Chapitre II
Abasourdi, je dévisage l’affreux gnome qui a soudain un sourire douloureux.
— Je lis dans tes pensées. Je sais donc ce que tu penses de moi et de mon apparence. Oh ! je ne t’en veux pas. Nous savons sur Thana que nous avons tous abominablement dégénéré. Tu pourras mesurer la différence, lorsque tu verras des films qui datent maintenant d’un lointain passé. Il fut une époque où mes ancêtres avaient ton apparence.
— Qu’est-ce qui vous a fait dégénérer ?
Son regard se fait rêveur et il fixe un instant
le plafond, au-dessus de ma tête, avant de soupirer finalement :
— C’est une longue histoire, que je t’expliquerai sans doute un jour. Le moment n’est pas encore venu, tu ne comprendrais pas. Pas encore.
— Malheureusement, je compte repartir le plus rapidement possible, lorsque j’aurai retrouvé les trois femmes dont tu m’as parlé. Nous sommes venus sur Thana pour les chercher.
— Tu repartiras avec elles, mais pas tout de suite. J’ai besoin de vous tous. Pas pour très longtemps. Quelques semaines au maximum.
Je secoue la tête.
— C’est impossible.
Un mince sourire joue sur ses lèvres.
— Hélas ! Seulement, je suis obligé de te garder et tu n’es pas en mesure de me résister. Je préférerais d’ailleurs ne pas avoir à te contraindre.
Il pousse un soupir.
— Quelques semaines, cinq au maximum. Qu’est-ce que cinq semaines en regard de l’éternité ? Après, tu seras libre et je mettrai même à ta disposition des moyens techniques grâce auxquels tu pourras, si tu le désires, occuper les plus hauts postes dans la hiérarchie de la société dont tu as l’habitude. Cinq semaines... Il me faudra certainement moins de temps pour procéder au transfert que j’envisage, mais je tiens à compter largement pour ne pas te décevoir.
— De quel transfert s’agit-il ?
— C’est encore une chose que je ne peux pas t’expliquer maintenant.
Un instant, je reste silencieux. Je réfléchis et, finalement, je lui lance :
— Et si, malgré ta menace, je refusais quand même ?
— Ça ne changerait absolument rien à mes projets.
— Je dois donc me considérer comme prisonnier sur...
—... Thana. Cette planète se nomme Thana. Tu seras prisonnier tout en restant libre de tes mouvements. En aucun cas, je n’exercerai la moindre contrainte sur toi.
— On connaît les coordonnées de cette planète sur Soldivan. Si nous ne rentrons pas dans un délai relativement court, son réarque enverra immédiatement une flotte.
— Je sais. J’ai lu tout cela dans tes pensées. L’ennui, c’est que cette flotte n’arrivera jamais jusqu’ici.
— Tu comptes la détruire ?
— Non. Je vais simplement projeter autour de Thana, à des années de lumière, un écran magnétique qui déréglera toutes les boussoles spatiales de l’escadre qui tournera en rond tout en ayant l’impression d’avancer.
— Et si je te tuais ?
Je pose la main sur la crosse de mon pistolet, mais le gnome ne bronche pas.
— Tu es bien trop curieux pour me tuer tout de suite, dit-il. Et puis, ce n’est pas dans ta nature. Tu feras tout pour t’échapper malgré ma volonté, mais tu n’auras recours à la violence que si tu te sens en danger.
A moi de soupirer, et je lâche la crosse de mon pistolet en demandant :
— Comment se fait-il que tu parles mon langage..., enfin, que tu le connaisses ?
— En ce moment, tu es le seul à parler. Moi, je n’ai pas encore prononcé une seule parole. Je me contente de projeter ma pensée dans la tienne et tu as l’impression d’un dialogue parce que c’est ta façon usuelle de converser.
— Et mon ami ? Et les prisonnières ? Que va-t-il leur arriver ?
— Pour ton associé, pas de problème. Vous resterez ensemble avec une des prisonnières. Les deux autres se sont malheureusement posées dans des secteurs que je ne contrôle pas.
— Tu veux dire qu’elles sont prisonnières aussi, mais chez un autre représentant de ta race ?
— Deux autres, Startan et Klinia. Quant à vous réunir immédiatement tous, il ne faut pas trop l’espérer. Startan et Klinia sont mes pires ennemis.
Un sourire monte à ses lèvres pendant que ses gros yeux globuleux se font graves.
— Sur les trois continents de Thana, nous ne sommes plus que quatre en tout, et nous nous haïssons depuis des siècles.
— Des siècles ? Vous êtes donc immortels ?
— Nos esprits le sont. Quant à nos corps, ils ne comptent plus, tu dois t’en rendre compte. Nos fonctions organiques sont pratiquement réduites à zéro et nous pouvons changer artificiellement toutes leurs composantes. En fait, nous n’utilisons plus guère que nos doigts, pour presser des boutons. Nos jambes ne peuvent plus nous porter, ni nos estomacs digérer véritablement les aliments.
— Comment vous nourrissez-vous, alors ?
— En rechargeant nos cellules nerveuses comme des piles. Nous y accumulons de l’énergie. Nous prenons aussi, à faibles doses, un sirop nutritif.
— Et vous ne vous déplacez jamais ?
— Si, grâce à des corps artificiels entièrement mécanisés. Tu verras tout cela. Mais, avant, il faut que tu te sois habitué à ton nouveau sort. On va te reconduire sur la terrasse du palais où tu retrouveras ton ami. Puis, on vous conduira tous les deux auprès de la femme que j’ai déjà recueillie, et à laquelle je ne me suis pas montré. Justement parce que c’est une femme.
— Tu connais son nom ?
— Elsa Van Rolsen. Toi, tu t’appelles Cyrille Tarquin. Quant à moi...
Il marque une hésitation, puis ajoute :
— Les autres me nomment Harrar.
Encore un silence, qui semble souligner chez
lui une préoccupation, et finalement il conclut :
— Toute la ville t’appartient. Vous pourrez vous promener partout, tout voir, tout étudier.
— Et si je reprenais brusquement l’air avec mon Lata ?
— Il n’est déjà plus en état de décoller, bien que ton ami Felton ne s’en doute pas encore. Val 3 va te reconduire.
— Val 3 ?
— Un robot. Il t’obéira en tout. Durant notre conversation, il s’est réglé sur tes radiations mentales. Désormais, tu es son maître.
— Son maître ? Dans les limites que tu lui as fixées ?
— Non. Si tu lui ordonnais de se retourner contre moi, il le ferait. Mais pourquoi le ferais-tu ? Tu es intelligent, aventureux et d’une bravoure hors du commun. Je peux donc te faire entièrement confiance. Et j’irai même jusqu’à remettre mon sort entièrement entre tes mains.
Comme il lit dans mes pensées, il doit savoir qu’il me fascine, parce qu’il est l’ultime descendant d’une race qui a porté sa civilisation à son plus haut niveau, au prix de sa déchéance physique.
Il ajoute :
— Voici Val 3. Bientôt, tu le distingueras des autres, au signe qu’il porte sur la poitrine.
Son regard se fait soudain encore plus incisif et, brusquement, il décide :
— Avant de te reconduire à tes amis, Val 3 te fera passer par la salle d’enseignement. Il faut que tu connaisses notre langage et certains éléments essentiels de notre civilisation.
J’approuve d’un mouvement de tête, mais il n’en a pas encore fini avec moi et dit :
— Compte tenu de ce que j’ai lu dans tes pensées, je puis te faire une très grande confiance.
Sa longue solitude a enlevé presque toute expression à sa physionomie. Tout de même, il sourit et, d’un geste de sa petite main, il fait signe que l’entretien est terminé. Il me semble qu’il est terriblement fatigué.