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Cal passa plusieurs heures à voguer sur une mer d’émissions télévisées. Toutes les dix ou quinze minutes, il changeait de chaîne, passant d’un jeu à une série à l’eau de rose, d’un talk-show à des clips publicitaires. S’il aimait ces derniers pour leur créativité et leur rythme, il les préférait musicaux, avec leurs mélodies accrocheuses et simples à retenir. Quant aux autres, ils lui faisaient s’interroger sur les us et coutumes des contemporains de Libby.
Certains montraient des femmes qui s’échinaient à frotter des taches de graisse ou des dépôts de tartre. Il imaginait mal sa mère – ou n’importe quelle autre femme, en l’occurrence – hésitant entre deux marques de produit détergent.
Dans d’autres, des jeunes gens séduisants résolvaient leurs problèmes en buvant des boissons carbonatées ou du café. Tout le monde semblait travailler, souvent à l’extérieur, effectuant des tâches pénibles pour se retrouver ensuite dans un bar autour d’une bière. Leur habillement le fascinait. Toutes ces publicités l’amusaient beaucoup.
Dans un téléfilm, il vit une femme évoquer, lors d’une conversation brève et intense avec un homme, son éventuelle grossesse. Soit une femme était enceinte, songea-t-il, soit elle ne l’était pas. Zappant de nouveau, il tomba sur un gros type en veste à carreaux qui venait de gagner une semaine de vacances à Hawaii. A voir sa réaction, ce devait être une grosse affaire au XXe siècle.
A un journal de la mi-journée, il ne put s’empêcher de se demander comment l’humanité avait réussi à entrer dans le XXIe siècle et au-delà. L’assassinat était à l’évidence un sport très populaire, de même que les discussions sur la limitation des armes et les traités de non-agression. Quant aux politiciens, ils ressemblaient comme deux gouttes d’eau à ceux de son époque langue de bois et sourires enjôleurs, constata-t-il en grignotant des biscuits dénichés dans la cuisine de Libby, les jambes repliées sous lui. Mais de penser que les dirigeants de la planète avaient pu négocier pour s’attribuer telle ou telle capacité nucléaire lui donnait des frissons dans le dos. De quelle force de frappe avaient-ils cru avoir besoin ?
Mais peu importait, décida-t-il en changeant de chaîne. Ils avaient fini par revenir à la raison.
Cette fois, il était en présence d’un feuilleton. Ce qu’il préférait. L’image avait beau être vacillante et le son incertain, il adorait observer la vie de ces gens, leurs problèmes relationnels, les mariages, les divorces, les histoires d’amour. Apparemment, ce domaine figurait en bonne place dans les préoccupations des hommes et des femmes de 1989.
Une blonde pulpeuse aux yeux embués et un costaud au torse nu tombaient dans les bras l’un de l’autre pour un long baiser langoureux. La musique enfla jusqu’au fondu final. S’embrasser était à l’évidence une pratique acceptée à cette époque, songea-t-il. Alors pourquoi Libby s’était-elle mise dans de tels états ?
Nerveux, il se leva et marcha vers la fenêtre. Lui-même avait réagi d’une façon pour le moins inhabituelle. Ce baiser l’avait laissé en colère, mal à l’aise et vulnérable, chose qui ne s’était jamais produite auparavant. Mais son désir d’elle n’en avait pas été amoindri pour autant, loin s’en fallait.
Bon sang, il voulait tout savoir de Liberty Stone ! Ses pensées, ses sentiments, ce à quoi elle aspirait, ce qu’elle détestait. Il y avait tant de questions qu’il voulait lui poser, tant de manières dont il voulait la toucher, et il savait que s’il le faisait, son regard se troublerait, s’assombrirait pour devenir tel un puits sans fond. Il n’avait pas besoin d’un gros effort d’imagination pour deviner la finesse de sa peau derrière les genoux, ou au creux des reins.
Non. C’était impossible. La seule chose dont il devait se préoccuper était son retour.
Ce temps passé avec Libby n’était qu’un intermède. Sa méconnaissance des femmes de ce temps ne l’empêchait pas d’être certain qu’elle n’était pas de celles que l’on aime et que l’on quitte sur un simple au revoir. Le feu qui brillait dans son regard n’était pas seulement celui de la passion, c’était celui des braises d’un foyer.
Et fonder une famille n’entrait pas dans ses projets immédiats. Certes, ses parents s’étaient couplés très tôt et s’étaient mariés assez jeunes, à trente ans. Mais il n’avait aucun désir d’être couplé ni marié. Du moins pas encore. Et le moment venu, ce serait selon ses termes. Il se souviendrait alors de Libby comme d’une distraction – agréable, sans nul doute – à un moment particulièrement délicat de sa vie.
Il devait s’en aller, conclut-il, debout devant la vitre, comme s’il s’agissait de la paroi d’une prison dont il pouvait facilement s’échapper. Bien sûr, il vivait une expérience dont auraient rêvé bien des hommes, mais pour sa part, il préférait briser les limites de son propre univers.
Les journaux et la télévision lui avaient appris qu’en 1989, la Terre était encore loin de connaître la paix, que les gens se préoccupaient beaucoup de ce qu’ils mangeaient, et que les armes étaient détenues et utilisées dans le plus grand laxisme. Une douzaine d’œufs frais coûtait environ un dollar – la monnaie alors en usage aux Etats-Unis –, et tout le monde ou presque suivait un régime.
Tout cela était fort intéressant, mais ne lui était pas d’une grande utilité. Il devait se focaliser sur ce qui s’était passé à bord de son vaisseau.
Mais il voulait penser à Libby, au contact de son corps contre le sien, à cette chaleur qui l’avait envahi, à la douceur de ses lèvres sous les siennes.
Lorsqu’elle avait refermé les bras dans son dos, il avait tremblé. Cela ne lui était jamais arrivé. Il avait ce qu’il considérait comme une expérience normale et saine des femmes. Il les appréciait autant pour leur compagnie que pour le plaisir physique. Et comme il aimait donner autant que recevoir, la plupart étaient restées ses amies. Mais aucune d’elles ne l’avait bouleversé ainsi par un seul baiser.
Ses jambes vacillèrent soudain. Lentement, il leva une main pour s’appuyer au mur. L’étourdissement passa, lui laissant d’étranges élancements à la base du crâne. C’est alors qu’il se rappela. Les lumières. Les clignotants affolés dans l’habitacle. La défaillance du système de navigation. Les boucliers inopérants. Le signal automatique de détresse.
Le vide. Il le revoyait, et même maintenant, une sueur froide perlait sur son front. Un trou noir, vaste, obscur, vorace. Il ne figurait pas sur les cartes, sinon il ne s’en serait pas approché d’aussi près. Mais il était là, et son vaisseau avait été attiré vers lui.
Il n’y était pas tombé. Le fait qu’il était vivant et sur Terre en était la preuve. Peut-être était-il pour quelque raison demeuré à l’extrême lisière, avant d’être projeté tel un ruban élastique à travers l’espace-temps. Ce serait aux scientifiques de répondre.
Le voyage dans le temps n’en était qu’au stade de la théorie, et suscitait plus de rires que de considération.
Pourtant, il en avait accompli un.
Ebranlé, il s’assit sur le bord du lit. Il ouvrit ses deux mains et les contempla. Il était entier, et perdu. Un début de panique le saisit, qu’il refoula, les poings serrés. Non, pas perdu. Cela, il ne l’accepterait pas. Il avait été expédié dans une direction, et il était logique de penser qu’il pouvait l’être dans l’autre.
Il avait son cerveau et son talent. Il baissa les yeux sur son module de poignet. Celui-ci pouvait lui fournir quelques estimations de base. Ce serait loin d’être suffisant, mais lorsqu’il aurait retrouvé son vaisseau… Si tant est qu’il en restât quelque chose. Repoussant cette pensée, il se mit à marcher en rond dans la chambre. Avec un peu de chance, il pourrait connecter son mini à la machine de Libby. Il devait essayer.
Des bruits lui parvinrent depuis la cuisine. Les regrets surgirent, trop vite pour qu’il puisse les bloquer, et l’image de Libby assise en face de lui s’imposa à son esprit. Il l’avait blessée. Le moins qu’il pouvait faire était de lui renouveler ses excuses.
Du reste, si sa tentative de connexion réussissait, il sortirait de sa vie aussi doucement que possible.
Sans attendre, il se faufila dans sa chambre, croisant les doigts pour qu’elle demeure occupée en bas le temps qu’il effectue les calculs préliminaires. Malgré son impatience, il s’immobilisa un instant près de la porte, l’oreille tendue. Libby était bien dans la cuisine et, à en juger par ce qu’il entendait, encore d’assez méchante humeur.
L’ordinateur, avec son drôle de moniteur et son clavier obsolète, trônait sur le bureau encombré de livres et de documents. Cal prit place sur le siège, le sourire aux lèvres.
– Démarre.
L’écran resta noir.
– Démarre, Ordi.
Ravalant son agacement, il se souvint du clavier. Il tapa une commande et attendit. Rien ne se passa.
Se renversant contre son dossier, il pianota des doigts sur le bureau et réfléchit. Pour une raison qui lui échappait, Libby avait éteint l’ordinateur. Qu’à cela ne tienne, se dit-il en se saisissant d’un coupe-papier qui traînait sur le bureau. Il retourna le clavier, et se préparait à en dévisser le fond lorsqu’il aperçut l’interrupteur.
Idiot, se tança-t-il. Ils avaient des interrupteurs pour tout, ici. Rassemblant ce qui lui restait de patience, il reposa le clavier à l’endroit et alluma l’ordinateur, qui émit aussitôt son léger bourdonnement. Il faillit lâcher un cri de victoire.
– A la bonne heure, murmura-t-il entre ses dents, avant de commencer à taper.
« Evaluation du facteur de distorsion spatio-temporelle…
Il s’interrompit de nouveau, jura, puis ôta le couvercle de plastique pour accéder aux mémoires. Son impatience lui ramollissait le cerveau. Evidemment, que peut-on tirer d’une machine qui n’est pas là ? C’était un travail délicat, qui prenait un temps précieux, mais il s’efforça de procéder sans précipitation. Lorsque ce fut fini, son mini était connecté à l’ordinateur de Libby.
Il prit une profonde inspiration et toucha sa tempe de l’index.
– Salut, Ordi.
– Salut, Cal.
La voix métallique provenait de son module de poignet, tandis que les mots s’affichaient sur l’écran de Libby.
– Ça fait du bien de t’entendre, ma mignonne.
– Affirmatif.
– Ordi, donne-moi les paramètres connus des théories sur les voyages temporels. Forces de gravité, accélération, etc.
– Première théorie, non testée, proposée par le Dr Linward Bowers en 2010. Son hypothèse…
– Non, je n’ai pas le temps, coupa-t-il. Je veux les probabilités de survie face à un trou noir.
– Recherche… Données insuffisantes.
– Ça s’est pourtant produit, bon sang. Analyse l’accélération et la trajectoire nécessaires… Stop !
Il venait d’entendre Libby monter l’escalier. Il n’eut que le temps d’éteindre l’ordinateur avant qu’elle ne pénètre dans la chambre.
– Mais… Qu’est-ce que vous faites ici ?
Arborant un air innocent, il sourit et se leva.
– Je vous cherchais.
– Si vous avez semé la zizanie dans mon ordinateur…
– Je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un coup d’œil à ces documents. C’est fascinant,
– Je trouve aussi.
Les sourcils froncés, elle inspecta son bureau. Tout paraissait en ordre.
– J’aurais juré vous avoir entendu parler à quelqu’un.
– Il n’y a personne d’autre ici que vous et moi, répondit-il sans se départir de son sourire. Je devais marmonner entre mes dents. Euh, Libby, reprit-il en s’avançant vers elle…
Elle lui fourra un plateau sous le nez.
– Je vous ai préparé un sandwich.
Il prit le plateau et le posa sur le lit. Cette attention toute simple ne fit qu’accentuer son sentiment de culpabilité.
– C’est vraiment trop gentil.
– Ce n’est pas parce que vous m’importunez que je dois vous laisser mourir de faim.
– Je n’en avais pas l’intention.
Voyant qu’elle s’approchait de l’ordinateur, il se hâta de s’interposer.
– Mais il semble que je sois incapable de l’éviter. Je vous demande pardon pour ce qui s’est passé tout à l’heure.
– Oublions ça, dit-elle, le regard embarrassé.
– Non.
Ce fut plus fort que lui il lui saisit la main.
– Je ne veux pas l’oublier. Vous avez touché quelque chose au fond de moi, Libby. Quelque chose qui n’avait jamais été touché auparavant.
Elle savait ce qu’il voulait dire, très précisément. Et cela l’effrayait au plus haut point.
– Je… Il faut que je me remette au travail.
– Est-ce que toutes les femmes trouvent difficile d’être honnête ?
– Je n’ai pas l’habitude de ce genre de situation, ça me déstabilise. Les hommes me mettent mal à l’aise. Je ne suis pas une passionnée, c’est tout.
Il éclata de rire. Vexée, elle détourna la tête.
– C’est la chose la plus ridicule que j’aie jamais entendue ! Vous êtes la passion même.
Quelque chose remua en son for intérieur. Comme un besoin de liberté.
– Dans mon travail, oui, répondit-elle en détachant bien ses mots. Et envers ma famille. Mais pas dans le sens où vous l’entendez.
Elle croyait ce qu’elle disait, comprit Caleb en scrutant son visage. Ou elle s’en était convaincue. En deux jours, il avait découvert ce que douter de soi signifiait. S’il pouvait lui exprimer autrement sa gratitude, peut-être parviendrait-il à révéler la femme qui sommeillait en elle.
– Si nous allions nous promener ?
Elle cligna des yeux.
– Je vous demande pardon ?
– Une promenade.
– Pourquoi ?
Il s’efforça de ne pas sourire.
– Parce qu’il fait beau, et que j’aimerais découvrir où je suis. Vous pourriez me servir de guide.
Elle cessa de se triturer les doigts. Ne s’était-elle pas promis de s’octroyer un peu de temps libre ? Caleb avait raison. Il faisait beau, et son travail pourrait certainement attendre.
Un parfum résiné flottait dans l’air, vaguement humide. Celui des sapins, conclut Caleb après plusieurs secondes de débat intérieur. Comme à Noël. Mais il provenait de vrais arbres, et non d’un disque à odeurs ou d’un simulateur. Le sol était riche et moussu, et le vent, bien que léger, faisait bruire les feuillages et piailler les oiseaux. Seuls quelques nuages, vers le nord, troublaient la sérénité d’un ciel clair et limpide.
Mais, à l’exception du chalet derrière eux et d’une remise vétusté, aucune construction humaine n’apparaissait. Il n’y avait que la montagne, le ciel et la forêt.
– C’est incroyable.
– Oui, je sais, répondit-elle sans pouvoir contenir son sourire. A chacun de mes séjours ici, je suis tentée de rester.
C’est côte à côte, marchant d’un même pas tranquille, qu’ils s’engagèrent dans la forêt pommelée de soleil. Se retrouver seul avec Libby n’avait maintenant plus rien d’étrange, songea soudain Caleb. Cela lui semblait presque naturel.
– Pourquoi ne le faites-vous pas ?
– A cause de mon travail, surtout. L’université ne me paie pas pour me promener dans les bois.
– Pourquoi vous paie-t-elle ?
– Pour effectuer mes recherches.
– Et en dehors de ces recherches, comment vivez-vous ?
– Comment ? répéta-t-elle en inclinant la tête. Paisiblement, je suppose. J’ai un appartement à Portland. J’étudie, je donne des cours, je lis.
Le sentier commençait à grimper.
– Et vos loisirs ?
– Le cinéma, répondit-elle avec un haussement d’épaules. La musique.
– La télévision ?
– Oui, concéda-t-elle en riant. Trop souvent, parfois. Et vous ? Vous rappelez-vous ce que vous aimez faire ?
– Voler.
Son sourire fut aussi franc qu’il était spontané. C’est à peine si elle se rendit compte qu’il lui prenait la main.
– Je ne connais rien de mieux. J’aimerais vous emmener là-haut et vous montrer.
Elle considéra son pansement et fit la moue.
– Je ne préférerais pas.
– Oh, mais je suis bon pilote !
Amusée, elle se pencha pour cueillir une fleur sauvage.
– Vous m’en direz tant.
– Je le suis !
D’un mouvement preste et naturel, il lui ôta la fleur des mains pour la piquer dans ses cheveux.
– Simplement, j’ai eu quelques problèmes avec mes instruments de bord, sinon je ne serais pas ici.
Un instant décontenancée par son geste, elle se reprit et se remit en route, pour ralentir aussitôt le pas, voyant qu’il traînait pour cueillir d’autres fleurs ici et là.
– Où vous rendiez-vous ?
– A Los Angeles.
– Il vous restait un bon bout de chemin.
– Euh… Oui, en effet. Un sacré bout de chemin.
D’un geste hésitant, elle toucha la fleur dans ses cheveux.
– On va vous rechercher, non ?
– Pas avant quelque temps, répondit-il, avant de lever les yeux vers le ciel. Si demain nous retrouvons mon… avion, je ferai un bilan des dégâts et à partir de là, j’aviserai.
Un pli soucieux s’était formé sur son front, qu’elle brûlait d’envie d’effacer.
– D’ici un jour ou deux, nous devrions pouvoir nous rendre en ville. Cela vous donnera l’occasion de voir un médecin, et de passer quelques coups de téléphone.
– Des coups de téléphone ?
Devant son expression hébétée, elle se demanda si elle n’avait pas sous-estimé la gravité de sa blessure.
– Oui, à votre famille, vos amis, votre employeur.
– C’est vrai.
Il lui reprit la main, et huma distraitement le bouquet de fleurs qu’il tenait.
– Vous pouvez me donner la position et la distance de l’endroit où vous m’avez trouvé ?
– La position et la distance ?
Eclatant de rire, elle s’assit près de la rive d’un torrent.
– Si je vous dis c’est par là, ça vous va ?
Elle pointa le doigt en direction du sud-est.
– Quinze kilomètres à vol d’oiseau, le double par la piste.
Il se laissa tomber à côté d’elle. Son parfum était aussi frais que celui des fleurs sauvages, et bien plus troublant.
– Je croyais que vous étiez une scientifique.
– Cela ne veut pas dire que je peux vous fournir une latitude et une longitude. Interrogez-moi sur les Papous de Nouvelle-Guinée et je vous en mettrai plein la vue.
– Quinze kilomètres…
Les yeux plissés, il regarda au loin, là où se terminait la forêt de conifères. Au-delà se dressait une montagne escarpée, d’un gris bleuté dans la lumière du soleil.
– Et jusque-là il n’y a rien. Je veux dire, pas de villages, pas de fermes ?
– Non, ce secteur est encore isolé. Nous avons juste quelques randonneurs de temps à autre.
Alors il était peu probable que l’on ait accédé à son vaisseau, ce qui constituait un souci en moins. Son principal problème, à présent, était de parvenir à le localiser sans Libby. Le plus simple, songea-t-il, était de partir à l’aube avec son véhicule. Mais cela, c’était pour demain. Le temps, commençait-il à comprendre, était trop précieux, trop capricieux pour être gaspillé.
– J’aime bien ce coin.
C’était vrai. Il aimait être assis là, sur l’herbe, avec le clapotis de l’eau en musique de fond. Incidemment, il se demanda à quoi ressemblerait cet endroit deux siècles plus tard. Que trouverait-il en y revenant ? Les montagnes seraient toujours là. Ainsi, sans doute, qu’une partie de la forêt. Ce torrent dévalerait toujours sur les mêmes pierres. Mais il n’y aurait plus de Libby. Sa douleur à l’estomac se réveilla, sourde et mordante.
– Lorsque je serai de retour chez moi, dit-il très lentement, je penserai à vous ici.
Le ferait-il vraiment ? se demanda Libby. Avec un pincement au cœur, elle contempla le ruissellement de l’eau sur laquelle scintillait le soleil.
– Peut-être reviendrez-vous me voir un jour.
– Sans doute, répondit-il en jouant avec ses doigts.
Elle serait alors un fantôme, une femme qui avait existé dans une faille du temps, une femme qui lui avait fait rêver l’impossible.
– Je vous manquerai ?
– Je ne sais pas.
Mais elle ne retira pas sa main, parce qu’elle comprenait que oui, il lui manquerait. Plus qu’il n’était raisonnable.
– Moi je le crois.
Oubliant son vaisseau, ses interrogations et son avenir, Caleb se concentra sur elle, et entreprit d’orner ses cheveux des fleurs qu’il tenait toujours à la main.
– Des étoiles, des planètes et des galaxies ont été baptisées du nom de déesses, murmura-t-il, parce qu’elles sont fortes, belles et mystérieuses. Et nous, pauvres mortels, ne pourrons jamais tout à fait les conquérir.
– Toutes les cultures ont leurs mythologies, fit-elle observer, tout en lissant d’une main distraite un pli de son pantalon. Les astronomes de l’Antiquité…
Du bout de l’index, il tourna son visage vers le sien.
– Je ne parlais pas de mythes. Même si vous ressemblez à l’une de ces fleurs.
Il toucha un pétale égaré près de son oreille.
– « Aux filles d’Aphrodite, ta beauté fait de l’ombre, et les Muses pâlissent en entendant ta voix.
Dangereux, pensa Libby. Cet homme, qui souriait comme le diable et récitait de la poésie de cette voix grave et chaude ; cet homme, dont les yeux avaient le bleu profond du ciel au crépuscule, était un homme dangereux. Jamais elle n’avait considéré être le genre de femme à vaciller sous le regard d’un homme. Et elle ne voulait pas l’être.
– Je dois rentrer. Il me reste encore beaucoup de travail.
– Vous travaillez trop.
Elle se rembrunit et détourna la tête. Il haussa un sourcil.
– Ai-je dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?
Elle haussa les épaules.
– C’est un reproche que j’entends si souvent ! Y compris de ma propre bouche.
– Ce n’est pourtant pas un crime, si ?
Le ton de sa question était si candide qu’elle éclata de rire.
– Non. Pas encore, en tout cas.
– En est-ce un de prendre un jour de vacances ?
– Non, mais…
– Ce « non » me suffit. Et si nous disions « C’est le moment d’une Miller » ?
Devant son expression abasourdie, il tendit ses mains ouvertes devant lui.
– Vous savez, comme dans la publicité.
– Ah, oui.
Un bras replié sur son genou, elle l’étudia avec une profonde perplexité. D’abord de la poésie, et maintenant une pub pour une marque de bière…
– Il y a des moments, Hornblower, où je me demande si vous êtes réel.
– Oh, je le suis.
Il redressa le buste et regarda le ciel. L’herbe sous lui était fraîche et douce, et le vent murmurait dans les cimes des arbres.
– Dites-moi, que voyez-vous là-haut ?
Elle pencha la tête en arrière.
– Le ciel. Bleu, Dieu merci, avec quelques nuages qui devraient disparaître dans la soirée.
– Vous ne vous demandez jamais ce qu’il y a au-delà ?
– Au-delà de quoi ?
– Du bleu.
Les yeux mi-clos, il imagina… Le champ infini des étoiles, le noir pur de l’espace, l’harmonieuse symétrie des orbites des lunes et des planètes.
– Vous ne pensez jamais à tous ces mondes lointains, hors de portée ?
– Non.
Elle ne voyait que la voûte de l’azur, suspendue au-dessus des montagnes.
– Je suppose que c’est parce que je réfléchis davantage aux mondes anciens. Mon travail me force à garder les pieds et les yeux sur terre.
– S’il doit exister un monde de demain, il faut vous intéresser aux étoiles.
Il se mordit la lèvre. Il était ridicule de se languir pour quelque chose qui était peut-être perdu. N’était-il pas étrange, s’interrogea-t-il, qu’il songe tellement au futur et Libby tellement au passé quand il existait un ici et un maintenant ?
– Quels films ? Quel genre de musique ? s’enquit-il tout à trac.
Libby secoua la tête. Décidément, il était expert dans l’art de passer du coq à l’âne.
– Vous me disiez que vous aimiez le cinéma et la musique. Je voulais juste en savoir plus, ajouta-t-il.
– J’aime un peu de tout, bon ou mauvais. Je ne suis pas difficile.
– Mais quel est votre film préféré ?
– Mmm… Casablanca, répondit-elle, citant le premier qui lui venait à l’esprit.
Caleb aimait la musicalité de ce nom, ainsi que la façon dont Libby le prononçait.
– Quelle est l’histoire ?
– Allons, Hornblower, tout le monde la connaît !
– Je ne l’ai pas vu, expliqua-t-il avec un sourire d’enfant pris en flagrant délit de vol de confiture. Je devais être occupé quand il est sorti.
Elle se remit à rire et secoua légèrement la tête, l’œil pétillant.
– Certainement. Nous avions tous les deux un emploi du temps surchargé dans les années quarante.
Bon prince, il laissa passer.
– Alors, l’histoire ?
En fait, il se fichait du scénario. Tout ce qu’il voulait, c’était l’entendre et la regarder parler.
Pour lui faire plaisir, elle se lança. Il écouta, savourant la manière dont elle racontait cette histoire d’amour perdu, d’héroïsme et de sacrifice. Plus encore, il aimait les mouvements de ses mains, et l’intensité dramatique qu’elle mettait dans son récit et qui se reflétait dans ses yeux. Ceux-ci s’assombrirent, empreints de tristesse, lorsqu’elle aborda les retrouvailles des deux héros, puis leur séparation par une cruauté du destin.
– Ce n’est pas une fin heureuse, murmura-t-il.
– Non, mais j’ai toujours pensé que Rick la retrouverait des années plus tard, après la guerre.
– Pourquoi ?
Elle s’était allongée contre lui, la tête nichée entre ses bras pliés.
– Parce qu’ils appartiennent l’un à l’autre. Lorsque c’est le cas, un homme et une femme finissent toujours par se retrouver.
Elle tourna la tête en souriant, mais son sourire s’effaça lentement devant la manière dont il la regardait. Comme s’ils étaient seuls. Pas seuls dans ce coin de montagne, mais totalement, complètement seuls, comme Adam et Eve.
Sa gorge se serra. Pour la première fois de sa vie, son corps, son esprit et son cœur étaient la proie d’un désir aussi puissant qu’incontrôlable.
– Non, protesta-t-il d’une voix douce, voyant qu’elle s’apprêtait à se relever.
Il posa une main sur son épaule. Elle s’immobilisa.
– Pourquoi avez-vous peur de moi ?
– Je n’ai pas peur de vous.
Mais elle avait le souffle court, comme si elle venait de courir un cent mètres.
– De quoi avez-vous peur, alors ?
– De rien.
Sa voix pouvait être si douce, remarqua-t-elle. Si terriblement douce.
– Mais vous êtes tendue.
De ses longs doigts souples, il se mit à masser les muscles contractés de la base de son cou. Puis il lui effleura la tempe de sa bouche, en une caresse aussi fraîche et stimulante que la brise.
– Dites-moi de quoi vous avez peur.
– De ça.
Elle leva les deux mains pour le repousser.
– Je ne sais pas comment combattre ce que je ressens.
– Pourquoi le combattre ? s’étonna-t-il en glissant une main sur son flanc.
– C’est trop tôt.
Mais elle ne cherchait plus à lutter. Son cœur battait à coups redoublés, tandis que sa résolution fondait comme neige au soleil.
– Trop tôt ? Cela fait des siècles, rétorqua-t-il en riant, avant de nicher sa tête au creux de sa gorge.
– Caleb, je vous en prie…
Il y avait de l’angoisse dans sa voix, remarqua Caleb. Sa prière était aussi faible que désespérée. Sentant son corps vibrer contre le sien, il sut qu’elle pouvait être à lui. Tout comme il savait, au voile qui obscurcissait son regard, qu’elle risquait fort de ne pas le lui pardonner.
Son envie d’elle devenait lancinante. Cette sensation était inédite autant que frustrante. Basculant de côté, il se releva, puis, lui tournant le dos, regarda couler l’eau du torrent.
– Est-ce que vous faites cet effet-là à tous les hommes ?
Elle remonta les genoux contre sa poitrine.
– Non, bien sûr que non.
– Alors c’est que je dois avoir de la chance, lâcha-t-il en levant les yeux vers le ciel.
Il voulait être de nouveau là-bas, sillonnant l’espace. Seul. Libre. Il l’entendit se lever dans un léger froissement d’herbe. Serait-il de nouveau libre un jour ?
– J’ai envie de vous, Libby.
Elle ne répondit rien. Elle en était incapable. Personne ne lui avait jamais dit ces simples mots auparavant. Ou tout au moins, jamais de cette manière.
Piqué au vif par son silence, Caleb fit une brusque volte-face. Le patient aimable et un peu bizarre avait laissé place à un homme en bonne santé, et manifestement en colère.
– Nom d’un chien, Libby ! Il faudrait que je ne dise rien, que je ne ressente rien ? C’est donc la règle, ici ? Eh bien je m’en contrefiche ! J’ai envie de vous, et si je reste plus longtemps près de vous, je vous aurai.
– M’avoir ? s’exclama-t-elle, incrédule, tout en se raidissant. Vous voulez dire comme une voiture dans un hall d’exposition ? Vous pouvez avoir toutes les envies qui vous plaisent, Cal, mais si ces envies me concernent, il me semble que j’ai mon mot à dire !
Elle était magnifique…, songea Caleb. Elle offrait une image stupéfiante d’énergie vitale, avec cette flamme dans les yeux et ces fleurs accrochées à ses cheveux. Une image qu’il garderait toujours à la mémoire.
– Tout ce que vous voulez…
La saisissant par le haut des bras, il l’attira contre lui.
– Mais j’aurai quelque chose avant de partir.
Cette fois, elle se débattit, autant par fierté que par colère. Sentant qu’il l’enlaçait de force, elle voulut l’insulter, mais sa bouche fondit sur la sienne, ferme et inexorable.
Ce ne fut en rien comme la première fois. A présent, plus de séduction ni de persuasion. Il s’emparait sans autre forme de procès de ce qu’il estimait être son dû, étouffant toute objection et se moquant de ses gesticulations. Une onde de panique lui parcourut l’échiné… bientôt balayée par une lame de pur désir.
Son esprit refusait le diktat. Il refusait d’être mis devant le fait accompli, et il avait raison. Mais son corps fonçait tête baissée, laissant l’intellect loin derrière. Cette brutalité, cette tension et même cette rage, elle s’en délectait ; elle confrontait sa propre puissance à la sienne.
Elle s’éveillait dans ses bras, réalisa-t-il, lui faisant tout oublier qui, pourquoi et où. Lorsqu’il goûta à sa bouche, avide et chaude, aucun autre monde, aucun autre espace-temps n’exista plus. L’expérience était aussi inédite, excitante et effrayante pour lui que pour elle. Cette femme qu’il tenait dans ses bras était aussi irrésistible que la gravité qui leur maintenait les pieds au sol.
Le monde tournoyait. Avec un gémissement, Libby remonta les mains dans le dos de Caleb jusqu’à ses épaules, où elle les planta telles des serres. Elle voulait que tout continue à tourner, jusqu’à en perdre le souffle et la raison. Elle percevait le murmure de l’eau, le chant de la brise dans les arbres, la chaleur du soleil dans son dos. Elle était dans la réalité, mais l’univers tournait, tournait, tournait…
Et elle était amoureuse.
Le bruit qui provenait du fond de sa gorge était un râle de reddition. A lui, comme à elle-même.
Sans s’en rendre compte, Caleb murmura le nom de Libby. Une pointe de douleur le traversa tandis que son désir se muait en une émotion nouvelle, implacable, non indiquée sur les cartes. Par réflexe, sa main se crispa sur les cheveux dans lesquels elle s’était plongée. Il sentit quelque chose s’écraser, et un parfum tendre, volatil, flotta dans l’air.
Il s’écarta et déplia les doigts, pour y découvrir la fragile fleur des bois écrasée. Puis son regard fut attiré vers les lèvres de Libby, encore chaudes et gonflées de son baiser. Un sentiment de honte s’empara de lui. Jamais, jamais, il n’avait usé de la force avec une femme. L’idée même le révulsait. C’était d’autant plus impardonnable qu’elle lui était plus chère qu’aucun être qu’il eût connu jusque-là.
– Je vous ai fait mal ? bredouilla-t-il.
Libby secoua vivement la tête. S’il lui avait fait mal ? C’était peu dire. Elle était dévastée. D’un seul baiser, il l’avait anéantie, tout en lui montrant le poids dérisoire de sa volonté. Quant à son cœur, il était tout simplement perdu.
Cal se détourna, jusqu’à ce qu’il fût certain d’être de nouveau en mesure de tenir un discours cohérent. Mais il ne s’excuserait pas de l’avoir désirée et prise. Car c’était tout ce qu’il aurait d’elle à son départ.
– Je ne peux pas vous promettre que ça ne se reproduira pas, mais je ferai de mon mieux. Vous devriez rentrer, à présent.
C’était tout ? Après avoir mis à vif ses émotions les plus intimes, il lui disait calmement de rentrer ? S’avançant vers lui, Libby ouvrit la bouche pour protester mais se ravisa in extremis. Il avait raison, bien sûr. Ce qui s’était passé ne devait jamais se reproduire. Ils étaient deux étrangers, malgré ce que lui hurlait son cœur. Sans un mot, elle tourna les talons et l’abandonna près du torrent.
Ce n’est que bien plus tard, alors que les ombres s’étaient considérablement allongées, qu’il ouvrit sa main, laissa tomber dans l’eau la fleur blessée, et la regarda s’éloigner au gré du courant.