Chapitre II
Quatorze marches à descendre. Elles se sont éclairées dès que j’ai posé le pied sur la première. Elles forment un étroit boyau. Je me suis effacé pour laisser passer d’abord un des robots de combat, ensuite Felton, puis le second robot et enfin Val 3.
Personnellement, je me suis engagé le dernier et, au-dessus de ma tête, le socle a repris sa place.
Ces quatorze marches nous ont conduits jusqu’à un palier circulaire dont les parois sont revêtues d’un enduit orangé qui irradie une lumière douce.
Sur mon injonction, Val 3 prend cette fois la tête de notre petit groupe. Derrière moi, vont Elsa et Felton, puis les robots de combat. Moi, je reste en arrière, car, maintenant que le socle a repris sa place, il me reste à enclencher le mécanisme qui comblera automatiquement le souterrain derrière nous.
Pour cela, je n’ai qu’une manette à abaisser. Dès que c’est fait, je presse le pas pour rejoindre mes compagnons. Rien ne se passe... Rien en apparence, et ce n’est qu’après que nous eûmes parcouru plus d’un kilomètre que nous entendons les premiers fracas d’éboulement.
Le couloir que nous suivons commence à remonter lentement, mais il n’est pas question que nous gagnions l’air libre à pied. Bientôt nous arrivons à un ascenseur dont la cabine est suffisamment large pour nous accueillir tous.
Val 3 met en route. De nouveau, j’ai l’impression que la cabine ne bouge pas, mais je sais qu’elle avance et même qu’elle ne remonte pas directement. Si elle le faisait, nous émergerions en plein centre de la ville.
Et puis, ce n’est pas tout à fait un ascenseur, mais un gigantesque excavateur qui s’ouvre un chemin à même le roc.
La cabine dans laquelle nous nous trouvons est insonorisée, si bien que nous ne sommes pas assourdis par le bruit. Nous y avons trouvé des sièges, et seuls les robots sont restés debout.
Elsa s’est assise à côté de moi. Un peu comme si elle cherchait protection. Felton, lui, s’est installé en face de nous, tout à fait à l’écart.
De nouveau, j’ai l’impression que nous ne sommes plus sur le même plan, lui et moi. Je me sens terriblement seul. Durant près de trois semaines, confinés au niveau du monumental ordinateur, nous avons mené une vie étrange qui ne nous a pas rapprochés.
Simplement parce que j’ai été doté par Harrar de connaissances auxquelles lui n’a jamais eu accès. Je suis le dépositaire de Harrar, son héritier, et ça me place dans un univers à part.
Felton doit penser : « Pourquoi lui et pas moi ? »
La main d’Elsa se pose sur mon bras.
— Maintenant que Harrar est mort, que va-t-il se passer ?
— Je pense que je vais pouvoir vous renvoyer sur Soldivan.
— Comment ?
— Un peu partout, sur cette planète, nous trouverons des vaisseaux spatiaux que Felton sera très vite en mesure de piloter.
— Toi aussi, tu pourras les piloter.
Il m’a interpellé aigrement à travers la cabine.
— Bien sûr. Moi aussi, mais je compte rester sur Thana pendant que tu reconduiras Elsa à son père. Elle et ses amies, car j’espère que nous pourrons les délivrer également. Une fois sur Soldivan, tu décideras si tu veux y rester ou venir me rejoindre.
Felton me fixe longuement, le visage réprobateur, puis il me demande :
— Pourquoi veux-tu rester, toi ?
— A cause d’une promesse que j’ai faite à Harrar. Je vais réveiller toute la population thanienne qui dort depuis une véritable éternité. Depuis si longtemps qu’il y aura probablement un déchet extraordinaire.
— Tu ne vas pas me dire qu’on a, en même temps, placé sous hibernation la population de tout un globe ?
— Si. C’est l’œuvre d’Harrar, de Klinia, de Staran et de Talmon. Les robots obéissaient tous à leurs impulsions mentales, et il y avait des robots dans toutes les habitations. En fait, il ne s’est jamais agi d’une véritable hibernation, au sens que nous donnons, nous, Terriens, à ce terme, mais d’un sommeil. Les êtres ne sont pas conservés dans le froid, mais dans une sorte de sérum de longévité qui compense la sénescence ou la neutralise. Dans chaque maison, les robots ont installé de petites cryptes et groupé l'excédent dans des nécropoles.
— Ton Harrar et ses amis étaient fous !
— Peut-être. Harrar était..., et les autres sont des savants. Ils s’intéressaient à l’immortalité. Mais on ne peut pas envisager l’immortalité sans une sévère sélection au départ, et le secret ne peut jamais être gardé complètement quand on se livre à des recherches de ce genre. Ces recherches, le jour où toute la population a été endormie, une loi venait de les interdire. En un sens, Harrar, Klinia, Staran et Talmon n’ont pas eu le choix.
— Et ils ont réussi ?
— Oui. Et ils avaient pris leurs dispositions pour pouvoir réveiller la population une fois ce résultat acquis. Ils auraient feint de reprendre conscience avec les autres, peut-être même après les autres.
Tout ce que je dis sort de ma mémoire. Je l’ai appris sous la machine d’enseignement et ça me revient au moment où j’en ai besoin.
— Malheureusement, tu as pu voir de quel prix ils ont payé cette immortalité.
— Ce sont devenus des monstres !
— Par accident. A cause de diverses expériences qu’ils ont été obligés de tenter sur eux-mêmes avant d’obtenir le résultat désiré. Ça les a obligés à trouver une nouvelle solution avant le grand réveil. Ils ont tous travaillé à ce qu’ils appelaient des « transferts ». Ça consistait à faire passer l’intelligence d’un homme dans le cerveau d’un autre.
— Un échange de personnalité ?
— Exactement.
— Et ça n’a pas marché ?
— Non. Il aurait fallu des esprits primitifs. Et, si Harrar et ses amis avaient résolu le problème de l’immortalité, ils n’étaient pas devenus indestructibles pour autant. Pour trouver des primitifs, il aurait fallu qu’ils aillent les chercher dans des planètes lointaines où l’homme venait à peine d’apparaître ; mais leurs toutes petites carcasses n’auraient pas supporté le moindre voyage interplanétaire. C’était le cercle vicieux dans toute son horreur.
— Parce que les primitifs ne se déplacent pas dans l’espace.
— Voilà... Harrar a cru résoudre le problème en partant des gènes.
Je me tourne vers Elsa.
— Mon « double » était, en quelque sorte, notre fils. Un bébé-éprouvette que vous n’avez même pas porté. La science de Thana est au-dessus de ces contingences.
Brusquement, nous ressentons une secousse. L’excavatrice, à l’intérieur de laquelle nous nous trouvons, vient d’émerger à l’air libre, et, dans sa paroi, un hublot se démasque brusquement.
Felton se dresse d’un bond pour aller regarder dehors.
— Nous sommes en pleine jungle, dit-il.
La jungle ! Je m’y attendais... Une jungle luxuriante qui a tout envahi. Notre excavatrice a stoppé au milieu d’un énorme buisson de fleurs sauvages, des dahlias géants. Et le premier signe de vie que nous apercevons est l’apparition d’un grand serpent en train de se faufiler au milieu de la terre rejetée.
La vue de ce serpent arrache un léger cri d’effroi à Elsa, mais je la rassure tout de suite.
— Sur Thana comme partout ailleurs, les serpents sont craintifs et nos robots se chargeront de les effrayer.
— Ces robots nous protégeront ?
— Oui. En principe, grâce à eux, nous n’aurons pas grand-chose à craindre de la faune. Ce que nous rencontrerons de plus dangereux, en dehors des tatras, la nuit, ce sera un éléphant gigantesque dont la trompe est munie d’une bonne douzaine de ventouses. Il y a aussi un acacia dont nous devrons nous méfier. Un acacia carnivore dont le parfum risque de nous attirer irrésistiblement.
Felton et moi, nous en avons vu d’autres, mais Elsa ignore ce qu’est le danger. J’esquisse un sourire.
— De toute façon, en plus des robots, nous serons deux à vous protéger.
Un regard en direction de Val 3, pour qu’il comprenne qu’il doit ouvrir les portes de l’excavatrice. Comme pour les ascenseurs à l’intérieur de la forteresse, ces portes ne sont pas visibles... Elles consistent en des pans de coque qui s’escamotent brusquement.
L’air..., l’air libre, envahit la cabine et nous le respirons en profondes inspirations bien qu’il soit chargé de senteurs épaisses et confuses. Ça nous change de l’air conditionné que nous avons respiré durant près d’un mois.
Je suis le premier à vouloir sauter à terre, mais Val 3 me retient :
— Pas vous.
Les deux robots de combat me précèdent et, tout de suite, ils se mettent à battre les buissons. Je comprends... Ma sécurité d’abord. Val 3 a été conditionné pour y veiller jalousement.
Après les deux robots de combat, c’est lui qui descend, et enfin je peux sauter, suivi d’Elsa et de Felton. Le sol est spongieux et mes bottes font un bruit de succion lorsque je me mets à marcher.
Il va falloir nous servir des compensateurs de gravité que j’ai eu la précaution d’emporter de l’arsenal. Il s’agit d’un harnais qu’on boucle au milieu de la poitrine par une large ceinture pourvue d’une longue boucle de cuir dans laquelle on peut s’asseoir.
De quoi voyager assez confortablement, à condition de pouvoir jouer avec les nombreux boutons de direction fixés au baudrier.
Comme nous n’avons aucune expérience de ces engins, je me contente de placer Elsa et Felton en état d’apesanteur et je les confie chacun à un robot.
Moi, je décide de faire un timide essai. L’ordinateur qui m’a instruit m’a donné une sorte d’instinct atavique de son utilisation.
— De quel côté allons-nous nous diriger ? demande Felton.
— Droit au nord.
— Où allons-nous ?
— Au temple de Vartosse.
— Dans un temple ?
— Disons un ancien temple. C’est depuis Vartosse que je pourrai rendre la vie à l’ancienne population de Thana... En tout cas, à ce qui en reste.
Encore des explications à fournir. Felton me regarde avec méfiance pendant que je parle et, lorsque j’ai fini, il répond :
— C’est une bien grosse responsabilité que tu vas prendre là.
— Je n’ai pas le choix.
— Si, puisque tu peux neutraliser la barrière spatiale que Harrar a installée autour de Thana. Prenons un vaisseau dans la première ville que nous rencontrerons et filons
— En abandonnant tous ces hommes et toutes ces femmes... Sans doute pour l’éternité, cette fois.
— Ils ne sont rien pour nous, et s’ils ont atteint un tel degré de civilisation, ils peuvent se révéler terriblement dangereux pour notre société... Je veux dire pour l’expansion terrienne.
— Leur civilisation, je la connais. En mettant leurs techniques à la disposition de nos spécialistes, je leur ferai faire un bond en avant, un tel bond, du point de vue scientifique, qu’ils y trouveront leur compte.
— Est-ce à toi d’en décider ?
— S’il s’agissait d’une race différente, j’hésiterais peut-être. Mais je sais que nous appartenons au même rameau.
— Nous savons comment la vie a fait son apparition sur Terre O., que les mêmes conditions d’environnement déterminent neuf fois sur dix des processus semblables. Je veux bien..., mais je n’admets pas a priori que nous appartenions au même rameau.
— Celui des grands galactiques.
— C’est ridicule.
— Pourtant, sur toutes les planètes où nous avons découvert des êtres humains, nous avons retrouvé les mêmes légendes. Partout il était question d’une race de géants venus du ciel, des géants blancs qui auraient apporté les premiers éléments de civilisation.
— Et qui auraient régné longtemps, avant de périr au cours d’un cataclysme... Je connais toutes ces théories. Les races jaunes, noires ou rouges qui ont existé un peu partout auraient été les véritables autochtones.
Devant nous, Val 3, qui marchait en tête, s’arrête subitement et ordonne mentalement aux deux robots de combat de stopper. Ils le font immédiatement, avec Felton et Elsa, pendant que je continue de quelques mètres, avant de m’arrêter à mon tour, à hauteur de la machine.
— Que se passe-t-il ?
— Un troupeau de trentars.
— Et alors ?
— Nous devons les laisser passer ou les détruire.
Des trentars... C’est la première fois que j’en vois, mais ma mémoire en conserve l’image dont l’ordinateur l’a marquée.
Ce sont des crocodiles hauts sur pattes, ce qui leur permet d’atteindre de très grandes vitesses. Ils sont extrêmement dangereux à cause de leur longue queue souple, armée de défenses acérées.
Ils s’en servent pour tuer leurs victimes avant de les dévorer. J’en dénombre une quarantaine qui avancent au milieu des arbres en direction d’un cours d’eau ou d’un lac où ils prendront leurs quartiers.
Nous sommes bien placés par rapport au vent qui souffle dans notre direction. De plus, nous nous trouvons sur une hauteur. Je me retourne pour ordonner aux robots de combat d’avancer avec Felton et Elsa.
— Ne faites pas de bruit, le spectacle en vaut la peine.
Je me rapproche d’Elsa qui murmure :
— Comment cela est-il possible ? La civilisation des villes soigneusement entretenues et cette nature primitive ?
— Des robots ont été conditionnés pour s’occuper des villes, pas des campagnes et des bois, ni des océans. Le breuvage qui sert d’aliment à Klinia, Staran et Talmon, puisque Harrar est mort, doit être produit chimiquement.
Les trentars continuent à défiler. Au milieu de la végétation, ils avancent lentement. Parfois, ils sont obligés de sauter par-dessus un tronc ou une excavation. Ils le font d’un élan souple.
Il se dégage de leur troupe une impression de puissance dévastatrice assez impressionnante.
Soudain, Elsa s’exclame :
— Regardez le dernier de la bande.
Il vient de se dérouter et fonce brusquement dans notre direction en relevant sa longue tête d’une façon assez menaçante.
— Tarquin... Il nous a flairés.
— C’est impossible. Rassurez-vous. Le vent souffle dans notre direction. C’est autre chose qui a attiré son attention, un mouvement dans les broussailles, probablement.
Je regarde Val 3.
— Un peu plus bas, dit-il, il y a un buisson d’oronis.
J’explique à Elsa :
— Sur Thana, on nomme oronis une sorte d’acacia carnivore. Il a dû agiter ses branches de façon à faire croire qu’un animal s’y dissimulait.
Le trentar dérouté est arrivé tout près du buisson et, tout à coup, il paraît comprendre le danger qui le menace. Il fait un effort désespéré pour tenter de fuir et lance un long appel.
Un peu plus loin, tout le troupeau s’arrête, mais aucun des monstres qui le composent ne bouge. Pourtant, ils savent tous ce qui va se passer.
Leur congénère continue à hurler et à se débattre, puis il s’aperçoit que le troupeau reprend sa route sans plus se soucier de lui. Alors, il change de tactique et fonce brusquement sur le buisson en lançant de formidables coups de queues.
En même temps, il griffe et mord, mais le buisson se referme inexorablement sur lui. Encore quelques remous, et c’est fini. Les branches aux lourdes fleurs blanches qui sont pour le moment ensanglantées se calment progressivement.
Je demande à Val 3 :
— Ces plantes carnivores existaient déjà lorsque la planète était habitée ?
— Oui, mais les buissons étaient minuscules et ne pouvaient s’attaquer qu’aux tout petits rongeurs.
— Ils se sont développés sans contrôle
depuis que la nature a pu proliférer librement.
Ce qui a nécessairement créé un déséquilibre..., et ça ne doit pas être le seul.
Nous avons repris notre route, en prenant bien garde d’éviter les buissons d’oronis. Oh ! nos robots en viendraient facilement à bout et, en tout cas, ils nous retiendraient, mais nous sommes tout de même plus tranquilles lorsque nous sortons enfin de la forêt.
Devant nous, s’étend une longue plaine plate. Plus exactement une savane, dans laquelle nous risquons de tomber sur des éléphants à la trompe munie de ventouses.
En principe, ce sont des bêtes pacifiques, pour autant qu’elles ne se sentent pas en danger.
Les robots se sont disposés en triangle. Val 3 en tête, à la pointe de l’angle aigu, et nous avançons au milieu d’eux. Elsa et Felton ont très vite su se débrouiller avec leurs compensateurs de gravité.
En un sens, la savane est plus dangereuse pour nous que la forêt et, à intervalles réguliers, Val 3 en balaye les hautes herbes d’un fluide légèrement électrifié qui fait fuir à toute vitesse tout ce qu’il touche de vivant.
La nuit va bientôt tomber. Les ombres se font plus larges et plus denses autour de nous. Et la nuit va libérer ses dangereuses bandes de tatras.
J’interpelle Val 3 :
— Ne crois-tu pas que nous devrions établir un campement ?
— Nous allons atteindre les ruines d’une ancienne forteresse dans laquelle nous pourrons trouver refuge. Tenez, regardez, là-bas, cette muraille...
Instinctivement, nous pressons tous l’allure. La muraille est rongée par la végétation et elle ceinture une vaste cour envahie également par une flore prolifique.
De la forteresse proprement dite, il ne reste d’intact, si on peut dire, que le donjon. Mais, avant d’y pénétrer, nous sommes d’abord obligés de nous ouvrir un chemin à travers un enchevêtrement de lianes, puis d’arroser l’intérieur du fluide électrique pour faire fuir tout ce qui vit. Une multitude de petits animaux divers, principalement des reptiles.
Nous allons nous installer lorsque, subitement, Val 3 s’immobilise après qu’un de ses bras articulés s’est dressé vers le ciel.
— Que se passe-t-il ?
— Une escadrille de trants.
Des engins volants en forme de torpille. Je sais qu’ils sont munis de puissants détecteurs. Klinia, Staran et Talmon les ont sans doute lancés à notre poursuite.
Ils savent donc que nous nous sommes échappés de la forteresse d’Harrar.
S’ils voulaient nous détruire, nous serions impuissants parce que sans défense, mais, comme les trois gnomes veulent et doivent nous prendre vivants à tout prix, il nous reste une chance.
Je demande :
— Les trants nous ont repérés ?
— Fatalement, mais ils viennent de perdre notre trace. Je brouille l’émission de leurs rayons chercheurs, répond Val 3.