Ici se place un événement que divers historiens ont relaté, sur lequel le P. Ehrle a donné quelques nouveaux éclaircissements, grâce aux archives du Vatican, et qui, par ses conséquences, se rattache d'une façon très étroite à l'histoire des États citramontains du Saint-Siège, dans leurs rapports avec les rois de France et la papauté. A bout de ressources, obéré et ne sachant plus à qui s'adresser après la mort du duc d'Orléans, Benoît XIII fit des ouvertures, en vue de contracter un emprunt, au maréchal de Boucicaut, gouverneur de Gênes depuis 1401 [115], et qui, à ce moment, déçu de ses espérances et renonçant à l'idée d'une nouvelle expédition en Orient, avait concentré toute son attention sur les événements intérieurs qui agitaient la péninsule italienne (1407-1408) [116]. Le prêt eut lieu à Gênes même le 5 mars 1408 [117]. A cette date, Jean le Meingre avança à Benoît XIII 30,000 francs, pour lesquels le pontife, par une bulle du 3 février 1408, reconnut avoir contracté obligation. Le 30 avril 1408, à Porto-Venere, près la Spezzia, Jean le Meingre versa un nouveau complément de 4,000 francs qu'il avait empruntés à des marchands gênois. Comme gage de ce prêt, Benoît XIII inféoda au maréchal, pour une période de deux ans, plusieurs localités, tant de l'Église romaine que du diocèse d'Avignon [118], parmi lesquelles Pernes, Bollène, Bédarrides et Châteauneuf-Calcernier [119]. Le cardinal de Saluces s'opposa vivement à cette inféodation, mais Boucicaut fit valoir ses droits sur lesdites villes sans retard, et le 10 mars 1408 il prit possession de Pernes par procureur [120]. Il résulte même des documents conservés aux archives de cette commune que le maréchal en personne, se trouvant dans cette ville en 1413, fit procéder à l'élection des consuls. Cette suzeraineté temporelle de Boucicaut sur certaines villes des domaines du Saint-Siège donnera lieu plus tard à d'innombrables et tumultueuses revendications qui ne prendront fin que sous le règne de Louis XI.

La mort de Louis d'Orléans porta un coup fatal à l'autorité de Benoît XIII. Il perdait son protecteur et son meilleur appui à la Cour de France. Dès le mois de janvier 1408 [121], Charles VI mit le pontife en demeure de rétablir l'union de l'Église avant l'Ascension prochaine, sous peine de voir la France retirer son appui à Benoît XIII. Le pape menaça Charles VI des censures ecclésiastiques [122], mais, à la fin de mai 1408, le roi de France se retira de l'obédience de Benoît XIII, et avec lui la Hongrie, la Bohême, Wenceslas, Sigismond et la Navarre. En même temps il convoquait un synode pour fixer les règles à suivre dans la neutralité de la France [123]. Ces mesures provoquèrent la défection des cardinaux de Benoît XIII, qui se réunirent à ceux de Grégoire XII pour fixer l'ouverture d'un concile à Pise le 25 mars 1409. Mais, dès l'année précédente, Benoît XIII, qui ne se sentait plus en sûreté dans le territoire de Gênes [124], avait gagné Perpignan, où il convoqua un concile dont les actes font l'objet du savant commentaire publié par le P. Ehrle [125]. L'année suivante, Boucicaut et les troupes françaises étaient chassés de Gênes. C'était, pour la politique française en Italie, un échec regrettable qui entraînait la ruine de notre influence dans le Nord de la Péninsule et l'abandon définitif de toute tentative de restauration de la papauté à Rome [126].

Le concile de Pise s'était ouvert le 25 mars 1409 et, dans sa séance du 26 juin, avait déposé solennellement Benoît XIII et Grégoire XII, en procédant à l'élection d'Alexandre V. Réfugié en Espagne, Benoît XIII se décida à une résistance énergique, et craignant pour sa personne de rentrer dans le royaume en vue de se fortifier dans son palais d'Avignon, que ses partisans n'avaient pas complètement abandonné depuis 1404, il en confia la garde à son neveu, capitaine expérimenté, vaillant soldat, mais peu scrupuleux sur les moyens à employer pour avoir la victoire, Rodrigues de Luna. Dès 1409-1410, les agents de Benoît XIII avaient peu à peu amassé dans le palais des vivres, provisions, munitions et armes de guerre, en vue d'un siège. Ils avaient fortifié l'entrée du pont. La garnison catalane avait été augmentée et renforcée, si bien que dans les premiers mois de 1410, la cité d'Avignon se trouvait en présence d'une forteresse inexpugnable, occupée par des guerriers déterminés à toutes les mesures extrêmes, même à incendier la ville s'il était nécessaire pour maintenir l'autorité de leur compatriote, Pierre de Luna.

Le concile de Pise avait envoyé comme légat à Avignon un ancien cardinal de Benoît XIII, Pierre de Thury (avril 1410) [127], qui était en même temps recteur du Venaissin. C'est lui qui eut charge de préparer le siège du palais, avec les élus de la guerre délégués par le conseil de ville. Les citoyens avignonnais se constituèrent en troupes assaillantes avec les officiers et soldats que Charles VI envoya au secours de la ville. Le siège du palais commença au mois de mai 1410 [128], Charles VI avait expédié aux Avignonnais l'Hermite de la Faye [129], sénéchal de Beaucaire, avec plusieurs compagnies de soldats. Mais quelque temps après, il leur avait fait donner l'ordre de se retirer. Abandonnés à leurs propres ressources, le cardinal de Thury et les élus de la guerre portèrent leurs doléances auprès du roi qui renvoya le sénéchal et les troupes devant Avignon. A cette force militaire vinrent se joindre des capitaines aux ordres du roi, notamment le sieur Randon [130], seigneur de Joyeuse, et Jean Buffart, qui sont payés par les officiers du roi, sur l'ordre secret de Charles VI [131].

La ville d'Avignon fit appel aux consuls de Carpentras et aux trois états du Venaissin, qui prêtèrent des bombardes, des balistes et tous les engins d'artillerie qui étaient à leur disposition [132]. Des barques expédiées de Valence furent postées au milieu du Rhône, croisant sous le palais pour empêcher tout secours d'arriver aux assiégés [133]. Un autre bateau appelé «la Barbote» fut placé près de l'île d'Argenton avec une bombarde qui devait battre en brèche les ouvrages de défense des Catalans [134]. Le 19 mai 1410 arriva la «grande bombarde [135]» d'Aix, traînée par trente-six chevaux, qui commença à ouvrir le feu contre le grand palais. Le 13 décembre 1410, un assaut très vif donné par les troupes avignonnaises causa à Rodrigues de Luna la mise hors de combat d'un millier d'hommes; la tour élevée par les Catalans, attaquée par le fer et le feu, s'écroula, entraînant sous ses décombres de nombreux soldats espagnols et amenant la rupture d'une partie du pont (décembre 1410) [136].

La Cour de France, fatiguée de l'entêtement de Benoît XIII et de la résistance de ses partisans, embrassa la cause des Avignonnais et n'épargna rien pour leur assurer la victoire. Le 4 mai 1411, Charles VI écrit aux sénéchaux de Nîmes et de Beaucaire [137] pour leur recommander de ne laisser lever, en Languedoc, aucune troupe de gens d'armes dans le but de porter secours aux Catalans, partisans de Pierre de Luna, assiégés dans le grand palais d'Avignon. Le 21 mai [138], le roi envoie une missive aux syndics et au conseil de la ville d'Avignon, pour les féliciter de leur courage et de la résistance qu'ils opposent aux Catalans schismatiques: «Il les autorise à tendre des chaînes au travers du cours du Rhône, au Pont-Saint-Esprit et ailleurs, comme ils l'ont déjà fait, sans avoir à solliciter l'autorisation du roi, et ce, en vue d'empêcher tout secours d'arriver par eau aux Catalans qui, depuis quatorze mois, tenaient le palais pour le compte de Pierre de Luna.»

Le 11 juin 1411 [139], le roi de France donne l'autorisation aux Avignonnais de lever une décime sur le clergé du royaume, jusqu'à concurrence de 100,00 livres, pour subvenir aux frais de la guerre qui avait épuisé les finances publiques et privées de la ville. De son côté, Benoît XIII faisait appel à ses partisans et compatriotes et, au mois de juin 1411, une flotte, composée de 29 galères et barques catalanes, se présentait aux embouchures du Rhône pour diriger une double attaque contre Avignon par le fleuve, et pour renforcer par terre la garnison du château d'Oppède dont quelques gens d'armes de Rodrigue avaient pris possession. Mais les consuls d'Arles avaient fait tendre précipitamment une chaîne pour barrer le fleuve d'une rive à l'autre. D'un autre côté, un corps d'Avignonnais s'était porté vers la Durance pour opérer sa jonction avec les troupes du sénéchal de Provence, qui avait reçu de Yolande d'Aragon, reine de Sicile et de Jérusalem, l'ordre de s'opposer au passage des Catalans sur les terres de Provence. Les galères ennemies ne purent franchir le barrage et durent battre en retraite après avoir débarqué 150 guerriers catalans qui s'avancèrent jusqu'à la Durance, pour, de là, gagner le terroir d'Avignon et le Comté. Mais les troupes provençales et avignonnaises lancées à leur poursuite les rejoignirent sur les bords de la rivière, dont les eaux, grossies par les pluies, rendaient le passage impossible. Les Catalans furent taillés en pièces ou faits prisonniers [140] (juin 1411). En apprenant ce succès, l'Université de Paris s'empressa d'écrire à la reine de Sicile pour la prier de ne point relâcher les prisonniers dont la présence à Avignon pourrait amener le triomphe des schismatiques et hérétiques par l'apport d'un renfort inespéré. «Nous avons entendu que puis naguères ont esté prins certains gens d'armes tant chevaliers, escuiers comme autres, qui venoient de par Pierre de la Lune pour nuire à la ville d'Avignon et à la terre et conte de Venisse, et aussi à nuire à saincte Église et à tout le royaume de France, laquelle Église devez avoir moult à cuer.... Sy est vrai, très puissant Royne, que si les dessus diz gens d'armes qui pour présent sont soubz vostre puissance estoient delivrez avant que la guerre d'Avignon fust finie, ce seroit très grand péril et très grand dommaige pour saincte Église. Et est voir semblable que par ce moien pourroit estre delivrez le palais d'Avignon des mal facteurs et scismatiques qui l'occupent indeument.... Pourquoi vous supplions, très noble et très puissante Royne, qu'il vous plaise commander et faire défendre que nul dez dessuz diz prisonniers, de quelque estat qu'il soit, ne soit délivré jusques à ce que aucune fin soit prinse sur la guerre d'Avignon et du païs d'environ [141]

Vers la même époque, Charles VI écrivait aux syndics d'Avignon leur donnant avis qu'il envoyait au secours de la ville Philippe de Poitiers, avec charge de leur dire ses intentions, ainsi qu'à la reine Yolande. Le 26 juin 1411, en lui annonçant l'envoi de Philippe de Poitiers, Charles VI fait savoir qu'il a donné charge à ce seigneur «de convocquer et assembler tant de noz hommes vassaulz et subgiez que bon lui semblera, affin que la besoingne puist prendre plus briefve conclusion. Et vous prions, très chère et très amée cousine, tant et si adcertes, que plus povons que nostre dit cousin, vueillez, oir et croire de ce qu'il vous dira de par nouz touchant cette matière, et donnez et faire donner par voz gens, officiez et subgiez, à lui et à ses commis, pour honneur et révérence de Dieu, de nostre dit saint Père de l'Église, amour et contemplacion de nouz, tout le conseil, confort, aide et faveur que faire se pourra, et telement que par vostre bon moyen ceste dite besoingne sortisse bon et brief effect et prengue la conclusion que nous désirons [142]

L'arrivée de Philippe de Poitiers, de son frère, Étienne, «le bâtard de Poitiers», avec d'autres chevaliers, et surtout l'appui du roi de France, redoublèrent l'énergie des assaillants. Les syndics, les élus de la guerre, les conseillers, les habitants de toute classe, les couvents, les maisons religieuses, les corporations et arts, rivalisant de zèle et de civisme, donnèrent généreusement tous leurs trésors, soit en numéraire, soit en œuvres d'art, statues, tabernacles, rétables, et les sanctuaires se dépouillèrent spontanément au profit de la ville pour combattre l'ennemi commun, qui ne représentait plus seulement l'idée d'un schisme religieux, mais l'occupation étrangère. Dans les derniers mois de l'été 1411, la ville contracta des dettes et obligations représentant un chiffre énorme [143], tel même qu'un demi-siècle après, elle ne s'était pas encore libérée. Outre les sommes mises à la disposition des élus de la guerre par Charles VI, un denier fut en outre levé sur chaque paroisse pour faire face aux besoins journaliers. La mort de Pierre de Thury (septembre 1411) fit passer la direction de l'administration des États du Saint-Siège entre les mains de François de Conzie, archevêque de Narbonne, camérier du pape, qui avait été témoin de tous les événements depuis l'élection de Benoît XIII.

Cependant, réfugiée dans cette forteresse imprenable, la petite garnison catalane opposait aux assaillants une résistance désespérée. Toutefois, le manque de renforts, la diminution des vivres, les vides que les sorties répétées avaient faits dans leurs rangs, et surtout la perspective de ne voir arriver d'Espagne aucune troupe de secours, amenèrent Rodrigues de Luna et ses compagnons à parlementer en vue d'un traité de paix. Une convention fut signée, le 12 novembre 1411, entre les représentants du Saint-Siège, François de Conzie, vicaire général du Saint-Siège à Avignon, et dans le comté Venaissin, Jean de Poitiers, évêque de Valence et de Die, recteur du Venaissin, et Constantin de Pergula, vicaire de Jean XXII, d'une part, et, d'autre part, Bernard de Sono, vicomte d'Evola, et Roderic de Luna, commandeur de l'ordre de Jérusalem, chef des canonniers et combattants du palais. Assistaient aux pourparlers et préliminaires de la convention Philippe de Poitiers, chevalier, seigneur d'Aroys et de Dormans, capitaine général des troupes avignonnaises, envoyé par le roi de France, et Pierre d'Acygne, sénéchal de Provence, agissant au nom et lieu de Yolande, reine de Sicile et de Jérusalem. Aux termes de la convention, voici les principales conditions stipulées [144]:

1o Il sera permis aux assiégés d'envoyer à leur maître, Benoît XIII, trois officiers pour l'instruire de la position dans laquelle ils se trouvent, et si dans cinquante jours aucun secours n'est arrivé, ils s'engagent à remettre aux mains du légat le palais et le château d'Oppède;

2o Les assiégeants fourniront, au prix ordinaire, la quantité de vivres par jour pour chaque personne de la garnison du palais;

3o Le commandant des troupes aragonaises et catalanes devra donner pour otages frère Jean Parda, chevalier de Rhodes, frère Mathieu Montelli, frère Pierre de Lacerda, frère Beranger Boyl, messire Pierre Turella, licencié en droit canon, messire Barthélemy, neveu d'Antoine, vicomte Jean Pétri, Barthélemy de Montaquesii et Sanche de Sparsa;

4o Les assiégés ne pourront emporter, lors de leur départ, que les objets qui leur appartiennent;

5o Les troupes assiégées et assiégeantes observeront exactement entre elles la trêve conclue.

Tous les personnages ci-dessus désignés apposèrent leur sceau sur ledit parchemin, au bas de l'acte rédigé par Lamberti, notaire [145].

Le délai étant expiré, et aucun secours n'étant annoncé pour les assiégés, ces derniers conclurent une dernière convention le 14 novembre 1411, aux termes de laquelle ils devaient vider le palais et le château d'Oppède dans les huit jours qui suivraient. De son côté, Charles VI accordait, par lettres patentes, sauf-conduit, sauvegarde et assurance pour le retour des Catalans dans leur pays, sans qu'ils puissent être recherchés pour aucun crime commis contre notre Saint-Père et le Saint-Siège apostolique [146]. La garnison catalane remit le palais au légat, comme il avait été convenu, le 22 novembre 1411 [147]; elle se retira de là à Villeneuve et traversa le Languedoc pour gagner l'Espagne par terre.

Ainsi se termina le second siège du palais, qui avait accumulé sur Avignon et le Venaissin des monceaux de ruines et des dévastations de toutes sortes. Dans ces tristes circonstances, Charles VI, après avoir soutenu et fait triompher par les armes la cause des Avignonnais, contribua, par divers actes de générosité, à réparer les maux de la guerre; une somme de 12,000 francs d'argent fut mise par le roi à la disposition de l'archevêque de Narbonne pour l'employer à la conservation du palais d'Avignon [148]. Charles VI écrivit en outre au pape pour le prier de permettre que les 10,000 livres qu'on prélevait annuellement sur les bénéfices de France fussent employées à dédommager la ville d'Avignon des dépenses qu'elle avait dû supporter par suite de la guerre contre les Catalans (décembre 1411) [149]. Ce sont là les derniers actes par lesquels Charles VI marque son intervention «ès-parties» d'Avignon. La déposition de Benoît XIII au concile de Pise fut définitive et solennellement proclamée à Constance le 26 juillet 1417 [150]; l'exil du pape à Paniscola, son dénûment et l'abandon de sa cause par tous les catholiques, rendirent un peu de tranquillité aux États du Saint-Siège d'en deçà des Alpes, jusqu'à l'élection de Martin V, qui se montre, dès ses premiers actes, décidé à défendre énergiquement les droits de l'Église sur Avignon et le Venaissin.

CHAPITRE II

Charles VII.—Les Boucicaut.
Le Cardinal de Foix.

Le dauphin Charles en 1419-1420.—Devenu roi il ne cesse d'assurer de sa protection les États citramontains du Saint-Siège.—Nouveaux agissements de Geoffroy le Meingre (1426-1428).—La succession du maréchal.—Les routiers dans le Venaissin et dans la vallée du Rhône.—Démêlés entre les sujets du pape et Boucicaut.—Attitude de Charles VII (janvier 1426).—Il protège les Avignonnais, tout en appuyant les revendications de Champerons, seigneur de la Porte (1428).

Situation des États de l'Église au moment de l'ouverture du concile de Bâle.—Charles VII appuie ouvertement Alphonse Carillo, cardinal de Saint-Eustache, qui est le candidat du concile. Sa lettre aux Avignonnais (1431).—Conflit entre le pape Eugène IV et les Avignonnais à propos de la nomination de Marc Condulmaro.—Neutralité de Charles VII (1432).

Le cardinal Pierre de Foix, légat du Saint-Siège (avril 1432).—Triomphe de la politique française.—Efforts de Charles VII pour amener la cessation du schisme et la convocation d'un concile à Avignon pour l'union des Grecs (1437).

Les dernières années du règne de Charles VI, toutes remplies par les sanglantes rivalités des Armagnacs et des Bourguignons, par l'invasion étrangère et la honteuse défaite d'Azincourt pour aboutir à l'humiliant traité de Troyes (1420), expliquent pourquoi les relations entre les sujets du Saint-Siège et la Cour de France subissent comme on temps d'arrêt jusqu'au moment où la lutte de la maison de France avec les Bourguignons amène le dauphin Charles dans le Midi, en 1419. Le nouveau pape Martin V était, depuis son avènement, prévenu contre le dauphin par les dénonciations des agents bourguignons, qui accusaient l'héritier du trône d'être, comme feu son oncle, un ami dévoué de Benoît XIII. Il ne voyait donc pas sans quelque appréhension le dauphin venir guerroyer sur les limites des possessions du Saint-Siège [151], au moment où le prince d'Orange se disposait de son côté à envahir le Comtat et où les garnisons bourguignonnes, alliées aux Anglais, occupaient plusieurs places fortes du Midi et de la vallée du Rhône. Dès 1419, le dauphin Charles demande à emprunter aux États du Venaissin 6,000 florins d'or [152] et à faire entretenir pendant quatre mois par les États 1,000 hommes d'armes, les engageant, de plus, à se liguer avec lui. L'année suivante (1420), Charles informe le recteur qu'il se dispose à traverser le territoire pontifical avec 10,000 hommes d'armes, et il l'invite à faire savoir aux habitants qu'ils doivent prendre les mesures nécessaires pour protéger leurs récoltes. Le pape Martin V, sur ces entrefaites, se rapproche du dauphin et envoie à Lyon [153] Pierre d'Ailly, son légat, qui a une entrevue avec le jeune prince. Ce rapprochement facilita la tâche du dauphin en lui donnant l'aide des Avignonnais dans l'attaque dirigée contre Pont-Saint-Esprit (1420). Charles est de passage à Avignon le 15 avril (1420) [154]. C'est pendant son séjour qu'il négocia le prêt de l'artillerie de la ville, qui fut conduite devant Pont-Saint-Esprit [155]. Le 2 mai, le dauphin investit la place, qui était défendue par une garnison bourguignonne alliée au prince d'Orange. Après une résistance héroïque, la place fut emportée d'assaut par les troupes royales qui se déshonorèrent par toutes sortes d'excès (17 mai 1420) [156]. Le dauphin ne manqua, dans la suite, aucune occasion de se montrer gardien fidèle des traditions de la royauté. Une fois sur le trône, il ne se départit jamais de ces sentiments, n'oubliant point que les rois, ses prédécesseurs, avaient été appelés «à leur grant gloire et louenge roys tres chrestiens, vrays champions et principaux deffenseurs de nostre saincte foy catholique [157]». Ces dispositions, il les montra, on peut le dire, d'une façon toute particulière dans ses rapports avec les sujets de l'Église, notamment avec les Avignonnais et les gens du Comté. Dès son avènement, ayant été informé par les syndics et le conseil de la ville d'Avignon que quelques seigneurs, dont les châteaux se trouvaient placés près de la frontière des domaines de l'Église, sous prétexte de vider les différends qui existaient entre eux, appelaient sous leur bannière bon nombre de gens d'armes originaires du Dauphiné, qui commettaient toutes sortes de ravages sur les terres et possessions de l'Église, le roi mu par cette considération «en faveur d'icelluy nostre sainct père et ses dits subgectz et mesmement ceulx de la dicte ville d'Avignon et du dit Comté que tous jours en tous nos affaires avons trouvez pretz et bien enclinz à faire et donner tant à nouz que aux nostres toute faveur, ayde et confort à eulx possible toutes fois que requiz en ont esté», ordonne à tous les gens d'armes qui avaient quitté la province du Dauphiné de rentrer incontinent dans leurs foyers «s'en retournant en leurs hostelz et maizons et ès lieux dont partyz sont pour estre pretz de venir à nous, sur ce à rencontre de nos diz ennemys, toutefoiz que les manderons [158]».

Cette agitation seigneuriale, qui menaçait d'entraîner dans ses guerres privées les sujets du roi pour se jeter sur les terres de l'Église dès les premières années du règne de Charles VII, était la conséquence des revendications de Geoffroy le Meingre. Le maréchal, son frère, pris à Azincourt, puis captif en Angleterre, était mort en 1421, ne pouvant survivre à l'humiliation de sa patrie [159]. Son frère hérita de ses domaines que lui avait garantis l'acte du 7 juillet 1399 [160]. De plus, comme Benoît XIII, réfugié à Paniscola, se mourant dans le dénûment le plus complet, n'avait jamais pu rembourser à Jean Boucicaut les 40,000 francs que ce dernier lui avait avancés en 1408, Geoffroy, comme héritier, se saisit aussitôt des villes dont l'inféodation avait été consacrée par le contrat passé à Gênes et à Porto-Venere entre le pape et le maréchal. Martin V essaya de s'opposer à cette prise de possession, qui était discutable à coup sûr, puisque la légitimité de Benoît XIII comme souverain pontife était elle-même contestée; mais les châteaux et les villes étaient déjà entre les mains des agents de Boucicaut [161]. Cette prise de possession ne se fit pas sans violences, et les sujets du pape protestèrent contre un acte passé sans leur consentement; Charles VII lui-même intervint et demanda des comptes à Geoffroy dont tous les vassaux réclamaient la protection royale. Ce dernier fut convoqué à comparaître devant le Parlement de Toulouse, pour répondre de ses crimes et forfaits, mais Geoffroy avant fait défaut, le roi lui confisqua les terres d'Aramon [162] et de Valabrègue qu'il avait reçues à perpétuité. Désormais chassé du Languedoc, Geoffroy s'établit à poste fixe dans ses domaines de l'Église, où il devenait pour la papauté un voisin fort gênant. Un premier traité fut passé entre Geoffroy et les représentants de la Chambre apostolique, qui lui payèrent une somme considérable, à la condition qu'il mettrait fin aux actes de brigandage dont il se rendait journellement coupable [163]. Geoffroy promit, reçut l'argent, feignit le repentir, mais il rompit aussitôt ses engagements et employa les fonds de la Chambre apostolique à rassembler une armée de routiers, gens de sac et de corde, commandés par des capitaines qui se sont fait un nom au milieu de ces guerres qui ont désolé la vallée du Rhône, de Valence à Avignon, pendant les premières années du règne de Charles VII. Parmi eux figurent Charles de Poitiers, Jean Ollivier, Saint-Vallier, écuyer de l'évêque de Valence, le bâtard de Valence, fils de l'évêque de cette ville, Anthoine de la Peype, Allegret de Bonnyot, Aymard de Clermont, Jean de Geys et le bâtard de Langres. Bien plus, Geoffroy fait appel à ses compatriotes de Touraine, et parmi ses meilleurs officiers on trouve Jehan de Champerons, seigneur de la Porte [164]. Cette petite troupe se grossit promptement d'une foule d'aventuriers de toute origine, soldats sans emploi, routiers et vagabonds, qui, comme jadis Raymond de Turenne, considéraient comme une excellente aubaine de guerroyer contre le pape. Pernes fut saccagé, Vaison livré aux flammes, le château de Saint-Roman pris d'assaut [165]. Charles VII, prié d'intervenir, écrivit au sénéchal de Beaucaire, le sieur de Vilar, pour empêcher qu'aucune entreprise fût dirigée contre Avignon (20 avril 1426).

D'un autre côté, Charles VII, par lettres patentes données à Montluçon le 11 janvier 1426 [166], considérant que Geoffroy le Meingre, dit Boucicaut, «chevalier est en intencion et volunté de faire guerre en la Conte de Venisse qui est du patrimoine de nostre mère saincte Église et des contez de Provence et Forcalquier, qui sont lors Estats de nostre mère et de nostre très chier frère, le roy de Jérusalem et de Cécile, son filz, et domagier le pais et subgectz de nostre dit sainct père et nos ditz mère et frère, a fait souldoyer gens d'armes et de trait en nostre royaume et Daulphiné, et en nostre conte de Valentinoys et desjà ayant passé oultre la dite rivière du Rosne et se efforce de plus faire et a fait entrer dans la terre de l'Église le sire de Clavaison, Anthoyne de la Peype, chevalier, un nommé Gastonet, chevalier de Bron, un nommé Montchanu et autres capitaines rotiers [167], avec grant nombre de gens de Compaigne, lesquels ont prins aucunes places en la dite terre de l'Église, forcé femes, bouté feux, tué et murdry plusieurs genz, prins prisonniers, faits plusieurs courses, maulx et dommaiges innumérables». Charles VII, pour ces motifs, fait défense à quiconque de ses sujets de porter la guerre contre Avignon. Comme on le voit par ce document, le roi de France protège les vassaux de l'Église, mais ce n'est qu'une protection défensive en ce sens qu'il interdit aux sujets royaux de prendre part aux ravages commis par les officiers de Boucicaut sur les domaines de l'Église. Martin V employa d'abord contre ces brigands les armes spirituelles, et Guillaume Raimundi, prévôt de l'église d'Avignon, en qualité de commissaire apostolique excommunia en 1426 Geoffroy le Meingre et ses officiers, qui avaient commis toutes les atrocités relatées dans les lettres royales du 21 janvier 1426 [168]. En même temps, l'évêque de Montauban, Pierre Cottini, nommé recteur du Comtat, prit le commandement des milices levées par les États et s'empara, sur les troupes de Boucicaut, de la ville de Pernes, dont Jehan de Champerons avait été nommé gouverneur (12 avril 1426). Les habitants de la communauté furent dispensés de payer les arrérages de tailles pour tout le temps qu'elle avait été placée sous la domination de Boucicaut. Mais bientôt, feignant de nouveau la plus grande contrition et sollicitant le pardon de ses crimes, Geoffroy, grâce à l'entremise de François de Conzié, légat du Saint-Siège à Avignon qu'il avait connu à l'époque du premier siège du palais [169] (en 1398-1399), obtint pour lui et pour ses complices, du pape Martin V, une bulle d'absolution (23 mai 1426) [170] totale. C'est à la suite de cet accord que Geoffroy le Meingre se réfugia avec ses bandes dans le château de Livron et occupa également la forteresse de Narbonne [171] dans le terroir de Montélimar sur lequel il avait quelques droits par l'oncle de sa femme Isabelle, Jean de Poitiers, évêque de Valence. La présence de Boucicaut à Livron dès 1426 est incontestable. Les comptes consulaires de la ville de Valence [172] portent une dépense de trois gros pour Champel, Chaponays, etc., envoyés à la Roche de Glun au-devant d'Humbert, maréchal, allant assiéger Boucicaut dans le château de Livron (1426). C'est donc vers la fin de cette même année que les gens d'armes à la solde des Avignonnais viennent mettre le siège devant cette ville. Bien qu'il n'y eût pas encore de traité officiel passé entre Humbert et les Avignonnais, la ville d'Avignon supportait les charges de cette expédition qui fut ruineuse pour la malheureuse cité. Boucicaut assiégé appela à lui, de l'autre côté du Rhône, un certain nombre de partisans recrutés dans le royaume, qui avaient pour but de débloquer Livron et d'attaquer les troupes pontificales. Le conseil de ville d'Avignon et les élus de la guerre, qui délibéraient avec eux depuis le siège du palais, traitèrent avec un capitaine d'aventuriers, Jean Boulet, originaire de Saint-Flour en Auvergne et seigneur de Châteauneuf-de-Melet, pour qu'avec ses gens celui-ci s'opposât à leur passage. Jean Roulet dut, pour arrêter les alliés de Boucicaut, non seulement employer les armes, mais encore acheter la paix. Nous trouvons en effet dans les archives communales un document établissant que la ville d'Avignon, pour tenir compte «au dit Jehan Roulet de ses peines et debours», lui régla une indemnité de 4,250 écus d'or de la nouvelle frappe, dont 1,500 lui furent comptés dans le courant de l'année 1427. Pour le règlement du solde, ledit Roulet délégua à la ville une somme de 1,430 écus à payer à un certain Pierre Bovis, sur ce que la communauté d'Avignon lui redevait encore [173]. Ce n'est donc point en 1428, comme quelques auteurs l'ont cru, mais bien en 1427, que la ville d'Avignon fit assiéger, par des gens d'armes à ses gages, Geoffroy le Meingre, dans le château de Livron. A cette occasion, Martin V n'abandonna pas ses fidèles sujets. Il envoie auprès d'eux Jean de Rehate et Jean de Puteo pour leur dire qu'ils n'ont pas à s'effrayer des menaces de leurs ennemis (21 mars 1427) [174]. Il donne pouvoir audit Jean de Rehate d'assigner à la ville d'Avignon 6,000 florins pour les besoins de la guerre, à prendre sur les revenus de la Chambre apostolique, tant en Provence qu'en Savoie [175]. Enfin, dès le mois de février 1427, il avait prescrit à l'évêque d'Avignon de faire imposition sur le clergé pour subvenir aux grands frais qu'il convenait de supporter pour se garder contre les ennemis [176]. Grâce à ces subsides de la curie romaine, les Avignonnais purent renforcer leurs troupes occupées au siège de Livron. Un traité fut signé le 31 janvier 1428 à Lyon, entre Thomas Busaffi, d'une part, représentant la ville d'Avignon, et Humbert Maréchal, capitaine de gens d'armes, d'autre part, aux conditions ci-après [177]: 1o ledit Humbert s'engage à défendre les propriétés, biens, meubles et immeubles et personnes des Avignonnais contre les troupes de Boucicaut et de ses adhérents avec cent hommes d'armes et cent hommes de trait (l'homme d'armes aura trois chevaux, un page et un varlet); 2o chaque homme d'armes recevra 20 florins, monnaie courante, par mois, et chaque homme de trait à cheval 10 florins par mois, de même monnaie; 3o ledit Humbert s'oblige à être rendu à Vienne sous Lyon avec ses troupes, le 15 février prochain 1428. La paie des soldats sera due à dater de ce jour; 4o ledit Humbert, dès son arrivée à Avignon recevra pour son compte la somme de 200 florins de ladite monnaie; 5o ledit Humbert s'oblige à se retirer, lui et ses gens, à la première sommation qui lui en sera faite. Il est convenu que ledit Humbert recevra sur la solde de ses troupes 1,500 florins dans la ville de Lyon, à-compte du premier mois de solde, et le restant dès que lui et ses soldats auront passé la rivière de l'Isère; 6o chaque chevalier ou escuyer banneret qui fera partie des troupes dudit Humbert recevra double paie.

Geoffroy Boucicaut ne pouvait pas résister à des forces aussi bien organisées, commandées par un vaillant officier. Dès le mois de mars 1428, les bandes de Boucicaut, après une résistance inutile, se dispersèrent et franchirent le Rhône. Les documents font du reste absolument défaut [178] sur ce point et ne nous permettent pas de dire comment Geoffroy quitta pour toujours ce pays où son nom était en exécration. Quoi qu'il en soit, dès le mois de mai 1428, toute guerre entre Avignon et les Routiers avait pris fin, et Martin V relevait la ville d'Avignon, les syndics et les citoyens de la promesse par eux faite à l'évêque de Valence pour raison des dommages causés par leurs troupes au château de Livron [179] (11 kalendes de juin 1428). Charles VII intervint quelques mois plus tard en faveur de Jean de Champerons, seigneur de la Porte, dont quelques biens et héritages avaient été confisqués par les Avignonnais et les Comtadins: «Veuillez, pour amour et honneur de nous, faire délivrer à nostre bien aimé escuyer Jehan de Champerons ses héritaiges et aultres biens meubles, les quelz soubz umbre du débat qui naguères a esté entre nostre aimé et féal chevalier, conseiller et chambellan Giefroy le Meingre du Bouciquault, d'une part, et vous et les habitans de la ville d'Avignon, d'autre, avaient esté pour empeschiez. Et que avons esté assuré que le dit Champerons ne s'estoit auculnement entremis ne meslé du débat dessus dit, mais s'estoit durant icelluy tousjours tenu en nostre pais de Touraine [180].» Il semblerait donc résulter de ce document que déjà, avant le siège de Livron, plusieurs des officiers de Geoffroy l'avaient abandonné, puisqu'il est avéré que Jehan de Champerons se trouvait en Touraine en 1428. Quant à Boucicaut, il se retira dans sa terre de Bridoré, dont il avait hérité en 1421, après la mort de son frère [181]. Il y mourut l'année suivante, en 1429 [182], comme l'indique, d'une façon certaine, une instance en justice reprise à la fin de 1429 par sa veuve, Isabelle de Poitiers. L'héritage considérable, en titres il est vrai plutôt qu'en biens immeubles dans les terres de l'Église, passa à ses deux fils, Jean et Louis, dont les revendications ultérieures donneront au dauphin Louis un premier prétexte pour intervenir dans les affaires intérieures du Venaissin [183].

Les conséquences du schisme qui divisait l'Église ne devaient pas tarder à ramener l'attention de Charles VII sur les événements qui se déroulaient dans les États du Saint-Siège. Martin V, qui avait réussi à préserver ses domaines de l'invasion de Louis de Châlons, prince d'Orange, en 1430, et des troupes royales [184], était mort au moment où allait s'ouvrir le concile de Bâle, le 17 février 1431 [185]. Son successeur, Eugène IV (Gabriel Condulmaro) [186], annonce son élection aux syndics d'Avignon, par bref du 12 mars 1431 [187]. Or, comme le jour de l'ouverture du concile il n'y avait que douze prélats présents, il décida de transporter l'assemblée à Bologne, afin de pouvoir s'occuper plus tranquillement des intérêts de ses domaines citramontains [188]. En attendant, il engageait les Avignonnais à prendre conseil du cardinal de Saint-Eustache [189], légat extraordinaire du Saint-Siège dans cette ville, homme de grande sagesse, et dans lequel le Saint-Siège avait la plus entière confiance. Alphonse Carillo, cardinal diacre du titre de Saint-Eustache, bien que d'origine espagnole [190], avait fait preuve des sentiments les plus conciliants et les plus bienveillants vis-à-vis de la Cour de France dans le règlement des différends soulevés à propos des limites du Rhône, et que le Saint-Siège lui avait donné mission de résoudre en 1430. Malgré sa nationalité, Alphonse Carillo était l'homme des intérêts français, et Charles VII était dans l'obligation de le ménager. Aussi le roi, désireux de voir nommer à titre définitif, comme légat à Avignon, un haut dignitaire ecclésiastique, pour servir les desseins de la politique française, prie les syndics d'Avignon de mettre à profit le crédit et l'influence dont ils disposent à Rome pour obtenir la nomination du cardinal de Saint-Eustache à Avignon, «qu'il lui plaise ordonner nostre très cher et aimé cousin le cardinal de Saint Eustace (sic), estant de présentement en la ville d'Avignon son vicaire, ès partie deça les monz come avez sceu par nos diz ambassadeurs en passant par la dite ville. A la quelle requeste nous entendu avons nostre dit Saint Père à aucunement différer et encores diffère dont nous donne grans merveilles, attendu les grans biens que à cause de ce pourroyent advenir à tous les pais de par deça». Charles VII insistait en faisant valoir les avantages que ce choix procurerait tant au royaume de France qu'aux États de l'Église; il les invite «à y envoyer pour ce messagiers exprès qui poursuivront, avec nos ditz ambassadeurs, la chose au nom de la cité d'Avignon. Nous vous prions bien a certes pour tout l'amour et bienvueillance qu'avez à nouz et à nostre dit royaume, et surtout le plaisir et service que nous ferez que ceste chose pour nostre dit cousin de Saint Eustace et non pour aultre, vous vueillez poursuivre devers nostre dit Saint Père, de manière quelle sortisse son effect et y envoyer pour ce faire gens notables. Et ce vueillez faire telle promte et bonne diligence que nous cognoistrons que vous avez tousjours le bien de plus en plus de nous et de nostre royaume dont estes prouchains voisins, comme devez, et le service que en ce nous ferez recognoistrons en temps et en lieu envers vous et la dite ville d'Avignon [191]».

Pour complaire à la demande de Charles VII, les Avignonnais s'empressèrent d'appuyer auprès du Saint-Siège la candidature du cardinal de Saint-Eustache, mais Eugène IV leur fit savoir que la présence du cardinal comme légat du Saint-Siège en Espagne était indispensable au moment où la papauté se trouvait aux prises avec tant de difficultés [192]. En même temps, pour mettre fin à toutes ces démarches dictées par la France, Eugène IV annonça à ses sujets d'en deçà la triple promotion de son frère Marc Condulmaro aux fonctions d'évêque d'Avignon, de légat du Saint-Siège et de recteur du Venaissin (31 mars 1432) [193]. Le nouveau légat vint aussitôt prendre possession de son siège, et les États furent convoqués pour prêter serment de fidélité. De violentes protestations s'élevèrent à Carpentras et à Avignon contre le cumul, entre les mains du même personnage, de fonctions si élevées et qui ne pouvaient pas être réunies sans préjudice pour les intérêts du pays [194]. En même temps, on attaquait violemment les mœurs privées du nouveau représentant de la papauté [195]. La guerre éclata de nouveau dans les domaines de l'Église. D'un côté, Eugène IV, décidé à maintenir son frère envers et contre tous; de l'autre, les Avignonnais refusant de reconnaître Marc Condulmaro et se plaçant sous la protection du concile de Bâle. Le schisme qui divisait l'Église mettait ainsi les armes à la main aux partisans du pape contre ceux du concile. La position du roi de France ne laissait pas d'être embarrassante. Au fond, Charles VII était pour les Avignonnais et pour le candidat du concile, Alphonse Carillo [196], mais il lui répugnait d'engager directement la lutte contre le pape. Aussi, dans ses lettres patentes données à Amboise le 20 juillet 1432 [197], Charles VII s'empresse-t-il de déclarer que les sujets du roi devront garder une stricte neutralité à l'occasion de la querelle qui s'est élevée entre les sujets de l'Église et leur légat. Dans ce but, il écrit: «Et pour ce que nous ne sommes pas advertiz des causes des dites divisions et guerre, ni du bon droit ou tort et querelles des dites parties ne quelles autres ceste matière peut toucher, et aussi que pour le faict de noz guerres contre les Anglais, autres ennemys et adversaires de nous et de nostre royaume, il nous est besoin de nous ayder et servir en plusieurs et diverses marches et pays de nos vassaux et subgiectz, aux quelz se appartient, de entremettre de la dite guerre à Avignon, ne doit faire partie d'un cousté ne de l'autre, ne nous ne voulons que aucunement s'en entremettent sans nos congiés et licence.»

Pendant ce temps, le concile de Bâle, qui avait accueilli très favorablement la demande d'intervention des Avignonnais, avait nommé, avec mission temporaire, comme légat d'Avignon, Alphonse Carillo, cardinal de Saint-Eustache, à la place de Condulmaro,qui était ennemi du concile (inimicus concilii) [198] (20 juin 1432). Ce dernier, obligé de quitter son siège, se réfugia à Rome et fut transféré, peu après, à l'évêché de Tarentaise [199]. C'est ce même évêque que le pape Eugène IV délégua pour aller chercher les Grecs à Constantinople, en 1437. Les Avignonnais témoignèrent publiquement leur reconnaissance aux pères du concile [200].

Cette attitude des Avignonnais, encouragée par Charles VII qui s'appuyait sur le concile, était un acte de révolte contre la papauté. Martin V, pour complaire au roi de France et s'assurer son appui, résolut d'opposer au candidat du concile un prélat énergique, diplomate de premier ordre et qui était à Rome le confident du Saint-Siège [201]. Ce choix avait encore une autre importance, il ramenait au pape les Avignonnais, dont Pierre de Foix était à Rome, depuis 1428, le protecteur avéré [202]. Le 16 août 1432, Pierre de Foix était nommé légat du Saint-Siège à Avignon, et le 18 des kalendes de janvier [203], dans une bulle donnée à Rome, Eugène IV déclare que l'acte illégal du concile est réparé, puisque la ville est maintenant placée sous l'autorité du légat pontifical [204]. Pendant ce temps, Alphonse Carillo avait quitté Avignon pour se rendre à Bâle, laissant le gouvernement de la ville à Philippe, évêque d'Auch [205]. Le but de son voyage était de demander au concile les subsides nécessaires pour soutenir, à main armée, la lutte contre le représentant légitime du pape. Carillo s'adressa d'abord personnellement au fameux capitaine de routiers, Rodrigue de Villandrando, comte de Ribaudeo, auquel il emprunta 2,000 écus d'or [206]. La ville d'Avignon dut se porter garante, comme il appert d'un acte en date du 6 juin 1442, figurant dans l'inventaire des papiers de la maison de Bourbon [207].

La désignation de l'archevêque d'Auch comme légat intérimaire eut pour conséquence de transporter à Avignon la vieille animosité des deux maisons de Foix et d'Armagnac [208]. C'était une guerre nationale dans les États de l'Église. Le cardinal de Poix ne recula pas, comme dit Quicherat, devant remploi de ce qu'on appelait alors «le bras séculier» et fit appel à ses deux frères, les comtes de Foix et de Comminges. D'un autre côté, le concile, à l'instigation de Carillo, écrivit à Rodrigue de Villandrando [209] de faire une diversion du côté du Languedoc, «invadere patriam linguæ occitaneæ [210]». Rodrigue se porta au-devant des troupes gasconnes. Pendant ce temps, le comte de Foix, sous prétexte de repousser les bandes de Rodrigue, faisait voter 70,000 moutons d'or par les États du Languedoc outre les 20,000 déjà accordés; mais, en réalité, cet argent devait lui servir à s'emparer d'Avignon [211]. Informé des dispositions du célèbre routier, le comte de Foix laisse à Villeneuve-les-Avignon son frère le cardinal, avec quelques gens d'armes, et se porte rapidement vers le Pont-Saint-Esprit pour franchir le Rhône (mars 1433) [212]. Avignon et le Venaissin étaient dans la consternation. Les États, réunis à Carpentras sous la présidence de Jean de Poitiers, votent 10,000 florins d'or pour la défense du pays et invitent le recteur à aviser tous les châtelains, bailes et syndics de faire bonne garde, per litteras rigorosas et formidabiles [213] (4 mai 1433). Dans leur détresse, les Avignonnais, brouillés avec le pape, implorent l'intervention de Charles VII et se font fort de sa protection auprès du comte de Foix [214]: «Très hault et puissant prince et redoubté, qu'il plaise à vostre dite très excellente seigneurie de intercéder envers le roy, qui est protecteur et bras de l'Église, qu'il luy plaise nous donner et octroyer provision que nulle violence ne dommaige ne soient faiz à nostre dit Saint Père le Pape ne à la terre de l'Église par ledit Comte ne son exercite, et sur ce obtenir lettres prohibitives qu'ils soient préservez de tout inconvénient que pourroit advenir.» La ville en même temps se préparait à la résistance, désignait au nombre de dix ou de douze les Élus de la guerre, contractait des emprunts et informait le concile de Bâle de la marche en avant des troupes gasconnes [215]. Forte de 2,000 cavaliers et 200 fantassins, l'armée du comte de Foix avait envahi le comté par le nord. Le 12 mai 1433, les gens d'armes gascons entrent à Malaucène [216], où ils font un certain nombre de prisonniers; ils occupent Bollène. Personnellement, le candidat était accompagné de plusieurs conseillers, notamment d'évêques et de plusieurs abbés, dont le célèbre évêque de Conserans, Tristan d'Aure, auteur de tout le mal. Ce dernier fait des avances aux Avignonnais et aux Comtadins [217]. L'Abbé de Lézat se rend auprès de Jean de Poitiers, recteur du comté, pour lui faire des propositions de paix au nom de son patron. D'abord hésitants, les gens du Venaissin se rapprochent du parti du nouveau légat [218]. Le 13 mai 1433, Carpentras et la plupart des villes ouvrent leurs portes au cardinal qui fait une entrée triomphale à Monteux et se prépare à emporter d'assaut le château du Pont de Sorgues, qui était la clef de la défense d'Avignon. Pendant que le cardinal soumettait ainsi l'un après l'autre les villes et villages de sa légation, Jean de Grailly [219], captal de Buch, un des plus audacieux capitaines, de l'armée du Comte de Foix, était venu mettre le siège devant Avignon [220]. Les assiégeants avaient disposé en batterie, contre les remparts, des balistes, catapultes, trébuchets et autres engins de guerre qui lançaient pardessus les murailles d'énormes quartiers de rochers écrasant maisons et habitants [221]. La panique s'était emparée des Avignonnais. Les uns, partisans de Carillo et du concile, soutenaient l'archevêque d'Auch et prêchaient la résistance à outrance. Les autres, au contraire, gagnés par les flatteries du cardinal, étaient d'avis d'ouvrir les portes aux assiégeants. Sur ces entrefaites, une sédition éclata dans la ville et, grâce à cette diversion, le cardinal entra dans Avignon par la brèche, sous la bannière de ses frères, pendant que l'archevêque d'Auch s'enfuyait par une poterne [222] (juin 1433). Quant à Rodrigue de Villandrando, soit qu'il jugeât ses forces numériquement trop inférieures à celles du comte de Foix, soit, comme on peut le présumer, que le cardinal eût acheté sa retraite à prix d'argent [223], il traversa le Rhône avec ses bandes pour aller ravager le Rouergue [224]. Ainsi se terminait le siège d'Avignon qui avait mis aux prises, sur un autre terrain, le pape et les cardinaux dissidents de Bâle. La victoire restait en définitive au pape de Rome; et la Cour de France, bien qu'ayant observé une prudente réserve, y trouvait son compte, car le pays ne pouvait pas désirer un légat plus foncièrement français et plus dévoué au bien de sa patrie que le cardinal de Foix. Dans tout le cours de sa longue carrière (1432-1464), sans oublier ce qu'il devait aux papes et à l'Église, Pierre de Foix servit, avec un zèle constant, la politique de Charles VII, comme celle du dauphin Louis, dans les circonstances où les événements le firent négociateur et arbitre des intérêts opposés.

Charles VII ne cessa d'entretenir les meilleurs rapports avec le nouveau légat. En 1435, sur l'ordre du roi, le gouverneur du Languedoc, manquant d'argent, dans l'attente du paiement de l'aide votée par les États, emprunte 10,000 moutons d'or à des marchands d'Avignon pour secourir Saint-Denys [225]. Mais les agissements des pères réunis à Bâle ne tardèrent pas à donner au roi une occasion de faire connaître aux Avignonnais ces dispositions favorables, tout en mettant à exécution un projet qui répondait aux secrets désirs de Charles VII. Au mois de juin 1436, le concile de Bâle livré à des querelles de personnes, était devenu le théâtre de violences regrettables et de discussions scandaleuses, à ce point que le cardinal de Pavie, Æneas Sylvius Piccolomini, appelait cette assemblée «la synagogue de Satan [226]». Charles VII, toujours désireux de mettre un terme aux divisions qui agitaient l'Église, avait envoyé à Bâle une ambassade pour demander que le pape fût traité avec respect et déférence, et qu'une ville fût désignée où seraient convoqués, en vue d'une union générale, les représentants de l'Église grecque [227]. Lyon réclamait pour elle, mais le concile hésitait entre Rome, Pise, Florence et Sienne. Le 7 mai 1433, le concile avait décidé, à une majorité très contestable, puisque beaucoup de membres ayant pris part au vote n'avaient pas droit de suffrage, que le concile se tiendrait soit à Bâle, soit à Avignon, soit dans une ville de Savoie. Le choix d'Avignon plaisait particulièrement à Charles VII qui voyait là une occasion d'accroître son prestige personnel et d'attribuer à la France un rôle prépondérant dans l'apaisement du schisme. Par lettres du 11 février 1433, le roi de France informa les pères du concile qu'il se prononçait pour Avignon [228]. Il promettait, à cette occasion, son concours le plus actif. Il enverrait à l'empereur de Constantinople des lettres pour l'engager à s'y rendre. Il donnerait un sauf-conduit aux prélats aragonais et autoriserait la levée d'une «décime» sur les bénéfices ecclésiastiques du royaume pour faire face à la dépense, mais à la condition que «cette décime» ne pourrait pas être perçue avant le mois de mai 1437 [229]. Les pères du concile étaient divisés en deux partis. Les uns, notamment les Grecs, repoussaient le choix d'Avignon pour une ville italienne, autant que possible une ville maritime, en vue des facilités de transport. Les cardinaux français et italiens, notamment Louis Alemand, cardinal d'Arles et le plus fougueux adversaire d'Eugène IV, Tedeschi, archevêque de Palerme, préconisaient le choix d'Avignon. Enfin, après un débat tumultueux, le concile décida, le 3 février 1437, que, si dans cinquante jours la ville d'Avignon n'avait pas compté les 70,000 ducats d'or dont elle s'était obligée à faire l'avance pour le transport des Grecs, on renoncerait au projet de transfert dans cette ville [230]. La communauté s'était mise en mesure de remplir des engagements écrasants pour ses finances. Charles VII, de son côté, par lettres patentes données à Montpellier, le 17 avril 1437, et confirmées le 10 mai suivant [231], prescrivit la levée «d'une décime» sur les bénéfices des seize personnes ecclésiastiques composant son conseil, hormis deux, et demanda même à la ville d'avancer au trésor royal certaines sommes sur ses ressources personnelles pour les frais occasionnés par la convocation du futur concile [232]. Mais la ville, malgré l'appel fait à tous ses concitoyens, ne put pas réunir la somme convenue. Du reste, dans l'intervalle, de graves événements s'étaient passés au sein du concile. Dans la réunion du 7 mai 1437, les deux partis, dit Héfelé, semblables à deux armées ennemies en présence, avaient été sur le point d'en venir aux mains [233]. La minorité, composée de la partie la plus saine du concile, ayant droit de suffrage, opta pour les Grecs et le choix d'une ville italienne. Le décret rendu par elle fut scellé avec le sceau du concile enfermé dans une armoire dont la serrure avait été forcée, ce qui équivalait à un faux. Malgré l'opposition de la majorité, composée des prélats français et de la masse des clercs et abbés n'ayant pas droit de vote, Eugène IV reconnut valable la décision de la minorité, et le choix d'Avignon fut définitivement écarté (7 juillet 1437) [234]. C'était un échec pour Charles VII et pour la France, mais Eugène IV triomphait. Au fond, le pape, s'il ne s'était jamais ouvertement prononcé contre le transfert à Avignon, ne partageait pas à cet égard l'opinion de la majorité des pères qui étaient ses plus ardents ennemis. Le souvenir des vexations et des déboires de Benoît XIII, dans cette même ville, hantait l'esprit du souverain pontife; l'accueil fait à son frère par les Avignonnais en 1432, et leur attachement à Carillo, légat du concile, n'étaient point de nature à l'encourager à se prononcer pour Avignon. Et nous croyons les appréhensions du souverain pontife justement fondées, car le transfert à Avignon, étant données les dispositions de la majorité, c'était la papauté livrée aux mains des cardinaux factieux. Cependant les pères restés à Bâle étaient trop irrités contre Eugène IV pour abandonner la lutte. Le 31 juillet 1437, ils proclament le pape contumace [235]. Le 18 octobre, ils suppriment la bulle transférant le concile à Ferrare et, le 14 janvier, ils prononcent la suspension d'Eugène IV [236]. De son côté, par lettres du 23 janvier 1437, Charles VII défend aux prélats de son royaume et du Dauphiné de se rendre à Ferrare [237] pour répondre à la convocation du pape. Le roi ne perdait pas espoir de faire revenir au choix d'Avignon. A cet effet, il écrivait à Jean Paléologue de s'y rendre, lui promettant qu'il y viendrait en personne et que, certainement le pape ne manquerait pas d'y assister [238]. Occupé, dans le courant de l'automne 1437, au siège de Montereau [239], Charles VII entretient encore les Avignonnais dans leurs espérances à propos du voyage des Grecs et de la translation du concile à Avignon: «Et avons tousjours ferme propos et intencion de aider et donner toute faveur et confort à vous et à toute la cité d'Avignon, en l'exécution de l'œuvre encommencée et ce mestier est vous garder et defendre saucunz vous vouloient donner empeschement ou porter dommaige à l'occasion de ce, et d'en escrire à nostre Sainct Père le Pape ou ailleurs ou besoin seroit.» Il insiste à diverses reprises auprès de l'empereur de Constantinople en disant que la nation de France avait mis en avant le choix d'Avignon [240].