Pendant ces pourparlers qui ne devaient pas aboutir, les pères du concile avaient consommé leur rupture avec le pape. Le 24 janvier 1438, Eugène IV était «suspendu» par l'assemblée de Bâle, et l'autorité pontificale était transférée au concile [241]. C'était le triomphe de la suprématie du concile sur la personne du souverain pontife, idée qui depuis le commencement du schisme, et surtout depuis Benoît XIII, avait fini par prévaloir dans les mœurs ecclésiastiques. Comme conséquence, et pour examiner les décisions prises par l'assemblée de Bâle, Charles VII convoqua à Tours, pour le mois de mai 1438, le clergé de France, qui tint sa réunion à Bourges, le 1er mai 1438. C'est de là que sortit la pragmatique sanction. Ces derniers événements, qui avaient profondément agité l'Église de France, mettaient fin au projet de la réunion du concile à Avignon. Mais la ville avait fait antérieurement des avances pour aller quérir les Grecs, et demandait, si elle n'avait pas le concile, à être remboursée de ses débours [242]. Charles VII, qui avait contribué personnellement à jeter la ville dans ce projet onéreux, donna satisfaction aux Avignonnais par lettres patentes datées de Bourges le 14 juillet 1438, en obligeant le paiement, tant dans le royaume qu'en Dauphiné, «de la décime» imposée sur les bénéfices ecclésiastiques, en vue de rembourser les 70,000 ducats d'or avancés par la ville et dont le roi avait profité. «Sur la quelle décime et les denierz que en ystroient les citoyenz et habitans d'Avignon devoyent estre paiés premièrement et avant tout euvre de certaine grosse somme de denierz quils ont payée pour aler quérir les empereur et patriarche de Constantinople et autres du pays de Grèce et les conduire et amener au dit lieu d'Avignon ainsi qu'il avait este traicté, accordé et promiz aux dits citoyens et habitanz d'Avignon.» Mais les avances de la ville furent partiellement perdues. En 1459 [243], les Avignonnais sont obligés d'envoyer en Savoie, en Dauphiné, à Lyon, à Mâcon, un ambassadeur spécial, Michel de Valperge, qui, muni d'une lettre de la collectairie, après l'assentiment de Jehan de Grolée, prévôt de Montjou, recueille pour le compte des Avignonnais de l'argent partout où il se trouve: «Je passeray au partir de ceste ville à Machon et à Lion et à Vienne et pour le pays du Dalfiné et pranderay tout argent que je troveray prest et tout envoieray jour de An [244].» On voit donc par ce document que malgré les engagements qu'il avait pris vis-à-vis de la ville d'Avignon, Charles VII n'avait pu la faire rentrer dans ses déboursés. Malgré la promulgation de la pragmatique, Charles VII ne cessa pas d'avoir avec Eugène IV des rapports cordiaux. Bien que le pape eût excommunié les pères du concile (4 septembre 1439) et que ces derniers en réponse eussent donné la tiare à Amédée VIII de Savoie (Félix V) (5 novembre 1439), le roi continua à ne reconnaître comme légitime que le pape de Rome, pour lequel il montrait la plus grande déférence, sans toutefois consentir à aucune concession relativement à la pragmatique.
De son côté, Eugène IV se ménageait l'appui de la France. L'année après que le concile eut été transféré de Florence à Rome (26 avril 1441), Eugène IV envoyait à Charles VII une ambassade avec mission de passer par Avignon pour saluer le cardinal de Foix, en vue de témoigner au roi de France toute sa déférence [245]. Le concile de Bâle tint sa dernière session le 16 mai 1443, en l'absence de Félix V, fixé à Lausanne. Il n'avait plus à compter, et faiblement encore, que sur l'appui de l'empire. Son rôle était fini et Eugène IV rentrait à Rome, le 23 décembre 1443 [246], avec le prestige d'une autorité fortifiée. Néanmoins, les chefs de la majorité, entre autres Louis Alemand, continuant la lutte, tentèrent de susciter des difficultés au Saint-Siège dans ses États d'en deçà, ce qui amena le projet de traité passé entre Eugène IV et le dauphin Louis, en novembre 1444, à l'insu de Charles VII.
CHAPITRE III
Le Dauphin Louis et le projet de traité
secret
avec le Saint-Siège (novembre 1444).
Le dauphin Louis.—Première tentative pour s'emparer d'Avignon et du comté Venaissin.—Négociations entre le Dauphin et le pape Eugène IV.—Rôle du cardinal de Foix.—Protestation des États.—Le projet échoue (novembre-décembre 1444).
Les relations de Louis XI avec les États pontificaux de France constituent l'un des chapitres les plus intéressants de ce règne et l'un des moins connus. Ni Mathieu, ni l'abbé Legrand, ni Duclos n'ont soupçonné ce côté, cependant si curieux, de la diplomatie secrète d'un souverain dont ils ont étudié la politique dans ses moindres détails. Parmi les auteurs contemporains, M. Legeay n'a rien tenté pour combler cette lacune. Seul, M. de Beaucourt, dans la remarquable étude qu'il a consacrée aux rapports de Charles VII avec son fils, a indiqué en quelques lignes les accusations portées contre le dauphin Louis que son père soupçonnait avec raison de vouloir mettre la main sur les possessions du Saint-Siège situées sur les bords du Rhône.
La politique de Louis XI, dans ses rapports avec les États du Saint-Siège, comprend cinq phases bien caractérisées:
1o (1444). Louis, dauphin, cherche à s'emparer de l'administration d'Avignon et du Comtat par voie de négociations secrètes engagées dans ce but avec le pape Eugène IV.
2o (De 1447 à 1452). Le dauphin noue plusieurs intrigues qui doivent lui faciliter l'occupation du Comté. Il lance indirectement des expéditions à main armée contre les frontière des États; des violences sont commises par les officiers et agents du dauphin contre les personnes et les biens des sujets pontificaux. Il soulève la question de la succession des Boucicaut et ne s'arrête que devant l'intervention directe de Charles VII.
3o (De 1463 à 1464). Louis XI se prépare à recueillir la succession du cardinal de Foix en imposant au Saint-Siège un légat à sa dévotion qui sera l'instrument de la politique royale à Avignon et dans le Comté.
4o (De 1468 à 1470). Louis XI, dont les visées ont été déjouées par le pape à propos de la désignation du successeur du cardinal de Foix, emploie tous les moyens pour obtenir que la légation d'Avignon soit donnée au cardinal de Bourbon, archevêque de Lyon. Il y réussit, et désormais l'influence française est prépondérante dans l'ancienne ville papale.
5o (En 1476). Le conflit entre le roi et Jules de la Rovère, légat pontifical, fournit à Louis XI un prétexte suffisant pour menacer d'une occupation militaire les possessions de l'Église, mais le serment de fidélité prêté par les Avignonnais au roi de France, à Lyon (juin 1476), apaise momentanément le mécontentement royal.
Charles VII avait donné à son fils l'administration du Dauphiné par lettres du 28 juillet 1440 [247], mais ce n'est qu'en 1445 ou janvier 1446 que, brouillé avec la Cour, Louis se retire définitivement dans son gouvernement et s'installe à poste fixe à Grenoble où il administre d'une façon indépendante «battant monnaie, levant des impôts, créant un parlement, fondant une université, courbant sous sa volonté le clergé et la noblesse, favorisant et anoblissant les bourgeois, épousant sans le consentement paternel Charlotte de Savoie, contractant des alliances avec ses voisins ou leur déclarant la guerre, exerçant en un mot le pouvoir d'une manière aussi absolue que si le Dauphiné avait été séparé de la France [248]». Mais auparavant le dauphin avait dirigé la campagne contre les Suisses, terminée par le combat de Saint-Jacques (26 août 1444) qui amenait Louis et ses troupes aux portes de Bâle [249]. Le concile, qui depuis bientôt treize ans siégeait dans cette ville, n'était plus que l'ombre de lui-même [250]; son plus puissant appui, Alphonse V, roi d'Aragon, avait fait sa paix avec Eugène IV qu'il avait reconnu comme pape légitime, et rappelé les évêques dont l'archevêque de Palerme, Tedeschi, était une des lumières du concile (juillet 1444). Dans l'intervalle, le pape Eugène IV était, après dix ans d'exil, rentré à Florence (28 septembre 1443), et le concile, abandonné successivement par ses premiers partisans, n'avait plus comme appui que l'Empire. Néanmoins, malgré son état de «léthargie», l'assemblée était encore redoutable pour Eugène IV. Il persistait à soutenir Amédée de Savoie, Félix V, contre le pape légitime, et il avait décidé, le 16 mai 1443, qu'à trois ans de là le concile serait transféré à Lyon [251].
Toutes ces décisions, bien qu'émanant d'une assemblée discréditée et sans force morale, n'en étaient pas moins une cause d'agitation menaçante pour la paix de l'Église et pour la personne du souverain pontife. Aussi ne faut-il pas chercher ailleurs la raison qui devait pousser Eugène IV à placer les États pontificaux de France sous la protection d'un prince assez puissant pour les défendre, dût la papauté les perdre pour toujours. Le concile soupçonnait sûrement les intentions du Saint Père, car, par décision du 26 septembre 1437 [252], il interdit formellement l'aliénation d'Avignon et du Comtat dont Eugène IV, disait-on, voulait se défaire par peur de voir un pape rival s'y établir. Les vues du pape s'étaient portées sur le dauphin de France. On ne saurait en douter en présence des témoignages de sympathie et des faveurs exceptionnelles qu'il accorde au dauphin Louis, précisément au moment où se termine la campagne contre les Suisses. Eugène IV alla-t-il, comme l'affirme M. Vallet de Viriville [253], jusqu'à engager le dauphin à dissoudre le concile? nous n'en avons aucune preuve. Mais nous savons qu'Eugène IV, par un rescrit du 29 août 1444 [254], conféra au dauphin le titre de Gonfanonier de l'Église. Ce titre était accompagné d'une pension de 15,000 écus romains sur les revenus de la chambre apostolique. Ces procédés de la part du pape donnaient la mesure de ses intentions sur le rôle qu'il destinait au dauphin, lorsqu'un événement d'une certaine gravité, qui eut pour théâtre Avignon même, contribua à rapprocher encore le Saint-Siège du dauphin de France, et donna naissance à des négociations secrètes qui devaient aboutir à la cession des États du Saint-Siège à l'ambitieux fils de Charles VII sous couleur de protectorat [255]. Le 15 septembre 1444 [256], un certain Hugolin Alemand, parent du cardinal d'Arles, Louis Alemand, un des prélats les plus influents du concile de Bâle et l'un des ennemis les plus acharnés d'Eugène IV, se présenta au lever du jour devant les portes de la ville, à la tête d'une troupe nombreuse de Savoyards armés, criant: «Vive Savoye et Papa Félix!» Les assaillants mettent garnison aux portes de la ville et occupent la porte du Pont. Cette tentative d'occupation d'Avignon à main armée au nom de l'anti-pape Félix V, avait été organisée secrètement par Louis Alemand et les pères du concile qui avaient compté sans l'énergie et l'activité toute militaires du légat d'Eugène IV à Avignon, le cardinal Pierre de Foix; mais celui-ci faisait bonne garde et pouvait opposer ses fidèles gascons aux aventuriers savoyards. Le cardinal appela aux armes tous les citoyens avignonnais et se mit lui-même à la tête des troupes. Après quelques heures d'une lutte acharnée, les assaillants furent mis en déroute, poursuivis dans les environs de la ville et pendus en grand nombre par ordre du cardinal de Foix. Eugène IV, informé de ce qui s'était passé, ordonna à l'évêque de Conserans, Tristan d'Aure, alors gouverneur de la place d'Avignon, de poursuivre avec la dernière rigueur les partisans de l'anti-pape et de ne faire aucun quartier aux prisonniers [257]. Alarmé par l'audace de ses ennemis, le pape chercha pour ses États un protecteur, et Vallet de Viriville [258] avance même que ce titre fut donné au dauphin Protector Venaissini, bien qu'aucune trace de cet acte ne subsiste dans les registres d'Eugène IV. Aux comptes secrets d'Eugène IV, nous trouvons à la date du 13 novembre 1444 une dépense de 158 florins et 25 sols pour l'achat de deux couvertures d'écurie, couleur écarlate, envoyées au dauphin par le pape comme cadeau de bonne amitié [259]. Ce que l'on ne saurait nier, c'est qu'à ce moment, et presque aussitôt après l'attaque d'Hugolin Alemand contre Avignon, le pape et le dauphin durent engager des pourparlers secrets en vue de la cession à Louis des possessions de l'Église sur la rive gauche du Rhône. Grâce aux registres des délibérations des États nous avons pu reconstituer toutes les phases de ces négociations si curieuses, et faire connaître un épisode de l'administration du dauphin Louis resté jusqu'à ce jour absolument inédit [260].
Le 24 novembre 1444, les États du Comtat se réunirent à Carpentras sous la présidence de Roger de Foix, abbé de Lézat [261], régent du Comtat et chargé, de la part du cardinal de Foix, son oncle, de faire aux élus une communication de la plus haute importance. Il expose aux représentants du pays que le pape Eugène IV a donné au dauphin Louis, fils du roi de France «le gouvernement et l'administration» du comté de Venaissin et de la ville d'Avignon: «Dominus noster papa Eugenius dedit et contulit regimen et gubernacionem presentis comitatûs Venayssini et civitatis Avenionensis illustrissimo principi domino Dalphino Viennensi, domini Francorum Regis filio [262].» La déclaration du régent avait un caractère de sincérité et de gravité particulier, en ce sens qu'il n'était, dans la circonstance, que le porte-parole du cardinal de Foix, légat du Saint-Siège à Avignon. Le régent affirmait que ledit cardinal avait vu, dans les mains d'un camérier secret envoyé par le souverain pontife, une cédule contenant les principaux articles de l'acte de donation qui devait être passé entre le représentant du Saint-Siège et un certain écuyer nommé Optaman(?), délégué spécialement, à cet effet, à Avignon, comme procureur du dauphin [263]. En exposant les faits, par ordre du cardinal de Foix, aux représentants du comté de Venaissin, le régent ne pouvait leur laisser ignorer que ce projet de cession était très mal vu du dit cardinal comme de lui-même; il ajoutait qu'il ne voulait pas, en présence de l'assemblée, se laisser aller à des écarts de langage de nature à déplaire au pape et au dauphin, mais qu'il ne pouvait s'empêcher de protester solennellement [264] contre la convention projetée. Après avoir fait cette déclaration, le régent, suivant l'usage, quitta la salle des séances pour laisser les élus délibérer en toute liberté sur les mesures à prendre. Le surlendemain, les États se réunirent dans le local habituel (26 novembre 1444) pour examiner la conduite à tenir à la suite des déclarations de Roger de Foix. Après une longue délibération, ils décidèrent d'envoyer à Avignon, auprès du cardinal-légat, une véritable commission d'enquête chargée de provoquer les explications du cardinal et de rapporter sa réponse aux États [265]. La délégation comprenait Jehan de Beaudiera, prieur de Bédoin, de l'ordre des Bénédictins, licencié ès-lois; pour les nobles, Gauffredi de Vénasque; pour la judicature de l'Isle, noble de Sades du Thor; pour la judicature de Valréas, seigneur Pierre Dauphin junior, juge de Valréas, et pour celle de Carpentras, Bertrand d'Alauzon et Gérard de Pernes. Les ambassadeurs des trois États se mirent en route pour Avignon où le cardinal-légat les reçut en audience et ne fit que leur répéter en détail ce que son neveu Roger de Foix avait déjà exposé à l'assemblée du pays, en protestant très énergiquement contre les intentions du Saint-Père.
Les délégués rentrèrent à Carpentras le 28 novembre 1444 et, le soir même, ils rendaient compte de la mission dont ils avaient été chargés. C'est alors que les États résolurent, en assemblée générale, d'envoyer au pape une ambassade, à Rome, à l'effet de protester contre ce projet de cession des domaines de l'Église au dauphin, en déclarant de la façon la plus formelle que les populations du Venaissin voulaient rester sous la domination pontificale et sous le gouvernement du cardinal Pierre de Foix. L'ambassade avait pour instruction de remontrer au pape: «que le comté de Venayssin et la ville d'Avignon, étant propriétés de l'Église romaine, offraient un refuge assuré à tous les chrétiens de l'univers, Français, Anglais, Espagnols, Allemands qui avaient coutume de la visiter en se rendant à Rome, d'y demeurer et d'y faire leurs affaires en toute sécurité. Les bannis de tous les pays trouvaient sur la terre papale un refuge assuré, et le jour où les États cesseraient d'appartenir au Saint-Siège, c'en était fait de cette réputation de ville hospitalière et libre dont Avignon jouissait en pays étrangers [266]».
Il est à croire qu'en présence de l'attitude de ses sujets, tant à Avignon qu'à Carpentras, Eugène IV renonça à son projet, et les pourparlers déjà très avancés, comme nous l'avons vu, furent abandonnés. Aucun document ne nous autorise à croire que Charles VII ait eu connaissance des relations de son fils avec le souverain pontife; mais, à coup sûr, comme nous le verrons plus tard, il n'eût pas manqué de condamner sévèrement ce marché.
Quoi qu'il en soit, inquiet sans doute de l'agitation que pouvait provoquer en deçà des Alpes l'aliénation des terres de l'Église, Eugène IV s'empressa de démentir les affirmations du cardinal de Foix. Dans un premier bref adressé aux États du Venaissin le 20 novembre 1444 [267], il déclare que jamais il n'a eu la pensée d'aliéner les terres et les droits de l'Église romaine, mais qu'il s'est, au contraire, toujours efforcé de les étendre, et que les États ont pu constater qu'il a fait tous les sacrifices possibles pour les protéger contre les ennemis de l'Église. Il les engage à ne rien croire des faux bruits qui ont été mis en circulation; il les invite à vivre dans la fidélité et l'obéissance de l'Église et à se soumettre respectueusement à l'autorité du légat Pierre de Foix. Ce premier bref, si on le remarque, est adressé quatre jours avant la séance où Roger de Foix dénonce aux États la conduite du pape. Aussi il est vague, sans fait précis, et plutôt destiné à effacer la fâcheuse impression produite par la divulgation des intentions du Saint-Siège. Dans un second bref de décembre 1444 [268], Eugène IV, voulant dissiper tout malentendu, fait savoir aux États qu'il a été instruit de certains propos «disseminatos sermones» répandus au sujet d'un projet d'aliénation des terres de l'Église au dauphin Louis. Il les informe qu'il n'a jamais eu l'intention de se séparer d'eux, mais qu'au contraire il entend conserver ses États sous le gouvernement de l'Église et du pape, et qu'il veut que désormais, comme dans le passé, ils ne cessent pas d'obéir au cardinal-légat. Deux brefs analogues étaient envoyés en même temps, et presque à la même date, aux consuls d'Avignon, pour les rassurer sur les intentions du Saint-Siège à leur égard [269].
Malgré l'énergie de ces dénégations, et quelque habileté qu'Eugène IV eût mise à cacher ses desseins, il n'en est pas moins vrai qu'un projet de cession des États citramontains de l'Église au dauphin Louis, vers la fin de l'année 1444, a existé, et nous venons d'en fournir des preuves irréfutables. Quelle a été la part du futur Louis XI dans ces négociations? Il serait difficile de le dire, et aucun document ne permet même de le soupçonner. Il est hors de doute que, dans cette occurrence, l'initiative n'appartient pas au dauphin, qui certainement était flatté de la confiance du pape, mais à Eugène IV, qui préférait renoncer au besoin aux possessions de l'Église en deçà des Alpes que de les voir tomber entre les mains d'un rival suscité et soutenu par le concile de Bâle. Avec son expérience des hommes et des choses, son grand bon sens et son énergique volonté, le cardinal-légat Pierre de Foix comprit le danger que ce projet faisait courir à la papauté, et c'est certainement son intervention auprès d'Eugène IV qui amena la rupture des négociations et le maintien des Avignonnais et des Comtadins sous l'autorité du Saint-Siège.
CHAPITRE IV
Le dauphin Louis et ses agissements vis-à-vis
des États citramontains de l'Église
(1444-1461).
L'héritage des Boucicaut.—Invasion à main armée du Venaissin par les agents du Dauphin.—L'expédition de Troyhons (1450).—Intervention de Charles VII.—Ambassade de Jehan de Lizac à Avignon (mars 1451).—Mission du cardinal d'Estouteville (1452).—Les dernières intrigues du dauphin.
Malgré l'échec de leur combinaison, le dauphin Louis et Eugène IV n'en restèrent pas moins d'excellents amis [270]. Fixé désormais dans son gouvernement du Dauphiné, entouré de familiers sûrs et dévoués, Louis put donner libre cours à «ce talent d'intrigues et d'agissements occultes qu'il devait pousser si loin [271]». Naturellement, toute son attention devait se porter sur ses voisins. Nous le voyons successivement, dans une pensée politique qui, du reste, lui fait le plus grand honneur, chercher à étendre vers le midi les limites de son Dauphiné, comme il travaillera plus tard à pousser plus loin les frontières de son royaume, tout en donnant aux provinces cette cohésion qui est la première condition de l'unité territoriale et politique d'un grand État.
La pensée dominante du règne de Louis XI, et que la plupart de ses historiens ont à peine soupçonnée, c'est l'occupation du littoral de Provence qui doit donner à la France la prépondérance sur la Méditerranée. Déjà ce dessein caché se fait jour dans l'administration du dauphin, et c'est morceau par morceau, peut-on dire, que Louis cherche à s'annexer successivement les territoires qui séparent le domaine royal des possessions de la seconde maison d'Anjou. Sur sa route, il devait rencontrer comme une barrière les terres de l'Église, mais il n'était pas prince à reculer devant cet obstacle. Un premier échange avec le duc de Savoie (4 avril 1446) [272] donne à Louis les comtés de Valentinois et de Diois pour le Faucigny, province éloignée, sans importance, alors que les pays échangés confinaient aux domaines de l'Église et donnaient libre accès dans la vallée du Rhône. De là à mettre la main sur Montélimar, il n'y avait qu'un peu d'adresse diplomatique et elle ne manquait pas au dauphin. Les papes avaient, il est vrai, depuis 1228 [273] des droits incontestés sur Montélimar que ne détruisaient pas les prétentions des rois de France sur cette ville. Une première fois, le dauphin, par lettres patentes datées de Nancy, le 29 mars 1445, avait abandonné ses droits sur Montélimar en faveur d'un certain Arrighi, mais la donation n'eut pas de suite [274]. Le 22 juillet 1446 [275], Eugène IV, pour des raisons inconnues renonça à sa part de droits sur Montélimar en faveur du même Arrighi; mais comme pour le Venaissin en 1444, cette donation provoqua parmi les habitants de la seigneurie de Montélimar une vive émotion; une ambassade fut envoyée auprès du souverain pontife pour lui remontrer que la portion de ladite seigneurie, appartenant à l'Église, ne pouvait être aliénée sans compromettre la sécurité d'Avignon et du comté Venaissin, «cum sit clavis et introitus dicti comitatûs [276]». L'ambassade obtint l'annulation de la donation consentie à Arrighi, qui n'était peut-être que le fidéi-commis du dauphin, mais la proie était trop tentante pour que ce dernier la laissât échapper. On le voit, à ce moment même, entretenir les relations les plus étroites avec Eugène IV, qui lui fait payer par Robert Damien, archevêque d'Aix, une somme de 20,000 florins [277] sur les revenus des églises de France. Depuis longtemps, d'autre part, Louis négociait des traités secrets avec le cardinal de Foix, qui avait sans doute pour mission de préparer les bases d'une convention destinée à mettre Montélimar entre les mains du dauphin de France. Les conditions du nouveau traité furent discutées à Romans (mars 1447) entre Louis et Pierre de Foix et approuvées par le successeur [278] d'Eugène IV, Nicolas V. Mais le traité définitif ne fut signé que le 13 mai 1447 à Carpentras [279]; il porte la signature de Louis et de Pierre de Foix. Le dauphin rendait au pape le château de Grillon et recevait en échange la seigneurie de Montélimar, ou du moins «la part et porcion que le sieur de Grignen soulait tenir de Monteil Aymart tenu en fie et hommaige de mon dit sieur pieca baillée à Nostre Saint-Père le Pape par le dit de Grignen». C'était, pour la chambre apostolique et la papauté un marché de dupe [280], car Louis gardait pour lui la part la plus considérable; en outre, il s'engageait à rendre hommage pour la seigneurie nouvellement acquise au recteur du Comtat. Il se garda bien de tenir sa parole et c'est là, nous le verrons plus tard, un des griefs principaux portés à Rome contre le dauphin, en 1461. Cette acquisition de Montélimar par le fils du roi de France mettait désormais Avignon et le Venaissin à sa merci; sa politique, du reste, à ce moment, avait dans la ville des papes un agent tout dévoué, le cardinal de Foix, et c'est à coup sûr sous l'inspiration de ce dernier que le conseil de ville d'Avignon délibère, le 27 avril 1447, d'offrir 50 florins en vaisselle d'argent «au sérénissime dauphin de Viennois [281]».
Cette année même, au mois de novembre 1447, une ambassade est envoyée à Carpentras par le dauphin. Les archives municipales nous en fournissent la preuve indéniable [282]. Quel était le but de cette ambassade? Nous ne saurions le dire, mais le dauphin, ayant des moulins à Carpentras depuis de longues années [283], profitait peut-être de ce prétexte pour sonder les dispositions des États et chercher une cause qui l'amenât à intervenir dans les affaires intérieures des vassaux du pape. Peut-être encore est-il permis de supposer qu'il s'agissait de la ratification du traité passé en mai de la même année? En présence de la pénurie des documents, on peut se demander, avec quelque raison, si déjà, dès 1447, le dauphin Louis ne se portait pas en revendicateur des biens et héritages des neveux du maréchal Boucicaut, les fils de Geoffroy le Meingre, mort en 1429, et que nous voyons figurer dans un acte authentique du 23 juin 1452 extrait des archives de Valréas [284] Louis le Meingre [285] et Jean le Meingre. Nous croyons donc pouvoir supposer avec quelque fondement que là est le véritable but de l'envoi à Carpentras des gens du dauphin en novembre 1447.
Nous ne croyons pas avoir à revenir sur l'origine de cette question, assez obscure du reste, que nous avons cherché à élucider ailleurs autant que les documents à notre disposition nous l'ont permis. Rappelons seulement en quelques mots l'état de la question au moment où le dauphin s'établit dans son gouvernement.
Malgré les efforts et les bonnes dispositions du cardinal de Foix, le litige qui s'était élevé au sujet de l'attribution des biens de la succession du maréchal de Boucicaut et de son frère Geoffroy était resté pendant. A la demande du dauphin, les États se réunirent à Carpentras, en 1448 [286], pour délibérer sur la réponse à faire aux revendications des héritiers. Les élus ne purent s'entendre. Mais Louis devient plus pressant et informe l'assemblée du pays que les Boucicaut l'ont chargé de faire valoir leurs droits [287] et il appuie sa réclamation par une lettre qu'il confie à deux des familiers de son hôtel, maître Ferraudiz «maistre des requestes» de l'hôtel du dauphin, et Anthoyne d'Alauzon, «escuier de son escuerie [288]»; il fait savoir aux États qu'ils doivent «adjuster plaine foy et créance à tout de ce que de nostre part ils vous diront». La missive était écrite de Romans le 15e jour de may 1450. Introduits au sein de l'assemblée les envoyés y exposèrent l'objet de leur voyage au sujet des Boucicaut, mais aucune conclusion ne fut prise [289].
Mécontent de la mauvaise volonté des représentants comtadins, Louis emploie la menace et fait avancer quelques soldats pour intimider les officiers pontificaux. Le cardinal de Foix cherche à calmer l'irritation du dauphin et dépêche auprès de lui le gouverneur d'Avignon, Tristan d'Aure, évêque de Conserans, qui ne fut pas reçu. De son côté, le dauphin expédiait au cardinal-légat le sieur d'Estissac [290], avec mission d'exposer à Pierre de Foix ses revendications et d'insister pour le paiement d'une somme de 6,000 fr.; à cette condition il promettait d'oublier ses griefs. Les exigences de Louis portées à la connaissance des États, ceux-ci donnèrent pleins pouvoirs au cardinal de traiter pour une somme aussi modérée que possible (27 octobre 1450).
Au fond, les réclamations présentées aux États par le dauphin de France, pour le compte des Boucicaut, n'étaient qu'un prétexte que ce dernier cherchait pour avoir l'air de les mettre dans leur tort, et avec l'intention calculée de justifier les attaques et les violences de toutes sortes dont ses propres officiers et lui-même allaient, dans le même temps, se rendre coupables vis-à-vis des vassaux de sa Sainteté. Bien décidé à combattre le pouvoir temporel des évêques en Dauphiné, Louis engageait la lutte sur les propres domaines de l'Église sans aucun ménagement. Cette résolution se montre partout au moment même où il refuse de reconnaître la suzeraineté de l'évêque de Grenoble, coseigneur de la ville, et l'oblige à lui rendre hommage à lui-même (18 octobre 1450); il suit une politique semblable vis-à-vis des villes et villages appartenant au Saint-Siège, mais enclavés en Dauphiné [291]. Nyons, Vinsobres, Mirabel-les-Baronnies étaient en Dauphiné, mais le dauphin devait prêter hommage pour ces villes au recteur du Comtat, ouvrir les portes quand le recteur se présentait, faire arborer pendant un jour les armes des papes au sommet de la tour de la ville et payer chaque année un marc d'argent. Louis refusa énergiquement sur tous ces points de donner satisfaction au Saint-Siège [292].
Presque aux confins de la seigneurie de Montélimar était la terre de Pierrelatte qui faisait partie du comté Venaissin. Les papes avaient droit à l'hommage des coseigneurs de cette terre, qui le prêtaient au recteur du Comtat. Louis secrètement excite les vassaux du Saint-Siège à la révolte, et à partir de 1450 [293] ceux-ci refusent de rendre hommage au recteur, prétendant qu'ils ne le devaient qu'au dauphin. Ce premier coup porté aux droits du Saint-Siège fut suivi d'un second beaucoup plus grave, puisqu'il s'agit d'une véritable confiscation d'un territoire pontifical. La même année, en effet, à la suite d'une rixe qui avait éclaté entre les habitants de Caderousse et des sujets de la couronne, au passage du Rhône, quelques-uns de ces derniers ayant été blessés ou tués, le dauphin exige des États et du légat une somme de 4,000 écus comme compensation des torts faits à ses vassaux, et n'étant qu'à demi satisfait de ces concessions, Louis met la main sur Pierrelatte [294].
La Chambre apostolique eut à subir également une nouvelle injustice de la part de Louis. Cette dernière, depuis un temps immémorial, avait le droit de percevoir à la Palud [295] un ducat par boisseau de blé transporté sur le Rhône. Le dauphin contesta ce droit et refusa de se rendre aux observations de la cour de Rome. Ces vexations répétées produisirent à Avignon et dans tout le Venaissin un vif mécontentement, et après délibération, il fut décidé qu'une ambassade serait envoyée simultanément au pape et à Charles VII, avec mission de dévoiler au roi la conduite odieuse de son fils. La minute de ce document nous a été heureusement conservée [296]. Le mémoire rédigé sans aucun doute sous l'inspiration du cardinal de Foix relatait tous les faits dont il vient d'être parlé. A côté, et pour mieux montrer combien étaient légitimes les plaintes des Avignonnais et des Comtadins, le mémoire faisait allusion à quelques menus griefs dont Louis croyait avoir à se plaindre. Il y était dit entre autres que le dauphin passant une nuit à la Palud, le capitaine du lieu, ignorant qui il était, avait refusé de lui ouvrir les portes. Autre grief: un certain Aynard, dit le seigneur des Marches, se tenait dans une tour appelée le Burset et dépouillait, capturait ou tuait les personnes d'Avignon et du Venaissin qui venaient à passer à portée de ses gens. Le cardinal de Foix voulant pourvoir à la sûreté commune, le fit déguerpir à main armée. Le dauphin prit cet acte de vigueur pour une «injure personnelle», bien que la tour de Burset fût située en Provence, dans le domaine du roi de Sicile, et que ce dernier eût autorisé le légat à expulser ledit seigneur des Marches même manu militari. Le dauphin se plaignait encore d'un outrage qu'il aurait reçu des habitants de Bollène qui avaient enlevé du territoire de Bozon, appartenant au Comtat, et hors de sa juridiction, les poteaux portant ses armes et panonceaux, et réclamait de ce chef une grosse indemnité pécuniaire. Forts de leur bon droit, les sujets du pape objectaient à leur tour que les officiers du Dauphiné empiétaient sur les États du Saint-Père, plantant çà et là les armes de leur seigneur, comme ils l'avaient fait à Caromb, aux portes de Carpentras, devant un verger d'oliviers, propriété de François de Ponte. En outre, ils accordaient à des Comtadins la sauvegarde du dauphin, ainsi que cela s'était vu naguère pour la garde des tours de Piolenc.
Enfin, les mêmes officiers, quoique le château des Pilles fût du domaine de l'Église et de la juridiction de Valréas, avaient sommé le seigneur de ce lieu de comparaître devant eux pour souscrire en faveur du dauphin l'hommage de son fief [297].
La mesure était comble, et toutes ces plaintes accumulées furent portées à la connaissance de Charles VII par le pape et par le cardinal de Foix dans les derniers mois de 1450. Au moment où les doléances des Avignonnais parvinrent à la Cour, la situation entre le dauphin et son père était très tendue. Le roi se trouvait, depuis le commencement de l'hiver, aux Montilz-les-Tours, dont il avait fait sa résidence de prédilection. C'est là qu'entouré d'une foule de seigneurs appartenant aux plus anciennes familles de la noblesse française, Charles VII donnait des fêtes splendides tout en dirigeant avec habileté les affaires de l'État [298]. C'est au milieu de cette Cour hostile au dauphin que furent apportées les nouvelles des attentats dont il s'était rendu coupable vis-à-vis des vassaux du Saint-Siège. Charles VII, fort courroucé des allures indépendantes de son fils, le faisait surveiller étroitement; il n'ignorait pas son projet de mariage avec Charlotte, fille du duc de Savoye, qui était contre sa volonté. Déjà, un an auparavant (février 1450), Charles VII avait envoyé auprès de son fils Thibaud de Luce [299], évêque de Maillezays, chargé de faire au dauphin de vifs reproches sur les points suivants: «Il avait mécontenté le roy par son attitude à l'égard des églises du Dauphiné; la rumeur publique l'accusait, en outre, «de vouloir s'emparer d'Avignon et du Comtat», ce qui serait contre Dieu et contre l'Église [300].»
Les lettres du cardinal de Foix et des consuls d'Avignon durent mettre le comble à la colère du roi contre son fils, et au mois de février 1451 Charles VII paraît se résoudre à une action énergique. Nous en trouvons l'indice dans l'envoi simultané de deux ambassadeurs, l'un à Chambéry, «le Roi d'armes de Normandie», qui devait notifier au duc de Savoie l'opposition formelle de Charles VII au mariage du dauphin avec la princesse Charlotte; l'autre, de «Jean de Lizac», premier sergent d'armes de la maison du roi, qui recevait l'ordre de se rendre en toute hâte à Avignon pour faire connaître aux syndics de la ville et au cardinal de Foix les intentions de Sa Majesté. Nous avons pu retrouver dans les registres des délibérations du conseil de ville la copie des instructions royales, que nous reproduisons in-extenso, et la réponse des Avignonnais auxdites instructions: