The Project Gutenberg EBook of Louis XI, by R. Rey

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Title: Louis XI
et Les États Pontificaux de France

Author: R. Rey

Release Date: October 9, 2011 [EBook #37678]

Language: French


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LOUIS XI
ET
LES ÉTATS PONTIFICAUX DE FRANCE
AU XVe SIÈCLE

D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS

par

M. R. REY

Agrégé d'histoire

Inspecteur d'Académie à Grenoble


GRENOBLE
IMPRIMERIE ALLIER FRÈRES
26, COURS SAINT-ANDRÉ, 26

1899

LOUIS XI
ET LES ÉTATS PONTIFICAUX DE FRANCE
AU XVe SIÈCLE
D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS

PRÉFACE


Il est peu de villes de l'ancien domaine royal, peu de provinces françaises qui, au point de vue de l'histoire nationale, présentent autant d'intérêt que la cité d'Avignon et «La Conté de Venaissin», anciens fiefs temporels du Saint-Siège, mais vivant d'une vie propre, jouissant de toutes les libertés que donne l'autonomie communale la plus large, jusqu'à leur incorporation définitive à la République française (14 septembre 1791). Il faut ajouter, à vrai dire, qu'il n'est pas d'histoire plus mal connue.

Placés sur les confins du Languedoc ci de la Provence dont le Rhône et la Durance constituaient les limites fréquemment contestées, les États pontificaux de France commandaient la grande route du Nord, vers la Méditerranée, par la vallée du Rhône; sous les remparts d'Avignon transitaient toutes les marchandises importées du Levant, d'Alexandrie, des Indes, et se dirigeant vers les pays du Nord de la France. Tous les souverains, princes du sang, grands personnages, capitaines illustres prenaient gîte dans l'ancienne résidence des papes, et, suivant l'expression de Mlle de Montpensier, les rois de France se considéraient à Avignon comme chez eux, et, pendant leur séjour dans la ville, ils en faisaient garder les portes par leurs propres gardes.

Anciens territoires démembrés de la Provence et du Languedoc pour devenir terre papale, «La Conté de Venaissin» et Avignon avaient, avec les provinces limitrophes, une origine, une langue, des mœurs et des intérêts communs. Trop pauvres et resserrés dans des limites trop exiguës, ils ne pouvaient pas se suffire avec les ressources de leur sol qui, bien que riche et très fertile, n'aurait pas pu alimenter le quart de la population. C'est donc par leurs voisins, Provençaux, Languedociens, Bourguignons, Dauphinois, que les sujets des papes vivaient. De la Bourgogne et du Dauphiné, les blés leur arrivaient par le Rhône; du Languedoc, les animaux, le bétail, les fruits et le vin; de Provence, la laine pour la fabrication des draps. En retour, c'est chez leurs voisins que les produits de l'industrie avignonnaise, velours, damas, tentures brodées, brocarts, passementerie, toiles, draps, librairie, trouvaient un placement avantageux.

Cette communauté des intérêts amenait forcément, d'État à État, des rapports incessants, et voilà pourquoi, en écrivant l'histoire des anciens États pontificaux de France dans la seconde moitié du xve siècle, c'est l'histoire de la France elle-même que l'on écrit. C'est un de ses chapitres les plus curieux et les moins explorés que l'on reconstitue grâce à une abondante correspondance à peu près inédite tirée des archives déposées au Palais des Papes.

Durant cette période de l'histoire de notre pays, les Avignonnais et les Comtadins se trouvent, par la force des événements, par le jeu même de leurs intérêts et aussi par la position topographique de leur territoire, mêlés à tous les grands faits de notre passé. Les guerres civiles et religieuses provoquées par le schisme avaient eu pour principal théâtre Avignon et quelques localités du Venaissin, et peu à peu s'était établi un échange fréquent de lettres et d'ambassades entre les sujets de l'Église et les rois de France.

La succession du maréchal de Boucicaut, les ravages et les excès de toutes sortes commis par son frère Geoffroy de Meingre sur les terres papales mettent en rapports constants le jeune roi Charles VII avec les Comtadins et les Avignonnais qu'il prend sous sa protection (1421-1429).

Avec le dauphin Louis commencent des intrigues politiques qui semblent préparer tout d'abord une tentative discrète d'incorporation des États de l'Église à son gouvernement du Dauphiné (1444). Puis ce sont d'incessants agissements de Louis qu'aucun de nos historiens n'a soupçonnés et dont la main mise sur le Venaissin et Avignon paraissait être le but non avoué. Toutes ces négociations entre le dauphin de Viennois et les États du pape jettent un nouveau jour sur les rapports de Charles VII et de son fils, et sur l'origine de leur brouille (1452).

La politique suivie par Louis XI en 1461, 1464, 1470, 1476, 1479, vis-à-vis des États de l'Église, constitue l'une des phases les plus mouvementées de l'histoire des relations de la royauté française avec le Saint-Siège, et permet de mieux apprécier encore la finesse politique en même temps que le ton autoritaire et la volonté impérieuse d'un monarque qui avait pour principe de ne ménager personne quand il s'agissait de la raison d'État.

Il y a une politique de Louis XI bien déterminée et uniformément suivie par lui à l'égard des terres de l'Église et des populations qui y habitent. Cette politique se dessine d'une façon très nette dans la correspondance du souverain avec la ville, dans les instructions données aux ambassadeurs royaux, «escuiers d'escuerie», «sergents d'armes», maîtres d'hôtel, maréchaux, officiers de la maison du roi, dont les registres de délibérations du conseil de ville nous ont précieusement conservé la teneur. Quel est le caractère de cette politique? Quelle est la nature de ces relations du souverain avec des populations qui ont les mêmes sentiments et les mêmes aspirations que les véritables Regnicoles, mais sur lesquelles l'Église exerce un droit de souveraineté temporelle que les rois de France reconnaissaient sans se faire illusion sur sa légitimité? Quelle a été l'action de la royauté sur ce pays sous Louis XI? Ce monarque a-t-il eu, à l'égard de ces territoires enclavés, une pensée de derrière la tête que sa correspondance laisse deviner sans trop de peine? Charles VII, Louis XI, ont-ils été sincères vis-à-vis des sujets du pape? En un mot, l'attitude de ces deux rois a-t-elle été assez caractérisée pour pouvoir affirmer qu'ils avaient su asseoir dans le pays les éléments d'une influence française? Tout le sujet de ce livre est là, et la période de quarante ans environ (1444-1483) que nous nous sommes fixée comme cadre d'étude, période féconde en événements de la plus haute importance historique, est plus que suffisante pour assigner à la politique de la Cour de France son vrai caractère et pour en marquer les principaux traits dans les limites où s'exerce son action.

On pourrait se demander, et avec raison, pourquoi cette partie de notre histoire a été jusqu'à ce jour délaissée à ce point que les archives municipales d'Avignon et du Comtat constituent à l'heure qu'il est un champ de recherches où l'on rencontre à chaque pas l'inédit. En un mot, on est en droit de se dire: comment un pays, qui a joué au moyen âge et dans les temps modernes un rôle si considérable, n'a-t-il pas d'histoire? La raison en est bien simple. Jusqu'au moment où le Saint-Siège renonça à ses droits sur Avignon, c'est-à-dire jusqu'à la réunion finale votée par la Constituante, quelques jours avant sa séparation, le légat, représentant le Saint-Siège à Avignon, opposa toujours un refus formel à ceux qui voulaient opérer des recherches dans les archives locales. En voici une preuve indéniable en même temps qu'une explication fort peu connue tirée des minutes du conseil de ville. Le 14 octobre 1762, le conseil de ville assemblé avait décidé de remercier M. Ménard, le savant auteur de l'histoire de Nîmes, alors membre de l'Académie royale des Inscriptions, qui avait bien voulu accepter de composer, pour le compte de la ville, une histoire d'Avignon et du Comtat-Venaissin sur les documents originaux. Muni d'un congé régulier de deux ans et demi accordé par Sa Majesté, M. Ménard quitta Paris le 25 septembre 1763 et arriva à Avignon le 4 octobre, où il demanda à être présenté au conseil de ville. Mais le légat déclara qu'il fallait au préalable prendre l'avis de la Cour de Rome. Son Éminence, le cardinal Torrigiani, ministre, secrétaire d'État, répondit, le 7 décembre 1763: «que l'histoire d'Avignon était un sujet trop délicat pour le laisser traiter par un étranger et pour lui donner à son gré l'entrée et la communication des archives de la ville, et que Sa Sainteté n'approuvait pas la charge que la ville avait donnée à M. Ménard pour cette entreprise». Les consuls prièrent alors Mgr Rutati, leur agent à Rome, d'insister auprès du pape pour obtenir satisfaction; mais la curie romaine demeura inflexible, et l'affaire en resta là. Quant à Ménard, il quitta définitivement Avignon, avec une indemnité de 600 livres que le conseil lui avait accordée pour ses frais de voyage et d'installation.

Cette interdiction explique pourquoi il n'y a pas d'histoire de ce pays, même de valeur moyenne. Les érudits locaux se sont jetés dans les Mémoires, Recueils de pièces, Annales, où règne un esprit étroit, une partialité mesquine qui n'ont d'égale que la pénurie des documents. Le carme Castrucci Fantoni, dont «l'Histoire d'Avignon» est la seule digne de ce nom ne connut pas les archives locales ou ne voulut pas en tirer profit. On peut en dire autant de «Cambis Velleron», de «Morenas» du «Marquis de Fargues» et autres auteurs de mémoires. Fornéry seul avait réuni des éléments précieux et d'une authenticité incontestable qui sont restés manuscrits, et dont Pithon-Curt, en plagiaire honteux, a fait une abondante moisson.

De nos jours, malgré la facilité accordée aux recherches, la plupart des documents locaux sont restés ignorés. Je ne parle pas seulement des derniers travaux de M. Charpenne, lourde et indigeste compilation, sans ordre, sans méthode et sans critique, où ont été rassemblés de droite et de gauche des extraits pris dans les mémoires manuscrits du Musée Calvet; je constate que même les auteurs de publications savantes, comme les «Lettres de Louis XI» [1], ont négligé d'extraire de nos archives des lettres et actes publics qui concernent l'histoire du pays, et qui avaient leur place toute marquée dans un travail destiné à éclairer les sources de notre histoire nationale. On s'explique ce dédain de la part des collectionneurs pour la période antérieure à 1789, mais non pour notre époque actuelle. En effet, la réunion tardive d'Avignon et du Comtat-Venaissin au territoire français, leur vie à part et hors de l'action directe du pouvoir royal, alors que l'union politique et territoriale du royaume était un fait accompli depuis Louis XI, nous expliquent l'absence de documents relatifs aux États citramontains du Saint-Siège dans les grandes collections de la Bibliothèque nationale, les collections Doat, Moreau, Fontanieu, la collection Legrand, qui ont été constituées au XVIIe ou au XVIIIe siècle, c'est-à-dire à une date où les États pontificaux d'en deçà des monts n'étaient pas encore terre française. C'est pour la même raison que les rares lettres que nous avons trouvées à la Bibliothèque nationale, provenant des consuls d'Avignon, sont dispersées et perdues dans l'ancien fonds français.

Les documents que nous avons utilisés pour notre travail sont de deux sortes: 1o Les Originaux, lettres, bulles, brefs pontificaux, correspondance, etc., classés par séries dans les archives communales et départementales. Les originaux provenant de la Bibliothèque nationale, des Archives nationales et du Ministère des Affaires étrangères (Affaires de Rome); 2o les manuscrits, histoires, annales, recueils de pièces, bullaires et chartiers, copies de pièces, etc., que renferment les bibliothèques d'Avignon et de Carpentras.

A la Bibliothèque nationale, nous avons recueilli quelques pièces dans l'ancien fonds français, nos 2896, 3882, 291, 308 (nouvelle acquisition), 304 (id.). Les collections Legrand, 6960-6990, et Suarez, Avenio politica, ne renferment rien de spécial à notre travail.

Aux Archives nationales.—Cartons des Rois, Xta 8605, folio 95, registre du Parlement (une pièce).

Archives du Ministère des Affaires étrangères.—Affaires de Rome, VIII, no 154 et volume 358. Correspondance de Rome, 1664, no 157.

Quant aux archives du Vatican, elles ne possèdent rien ou à peu près rien en ce qui concerne l'histoire diplomatique du XVe siècle, la chancellerie pontificale prenant pour règle de ne conserver que les pièces ayant un intérêt direct et immédiat pour le Saint-Siège. La correspondance si intéressante des légats et vice-légats avignonnais n'offre une collection régulière qu'à partir de 1572 [2]. Seule la collection des Cameralia peut être utilement consultée. Nous devons ajouter toutefois que cette lacune peut être comblée grâce à la correspondance consulaire (série A. A.) des archives communales, qui renferme les minutes des instructions données par la ville à ses ambassadeurs. Rédigées en latin ou en italien, ces instructions, dont nous aurons occasion de reproduire plusieurs extraits comme pièces justificatives, ne sont pas moins remarquables par la netteté et la précision de la pensée que par l'élégance de la forme diplomatique.

Mais c'est sans contredit aux archives communales et départementales que nous devons notre plus ample moisson. Nous avons consulté dans les archives municipales les séries A. A. (correspondance consulaire, minutes et dossiers des ambassades), série B. B., série C. C. (comptes, mandats et pièces de dépenses), série D. D., série E. E. (affaires militaires, passages de troupes, etc.), série H. H., série I. I., registres des conseils (1450-1504), registres des procès du Rhône, 6 volumes in-folio. Les archives départementales ne nous ont pas été d'un secours moins précieux, bien que l'incendie de 1713 ait détruit la plus grande partie des pièces originales relatives à l'histoire du Comtat-Venaissin. Nous avons surtout consulté la série des délibérations des États; les séries B. B., C. C.; les cartulaires de l'Archevêché d'Avignon, 3 volumes in-folio; les archives communales de Carpentras, de Pernes, Cavaillon (séries A. A., B. B. et E. E.). Enfin, nous avons recueilli beaucoup de curieux renseignements et de pièces inédites dans les minutes de notaires.

Aux archives des provinces voisines, Languedoc, Provence, Dauphiné, nous avons trouvé quelques documents [3] dans les séries C. C. et surtout série B. (Chambres des Comptes).

Nous n'avons point, en donnant ce livre au public lettré, la prétention de refaire l'œuvre de nos prédécesseurs, en critiquant ce qu'il y a d'incomplet et d'insuffisant dans leurs travaux sur la politique générale de Louis XI. Nous avons simplement voulu, surtout après le livre de M. Sée [4], combler une lacune et montrer que si le règne de celui que ses contemporains appelaient l'«universelle araignée» a été étudié et fouillé dans ses recoins les plus secrets, il n'en reste pas moins fécond en surprises pour tous ceux que passionne l'étude de notre histoire nationale.

Grenoble, février 1899.

R. Rey.

CHAPITRE PREMIER

Coup d'œil rétrospectif sur les relations
de la Cour de France avec Avignon
et le Comté Venaissin
pendant la première moitié du XVe siècle.

Charles VI.—Benoît XIII.—Le Schisme.

Caractère général des relations de la Cour de France avec le Venaissin et l'État d'Avignon pendant le règne de Charles VI et de Charles VII. Comment les rois de France entendaient la juridiction temporelle des papes sur ces États. Voyages princiers à Avignon. Fondation du royal monastère des Célestins (1395); privilèges accordés. Inviolabilité.—Premières assises de l'autorité royale à Avignon.

Le schisme et Benoît XIII. Situation des Avignonnais vis-à-vis du pape et des cardinaux. Louis d'Orléans et les oncles du roi à Avignon. Attitude et intervention de Charles VI: premier siège du Palais (1398). Geoffroy le Meingre, dit Boucicaut. Son rôle dans les événements militaires dont Avignon est le théâtre (1398-1399).

Charles VI prend Benoît XIII sous sa protection. Sa lettre aux consuls d'Avignon (22 avril 1401). Il se fait le défenseur des cardinaux et des terres de l'Église. Sa lettre au sire de Grignan (juin 1401). Captivité et évasion de Benoît XIII (1400, mars 1403). Traité de paix entre les cardinaux et le pape. Hommage des Avignonnais à Benoît XIII (10 avril 1403). Retrait de la soustraction d'obédience (30 juillet 1403).

Suite des événements provoqués par les agissements de Benoît XIII.—L'anti-pape et le maréchal de Boucicaut.—Inféodation des villes du Comtat et prise de possession (mars 1408).—Le second siège du Palais.—Rodrigues de Luna et les Catalans (1410-1411).—Intervention de l'Université de Paris.—Charles VI envoie des secours aux Avignonnais.—Capitulation de la garnison catalane (27 novembre 1411).

La question de savoir si la juridiction temporelle des papes sur «la Conté de Venaissin» et l'État d'Avignon était reconnue par les rois de France a provoqué, aux XVIIe et XVIIIe siècles, des discussions passionnées. Nous nous garderions bien de reproduire ici les arguments que chaque parti invoquait à l'appui de sa thèse; mais, nous devons l'avouer en toute franchise, chez les uns comme chez les autres, la passion politique a eu une part trop large au détriment de la vérité historique [5].

Tous les rois de France du XVe siècle ont, sans exception, dans leurs actes publics comme dans leurs missives et lettres closes, reconnu, sans aucune réserve, le droit de suzeraineté temporelle du Saint-Siège sur Avignon et le Venaissin. Dans aucun cas, la légitimité de possession n'est mise en cause. En informant Yolande d'Aragon, reine de Sicile et de Provence, qu'il envoie des secours contre les schismatiques «qui occupent le palais d'Avignon et le chastel d'Oppède et autres lieux appartenant à notre dit Saint Père [6]», Charles VI affirme ce droit comme il l'avait affirmé précédemment dans sa lettre au sire de Grignan, en 1401 [7]. Sous Charles VII, la reconnaissance des droits des souverains pontifes est encore mieux affirmée: «Et pour ce que aucuns estans ès marches de par delà ont vouloir et intention de surprandre sur le patrimoine de l'Église appartenant au Saint Père le Pappe et de porter dommaige et oppression à la cité d'Avignon et autres du dit patrimoine [8].» C'est en ces termes que Charles VII garantit sa protection aux vassaux de l'Église; et l'acte même par lequel ce souverain prend sous sa sauvegarde les États citramontains du Saint-Siège, avec leurs habitants, ne peut laisser aucun doute sur la sincérité de ses intentions et sur les dispositions bienveillantes dont il ne cesse de donner des preuves à ses protégés [9]. Est-ce à dire que, tout en acceptant la domination temporelle des pontifes de Rome sur cette portion de terre enclavée dans leur royaume, les rois de France en considérèrent les habitants comme des étrangers pour lesquels on n'a pas de ménagements à avoir? Tout autre, au contraire, est le caractère de la politique de nos rois vis-à-vis des sujets de l'Église. Charles VII ne remporte pas un succès militaire sans en faire aussitôt part aux Avignonnais; ainsi, quand il leur annonce, le 22 juillet 1453, la capitulation de Castillon de Guyenne: «Pour ce que savons que prenez grand plaisir à oïr en bien de la prospérité de nous et de nostre seigneurie [10].» Louis XI déclare dans toutes ses lettres patentes que le Venaissin et la cité d'Avignon «sont terres d'Église et du domaine de nostre Saint Père le Pape [11]», et qu'il est disposé «à faire pour les sujets du Saint-Siège plus que pour ses sujets propres, si mieulx faire se povoit [12]». C'est donc comme fils aînés de l'Église, comme rois très chrétiens et défenseurs des droits de l'Église et de la Papauté que les rois de France interviennent dans les affaires intérieures du Comtat et d'Avignon. C'est à ce titre qu'ils s'érigent en tuteurs des Comtadins et des Avignonnais, en apparence, bien qu'au fond, sans formuler de revendications écrites, ils se considèrent toujours comme ayant des droits sur cette partie du domaine de l'Église, que, pour la première fois, Henri II regardera «comme ayant été éclipsée de son royaume [13]». Mais aucun souverain, pas même Louis XI, quand il occupa temporairement Avignon et le Comtat, n'a eu l'intention arrêtée d'annexer ces terres, devenues fiefs temporels de l'Église, d'une façon définitive et sans retour [14]. Nos rois auraient vu dans cette incorporation de vive force une atteinte à cette tradition de franchise et d'honnêteté politiques dont la Maison de France semble jalouse de conserver le monopole. On peut donc dire que le caractère des relations de la Cour de France avec les sujets du Saint-Siège se règle sur l'état même des rapports qui existent entre les rois et la Papauté. Que le Saint-Siège soit occupé par un pontife favorable aux intérêts français, les Avignonnais et les Comtadins bénéficient de toutes les faveurs; que la Cour de France ait, au contraire, à se plaindre des procédés de la curie romaine, ce sont les vassaux du pape qui subissent les conséquences de la brouille. La suite des événements ne fera que confirmer la vérité historique de ce principe.

Le règne de Charles V ne nous offre pas de relations bien suivies entre les États pontificaux de France et la Cour. Les ducs de Bourgogne et d'Anjou avaient fait, en 1370-71, un premier voyage à Avignon, où ils avaient reçu du pape une magnifique hospitalité [15]. La confirmation de la protection royale accordée en 1380 [16] à la Chartreuse de Villeneuve était un premier jalon de la puissance royale aux portes d'Avignon. L'établissement de la Maison de France, dans la personne de Louis d'Anjou, frère de Charles V, en Provence, en 1385, confirmait encore et pouvait rendre plus entreprenantes les visées de la Cour sur les domaines mêmes de l'Église. Le Saint-Siège en prit ombrage et eut peur un moment que ce redoutable voisinage ne l'obligeât à évacuer Avignon [17]. Le voyage de Charles VI en Languedoc et le séjour qu'il fit dans la cité papale, à deux reprises différentes, les assurances et gages de paix qu'il donna, contribuèrent à dissiper les malentendus, et le souverain reçut à Avignon un accueil vraiment royal. Dès le 19 octobre, tous les ouvriers de la ville avaient été occupés à tendre des toiles depuis le Palais apostolique jusqu'au pont du Rhône et à charrier des graviers de la Durance [18] dans toutes les rues que devait parcourir le cortège royal [19]. Le roi, accompagné de Louis d'Orléans, son frère, de ses oncles, les ducs de Berry et de Bourbon, des ministres, des grands officiers de la Cour, dont le maréchal Boucicaut, fit à Avignon une entrée triomphale, le 30 octobre 1389, à la nuit tombante, au milieu des acclamations de la population. C'est pendant son premier séjour à Avignon que fut couronné Louis II d'Anjou, son neveu, roi de Sicile et de Jérusalem et comte de Provence [20]. Parti d'Avignon pour continuer son voyage en Languedoc, Charles VI y était de retour le 31 janvier «où le pape le festoya [21]», et c'est dans cette entrevue que, s'il faut en croire un historien [22], le roi promit à Clément VII de le placer manu militari sur le trône de Rome. Quoi qu'il en soit, le roi de France prit vis-à-vis du pope et de ses sujets l'engagement formel de les couvrir de sa protection royale contre les routiers et les ennemis de l'Église. Ainsi, dès le mois de novembre 1390, Charles VI ayant appris que Jean d'Armagnac, l'allié des Florentins, avait réuni des gens d'armes pour marcher en Lombardie contre Jean Galéas, beau-père du duc d'Orléans, et que ces bandes commettaient des excès sur le terroir pontifical, il dépêcha Jehan d'Estouteville à Avignon «pour le faict des vuides des gens d'armes estans en la compaignie du comte d'Armigniac [23]».

La mort de Clément VII et l'élection de Pierre de Luna, en accentuant encore le caractère déjà violent du schisme qui divisait l'Église, allait amener une nouvelle intervention de la Cour de France à Avignon, Clément VII était mort le 16 septembre 1394; aussitôt Charles VI dépêcha à Avignon, auprès des cardinaux, un envoyé porteur d'une lettre du roi, pour les prier de surseoir à toute élection. La lettre, arrivée le 28, fut remise au cardinal de Florence, mais le même jour, Pierre de Luna était élu pape sous le nom de Benoît XIII [24]. Vingt-un cardinaux avaient pris part à son élection, parmi lesquels le cardinal de Thury [25], qui fut plus tard un des ses adversaires les plus acharnés, et que le concile de Pise envoya en 1409, comme légat, dans les États pontificaux. Cette élection provoqua à la Cour une douloureuse surprise, car peu auparavant Charles VI avait fait partir pour Avignon [26] le maréchal de Boucicaut, Regnault de Roze et Bertaut, sous prétexte d'enjoindre à Raymond de Turenne de cesser ses hostilités contre les cardinaux et ses ravages sur les terres de l'Église et de la reine de Sicile, mais aussi pour inviter ceux-ci à différer toute élection. Les envoyés apprirent en route l'élection de Benoît XIII. Le nouveau pape était un homme de grande science et de haute intelligence. Diplomate consommé, politique fin et rusé, caractère indomptable, volonté opiniâtre et inflexible, Pierre de Luna, à l'encontre du jugement plein de prévention que porte sur lui un historien allemand contemporain [27], était bien au-dessus des hommes de son temps.

Animé tout d'abord d'intentions conciliatrices, Benoît XIII envoya à la Cour Egidius de Bellamera, évêque d'Avignon, et Pierre Blau [28], pour faire savoir à Charles VI qu'il était personnellement disposé à favoriser l'extinction du schisme [29] priant Sa Majesté de déléguer auprès de lui une ambassade en vue de s'entendre sur les moyens à prendre pour mettre fin à un fléau qui désolait l'Église et la Chrétienté. De son côté, Charles VI chargeait ses ambassadeurs auprès des rois de Bohême, de Hongrie, d'Angleterre, de Castille, d'Aragon et de Sicile, de proposer à ces divers souverains la déposition du pape [30]. «Pour trouver paix et bonne union en nostre mère saincte Esglise» [31], il convoquait à Paris, pour la Purification, une assemblée des membres du clergé en vue d'examiner les trois voies proposées pour arriver à l'extinction du schisme, voie de «cession», de «compromis» ou «d'arbitrage» et voie de «concile général». Quatre-vingt-sept voix contre vingt-deux adoptèrent la voie de cession, et l'assemblée décida en outre qu'une ambassade composée des princes de la famille royale serait envoyée à Avignon auprès de Benoît XIII, pour obtenir son adhésion à la voie de cession qui paraissait la plus digne et la plus expéditive [32]. Les princes reçurent leurs pouvoirs le 29 février 1395; le duc Louis d'Orléans, pour sa part, devait toucher 3,000 livres par mois pour ses frais de route [33], mais cette somme était insuffisante, vu les goûts de dépense du jeune prince qui fut obligé de s'adresser à des banquiers avignonnais pour solder ses dettes [34]. Les ducs d'Orléans et ses oncles, les ducs de Berry et de Bourgogne, descendirent de Châlons à Avignon (en mai 1395) sur un bateau construit dans cette ville. Un conduisait le conseil du roy; un autre était destiné à l'échansonnerie; un autre à la panneterie; trois pour la cuisine, trois pour les gardes-robes, un pour les joyaux du duc, trois pour les chapelains, trois pour la fruiterie. En tout dix-sept bateaux [35]. Les ambassadeurs, accompagnés de ce train considérable débarquèrent à Avignon le 22 mai 1395 [36]. Benoît XIII reçut avec beaucoup de déférence les envoyés de Charles VI, mais les premières entrevues étant restées sans résultat, les princes, mécontents de l'opiniâtreté du pape, convoquèrent à Villeneuve les cardinaux, afin de prendre leur avis sur la voie de cession qu'ils avaient pour mission de faire prévaloir auprès du pape et de son entourage [37]. La majorité des cardinaux se prononça pour la voie de cession. Mais Benoît XIII ne l'accepta pas, et cette fois, les princes mécontents se retirèrent à Villeneuve [38]. L'incendie d'une partie du pont, qui eut lieu dans la nuit, fut considéré comme le premier acte de l'alliance des cardinaux et des Avignonnais avec les ambassadeurs de Charles VI contre l'obstiné pontife. Une deuxième conférence des cardinaux et des princes n'ayant pas amené plus de résultat (23 juin 1395) [39], ceux-ci quittèrent Villeneuve et vinrent prendre gîte à Avignon où une somptueuse hospitalité leur fut donnée dans les hôtels des cardinaux. C'est le surlendemain de leur installation dans cette ville qu'ils fondèrent le Monastère des Célestins. Charles V, Charles VI et les princes de la famille royale avaient toujours manifesté une dévotion particulière pour les Célestins de Paris [40]. Louis d'Orléans, pour être agréable à la maison de Luxembourg, érigea une chapelle sur la sépulture du cardinal Pierre de Luxembourg [41]. Les ducs de Berry et de Bourgogne assistèrent à la cérémonie avec tous les seigneurs qui faisaient partie de l'ambassade [42]. Le duc d'Orléans affecta au nouveau couvent une somme de 2,000 francs, que son procureur auprès de Benoît XIII, Alart de Sains, reçut mission d'employer dans ce sens; plus tard, il fit donation au même monastère d'une somme de 4,000 francs [43]. Une autre libéralité de 100 florins en faveur des mêmes Célestins est mentionnée sous le règne de Charles VI [44]. La nouvelle fondation fut dès lors désignée sous le nom de «Royal monastère des Célestins». Le 18 mars 1400, par lettres patentes données à Paris, Charles VI portait, pour les Célestins d'Avignon, exemption de tous droits, péages, gabelles, leydes, etc., pour le transport des matériaux nécessaires à la construction des bâtiments de l'église et du couvent [45]. En novembre 1400, Charles VI les place sous la sauvegarde royale [46]. Le 6 mai 1407, le duc de Berry permettait aux religieux Célestins de conduire à Avignon, pour deux ans, des pierres et tous autres matériaux de construction sans payer de droits. En 1417, le monastère n'était pas achevé, que des lettres du dauphin Charles, données à Nîmes, mandent à tous péagers, pontonniers, de laisser passer, tant par eau que par terre, deux radeaux venant de Savoye par le Rhône, chargés de pièces de bois pour la construction de l'église et du monastère de Saint-Pierre-de-Luxembourg [47]. Par lettres-patentes données à Avignon le 20 avril 1420, Charles VII confirme les privilèges accordés par son père, Charles VI, aux Célestins d'Avignon. Cette fondation royale constitue dans l'histoire des relations des Avignonnais avec la Cour de France un acte de la plus haute importance. Par là, les rois de France prennent pied à Avignon. C'est une affirmation matérielle de leur autorité et de leurs droits sur une ville enclavée dans le domaine de la couronne. Le monastère et l'église des Célestins étaient un asile inviolable autant pour les officiers pontificaux que pour les agents de la Cour de France [48]. Charles VII ne put en faire extraire, pour le livrer à la justice séculière, Antoine Noir, un des facteurs de Jacques Cœur, qui y avait trouvé un refuge. Et c'est dans cette même église que, pendant les difficultés qui surgissaient périodiquement entre le Saint-Siège et les officiers du Languedoc, à propos des limites du Rhône, les magistrats avignonnais avaient coutume de porter religieusement les panonceaux aux armes de la maison de France, quand la populace ameutée les arrachait pour y substituer celles des papes [49].

Le 10 juillet 1395 [50], après un voyage de cent deux jours, qui n'avait amené aucune solution, les princes quittèrent Avignon, et ce n'est que le 24 août qu'ils rendirent compte à Charles VI de l'insuccès de leur ambassade [51].

La Cour de France était dans le plus grand embarras; d'un côté, l'Université menaçante [52] sollicitait la soustraction d'obédience; de l'autre, les princes, et surtout le duc d'Orléans, inclinaient à des mesures préparatoires avant de recourir à cette solution extrême [53]. Ni l'ambassade de Regnault, aumônier de Louis d'Orléans (décembre 1396), ni celle des envoyés de Charles VI, auxquels s'étaient joints ceux des rois de Castille et d'Angleterre (juin 1397), ne purent triompher de l'obstination de Benoît XIII, qui déclara qu'il était «pape romain» et qu'il ne reconnaîtrait qu'un concile œcuménique [54]. Toutes ces démarches préliminaires avant de recourir à la soustraction forcée font, quoi qu'en dise Pastor [55], le plus grand honneur au duc d'Orléans et au roi, dont Louis était l'interprète. Le refus obstine du pape n'est point imputable aux sollicitations de la Cour de France, mais à son caractère irréductible et à son infatigable énergie. Au mois de mars 1398 eut lieu, entre Charles VI et Wenceslas, roi des Romains, une entrevue à la suite de laquelle un dernier effort fut tenté auprès de Benoît XIII, par l'entremise de Pierre d'Ailly, archevêque de Cambray; mais cette mission, comme les précédentes, demeura infructueuse, et Pierre d'Ailly revint à Coblentz rendre compte à Wenceslas du refus de Benoît XIII d'accepter la voie de cession [56] (juin 1398). Il n'y avait plus rien à attendre désormais de ce côté, et tous les moyens de conciliation paraissaient épuisés. Le 28 juillet une assemblée générale des prélats et du clergé, en présence des oncles du roi (le duc d'Orléans absent), décida, par 247 voix, que la soustraction d'obédience devait être immédiate et totale [57]. La décision de l'assemblée fut promulguée le même jour [58], malgré l'avis de Louis d'Orléans, qui aurait voulu une sommation préalable.

Quoi qu'il en soit, ce prince n'adhéra à la soustraction que le 19 octobre 1398, promettant d'employer toute son influence en faveur du souverain pontife [59]. Mais, cédant à la majorité de l'assemblée, Charles VI, dès le conseil du roi, avait prescrit des mesures de rigueur contre les partisans de Benoît XIII, qui devaient être arrêtés dans toute l'étendue de la sénéchaussée de Beaucaire [60]. Quoi qu'en dise le P. Ehrle [61], il est incontestable que l'ordre émanait, sinon du roi lui-même, à qui son état mental ne permettait pas de diriger les affaires du royaume, du moins du conseil du roi et de ses oncles. Ce sont deux conseillers du roi, Rebert Cordelier et Tristan de Bosc qui, le premier dimanche de septembre 1398 [62], publient à Villeneuve la soustraction d'obédience, mettant en demeure tous les sujets du domaine royal, tant clercs que laïcs, de se soustraire à l'autorité spirituelle de Benoît XIII. Les cardinaux adhérèrent à la soustraction, moins sept, dont cinq restèrent fidèles au pape et s'enfermèrent avec lui dans son palais; les deux autres rentrèrent chez eux. On ne peut donc nier que si Charles VI et la Cour de France demeurèrent étrangers aux préparatifs du siège du palais, l'acte de soustraction d'obédience à Avignon, comme dans le reste du royaume, n'ait été un acte de l'autorité royale. Deux partis restaient en présence à Avignon, le parti de Benoît XIII, qui ne comptait que cinq cardinaux et quelques gens d'armes aragonais qui gardaient le grand palais; l'autre, le parti des cardinaux, qui s'appuyait sur la population avignonnaise et disposait de grandes ressources en argent. Mais les soldats lui manquaient et aussi des chefs habitués au métier des armes. C'est alors que les cardinaux et les bourgeois avignonnais firent appel à un chef de Routiers, moins célèbre sans doute que son frère, mais dont le rôle militaire fut considérable dans les États du Saint-Siège, au commencement du XVe siècle, Geoffroy le Meingre, frère cadet du maréchal de Boucicaut.

Le P. Ehrle, qui, dans une étude récente [63], a montré par un savant commentaire du texte de Froissart rapproché des autres témoignages contemporains, les contradictions frappantes qui auraient dû ne pas laisser confondre le maréchal de Boucicaut avec son frère Geoffroy, n'a pas connu tous les documents permettant d'établir d'une manière irréfutable la participation de ce chef de bandes au siège du palais. Les archives municipales renferment plusieurs lettres de ce seigneur adressées aux Avignonnais, et prouvent que depuis le rôle militaire qu'il avait joué dans la guerre contre Benoît XIII, Geoffroy Boucicaut conserva des relations suivies avec les habitants. Il leur écrit en effet de Boulbon [64], le 17 février.... pour les assurer de ses bons offices. Le 23 novembre 1400 [65], Geoffroy le Meingre, qui était alors gouverneur du Dauphiné et paraissait jouir d'un grand crédit à la Cour, fait des offres de service aux syndics de Carpentras: «Et si vous avez besoin de moy, ou comme conseiller et officier du roy, ou comme privée personne, je ferois pour vous de bon cuer tout ce que je pourroys.» Le 9 juillet 14.., Geoffroy, alors à Bridoré, en Touraine [66], accrédite auprès des syndics d'Avignon Jean de Curière, son capitaine, et Loys Henryet, chanoine de Tours, ses serviteurs, pour recevoir le paiement de 106 marcs d'argent, lesquels lui avaient été alloués comme prix de sa vaisselle volée, par sentence contre André de Seytres. Celui-ci ayant été mis en prison à la demande de Boucicaut, puis relâché, Geoffroy le Meingre fait saisir les blés qui descendaient le Rhône à destination d'Avignon, et comme les propriétaires desdits blés le citèrent devant le Parlement, Boucicaut mit en demeure la ville de les désintéresser [67].

Il résulte de l'existence de cette correspondance que Geoffroy le Meingre, appelé dans le midi par son frère aîné, le maréchal, après son mariage avec la fille de Raymond de Turenne, en 1393 [68], avait pris possession du château de Boulbon [69] où il commandait quand les envoyés des cardinaux et des Avignonnais vinrent le prier (septembre 1398) de prendre la direction des opérations militaires contre le palais occupé par Benoît XIII [70]. En outre, les lettres datées de Bridoré en Touraine, dont Geoffroy le Meingre était seul seigneur, à l'adresse des Avignonnais, sont une preuve que des rapports intéressés rattachaient longtemps encore après le siège de 1398 la ville à son ancien capitaine.

Geoffroy le Meingre se rendit à l'appel des cardinaux et des bourgeois d'Avignon avec une bande nombreuse de gens d'armes, parmi lesquels, au dire de Froissart, aurait figuré Raymond de Turenne, beau-frère du maréchal de Boucicaut [71]. Il dut y avoir entre le conseil et le chef des aventuriers un traité passé avec promesse de fortes sommes à payer, mais aucune trace n'existe de cet engagement dans les archives communales. C'était donc à titre absolument privé, et comme capitaine aux gages de la ville et des cardinaux que Geoffroy le Meingre entreprit le siège du grand palais [72] en septembre 1398. La Cour de France, dans ce premier siège, n'intervint d'aucune façon en faveur des Avignonnais et des cardinaux insurgés. C'est là un point très important à établir, et c'est un contre-sens historique de dire, comme Jarry, que ce siège fut une honte pour la Couronne qui y resta étrangère [73]. Une intervention armée, dirigée par le maréchal de Boucicaut [74] en faveur des Avignonnais contre Benoît XIII n'eût pu se faire qu'en vertu d'un ordre du roi; or, Charles VI déclare publiquement en 1401 que jamais il n'a prescrit d'employer la violence contre le pape [75] ni de le tenir emprisonné. Toute mesure de ce genre eût certainement été désavouée par le duc d'Orléans. Nous avons, au surplus, une preuve indiscutable de la neutralité de la Cour de France durant la lutte engagée, dans un document inédit rapporté par Peiresc [76]. Le 19 janvier 1399, Pierre de Luna, neveu de Benoît XIII, capitaine général des galères et des barques du roi d'Aragon, s'engage par devant les délégués du conseil et de la ville d'Arles, à ne faire aucun dommage aux terres de Louis, roi de Sicile, ni aux sujets du roi de France [77]. Le même document désigne comme ennemis du pape ce «cives et habitatores Avenionenses». Cet acte indique donc d'une façon bien formelle que le roi de France n'a accordé aucun secours aux adversaires de Benoît XIII, et que les assiégeants ne comptent dans leurs rangs que des mercenaires aux gages de la ville.

Le siège fut vigoureusement mené. Dans un assaut donné au palais le 28 septembre 1398, le pape fut frappé à la main, et le cardinal de Neufchateau, qui commandait les assaillants, reçut une blessure grave à laquelle il succomba quelques jours après. Le 22 octobre [78], Geoffroy le Meingre fit prisonniers deux cardinaux, Martin Salva et le cardinal de Saint-Adrien, Louis Fieschi, que l'on enferma au château de Boulbon. Un peu plus tard, les deux captifs se rachetèrent en payant une rançon de 18,000 francs à Boucicaut, mais il leur fut interdit de rentrer dans le palais. Le 26 octobre, une tentative pour pénétrer dans le palais par les cuisines tourna à la déroute des assiégeants.

Au milieu de ces événements militaires, les cardinaux, plus obstinés que jamais dans la défense de leur cause, envoyaient à Paris trois d'entre eux, les cardinaux de Préneste (Guy de Malesset), de Thury et Amédée de Saluces, à la Cour de France (décembre 1398) pour demander à Charles VI d'envoyer des ambassadeurs aux souverains qui n'avaient pas encore fait acte d'adhésion à la soustraction d'obédience. On les voit figurer, le 3 janvier 1399, «à l'Hostel d'Artoys [79]» où ils dînent en compagnie de Philippe de Bourgogne, et, quelques jours après, le 9 février, à l'hôtel du cardinal de Bohême, avec les ducs de Berry et de Bourgogne [80]. C'est à la même date que Martin V appuyait, par renvoi d'une flotte commandée par Pierre de Luna, les revendications de ses ambassadeurs, à Avignon d'abord, et auprès de Charles VI ensuite [81]. Le roi de France ayant adhéré aux propositions du roi d'Aragon, et pressé de mettre un terme aux désordres dont Avignon était le théâtre, envoya dans cette ville Gilles Deschamps et Guillaume de Tignonville pour soumettre à Benoît XIII les propositions arrêtées avec Martin V [82]. Benoît XIII accepta, le 10 avril 1399, les propositions des deux souverains; mais, ayant avec quelque raison peu confiance dans les cardinaux, il refusa de se laisser garder par eux et demanda à être placé sous la sauvegarde royale [83]. Le 14 avril 1399 [84], la ville d'Avignon s'engage à respecter la protection accordée par Charles VI à Benoît XIII et aux guerriers et compagnons qu'il a avec lui dans son palais. Les cardinaux firent la même promesse et tous les serviteurs attachés à la personne de Benoît XIII s'engagèrent, les 29 avril, 4 et 20 mai, par serment, à ne pas laisser s'échapper le pape [85]. Une proposition qui fut faite de confier la surveillance de la personne du souverain pontife à François de Conzié, au sénéchal de Beaucaire et au sire de la Voulte fui rejetée. Benoît XIII demanda à être gardé par le duc d'Orléans, mais ce dernier ne pouvant venir à Avignon, Charles VI, par lettres patentes du 1er août 1400 [86], donna pleins pouvoirs à cet effet à son frère, qui envoya à Avignon deux de ses familiers, Robert ou Robinet de Braquemont [87] et Guillaume de Médulion. Les frais de surveillance et la solde des gens d'armes devaient être à la charge du pape [88]. D'autre part, le roi confia la garde des Avignonnais et des habitants à son frère, le duc de Berry. Benoît XIII approuva ces conditions. Profitant de cette trêve, Charles VI ne laisse pas de poursuivre activement la paix et l'union de l'Église. Les ambassadeurs envoyés au delà du Rhin [89], auprès des électeurs, n'avaient rapporté que des promesses vagues, aucun d'eux n'ayant voulu donner une réponse ferme sans l'avis des autres princes allemands qui devaient se réunir à Cologne, le jour de la Purification [90], pour couronner le duc Robert de Bavière que les électeurs avaient nommé empereur, le 21 août 1400, à la place de l'insouciant Wenceslas. Charles VI met les Cardinaux et les syndics d'Avignon au courant de ses négociations avec les princes allemands et les autres souverains, et il les engage à envoyer des délégués qui devront se réunir «avecques ceulx qui seront ordonnez de par nouz et de par les autres roys et primpces qui ont obéi à Clément et à Benedic, pour traicter et délibérer d'un commun accord la paix et l'union de l'Église à la feste de Saint Jehan-Baptiste à Mez ou à Strasbourt». «Et pour ce que nous avons bonne espérance que par le plaisir de Dieu à icelle journée se prendra une bonne conclusion sur le dict faict. Nous vous faisons savoir ces choses et vous prions que veullez envoyer à la dicte journée». En réponse à cette missive, les Avignonnais écrivirent à Charles VI, le même mois de février 1400, pour l'assurer de leur dévouement et de leur ferme intention de hâter, en ce qu'il leur serait possible, la paix et l'union de l'Église [91]. Le roi leur fait savoir, dans un nouveau message, qu'il a été très satisfait de leur lettre et de leur attitude: «avons veu la bonne et ferme constance et volonté que vous avez eue et avez et aures, si Dieu plaist, de persévérer et demourer avec nous en la substraction faite pour si très grant et meure deliberacion, comme vous scavez à Benedict, dernier esleu en Pappe...». Charles VI informe les Avignonnais qu'il compte sur une fin prochaine du schisme, et il les engage à persévérer dans leur attitude: «Et saches de certain que vous estant et persévérant en ce saint propos en quel vous estes et serez, se Dieu plaist, comme vous et vrais catholicz. Nous de tout nostre povoir vous sustendronz.» Il les avertit en même temps que Benoît XIII a fait courir le bruit en Languedoc que bientôt l'obédience allait lui être rendue, ce qui est faux, car «avons toujours esté et sommes et serons au plésir et ayde de nostre seigneur contenz et fermes au faict de la dite substraction jusques à ce que Nostre Seigneur nous ail donné paix et union en sa Saincte Église.»

Suivant sa promesse contenue dans sa lettre du 22 avril 1401, Charles VI fit savoir par lettres patentes du 7 juin 1401 au sire de Grignan, au seigneur de Sault, au sire de Lagarde, qu'il prenait sous sa protection les terres de l'Église et les habitants, et qu'il leur était interdit d'y faire aucun dommage: «Nous vous sinifions qu'il nous desplairoit très grandement que les dits cardinaux, la dite Église de Rome et leurs sujets fussent grevés ne oppressez par aulcun, et vous deffendons expressément que vous ne les greviez, dommagiez ne molestez, ne faictes ne soufrez grever, dommagier ne molester en quelconque manière que ce soit ne a quelconque personne qui ce voulsit faire ne donner conseil, confort, faveur ni aides, sachant que si faictez le contraire, il vous en desplaira très fortement et vous en fairons pugnir tellement que ce sera exemple aux aultres [92]». La lettre par laquelle Chartes VI accordait sa protection officielle aux États du Saint-Siège fut communiquée in-extenso aux syndics de Carpentras par Jean Alzérino, recteur du Venaissin [93], et par les cardinaux de Saluces et de Thury [94].

Mais au moment où Charles VI se prononçait auprès des Avignonnais d'une façon si ferme pour le maintien de la soustraction d'obédience, un mouvement d'opinion en sens contraire se dessinait, à la tête duquel était le duc d'Orléans [95]. Toutefois, tant que Benoît XIII serait captif, il était difficile de lui rendre l'obédience, alors surtout qu'on l'avait dépouillé de sa bulle papale. Le duc d'Orléans trouva une solution qui tira d'embarras les cardinaux, les Avignonnais et le pape lui-même. Grâce à la complicité de Robert de Braquemont, agent du duc [96], Benoît XIII sortit du grand palais où il était retenu prisonnier depuis quatre ans et six mois, le 12 mars 1403, et gagna la Durance qu'il traversa au lever du jour sur une barque, pour atterrir au bourg de Château-Renard en Provence, mais dépendant du diocèse d'Avignon. Cette fuite inattendue produisit parmi les cardinaux et les Avignonnais une légitime appréhension. Mais Benoît XIII avait autant d'intérêt que ses ennemis à faire la paix, étant à bout de ressources et ayant besoin de l'aide de ses sujets. Le 29 mars 1403 [97], un traité fut passé à Château-Renard, comprenant un grand nombre d'articles dont l'énumération est en dehors du point spécial que nous étudions. Benoît XIII pardonnait aux cardinaux et aux Avignonnais, et s'engageait à réunir un concile dès que l'obédience lui serait rendue [98]. Deux cardinaux devaient se transporter à Paris pour obtenir de Charles VI et des princes la reconnaissance des articles stipulés dans le traité de Château-Renard, pour le bien de l'Église et la paix du pays. Benoît XIII, en diplomate consommé, ramenait à son parti les Avignonnais, et le conseil de ville lui rendit hommage de fidélité le 10 avril 1403 [99]. Quant aux cardinaux, ils déléguèrent ceux de Préneste et de Saluces, qui arrivèrent à Paris, le 3 juin 1403, pour demander au roi et à l'assemblée des prélats «la restitution d'obédience». Pendant ce temps, Benoît XIII, après avoir séjourné au château du Pont de Sorgues, entrait à Carpentras le 5 mai 1403 [100], et y demeurait jusqu'au 26 juin, époque où il s'installa provisoirement au Pont de Sorgues, en attendant le retour des cardinaux envoyés à la Cour. A Paris, deux partis étaient en présence. Les ducs de Berry, de Bourgogne, le cardinal de Thury et l'Université étaient pour le maintien de la soustraction [101]. Au contraire, le duc d'Orléans, les Universités d'Angers, de Montpellier et de Toulouse étaient pour la restitution d'obédience. Le défenseur le plus éloquent de ce parti était Pierre d'Ailly [102], qui soutenait contre l'Université de Paris qu'on ne peut se soustraire à l'obédience du pape, fût-il lui-même suspect d'hérésie [103]. Quant à l'idée de la convocation d'un concile général, elle avait beaucoup de partisans, parmi lesquels Jean Gerson, qui prétendait que c'était le meilleur moyen d'arriver à l'extinction du schisme. Le parti de la restitution d'obédience, qui avait déjà préparé les éléments de la réconciliation de Benoît XIII avec la maison de France par l'ordonnance du 9 juin 1403 [104], l'emporta auprès de Charles VI, et l'obédience fut rendue à Benoît XIII, le 30 juillet 1403 [105]. Les cardinaux, revenus de Paris, avaient devancé l'acte royal en rentrant dans l'obédience du pape, le 19 juillet précédent.

Quant à Benoît XIII, «après avoir tracassé un peu à Tarascon et en Provence» [106], il se fixa vers la fin de l'été à Salon. C'est là que Jean Mercier, ambassadeur du duc d'Orléans, vint le trouver le 13 octobre 1403 [107], mais la peste ne tarda pas à l'obliger à changer de résidence, et Benoît XIII se réfugia dans l'abbaye de Saint-Victor de Marseille (novembre 1403).

Ainsi se termine cette première phase de la lutte engagée entre Benoît XIII et ses adversaires, les Avignonnais et les cardinaux. Pendant cette période, la Cour de France, opposée aux mesures de rigueur, avait autant que possible cherché à ménager les uns et les autres, et sans vouloir prêter aucun appui matériel aux partis en présence, par déférence pour la personne du pape, qui était directement en cause. Mais dans la seconde phase (1410-1411), ce n'est pas Benoît XIII, mais ses parents et ses partisans qui soutiennent dans les terres de l'Église, les armes à la main, les droits du souverain pontife. C'est presque une guerre étrangère en plein royaume de France, et c'est ce qui explique l'intervention militaire de Charles VI en faveur des Avignonnais et des Comtadins contre les troupes catalanes de l'anti-pape.

De Marseille, Benoît XIII s'empresse de désavouer les lettres qu'il avait pu écrire contre la voie de cession et s'engage, sur la demande du due d'Orléans, à exécuter les clauses du traité de Château-Renard [108]. Il se rapproche de plus en plus de la Cour de France, au point que le bruit se répand que Benoît XIII va être conduit à Rome sous l'escorte de Boucicaut, alors gouverneur de Gênes pour Charles VI, et solennellement couronné (1404-1405) [109]. Personnellement, Benoît XIII avait la ferme intention de se rendre à Savone ou à Gênes pour avoir une entrevue avec Grégoire XII, son rival, le pape de Rome [110]. En 1405, il envoyait aux États du Comtat une ambassade pour demander le vote de subsides afin de lui permettre d'entreprendre ce voyage «pour l'union de l'Église [111]». En 1406, une nouvelle ambassade arrivait de Savone, faisant un pressant appel d'argent au pays pour que Benoît XIII pût aller plus loin, toujours dans l'intérêt de l'Église [112]. Mais, soit mauvaise volonté, soit pénurie d'argent, les États ne répondirent pas aux instances réitérées de leur suzerain. Du reste, ce projet d'entrevue entre les deux pontifes rivaux qui était bien accueilli, car on y voyait une intention réciproque de terminer le schisme, n'aboutit pas. Grégoire XII refusa de se rendre à Savone, où Benoît XIII se trouva seul (novembre 1407) [113]. Du même coup, le projet prêté à la Cour de France de faire couronner Benoît XIII à Rome fut définitivement abandonné à la mort de Louis d'Orléans, qui en était le partisan (23 novembre 1407) [114].