L'entrevue de Lyon, grâce à l'influence du cardinal de Saint-Pierre aux Liens sur l'esprit du roi, fut féconde en résultats heureux pour les Avignonnais. Par lettres patentes données à Lyon le 21 juin 1476 [500], Louis XI accorda aux sujets du pape le droit de construire des «palières» pour protéger leur terroir contre les débordements périodiques du Rhône. Ce droit, qui avait déjà été consacré par lettres données à Compiègne, le 7 février 1470 et le 26 janvier 1474 [501], était contesté par les officiers de la couronne, et à diverses reprises les Avignonnais avaient fait appel à la justice du roi pour la sauvegarde de leurs propriétés. «Pourquoy nous les choses dessus dictes considérées, inclinanz liberallement à la supplicacion et requeste que sur ce nous a este faite par nostre tres chier et grant ami le cardinal Sancti Petri ad Vincula, légat du Saint-Siège apostolique estant nagueres par devers nouz à Iceulx supplianz pour ces causes et considéracionz et autres à ce nous mouvanz avons octroye et octroyons de grace espécial par ces presentes que la sus dite palière, taudiz, et reparacionz par eulx ainsi faictes du coste de leurs terres sur le rivage de la dite rivière du Rosne soient et demeurent en l'estat quelles sont de present tant quelles pourront durer, sanz que Iceulx supplianz soyent ou puissent estre contrainz à Icelles démolir ne abatre, ne que pour icelles avoir faict faire, ils en soyent molestez ne travaillez par aulcunz noz officiers soubz umbre des sus dites multes ou peines declairées ou à declairer en quelque manière que ce soit ou puisse estre. Et lesquelles peines et multes saucunes estoient declairées nous voulons au cas dessuz dit estre nulles et de nulle valeur. Et icelles avons abolies et abolissons par ces présentes pourveu toutes foys que les ditz d'Avignon ne feront faire doresenavant sur la dite palière aucunes reparacions en quelque manière que ce soit. Et quant la dite palière sera rompue et desmolie iceulx de Avignon ne la feront ne pourront reffaire sanz noz vouloir congié et licence [502].» Cette concession royale avait aux yeux de la ville bien plus d'importance qu'on ne le croirait généralement, car outre la nécessité de pouvoir élever des «pallières et taudis» en vue de préserver les terres des débordements subits, au moment de la fonte des neiges et des orages dans la région cévénole, il y avait encore à sauvegarder l'intérêt même de la navigation, qui était au XVe siècle l'unique voie de communication entre le nord et le midi de la France. Or, le Rhône ayant toujours eu une tendance bien marquée à se jeter vers la rive droite, les Avignonnais attachaient la plus grande importance à pouvoir effectuer en toute liberté des digues en terre et en fascines dites, «pallières», pour ramener sur la rive gauche le courant principal du fleuve, que suivaient les barques de marchandises allant d'Arles et de Tarascon sur Lyon. La ville accueillit la décision de Louis XI comme un grand bienfait, et c'est une des mesures que Gilles de Berton et Louis de Merulis, de retour d'une ambassade auprès de Louis XI, feront valoir auprès des membres du conseil de ville pour marquer la bienveillance du roi à l'endroit de la cité [503].
A la question de droit de pallières était liée celle du pontonage du Rhône. Cette dernière avait pour Avignon un intérêt capital, car c'est par le grand pont de pierre, construit sur le Rhône vers la fin du XIIe siècle, que se faisaient les échanges de denrées et de marchandises entre les Avignonnais et la rive languedocienne. Beaucoup d'Avignonnais possédaient des domaines sur la rive droite, dans les limites du diocèse d'Avignon, et c'est du Languedoc que la ville recevait une bonne part des céréales, du vin et du bétail nécessaires à l'alimentation de ses habitants. La rupture ou l'interdiction du pont était, pour la ville, une cause de ruine et de disette [504]. Or, la cité d'Avignon, aux termes des lettres patentes du roi Charles V [505], n'avait la propriété du pont que jusqu'à la chapelle, aujourd'hui encore existante, de Saint Nicolas [506], c'est-à-dire après la deuxième arche; l'autre partie, de beaucoup la plus longue, était terre royale, et les officiers du roi et maîtres des ports de Villeneuve en avaient la surveillance et la garde. Les Avignonnais, dès 1451 [507], avaient prié le cardinal d'Estouteville d'intervenir auprès de Charles VII, pour faire savoir au roi que la ville étant dans l'intention de reconstruire quelques parties du pont qui menaçaient ruine, priait sa majesté de donner un avis favorable à la requête et d'autoriser l'affectation du produit des péages à la reconstruction et à l'entretien dudit pont. C'est à Lyon encore que Louis XI, par lettres patentes du 21 juin 1476 [508], décida que le produit du péage du pont d'Avignon, tant du côté de la ville que du côté du royaume, appartiendrait aux officiers royaux, lesquels seraient tenus d'en employer les sommes à l'entretien du pont, conformément à un tarif convenu [509].
Mais le plus grand acte de la générosité royale à l'égard des Avignonnais et Comtadins, au XVe siècle, fut sans contredit signé à Lyon, sur la demande de Jules de la Rovère; des lettres patentes du 21 juin 1476 portaient suppression de toutes lettres de marques et de représailles laxées à l'encontre des Avignonnais et autres sujets du Saint-Siège par les officiers de la couronne. Et il faut reconnaître que ces derniers en abusaient quelque peu, et souvent pour des causes non justifiées. Ce droit barbare, qui donnait à la partie lésée, ou soi-disant lésée, le droit de se saisir des biens meubles et immeubles et des personnes originaires du même pays que la partie offensante, jusqu'à concurrence de la valeur estimative du dommage causé, était pour les états citramontains du Saint-Siège une vraie mise en quarantaine qui suspendait la vie même de la cité papale et de ses annexes. Ces moyens de coercition étaient d'autant moins admissibles que l'Église répugnait à les employer [510]. Or, il n'y avait pas d'année où les Avignonnais ne fussent frappés de représailles, à la demande de quelque créancier dont les titres étaient parfois contestables, comme nous l'avons vu pour Gabriel de Bernes, ou de marchands de passage, qui se plaignaient d'avoir été volés par quelque filou, au moment des grandes foires, et obtenaient des lettres de représailles contre la ville et ses habitants. Bien misérable alors était la condition des sujets du pape. Tout commerce était suspendu, toute transaction avec le dehors interdite. Bien plus, pour les états pontificaux de France, leur condition, par suite de la délimitation topographique, était intolérable. La plupart des terres cultivables des Avignonnais étant situées au delà de la Durance, c'est-à-dire en Provence, ou par delà le Rhône, c'est-à-dire en Languedoc, les propriétaires ne pouvaient transporter leurs produits chez eux sans risquer de voir les officiers royaux en opérer la saisie sur la demande d'un simple particulier, qui avait obtenu contre la collectivité des citoyens avignonnais des lettres de représailles. L'abus était tellement monstrueux que déjà, à diverses reprises, Charles VII avait suspendu, en 1442 [511] et le 13 juin 1443 [512], les lettres de marques délivrées contre Avignon. Il arriva même que des officiers royaux peu délicats trafiquaient de leur autorité pour laxer des représailles contre les Avignonnais inoffensifs, sous les prétextes les plus futiles, et partageaient avec le demandeur une partie de la prise. Le 10 novembre 1456, Charles VII délivre des lettres patentes par lesquelles il révoque les représailles laxées par le viguier de Villeneuve contre les habitants d'Avignon, «attendu que ledit Viguier a faict sous vans abuz et exploiz voluntairement de son auctorité privée sans auctorité, commission ne mandement [513]».
En accordant aux sujets pontificaux les lettres patentes du 26 juin 1476, Louis XI mettait les Avignonnais à l'abri de l'arbitraire des agents subalternes de la couronne, mais il ne se gêna pas, pour cela, d'y recourir lui-même, lorsqu'il jugea les Avignonnais, ses amis, coupables d'avoir attenté à la toute-puissance royale. «Attendu que matière de marques est une espèce de guerre, et que la continuacion d'icelle est une destruction de ce pais et subjectz et de la chose publique, d'autant que les ditz habitanz d'Avignon et seigneurie, et ont bonne intention et voulonté de touzjours ainsy faire et continuer, et que si aulcunz abuz de justice ont este faiz et commis, par cy devant par les ditz d'Avignon à l'encontre de nos ditz officiers et subjectz ce a été par ceulx qui ont eu par aucun temps administration de la justice et aultres particuliers du dit lieu au desceu et sans le consentement du corps et communauté de la dicte ville. Il nous plaist les dites marques et représailles mettre au néant affin que marchandise se puisse remettre entre nos subjectz et eulx, et que noz ditz subjectz et ceulx du dit Avignon et conte de Venissy puissent fréquenter et commerser ensemble comme ils souloient faire le temps passé. Savoir faisons que nous, considérant les choses dessus dites et mesmement que la dite ville d'Avignon et conte de Venissy est «neument» de la terre de l'Église et à nostre saint père le pape, parquoy vouldrions les habitans et subjectz d'icelle estre favorablement traictez. Eu sur ce advis conseil et meure délibéracion avec les gens de nostre grant conseil avons declairé et ordonné déclairons et ordonnons par ces presentes que aucune marque ne soyt desormais extraite à l'encontre des dits d'Avignon et conte de Venissy, ne aulcun deux et non quelle soyt adjugiée et declairée par nous et les gens de nos grant conseil ou par l'une de nos courtz de Parlement en quelque manière ou pour quelconque cause ou occasion quelle soit ou puisse estre octroyée [514].» En accordant cette immunité aux sujets du Saint-Siège, Louis XI donnait satisfaction au pape qui avait déjà fait entendre maintes fois à ce sujet ses protestations; il mettait un terme aux vexations et aux insolences de ses agents subalternes; malheureusement, comme toutes les faveurs royales, les lettres de Lyon comportaient des restrictions dont les bénéficiaires ne devaient pas tarder à pâtir.
En se séparant, après une entrevue de plusieurs semaines (mai-juin 1476), chacun des contractants emportait des concessions ou des promesses inespérées; le vieux roi René, une pension viagère, 40.000 écus et l'assurance de la mise en liberté de sa sœur, prisonnière en Angleterre [515]; Louis XI avait la perspective de mettre bientôt la main sur la Provence et de préparer à la couronne la domination de la Méditerranée [516]. Il avait aussi la satisfaction de voir régler d'une façon pacifique son conflit avec Rome. Quant à Jules de la Rovère, tout en reconnaissant à Charles de Bourbon la qualité de légat a latere, il était maintenu dans sa légation d'Avignon et obtenait pour ses administrés de précieux privilèges. Le conseil de ville reconnaissant, délibéra, le 7 août 1476, de voter 2,000 florins au cardinal légat pour le remercier de ses bons offices [517]. Jules de la Rovère rentra de son voyage en France au commencement de l'automne, le 4 octobre 1476. Il arriva à Foligno, où le pape et les cardinaux le complimentèrent sur le succès de sa mission [518]. Désireux de tenir ses engagements, Sixte IV créa Charles de Bourbon cardinal le 18 décembre 1476.
Quant aux Avignonnais, ils reçurent les compliments les plus flatteurs du Saint Père, pour la correction de leur attitude dans le conflit qui avait un instant mis aux prises le Saint-Siège avec la Cour de France. «Vous avez fait, leur écrivait le souverain pontife, ce qu'il convenait et ce que nous attendions de vous. Nous vous exhortons à persévérer dans ces sentiments, et vous pouvez comprendre que les dispositions du Saint-Siège et les nôtres vous seront de plus en plus favorables [519].»
Mais des événements autrement graves allaient détourner Louis XI des affaires de Rome. A ce moment, en effet (janvier 1477), toute son attention était portée sur la lutte décisive qui se livrait sous les murs de Nancy, et où son plus redoutable ennemi, Charles le Téméraire, devait périr si misérablement, enseveli dans sa défaite. On comprend que les historiens de ce grand règne aient passé sous silence des faits d'un ordre secondaire, au milieu de cet ébranlement général du royaume, et c'était une raison de plus pour nous de les faire revivre d'après des documents nouveaux.
CHAPITRE VII
Les dernières années de Louis XI (1476-1483).
Caractère général de la politique
à l'égard d'Avignon.
Bernard de Guerlands et Jehan de Tinteville.
Faveurs royales.
Les dernières années de Louis XI.—Les tentatives des Routiers et des Florentins sur Avignon et le Comté.—Le sacrilège Bernard de Guerlands (1478-1479).—Les consuls s'adressent à Monseigneur du Bouchage.—Intervention de Louis XI qui protège les sujets du Saint-Siège (février-mars 1479).—Nouvelle attaque de Jehan de Tinteville ou Dinteville (1480-1481).—Petitjean maître d'hôtel du roi à Avignon (1481).—Politique équivoque de Louis XI.—Il désavoue Tinteville (janvier 1483). Mort de Louis XI.—Sentiments des Avignonnais.—Funérailles du roi célébrées à Avignon (24 septembre 1483).—Privilèges divers accordés par Louis XI aux Avignonnais.—Il protège le commerce et la navigation.—Lettres des 24 mai 1482 et avril 1480.—Il confirme les privilèges du péage à sel (26 janvier 1478).—27 janvier 1481.—Résumé et conclusion.
Forts de l'appui du roi et des engagements pris à Lyon, les sujets du pape, dès 1478-1479, font appel aux promesses du roi et sollicitent son intervention pour rétablir l'ordre et la sécurité dans le pays qu'il a pris sous sa protection. Voici dans quelles circonstances. La conspiration des Pazzi, qui avait éclaté à Florence [520] contre les Médicis, 26 avril 1478, et amené la pendaison de l'archevêque de Pise et du comte Riario, neveu de Sixte IV, eut pour conséquence de pousser à l'exil un grand nombre de familles florentines qui, redoutant des représailles de leurs ennemis politiques, vinrent se fixer à Avignon, où étaient, depuis longtemps déjà, établis bon nombre de leurs compatriotes occupant de hautes situations dans le commerce, dans la finance et dans l'industrie. Les nouveaux venus espéraient à leur tour trouver dans la cité papale un refuge contre les persécutions [521]. Malheureusement, les rapports commerciaux, si fréquents entre Avignon et Florence [522], ouvraient une route commode aux ennemis des familles émigrées, et dans les derniers mois de 1478, des bandes armées, composées en grande partie d'aventuriers florentins, faisant cause commune avec les routiers de Provence, envahirent le comté, sous la conduite d'un certain Bernard de Guerlandz ou Gorlands [523], originaire de l'Isle en Venisse, et s'inspirant des exploits légendaires de feu Raymond de Turenne, commirent dans les terres de l'Église tous les excès imaginables dont étaient coutumières en pareille occurrence les vieilles bandes de routiers. Les documents que nous produisons sont d'accord pour fixer le nombre de ces malandrins à XVe (1,500) «tant à pied qu'à cheval». Tout d'abord Guerlands et ses compagnons de pillage, suivant la coutume d'alors, se donnaient pour des Anglais envoyés par le roi «en ses marches» «soy disant estre en nostre service soubz umbre de nous, comme si a icelluy (Guerlands) en ussions donné congié et un exprès mandement [524]». A cet impudent mensonge, les brigands ajoutaient qu'ils étaient envoyés au secours des Florentins et qu'ils avaient la permission de traverser le pays. A la tête de ces routiers se trouvait, avec Bernard, Luc de Cambis, banquier florentin depuis longtemps établi à Avignon. Le point de concentration de cette expédition fut Lyon, et le pourvoyeur des aventuriers un certain Florentin, Bundelmunti, qui fit les avances d'argent en passant au Pont-Saint-Esprit. Si l'on donne crédit au récit des doléances portées par les consuls d'Avignon dans leur lettre à Monseigneur du Bouchage [525], chambellan et conseiller du roi, ces aventuriers d'au delà des Alpes dépassèrent en cruauté et en dévastations tout ce que l'on avait vu jusque-là. «Pris par force cinq ou six places fortes où ils ont fait et font incessamment beaucoup de maulx, tuer genz, violler femmes et filles pucelles de quelque aige qu'elles soyent, brûler maisons et genz, desrober marchans sur chemin, prendre bestial et mesnaige des pouvres gens et les vendre de fait et tant de maulx que l'on n'en debvroit pas faire tant en terres de Turcz.» Les consuls d'Avignon insistent très vivement auprès du favori de Louis XI pour obtenir sans délai l'appui de sa majesté en hommes de guerre: «en vous suppliant que vostre plaisir soit de addresser le dit pourteur au roy et luy remonstrer les susdites oppressions et violences et luy recommander tres humblement la cité, terres et subgectz de l'Église, comme ses tres humbles et bons serviteurs et alliez et luy supplier qu'il plaise en commandant le dit Bernard estre pugny de ses grans forffaitz pour en donner exemple aux autres et luy plaise de nous garder de toutes offences et oppressions ainsi que sa dite Magesté nous a promis au moyen du serrement que derrenièrement luy feismes à Lyon [526].» Pour montrer leurs sentiments d'obéissance et de fidélité à l'égard de sa majesté, les consuls ajoutent que si ledit Bernard de Guerlandz avait eu mandement du roi, la ville certainement se serait empressée de lui donner passage, comme elle l'a toujours fait pour ceux des capitaines qui étaient porteurs d'un ordre royal.
La diplomatie de Louis XI a des côtés tellement ténébreux qu'il est parfois difficile d'en suivre les trames et que, dans tous les cas, on a quelque raison de douter de sa bonne foi politique. Or, à ce moment, la question des guerres civiles qui déchiraient la république florentine avait fait de Sixte IV et du roi de France deux champions prenant parti pour l'un des deux adversaires. En apprenant la mort violente de son neveu Riario, le pape, furieux de cet acte de justice sommaire, déclara la guerre aux Florentins. Une bulle de juillet 1479 portait que lesdits Florentins ne pourraient être admis à aucun office séculier ni dans aucun conseil élu; que s'il y en avait quelqu'un dans les États du Saint-Siège, il devait s'en démettre sur-le-champ, menaçant d'excommunication ceux d'Avignon qui leur commettraient lesdits offices. Finalement, la bulle interdisait aux Florentins fugitifs l'accès d'Avignon et de son territoire. [527]
Louis XI, au contraire, en relations depuis longtemps très suivies avec les Médicis, «Lyonnet de Médicis, son compère [528],» désireux de voir s'apaiser le conflit, proposa sa médiation, offrant de convoquer à Lyon un concile qui servirait d'arbitre entre les deux partis et où l'on s'occuperait également de préparer une croisade contre les Turcs [529]. A ces avances, Sixte IV n'avait répondu que d'une façon très évasive et formulant à l'égard des Florentins des exigences inacceptables. En recevant la nouvelle des ravages commis par les aventuriers florentins dans le comté et le terroir d'Avignon, Louis XI ne montra pas une grande surprise, mais plutôt l'attitude d'un homme qui connaît les dessous secrets de cette chevauchée et qui, tout en étant complice, s'empresse de la désavouer et de décliner toute participation à des actes de brigandage à main armée. Comme l'envoyé de la ville lui expliquait que c'étaient des Anglais qui disaient aller au service des Florentins, le roi répondit «que c'estoient des trez (traits) de son compère Lyonnet de Médicis et qu'il avoit faict faire tout cecy sans son sceu dont il monstra n'estre pas contant et me dit qu'il vouldroit garder ceulx d'Avignon et du comté de Venisse comme ses propres subgectz et mieulx, se mieulx povait. Et, en effet, dist quil vouloit que tous ses officiers tant du royaume que de Dalphiné vous donnassent tout l'ayde et faveur que leur vouldriez demander pour leur faire reparer les dommaiges faitz et faire vuyder hors de la terre de l'Esglise, car il n'entendit oncques quils y entrassent ne feissent nul dommaige et quil ne les advouoit ne vouloit soutenir en façon quelconque [530].» Et en effet le roi donne aussitôt des ordres à Monseigneur du Bouchage et au comte de Castres pour que les lettres nécessaires aux consuls et habitants d'Avignon fussent expédiées le plus promptement possible. On remarquera qu'au cours de cette lettre, qui ne fait que reproduire en termes brefs la conversation échangée sur ce sujet entre Louis XI et Baptiste Bézégat, chargé de représenter les intérêts de la cité, le roi parle à peine du Saint-Siège et qu'il n'envisage au contraire que les justes doléances des Avignonnais. Son langage vis-à-vis d'eux pouvait ne pas manquer de sincérité, mais l'empressement qu'il met à désavouer les exploits des bandes de Bernard de Guerlands, son insistance à laisser croire que tout s'est fait à son insu, donnent facilement créance à cette hypothèse que Louis XI, s'il n'a pas favorisé la tentative de Guerlands, ne l'a pas désapprouvée, s'applaudissant peut-être de voir une bande d'aventuriers saccager les terres du Saint-Siège pour amener Sixte IV à composition [531]. La lettre de Bézégat aux consuls est du 9 février 1479. Dès le 7 du même mois, Louis XI écrivait à Bernard, bâtard de Comminges [532], maître des ports, une lettre où il relatait tous les excès commis par Guerlands et ses hommes et en reproduisant le texte même de la supplique adressée, le 30 janvier précédent, par la ville d'Avignon à Monseigneur du Bouchage. «Et pour ce que n'entendons aucunement la dite cite ne les habitans d'icelle et du dit conte, comme noz confédérés, aliez et dévotz de nostre couronne, soient vexez ne opprimes en quelque manière que ce soit mesmement comme à terre de saincte mère Esglise a cuy nostre désir ne serche que servir, obeyr et complaire et que aussi en justice tous excès, violences, forces et aultres maulx et roberies ne se doibvent souffrir, vous mandons que veues ces presentes sur tant que desirez nous complaire que incontinent et sans delay, faictes vuyder le dit Bernard avec ses dits complices hors la «dicte conte [533].» Mais quelque activité que montrât le roi dans cette circonstance, l'occupation des terres papales se prolongea jusqu'au mois de mai 1472. Dans l'intervalle, la ville dut se défendre elle-même et faire garder les portes et les remparts pour éviter une surprise des routiers [534]. Enfin, au mois de mai 1479, Louis XI, à la suite d'une nouvelle ambassade que lui avait envoyée la ville, composée de Gilles de Berton, premier consul, et de Louis Merulis, deuxième consul, intima l'ordre au parlement de Grenoble de faire poursuivre avec la dernière rigueur les partisans de Guerlands, prescrivant par lettres patentes datées de Montargis, le 8 mai 1479 [535], de donner aux sujets du Saint-Siège tous les secours dont ils auraient besoin. Quelques compagnies de troupes royales envoyées du Dauphiné poursuivirent les routiers de Guerlands et les expulsèrent du territoire pontifical.
L'enquête faite sur cette entreprise avortée, par les officiers pontificaux et les représentants de l'autorité municipale, n'amena aucune découverte sur les vrais mobiles de l'expédition, et on ne trouva aucune trace de la main de Louis XI dans cette mystérieuse tentative dirigée contre la ville. Le vendredi 12 février 1479, les juges, assistés des consuls Antoine Lartessuti, Gilles de Berton et Paul Ayduci, et de plusieurs conseillers, procédèrent manu militari à l'arrestation de François Perussis, de Michel Dini, chez qui on apposa les scellés, de Jean Bisquiri, de Boniface Pérussis, dont on fut obligé d'enfoncer la porte pour le prendre, de Jean Syriasi, facteur de Bundelmunti, qui menaça de tuer tout le monde en criant: «Al sanguo del Dio, se non lassate la mya porta, vy tuaro!» Il fallut briser sa porte et le faire ligotter par les soldats. Luc de Cambis fit de même, jetant des pierres par les fenêtres, il cassa le bras d'un soldat de l'escorte. Il fallut l'enchaîner pour le porter à la prison où on l'enferma avec ses complices [536].
Les lettres saisies chez les conjurés révélèrent les préparatifs faits à Lyon. Allemand de Pazzis, témoin important, refusa de parler, même sous la menace de voir sa maison occupée par des garnisaires. Quant à Cambis, il répondit qu'il n'ignorait pas que Bernard de Guerlands était un aventurier chassé des compagnies du roi de France, mais il refusa de dire qui l'avait armé contre le Comtat et qui lui avait fourni l'argent. Tous ces prisonniers devaient être mis au secret, de manière à ne pouvoir s'entendre, mais la consigne ne fut pas observée, et les juges les trouvèrent conversant avec le vicaire général de l'archevêque et d'autres Florentins, citoyens avignonnais. Il est difficile, en l'absence de preuves, d'accuser Louis XI d'avoir contribué de son argent à encourager les projets de Guerlands et de ses alliés les Florentins. Mais, en écartant l'hypothèse d'une intervention directe, il n'est pas possible d'admettre que le roi ait pu ignorer la formation d'un corps d'aventuriers à Lyon, destiné à molester les sujets du pape et à inquiéter la papauté elle-même à un moment où la mésintelligence régnait entre les deux cours? Si donc, au début, Louis XI ne prêta aucun appui matériel à l'expédition, il ne fut peut-être pas sans en éprouver quelque satisfaction intérieure.
Les dernières années de Louis XI sont marquées, dans l'histoire des Étais pontificaux de France, par un redoublement d'attaques de la part de routiers et d'aventuriers dont l'audace paraît défier toute répression, et que l'attitude du roi semble encourager secrètement. Dans le cas de Jehan de Tinteville ou Dinteville (1480-1482), chef d'une bande qui saccagea le terroir d'Avignon et de Carpentras, et mit en péril l'existence même de la ville, Louis XI, comme pour Bernard de Guerlands, garde une réserve de nature à faire naître bien des soupçons. Jehan de Tinteville, sur lequel nous ne possédons que de rares documents, paraît avoir été d'origine champenoise [537]. Était-ce un agent secret de Louis XI, comme on a pu le supposer? Était-ce un de ces soldats d'aventure, que les hasards de la guerre avaient conduit dans le midi? On ne peut répondre que par des conjectures. Quoi qu'il en soit, nous le trouvons à Avignon vers 1480. Là, ledit sieur de Tinteville, menant joyeuse vie, avait contracté de nombreuses dettes, si bien que ses créanciers firent saisir ses biens, après quoi il fut expulsé de la ville. Tinteville, sujet du roi de France, porte ses doléances à Louis XI, en accusant les Avignonnais de lui détenir injustement ses biens. «Ce neantmoings iceluy de Dinteville s'estoit puis naguères tiré par devers nous et soubz couleur de ce quil nous avoit donné entendre que les ditz habitanz lui detenoient ses ditz biens par force sans les luy voloir faire rendre ne restituer avoit obtenu comme il disoit noz aultres lettres en forme de marque à rencontre des ditz habitanz et autres subgectz de nostre tres saint père le pape au moyen desquelles le dit de Dinteville avoit fait grande assemblée de gens de guerre deschelles et aultres armes et bastons et entrera par force et en puissance darmes en la dite ville et autres places de nostre sainct père ou prendera par force des biens des dits habitantz jusqua la valleur de ses ditz biens [538].» Mais les consuls d'Avignon, prévenus, avaient pris toutes leurs mesures pour résister à un assaut imprévu. Les remparts avaient été garnis de plusieurs bombardes et couleuvrines [539], une garde composée de gens d'armes et de citoyens défendait chaque porte, si bien que Tinteville et ses compagnons durent se borner à ravager les environs d'Avignon [540]. Fatigués de ces incursions, les habitants se constituèrent en corps de troupes, donnèrent la chasse à Tinteville qui, battu et fait prisonnier, fut amené à Avignon où on le jeta, chargé de chaînes dans les basses fosses du palais apostolique.
C'est alors qu'intervient Louis XI, et c'est pour cette raison peut-être qu'on a voulu voir dans cette intervention la poursuite d'un dessein secret du monarque dont ledit de Tinteville n'aurait été que l'instrument. Louis XI dépêcha à Avignon à quelques semaines d'intervalle deux ambassadeurs avec des instructions pour les consuls. Un maître d'hôtel du roi, Petit-Jean, arriva dans cette ville au mois de mai 1481, porteur de lettres de sa majesté, pour le fait de Tinteville [541]. Les lettres furent communiquées au conseil. Louis XI désavouait ledit Tinteville publiquement, condamnait tous ses méfaits, mais tout en le désavouant, il demandait l'élargissement immédiat du prisonnier, qui était son sujet et vassal: «Sans avoir regart qu'il feust nostre vassal et subgect et qui pis est votre legat a fait pendre et noyer plusieurs des gens et autres gitter de la roche au Rosne tres deshonnestement sans avoir consideracion quilz feussent de nostre royaume, dont sommes tres mal contens [542].» Le conseil s'excusa auprès de l'envoyé du roi en se retranchant derrière l'autorité du légat, sous la juridiction duquel était placé le détenu. Petit-Jean fut bien traité, choyé; la ville lui fit remettre deux écus d'or par Guillaume Anequin, courrier de la maison de ville, et lui offrit, le 31 mai 1481, un banquet somptueux qui coûta 95 florins à la caisse municipale [543].
L'ambassadeur rentra à la cour sans avoir obtenu ce qu'il avait charge de solliciter; mais, le 19 novembre 1481, un nouvel émissaire de Louis XI, Jean de Loqueto [544], conseiller du roi, arrivait en solliciteur auprès du légat qui, après divers pourparlers, accorda l'élargissement de Tinteville.
Ce furent le comté et les terres voisines qui en pâtirent, car à peine rendu à la liberté, Tinteville appela à lui ses anciens compagnons de pillage et commit, soit en Dauphiné, soit dans les terres de l'Église, de tels excès que Louis XI dut intervenir une deuxième fois: «Comme nous avons été presentement advertiz que Jehan de Tinteville et plusieurs autres gens de guerre tant de nos ordonnances que de ceulx qui ont été cassez et aultres pillars et gens de mauvais gouvernement se soyent transportez et transportent encores de jour en jour en noz pais et illec proumenent à grans despens eulx, leurs gens et chevaulx sans vouloir aucune chose paier de leurs despenses, mais qui pis est, battent, rançonnent, pillent, fourragent, destroussent gens et font plusieurs autres maulx et exactions indines (indignes). Aussi ledit Detinteville et aultres complisses menacent chascun jour destourber, piller et dégaster les dits biens circonvoisins de la cité d'Avignon et aultres pais encores et seigneuries de nostre sainct père le pape avec tres grand desplaisance et tres grand foulle, grief, préjudice et dommaige de nous et de la chose publique, à nostre pais et aussi des ditz [545].» Dans ses lettres patentes datées du Montilz-les-Tours, le 31 janvier 1483, Louis XI donnait des ordres très sévères à ses officiers pour que l'entrée des terres de l'Église, comme des provinces de la couronne, fût interdite à Tinteville et à ses gens d'armes et qu'on prît de promptes et énergiques mesures pour leur faire évacuer sans délai les lieux qu'ils occupaient. Les ravages n'en continuèrent pas moins, et ce fut sous le règne de Charles VIII seulement que, sur les nouvelles instances des consuls d'Avignon, le duc de Longueville [546], gouverneur du Dauphiné, donna des ordres à tous les officiers royaux pour que l'on s'emparât de la personne de Tinteville. Celui-ci, après de longues pérégrinations, fut, en dernier lieu, capturé et conduit, enchaîné, à Grenoble par Aymar de Viro, qui reçut de la ville d'Avignon, à titre de présent, une somme de 100 florins et 2 gros pour les dépenses qu'il avait faites (1484) [547].
Les lettres du 31 janvier 1483 constituent le dernier acte de l'administration de Louis XI qui ait quelque rapport avec les terres du Saint-Siège et les habitants d'Avignon.
A la mort du roi (30 août 1483), les Avignonnais et les Comtadins voulurent rendre un dernier et pieux hommage à la mémoire d'un monarque dont l'activité infatigable s'était portée, à diverses reprises, sur les affaires intérieures de leur pays, mais qui, en somme, avait usé dans ses rapports d'une politique plus bienveillante que tracassière et qui, tout en voulant gouverner à son gré les événements dans les domaines du Saint-Siège, avait fait sentir aux vassaux du souverain pontife, autant, sinon plus, qu'à ses propres sujets, les bienfaits de sa royale protection. Les obsèques de Louis XI furent célébrées à Avignon en l'église des Cordeliers, le 24 septembre 1483. La ville fournit de ses deniers cent torches neuves, à quatre florins la douzaine. Sur chaque torche étaient appliquées à la cire rouge les armes du roi de France à côté de l'écusson de la ville; quatre cents grandes armes du roi servirent à décorer l'autel. La dépense totale s'éleva à 65 florins 17 sols [548].
Au cours de son règne, Louis XI avait accordé aux Avignonnais et aux Comtadins divers privilèges qui dénotent chez lui le dessein bien arrêté de faire pour les sujets du pape ce qu'il faisait pour les siens, et «mieulx, se mieulx povoit». Suspension de lettres de marques et de représailles, liberté d'édification des «pallières», application du produit du pontonage à l'entretien du grand pont du Rhône, tels sont les bénéfices directs de l'entrevue de Lyon (juin 1476). Peu après, par lettres du 26 janvier 1478 [549], Louis XI confirme le privilège qu'avaient vingt-trois particuliers et quelques couvents et monastères d'Avignon [550] de prélever sur le sel apporté d'Aigues-Mortes et remontant le Rhône par bateaux un certain nombre de minots sans payer les droits de gabelle aux officiers royaux [551]. Ces derniers ayant frappé lesdits particuliers d'une amende de 50 marcs et fait saisir leurs biens. Louis XI, par lettres patentes annule lesdites amendes et maintient les particuliers et ordres religieux dans leurs prérogatives et privilèges. «Et pour ce qui est en leur tres grand grief, prejudice et dommaige et pourroit estre cause de faire cesser le divin service en aucune des dites Esglises parce que le dit droit de péage est le principal revenu qu'ils aient pour leur vivre et entretenement... Voulons et debvons les faiz et affaires des dictes Esglises tant de nostre royaume que hors icelluy estre favorablement traictez afin que les susditz religieux et autres ecclesiastiques soient tousjours plus enclinz a prier Dieu pour nouz, nostre postérité et lignée....»
Dans la question des limites du Rhône et de la navigation, Louis XI, qui avait déjà donné à Lyon des preuves non équivoques de ses bonnes dispositions à l'encontre des Avignonnais, accorde, au mois d'avril 1480, à la sollicitation de Jules de la Rovère, une faveur exceptionnelle aux sujets du pape contre laquelle protestaient les officiers royaux comme une renonciation des droits du roi sur la rive droite du fleuve [552]. Le maître des ports de Villeneuve-lès-Avignon ayant fait accoter un moulin à l'une des arches du pont, ce qui constituait pour la navigation un danger permanent «parce que les ditz molinz qui ainsi y seroient édiffiez et mis retiendroient et empescheroient le cours de l'eau de la dite rivière en manière que la dite eau pourroit estre cause pour la grant habondance et impetuosite d'icelle, faire desmolir et abastre le dit pont», bien que le maître des ports prétendît que, de par ses fonctions, il avait autorité sur la rive du Rhône et que le lit où coulait le fleuve faisait partie du royaume, néanmoins, Louis XI, «considérant que s'il estoit permis et souffrir faire tenir et construire les ditz moulins ou aultrez près du dit pont et les ataicher à la dicte arche, iceulx moulins peussent estre cause de faire rompre et desmolir icelle arche et les autres arches du dit pont, lesquelles ainsi estoit à granz difficultez et sans granz fraiz se pourront rediffier à cause de l'impetuosité du dit Rosne qui seroit au grand grief, prejudice et dommaige de nostre dict Sainct Père et des dits recteurs et gouverneurs du dit pont et des mananz et habitanz de la dite ville et cite d'Avignon et de toute la chose publique du pays et environ», Louis XI donne l'ordre de démolir ledit moulin et de le transporter là où on avait auparavant la coutume de le placer. «Et se les ditz moulinz ou aulcuns deux y avoient este miz, affichez et ataichez, quils les ostent ou facent oster et mectre ailleurs incontinent et sans delay, et remettez ès lieux où ils souloient estre le temps passé.»
A la suite des diverses ambassades qui lui furent envoyées par la ville au moment des affaires de Tinteville, en 1481 [553], Louis XI confirma aux Avignonnais le privilège que leur avaient accordé les rois, ses prédécesseurs, et que maintinrent ses successeurs, de transporter de leurs terres situées dans le royaume de France tous les produits nécessaires à leur alimentation, blé, vin, légumes, viande, fruits, etc., librement et sans payer aucun droit [554]. On comprend quelle était l'importance de cette liberté de transit pour les Avignonnais qui vivaient exclusivement des produits importés. La mauvaise volonté, l'esprit jaloux et tracassier des officiers royaux pouvaient, au passage du Rhône ou de la Durance, par suite d'exigences fiscales et de droits de douane exorbitants, suspendre l'entrée des produits du sol qui alimentaient les marchés d'Avignon et affamer les habitants, mesures restrictives dont l'application était facile toutes les fois que, par suite des mauvaises récoltes en Bourgogne, Dauphiné ou Languedoc, le transport des céréales était interdit. Louis XI, tenant compte que les vassaux du Saint-Siège avaient coutume de payer régulièrement les aydes et autres impôts pour les terres à eux appartenant enclavées dans les domaines de la couronne, donna toute facilité aux réclamants. Cette revendication légitime des Avignonnais et des Comtadins fut confirmées à nouveau par lettres patentes datées du Plessis du Parc-les-Tours, le 23 mai 1482. Louis XI écrivait à ses officiers, sénéchaux, maîtres des ports ou à leurs lieutenants, pour que «aux dits suppliants vous leur souffriez et laissez prendre et faire prendre, lever et cuillir, quant bon leur semblera, leurs dits bledz, vins et autres fruictz creuz et qui croistront en leurs dits heritaiges, terres et possessions, quelque part quils soyent situez et assiz en nostre dit royaume, pays et seigneuries et iceulx mener et conduire en la dite ville et cité d'Avignon pour leur vivre et substantation ainz quils ont accoustumé de faire, sans leur faire mettre ou donner ne souffrir estre fait, mis ou donné aucun arrest destourbier ou empeschement au contraire [555]».
RESUME ET CONCLUSIONS
Au XVe siècle, la situation politique des états citramontains de l'Église offre un caractère particulier que nous avons étudié dans ses moindres détails. Cette organisation reste ce qu'elle était, à peu de chose près, jusqu'à la réunion définitive de ces états à la France. Par l'essence même de sa constitution municipale, par l'étendue des pouvoirs de ses magistrats, par l'indépendance et l'autorité de son corps de ville, par la prépondérance des corps de métiers, Avignon, au XVe siècle, constitue une sorte de république italienne d'en deçà des monts, avec tous les privilèges et les prérogatives d'une ville libre placée sous la suzeraineté temporelle du Saint-Siège mais en pleine possession de son autonomie communale. Quant au Comtat Venaissin, son indépendance n'en est pas moins réelle et non moins franchement affirmée au sein des états. La vie municipale n'y est pas moins intense qu'à Avignon; l'esprit de solidarité dans ce qu'il a de plus étroit anime ses représentants, et, comme à Avignon, l'autorité papale y est surtout honorifique et nominale. C'est l'assemblée des élus du pays qui a entre ses mains le gouvernement du pays.
I
Comment les rois de France considéraient-ils, dans leurs rapports avec la couronne, les villes et territoires du domaine de l'Église?
Depuis Charles VI aucun souverain n'élève de prétentions sur la légitimité de possession du Saint-Siège. Tous proclament Avignon et «la Conté de Venisse» «territoire et patrimoine de l'Église», et, à ce titre, ils considèrent comme un devoir pour la royauté, «fille aînée et bras droit de l'Église», d'assurer aux vassaux du Saint-Siège une protection effective. Il est à constater que dans aucune circonstance ils n'ont failli à cet engagement. Charles VI, qui était d'abord resté neutre dans la lutte entre les cardinaux et les Avignonnais contre Benoît XIII, envoie des secours en hommes en argent et munitions dès que la guerre, par l'arrivée des renforts catalans et aragonais, menace l'existence même de la cité avignonnaise. Charles VII, par lettres patentes de 1423, 1426, 1428, 1451 et autres, déclare que les états de l'Église sont placés sous la protection royale, «et nous vouldrions tousjours entretenir et favoriser les faiz de vostre cité comme de nos propres subgectz» (1451). Louis XI, qui avait eu à se plaindre des Avignonnais, oublie les injures faites au dauphin, accueille avec la plus grande affabilité leurs ambassadeurs et les appelle «ses confédérez, aliez et devotz de sa couronne». Il les protège par des envois de gens d'armes contre les attaques des routiers et les comble de privilèges et de faveurs. Il ne fait que confirmer les actes de générosité de ses prédécesseurs vis-à-vis d'Avignon et du comté. Faut-il conclure de cette politique uniformément suivie qu'il n'avait pas intérieurement conscience de ses droits sur Avignon, par cette raison que dans aucun document public, jusqu'à Henri II, il n'est fait allusion aux revendications de la couronne sur cette partie des domaines de l'Église? ou bien faut-il admettre que si Louis XI a toujours traité si favorablement les Avignonnais c'est qu'il voulait, ce faisant, être agréable au Saint-Siège? Cette seconde raison ne nous semble pas suffisante et nous sommes convaincus que si Charles VII et Louis XI ne se sont jamais prévalus des droits de la couronne sur les états citramontains de l'Église, c'est qu'ils en considéraient l'aliénation comme temporaire et qu'ils ne voyaient là qu'un apanage de la couronne donné en hommage aux souverains pontifes mais dont les rois de France étaient en réalité les souverains naturels. Dans tous leurs actes, comme nous allons l'exposer sommairement, les rois de France ne traitent pas les Avignonnais ou les Comtadins autrement que les vrais regnicoles.
II
Charles VII et son fils interviennent dans l'administration intérieure de la ville et les parlements royaux ne craignent pas de contrecarrer ouvertement l'autorité du légat. Charles VII, le premier, veut avoir un agent royal dans le conseil de ville, qui le tiendra au courant de tout ce qui se dira et se fera au sein de cette assemblée et surveillera le représentant du Saint-Siège. Il propose Pierre Arcet et Martin Héron, son valet de chambre, pour occuper à Avignon les délicates fonctions de viguier. Louis XI, suivant la politique de son père, obtient la même charge pour son maître d'hôtel Raymond de Mombardon. A une époque où Louis XI cherche à transformer, dans toutes les villes du royaume, les magistrats municipaux en agents royaux, cette tentative est à noter, car elle montre chez ce monarque un calcul bien arrêté de faire sentir l'action royale à Avignon comme ailleurs. Mais le soin jaloux qu'avaient les Avignonnais de maintenir intactes leurs institutions locales, aussi bien vis-à-vis des papes que contre les tentatives des rois de France, devait déjouer toutes les ruses du monarque pour arriver à ses fins.
Louis XI et son père, quand un événement important pour la couronne vient à se produire, ne manquent jamais d'en faire part aux Avignonnais, absolument comme aux villes du royaume, pensant bien que rien de ce qui intéresse la patrie française ne leur est étranger. En même temps qu'il annonce aux Lyonnais la victoire de Castillon et la conquête de la Guyenne (1453), Charles VII avise les syndics d'Avignon et les conseillers du succès de ses armes et de la déroute des Anglais. A-t-il à se plaindre des agissements de son fils, le dauphin Louis, et de ses projets ténébreux sur les états de l'Église, vite il les met en garde et leur envoie plusieurs ambassadeurs pour leur donner à entendre leurs véritables intérêts. Louis XI multiplie les missions diplomatiques à Avignon et les agents secrets. Il emploie le crédit des Avignonnais en Cour de Rome pour forcer la main au pape, quand il désire faire donner la légation à un candidat de son choix. Ses ambassadeurs sont reçus avec un appareil princier. Le bailli des montagnes du Dauphiné, le maréchal de Comminges, Petit-Jean, Jean de Loqueto, agents du roi, sont traités avec toutes sortes d'égards. Les sénéchaux royaux sont comblés de cadeaux et de «pots de vin». Le sénéchal de Languedoc, qui avait défendu auprès de Louis XI les intérêts de la ville, reçoit pour sa dame une magnifique pièce de velours cramoisi tissée à Avignon. Quand le roi de France meurt, ses obsèques solennelles sont célébrées à la Métropole, aux frais de la ville.
III
Il n'est pas de ville du domaine royal qui ait été dotée plus qu'Avignon de beaux privilèges et l'objet des plus grandes faveurs royales. Charles V et Charles VI donnent aux Avignonnais le droit de faire transporter par eau, dans leur ville, tous les matériaux nécessaires à la construction et aux réparations de leurs maisons. Louis XI confirme ce droit (1477) et permet en outre aux habitants de construire un radeau et de tirer deux cents quintaux de fer du royaume, sans payer de droit pour réparer le pont démoli en partie par une inondation (1479). Il les autorise à élever des pallières pour protéger leur terroir et décide que le produit du pontonage sera appliqué à l'entretien du pont (1476). Bien mieux, le maître du port de Villeneuve ayant fait établir un moulin accoté à une arche du pont, de façon à gêner la navigation, Louis XI, sur la réclamation des Avignonnais, ordonne la démolition immédiate dudit moulin (1480).
Au moment où ce roi accordait aux habitants de Verdun, ville étrangère, le droit de transporter dans leur ville le blé qu'ils auront acheté dans le royaume, Louis XI octroie la même faveur aux Avignonnais (mars 1461). Il confirme dans leurs prérogatives les vingt-cinq particuliers ou couvents d'Avignon qui avaient le droit de prélever leur provision sur les bateaux employés au tirage du sel sur le Rhône, et cela sans payer de droits (1478).
En matière de commerce et d'échanges les Avignonnais sont traités sur le pied des regnicoles et leurs affaires sont placées sous la protection du roi de France. Ils conduisent par barque, sur le Rhône, leurs marchandises jusqu'à Arles et à la mer, et du côté de Lyon; ils envoient à dos de mulet en Languedoc et en Dauphiné leurs soieries, étoffes brodées, si recherchées pour les bannières et tentures, sans payer d'autres droits ou péages que ceux accoutumés, et qu'acquittent les sujets du roi. Ce n'est point chez Louis XI un calcul, au moment où il cherchait par tous les moyens à attirer les étrangers pour accroître la prospérité du commerce français. Cette attitude de la couronne vis-à-vis des sujets du pape, en matière de relations mercantiles, est une tradition. Un sieur de Grignan ayant arrêté en Dauphiné un marchand avignonnais, et lui ayant volé plusieurs balles de drap, Charles VII donne des ordres pour que le sieur de Grignan soit mis en demeure de restituer le produit de son vol, et le roi fait des excuses aux consuls d'Avignon (1428).
Charles VII, Louis XI (1476, 1479, 1481), défendent à quiconque de «laxer» des lettres de marques ou de représailles contre les Avignonnais et les Comtadins, à l'occasion de revendications en matière commerciale sans expresse licence et permission de Leur Majesté. Charles VII enjoint aux sénéchaux et maîtres des ports de permettre aux habitants du Languedoc de se rendre aux foires d'Avignon (1424). Louis XI veut que les sujets du pape puissent «commerser et fréquenter ensemble comme ils souloient faire le temps passé» (1461). Bien plus, il casse et annule les lettres de représailles «laxées» contre les Avignonnais. L'évêque de Gap ayant laxé des représailles contre Avignon, les habitants s'adressent au roi, lequel écrit au gouverneur du Dauphiné pour que suspension soit faite de l'exécution desdites lettres jusqu'à «Pâques prochains venanz».
Dans les questions qui le regardaient personnellement et lorsqu'il avait à se plaindre des Avignonnais ou des Comtadins dans les affaires d'extradition, d'incarcération, de dettes, etc., Louis XI recourait, il est vrai, aux lettres de représailles, mais ce n'étaient là que des mesures de rigueur passagères, conséquence d'un moment de mauvaise humeur ou d'emportement, et jamais elles ne recevaient d'exécution. Généralement, ce procédé d'intimidation amenait les Avignonnais à solliciter leur pardon, et la bonne harmonie dans les relations était aussitôt rétablie.
Telle est à grands traits la politique de Louis XI dans ses rapports avec les sujets de l'Église; son père et lui prennent à tâche de gagner à leur cause les Avignonnais et les Comtadins; ils les comblent de bienfaits; ils les associent à tous les événements de la couronne; ils favorisent et protègent leur commerce. Ils se font juges et arbitres de leurs différends; ils traitent directement avec eux par ambassades ou par dépêches les affaires les plus importantes en dehors du légat. Ils ne contestent pas ouvertement la suzeraineté temporelle du Saint-Siège sur le pays, mais par leur tutelle effective, par leur intervention constante, ils tendent à la transformer en une simple formule. Voyons maintenant ce qu'en échange de leurs bons procédés ils exigent des habitants.
IV
Charles VII et son fils prétendent exercer, à Avignon et dans toute l'étendue des états pontificaux d'en deçà des monts, le droit de réquisition et ils le pratiquent en réalité ni plus ni moins que s'il s'agissait des villes de leur propre royaume. Le dauphin Charles emprunte à la ville son artillerie pour forcer la garnison de Pont-Saint-Esprit (1420). Comme pour Reims, Amiens, Orléans, villes royales, Louis XI réquisitionne les chevaux nécessaires pour le transport de son artillerie à Lyon, et c'est la ville d'Avignon qui en solde la dépense (1476).
L'armée royale envoyée en Roussillon en 1473 manque de blé; c'est aux Avignonnais que les officiers de Louis XI s'adressent pour en avoir, et leur complaisance sauve l'armée en détresse.
En matière de finances, Charles VII et Louis XI ne se montrent pas plus scrupuleux avec les sujets du pape qu'avec les leurs propres; Charles VII contracte avec la ville d'Avignon plusieurs emprunts. Le dauphin Louis demande 1,000 livres une première fois; il en reçoit 5,000 comme indemnité de règlement de compte pour l'héritage de Boucicaut. Il exige (1476) que les Avignonnais servent de caution à Charles de Bourbon, archevêque de Lyon et légat d'Avignon, pour une somme de 3,200 livres dont ce dernier fait l'avance au souverain.
V
Charles VII et son successeur s'attribuent sur les états du Saint-Siège enclavés dans leur royaume un droit de haute police, et ils considèrent que les rapports fréquents de voisinage rendent ce contrôle indispensable. Dans le cas où la cour de France a à se plaindre du pape, les Avignonnais et les Comtadins supportent les conséquences du conflit, et aucun des deux souverains n'hésite à user des voies de fait vis-à-vis des sujets de Sa Sainteté pour amener le souverain pontife à de meilleurs sentiments à l'égard de la France.
La situation topographique d'Avignon «assise ès extrémités du royaume» et confinant à la fois au Languedoc, à la Provence et au Dauphiné, en faisait un lieu de refuge pour les bannis, malfaiteurs, réfugiés politiques, faux-monnayeurs, criminels de droit commun ou de lèse-majesté, contumaces et autres vagabonds qui échappaient à la justice royale. Les faux-saulniers trouvaient dans la cité papale un asile assuré, et la qualité de ville étrangère faisait aussi d'Avignon un centre de contrebande douanière destiné à dissimuler les certificats d'origine des marchandises importées et exportées. Louis XI, dans ces conditions, ne considère pas que la violation des frontières puisse être opposée à la raison d'état. Charles VII n'hésite pas à laxer des représailles contre les Avignonnais qui différaient de livrer les compagnons de Jacques Cœur couverts par l'immunité du couvent des Célestins. Louis XI use du même moyen quand il découvre la trahison de Jules de la Rovère. En 1481, un certain clerc non marié, Jean de Vaux, coupable de lèse-majesté, s'étant réfugié dans une église d'Avignon, les agents du roi pénètrent dans la ville pour s'emparer de sa personne. Sixte IV intervient; il adresse un bref à Jean Rose, notaire, pour être lu en conseil de ville, déclarant qu'on attente ouvertement aux privilèges de l'Église qu'en sa qualité de pasteur il est obligé de sauvegarder. Il engage vivement les habitants à résister aux ordres du roi et leur ordonne de faire réintégrer dans l'église ledit Jean de Vaux, dans le cas où il en aurait été arraché. Louis XI, furieux contre le pape et les Avignonnais met la ville en interdit (1481). Même quand ils ne sont pas coupables, les habitants d'Avignon demeurent toujours responsables en cas d'atteinte portée aux droits du roi, et on leur demande compte des abus et des excès de pouvoir des officiers pontificaux.
VI
Après avoir nettement établi les rapports de la cour de France avec les vassaux du Saint-Siège dans cette seconde partie du XVe siècle, il nous reste maintenant, comme terme de cette conclusion, à fixer le caractère de la politique de Louis XI dans ses rapports avec Rome pour la solution des questions qui se rattachent aux affaires intérieures et extérieures des états pontificaux de France. En un mot, il s'agit pour nous de déterminer dans quelles limites le monarque permettait au Saint-Siège de désigner le représentant de son autorité temporelle dans les villes et territoires dont il avait charge; et aussi quelles garanties il exigeait, en retour, pour s'assurer de la fidélité politique des hommes qu'il considérait comme ses sujets propres mais qui étaient placés, en fait, sous une domination étrangère?
Lorsqu'un conflit, et cela arrivait fréquemment, s'élevait entre l'autorité pontificale et ses administrés, Charles VII et Louis XI s'étaient fait une règle de ne jamais intervenir, même lorsque le mécontentement de la population avignonnaise prenait le caractère d'un soulèvement grave. Quand la nomination, comme légat du Saint-Siège à Avignon, de Marc Condulmaro (1431-1432) provoque une prise d'armes contre la décision du pape, Charles VII défend, sous les peines les plus sévères, à ses sujets de se mêler à l'émeute. Il ne veut prendre parti pour personne, bien qu'il ait un candidat; il se montre souverain respectueux et fils soumis de l'Église. C'est un fait historique sans conteste que, jusqu'à Louis XIV, jamais les rois de France ne veulent intervenir dans les querelles intérieures du pape avec ses propres sujets.
Charles VII, le premier, pose comme un principe que le pape doit tenir compte de l'agrément de la cour de France dans la désignation du légat placé à la tête de l'administration des états pontificaux de France. Il insiste pour le choix de Carillo, cardinal de Saint-Eustache, mais sans succès. Louis XI reprend la même politique, mais il se montre exigeant, importun et autoritaire avec le Saint-Siège. Il propose, l'un après l'autre, plusieurs évêques ou archevêques que le pape écarte systématiquement. Le roi se fâche, et suivant cette politique occulte qui est le plus grand ressort de sa diplomatie, il pousse en secret les Avignonnais à la révolte contre leur évêque, Alain de Coëtivy, et il les engage à refuser de le recevoir, au cas où le pape voudrait le leur imposer. Mais, malgré ses efforts, il n'obtient qu'un demi-succès, le Saint-Siège ayant l'habileté de confier la légation à un légat intérimaire pour ne pas pousser plus loin le conflit et en venir aux voies de fait. C'est que Louis XI voyait là une raison d'état à faire prévaloir. Il voulait avoir la haute main sur le légat, lui donner des ordres, comme au cardinal de Foix en 1463, au moment du siège de Barcelone, en faire un serviteur dévoué des intérêts français. Il comprenait le danger d'avoir une portion de territoire enclavée en son royaume ouverte à l'influence étrangère, aux ordres de Rome, et où un gouverneur brouillon et remuant pouvait compromettre le succès de la politique royale. La nomination de Charles de Bourbon (1470) est un triomphe pour la diplomatie de Louis XI; la substitution de Jules de la Rovère une cause de conflit (1476). La suzeraineté temporelle des papes sur Avignon est même un moment menacée.