. Mal inavouable. Ridicule et sauvage.
Elle pense à l'innocent bambin en train de dormir au-dessus d'eux. Pour la première fois, elle est consciente de son indignité. Des expressions tournoient
dans sa tête : " mère dénaturée ", " femme privée de sens moral ". Tous les clichés, les poncifs! Elle fait un complexe d'ogresse, de mar‚tre, Eve, la jolie
Eve. Se décide profanée, abîmée. Elle devrait fuir cet être de malédiction, ce
petit tyran minable. Mais plus elle s'exhorte à rompre, plus elle comprend qu'elle lui est attachée. Mon Dieu, comme l'amour souvent, s'enrobe de bassesses.
Ils sont éperdument soudés, sur cet ilot de l'Océan Indien perdu à deux mille
kilomètres de toute côte. Canailles d'amour,
362
LES CLEFS DU POUVOIR
fripouilles d'amour. Ecoeurants complices qui jouent, l'un à aimer meurtrir,
l'autre à aimer souffrir.
Et Boby, au-dessus, innocent...
Elle place l'oreiller sur sa tête, ne se ménageant qu'un étroit tunnel pour pouvoir respirer. Une nostalgie de Paris lui vient, doucette, piquante.
Elle
compte les jours qu'il leur reste à passer ici, sept ou huit... C'est trop, ça
n'en finit plus. Le désoeuvrement accroît le sadisme d'Eric. Et puis ils boivent
plus que de raison (cliché). A Paris, son amant retrouvera le cours de ses occupations. Sa soumission au Président Tumelat est un gage de retenue. Le Vieux
est une guenille politique, mais qui se cantonne au moins dans les limites d'un
certain raisonnable. Il sert de garde-fou à ce fou.
Dans la touffeur de l'oreiller qui lui épargne les bruits et le recommencement
de la lumière, elle finit par trouver un sommeil malsain, écran à
cauchemars,
qui ne fait que prolonger son tourment.
Eric sursaute en entendant une clé fourrager dans la serrure. L'étrange gazouillis d'une femme de chambre à l'accent créole retentit. Le soleil libéré
saute dans la chambre par la trouée de l'escalier.
Le garçon est furieux de cette intrusion. D'ordinaire, le personnel entre en
piste à une heure raisonnable.
- Vous ne pouvez pas nous foutre la paix, bordel!
Il se dresse sur un coude. Eve, réveillée par son agitation, arrache l'oreiller
protecteur.
Le soleil refoulé par la porte refermée rend la chambre à la pénombre. Eric croit à quelque fausse manoeuvre domestique et reprend en maugréant une position
de partance pour un ultime somme.
- que se passe-t-il ? questionne Eve d'une voix dolente.
- Une conne de larbine qui voulait déjà nous imposer ses balais, dors !
- Je n'ai plus sommeil, dit Eve.
- Fais semblant.
Eric régularise sa respiration pour faciliter le passage dans l'inconscience. Il
aime dormir comme d'autres aiment manger. Cela le prend par crises. Réflexe de
noctambule en manque. quand les circonstances le lui permettent, il devient marmotte et rêve d'hibernation.
Un bruit craquant le fait tressaillir. L'on dirait un grincement de chaussure
neuve. Il bondit, se met à genoux, face à l'entrée.
- Il y a quelqu'un ? lance-t-il.
Effectivement, il distingue une silhouette dans l'ombre de l'escalier. Eve se
dresse également en plaquant le drap contre sa poitrine.
quelqu'un! quelqu'un qui descend à pas lents et ne répond pas à
l'interpellation. Donc, quelqu'un de dangereux.
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
363
Erie pense qu'il fait grand jour et qu'on n'attaque pas des pensionnaires de
palace en plein jour dans leur chambre. Sa main t‚tonne pour actionner le commutateur électrique de la grosse lampe ventrue placée au chevet du lit.
Curieusement, en cherchant ce commutateur, il l'actionne. Dans la clarté
blonde,
il découvre l'intrus, déjà au bas des marches. Un homme mal rasé, au regard fiévreux, vêtu d'un pantalon de flanelle grise, d'un blazer bleu marine et d'une
chemise blanche.
Il a déjà vu cet homme. Se demande en quel lieu, en quelles circonstances.
Eve est devenue livide à la vue de Luc, son époux. S'il était allongé avec les
yeux clos, l'on pourrait penser que Miracle est mort. Oui, l'expression de mort-vivant conviendrait à cet instant pour le décrire. Son masque a dépassé le stade
de la douleur. Ni chagrin ni esprit de vengeance sur ses traits, mais le désert
gris succédant aux longues agonies.
Voit-il seulement ce couple en ardent flagrant délit ? Ne pouvant le concevoir,
il paraît l'ignorer. De l'épaule, il prend appui contre le mur blanc.
Eric réalise l'identité du survenu à l'expression horrifiée de sa maîtresse. Le
mari! quelque chose commence à s'amuser en lui. Une lente jubilation se met en
rotation; grisante, un peu morbide. Pour un peu, il éclaterait de rire.
- Eh bien, voilà une visite inattendue, dit-il, presque jovial.
Sa cruelle impertinence semble revigorer quelque peu Luc Miracle.
- O˘ est Boby? demande-t-il d'une voix enrouée.
- Au-dessus, balbutie Eve.
Le mari a un maigre acquiescement rassuré.
- Peut-on savoir ce qui nous vaut l'honneur de votre visite ? questionne Eric.
Luc tire un papier froissé de sa poche et le jette sur le lit. Le " député
"
s'en saisit, le déplie et lit à mi-voix :
" Si vous portez encore quelque intérêt à votre femme, délivrezla des griffes du
jeune coquin avec qui elle s'affiche au Barbarons Beach Hôtel. Dante Tonazzi,
avocat. "
Le jeune homme lance dédaigneusement le télégramme sur le plancher.
- Seigneur, gardez-nous des anges gardiens! dit-il. De quoi je me mêle! La délation au secours de la morale. Fumier de Rital!
Eve lutte contre une immense nausée. Elle n'est plus qu'un endolorissement, me
permets-je de déclarer ici avec toute l'autorité que me confère ma naissance à
Bourgoin-Jallieu. Le monde est un grand paquebot blanc qui s'éloigne de l'ilot
o˘ elle subit le bannissement perpétuel. Elle appréhende les mots à dire, les
scènes à subir : colère, chagrin... Je te quitte, je ne 364
LES CLEFS DU POU
t'aime plus " mon PAUVRE " Lue. Ne pas omettre le " pauvr Lue ". Pas de scène de
rupture sans ce tendre apitoiement qui plus que les pires mots, consacre la décision irrévocable.
Luc cesse de s'apppyer à la cloison. Il se met à " voir ", comprendre la scène.
Eux deux, là, nus, poisseux d'amour fraichement décollés, peau chiffonnée, ventre exténué... Eux, s terrifiants pour son amour à lui. Eux, les assassins de
foyer. Le moureurs d'époux! Eux! Lui, elle! Elle qu'il croyait à lui. Elle sa
femme. Elle, sa raison de lutter. Elle, la mère de son Bob endormi audessus de
cette inf‚me copulation.
Il soupire :
- Viens faire les valises pendant que je préparerai le petit.
Mais Eve secoue la tête.
- Non, Luc. Je ne pars pas.
- Si, il le faut. L'enfant ne rentrera pas à la maison sans s mère. Par la suite, nous verrons. Nous prendrons un vol de nui sur la Lufthansa; en attendant, nous irons dans un autre hôtel.
Elle s'obstine.
- Emmène Boby, il ne se posera pas de questions du moment qu'il sera avec toi.
Moi, je reste!
Il la regarde, sans haine. D'un oeil presque distrait.
- Tu vas rentrer avec nous, Eve. Sinon Boby se retrouvera seul sur cette ile, sa
mère étant morte et son père en prison. Tu ne peux pas lui faire cela.
Eve cesse de regimber.
- Va, conseille Eric. C'est la moindre des choses!
Sa maîtresse hausse une épaule, ce qui fait glisser le drap coincé sous son aisselle.
- Lue, dit-elle : je ne te demande pas pardon car je suis folle de lui. On n'a
pas à s'excuser de vivre en état passionnel. Tu as tort d'exiger mon retour, il
ne fera qu'accroitré nos souffrances respectives.
- Va faire les valises! répond Luc.
- D'accord. Tu veux bien nous laisser un instant ?
- Non!
- Ecoute, je...
- Non, monte! Je voudrais ne tuer personne, tu comprends?
Elle comprend d'autant mieux qu'elle sait sa force impulsive, sa jalousie bouillonnante, son orgueil de m‚le. Le calme apparent de Luc est plus inquiétant
que la tempête. Luc est une bombe à ultrasons qu'une mauvaise syllabe peut faire
exploser. Eric le sent également et caresse son effroi comme s'il s'agissait
d'un gros matou assoupi.
Griserie sauvage de l'artificier se déplaçant en terrain miné. Il mouille d'excitation.
- Vous devriez au moins vous détourner par pudeur, conseille-t-il.
L'autre parait p‚lir davantage encore. Dopé, Eric poursuit.
Imaginez-vous que je l'ai sodomisée cette nuit, la pauvre SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
365
‚me! Une grande première! Mais ces petites fantaisies impliquent de vilaines
séquelles.
Eve se lève vivement pour essayer d'aider Luc à se contrôler. Elan inutile car
il vient de leur tourner le dos et le voilà qui escalade l'escadrin quatre à
quatre. Il grimpe jusqu'à la chambre du haut. Ils l'entendent crier :
- Boby! Boby! C'est papa!
Et puis pousser un grand cri, comme Anthony queen à la fin de La Strada lorsque
la mort de Giuletta Masina lui fait enfin comprendre qu'il l'aimait, mais que ni
jours passés ni les amours reviennent
qUATRIEME PARTIE
L'AUR…OLE NOIRE
Le Président promène son regard des grandes circonstances sur l'aréopage réuni
au siège du R.A.S. Gueules atterrées, en berne. Mitterrand a été élu la veille
et tu materais ces frimes sinistrées, mon pote! A la tienne, Gaston! La ravageance intégrale! qu'à peine ils parviennent à articuler des mots, à
vagir,
pleurnicher des " c'est pas vrai, j'y croye pas, pardon : j'y croille pas!
"
Tumelat se marre, lui. Rendant gr‚ce à notre cher Seigneur de lui avoir scrafé
la glande politicarde à temps, de justesse extrême. Si bien qu'il ne distingue
de l'événement que le côté poil à gratter.
La leçon d'anatomie, mon lapin! Ambroise Paré. Paray-leMonial! Figures de cire,
belles comme des bites de morts! Silence coupé de reniflades. Pour un peu, on
parlerait latin, ceux qui savent. Langue morte, mais noble, propice aux chuchotis, extrême-onctions, requiems quoi! Mitterrand est passé. A a a a men.
Ah! meeeeerde!
Ils voient s'enfuir leur brouet, les pauvrets. La Revanche de Zorro !
Youyouille
! Eux, rendus à leurs tristes foyers. Redevenus avocat, épicier, rémouleur...
Happés par la mesquinerie du pain quotidien. Foutus, quoi! La faute à ce grand
vilain Giscard, qu'a pas su, qu'aurait d˚, qui n'a pas compris que... Cette idée
aussi, d'aller reconnaître ses erreurs, regretter le chômage, prétendre qu'il a
changé et fera mieux la prochaine fois! Merde! Est-ce un langage ? Avouer ses
faiblesses, quand on est chef, c'est se subalterniser, donc se condamner.
Fallait caracoler, soutenir mordicus, affirmer, réfuter, glapir, tonner!
Coulé
par sa bonne éducance, est-ce con? Par son style! Et voilà le résultat de son
jacté seizième : la France devenue Pays de l'Est, tout soudain! Cette idée grenue de partir dernier, alors que neuf rigolos lui aboyaient aux basques, déchiraient le bas de son futal !
Lui, attend d'être en haillons, en dépeçage, pour entreprendre campagne. La bat,
oui, la campagne! Mes chères Françaises,
370
LES CLEFS DU POUVOIR
mes chers Français! Zob! Trop tard, finito, chères Françaises chers Français
sont désamorcés de sa pomme. Branchés sur l'alternatif. Alors eux, les gens du
R.A.S. qui ont finassé dans la Majorité, tu piges leur désemparance ? que faire?
que dire? Vers qui courir ? Après quoi ? Demander pardon aux nouveaux ?
S'entre-
cracher à la gueule? Abjurer pour conjurer? Amender honorablement ?
Renier ? Ou
alors quoi ? S'unir pour de bon ? Sucer, d'accord, mais qui ? Tout le monde, par
sécurité? Tu crois ? Bon.
Bayeur se tourne vers le Président.
- quelle stratégie préconises-tu, Horace ?
Sa Majesté implorée sourit.
- Moi? Je tire ma révérence, mes chers compagnons et néanmoins amis. Je trouve
l'occasion opportune. Fin d'une époque : Tumelat a été. A vous d'organiser la
nouvelle droite.
- Votre démission en ce moment serait considérée comme une désertion devant l'ennemi, objecte Perduis, un enflammé de la garde montante.
Tumelat lui virgule un regard flétrisseur.
- Primo : je m'en fous! mon petit Perduis; et deuxio vous mettez à côté de la
plaque. Officiellement, je me retire dans mon chagrin, vieux sanglier blessé. Je
vais pleurer sur la France, mon ami. J'achète une grosse de mouchoirs, et en
avant mes lacrymales! C'est noble un baroudeur vaincu. Mon pays porte à
gauche ?
que le tailleur s'en arrange ; moi je garde mes testicules à droite!
- Alors c'est fini ? interroge Pierre Bayeur.
- Définitivement; je vivrai d'autre chose et surtout autrement. Me ferai promoteur, patron d'une fiduciaire, voire écrivain si je ne suis pas foutu de
monter une affaire. J'écrirai mes Mémoires. quarante ans de luttes! Beau, hein?
quarante ans de coups fourrés, de coups foireux, de basses combines! Et tous ces
grands illustres cons que j'ai à raconter! La manière que rote le chancelier
Untel, que pète le roi de Patchoulie, l'odeur de la reine d'Angleterre, les oreilles aliborones du père Gaulle. «a se vendra! Ils aiment qu'on soulève le
couvercle des poubelles de l'Histoire. Ne vous tourmentez pas pour moi. Si j'ai
un avenir j'emménagerai dedans le plus confortablement possible. Il y aura le
gaz et l'électricité.
Bayeur hausse les épaules.
- Tu es plus jeune que Mitterrand.
- Et alors?
- Tu décroches au moment o˘ pour lui tout commence vraiment.
- Mais non, tout finit pour lui, et tout commence pour moi. Toute apogée prélude
à une dégringolade.
" Jusqu'à présent, il était ascensionnel, avec des paliers, des chutes; c'est à
partir de maintenant qu'il va descendre, n'importe l'action qu'il accomplira.
Moi, parvenu à la saison
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
371
des colchiques, j'entreprends l'oeuvre de ma vie, c'est-à-dire ma mort. Ma mort
dans la sérénité. Cette vie qui nous est venue sans crier gare et à
laquelle
nous nous sommes habitués au fil des ans, il va falloir la rendre, comme un militaire rend son fourbi, la classe arrivée. Prière de laisser les lieux dans
l'état o˘ vous les avez trouvés en entrant.
" «a fait déjà un bout de temps que je vous parle de ma démission, eh bien!
aujourd'hui je vous la donne. "
- Merci pour l'héritage, ricane Perduis!
que le Président, s'il ne se retenait, foutrait une baffe au trouduc merdeux à
qui il a permis de se hisser jusqu'à la grande mangeoire.
Il lui br˚le les sangs en lui décochant une oeillade à cent degrés.
- On va parler de ma fidélité à Giscard, reprend Tumelat, je serai respecté
car
on admire toujours ceux qui gardent leur amitié aux grands vaincus. Nous risquons d'être peu nombreux à porter cette bannière en berne.
- Et le R.A.S. ? soupire Bayeur.
Horace hausse les épaules :
- Je vous le laisse, là est mon véritable héritage, n'en déplaise à ce cornichon. A vous de le faire fructifier. Sachez éviter l'écueil majeur.
Ceux
qui étaient gouvernementaux vont essayer de le rester, l'habitude étant prise ;
ceux qui étaient dans l'opposition sont devenus gouvernementaux, ça va faire
beaucoup de monde à b‚bord et le bateau France risquera de prendre de la gîte.
Mon ultime conseil : cramponnez-vous à tribord, les gars; je le dis pour le bien
général à commencer pour celui de vos petites carrières. Un pays sans opposition
véritable devient vite un pays sans ‚me. La grandeur de la gauche, c'est de vouloir sauver les médiocres. Sa faiblesse, c'est qu'il y en a trop! Le pire
service que vous rendriez au nouveau président, serait de continuer de balayer
le perron de l'Elysée.
Tumelat prend dans son porte-documents une feuille de son papier à lettres exceptionnel, celui qui comporte son nom en anglaise gravée sur papier "
bouffon
". quelques lignes y sont tracées de sa large écriture Louis quatorzième.
- Voici le texte de ma démission, messieurs. Là-dessus, je ne rentre pas chez
moi, mais en moi.
Il rit et commence à serrer les mains funèbres qu'on lui consent maussadement.
Lorsque c'est au tour d'Eric Plante, il murmure :
- Accompagnez-moi, j'ai à vous parler!
Et les voici dehors.
- Si nous marchions un peu? propose le Président.
Son collaborateur opine. Le Vieux crie à César de les attendre dans l'automobile. La pluie de mai s'est arrêtée, mais il fait vilainement gris et
des rafales de vent lutinent les femmes habillées en femme.
372
LES CLEFS DU POUVOIR
- Eric, attaque Tumelat, le temps de la séparation est venu pour nous aussi.
Dorénavant, je n'ai plus besoin de collaborateur.
Plante s'arrête pile.
- Impossible, monsieur le Président. quoi que vous fassiez, je souhaite demeurer
près de vous. Si vous vous lancez dans l'épicerie, je deviendrai épicier.
Si
vous ne faites rien, je vous regarderai ne rien faire. Si vos moyens ne vous
permettent plus de me verser une mensualité, je travaillerai la nuit pour gagner
mon steak frites; mais ne me demandez pas de vous quitter, je vous en conjure.
Ma vie est trop assujettie à la vôtre. Je suis une plante parasite fixée à
votre
arbre, l'en arracher équivaudrait à la détruire. Vous ne voulez pas ma destruction ?
Horace considère le jeune homme sans émotion. Sa détresse n'éveille en lui aucun
écho.
- Ecoutez, Fiston, si la conjoncture politique avait été autre, j'aurais tout de
même démissionné du R.A.S. et me serais séparé de vous.
- Je vous ai déçu ?
- Non, jamais, au contraire.
- Eh bien?
Tumelat reprend sa déambulation sur le trottoir, les passants se retournent en
le reconnaissant.
- L'expiation, dit-il.
- quelle expiation, monsieur le Président ? glapit Eric qui lui court après pour
revenir à sa hauteur.
Horace lui oppose un masque sévère
- Vous le savez bien!
Et l'autre, éperdu, ne comprenant pas, secoue la tête en bafouillant :
- Mais non! Parole!
Parole! Le mot fouaille Tumelat. Parole! Parole de misérable petite frappe paniquée!
- Elle gisait sur le plancher, très malade, fait-il à voix basse. Et vous l'avez
frappée à coups de pieds. A coups de pieds! Cette malheureuse...
- Mais elle cherchait à vous nuire!
Le Président continue :
- Ensuite, vous avez ouvert le gaz pour la tuer.
- Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour vous, afin de maintenir votre sécurité !
- Oui, Eric, vous l'avez fait pour moi, je le sais. Et c'est parce que je sais
cela que le remords me hante! Je passe des nuits blanches à imaginer cette pauvre fille, à terre, tandis que vous la martyrisiez.
" C'est pour moi un cauchemar constant dont je ne guérirai jamais. Nous allons
nous séparer, mon garçon, et tant mieux si cela vous co˚te. J'ai fait de vous un
député! Le plus jeune député de France! Même dans la confusion d'une période
SONT DANS LA BîTE ¿ GANTS
373
troublée par une gigantesque campagne nationale, il fallait le faire, non?
"
Eric ricane
- Parlons-en du plus jeune député de France! Je n'ai pas siègé une seule fois et
la Chambre va être dissoute dans quelques jours. Vous m'abandonnez à ce