9
Libby contemplait sa deuxième tasse de café, se demandant si sa difficulté à affronter une journée en tête à tête avec son ordinateur était liée ou non au fait qu’elle était amoureuse. Elle reconnaissait chez Cal les mêmes symptômes de jambes en coton. Installé face à elle, il picorait les restes du petit déjeuner qu’elle n’avait pas terminé, ayant déjà avalé le sien.
C’était davantage que de la faiblesse, songea-t-elle. Il paraissait de nouveau préoccupé, comme lors de son retour du vaisseau, la veille. Et comme il lui avait semblé avant qu’ils ne s’endorment. A plusieurs reprises, elle avait eu la certitude qu’il était sur le point de lui dire quelque chose. Quelque chose qu’elle allait détester entendre, elle en avait peur.
Elle voulait trouver un moyen de l’encourager, de lui faciliter l’épreuve de son départ.
Elle soupira. L’amour devait l’avoir rendue folle.
La pluie s’était remise à tomber avec une persistance tranquille jusqu’au petit matin. Avec le retour du soleil, la lumière était maintenant douce, éthérée, même si des nappes de brume demeuraient accrochées au sol.
C’était un jour parfait pour les excuses, les promenades en sous-bois et les câlins paresseux sous l’édredon. Mais ce genre de raisonnement, se rappela-t-elle, n’allait pas aider Cal à rentrer chez lui.
– Tu devrais y aller, tu ne crois pas ?
C’était un gentil rappel à l’ordre, émis sans enthousiasme.
– Oui.
Il aurait préféré rester là où il était, à ignorer la réalité, pensa Cal. Il se leva quand même et, la gratifiant d’un baiser, se dirigea vers la porte de derrière. Dès qu’il l’ouvrit, la cuisine s’emplit de chants d’oiseaux.
– Je me disais que j’aurais pu faire une pause dans la journée, annonça-t-il, et peut-être revenir déjeuner ici. La nourriture du vaisseau ne me dit vraiment plus rien.
La vérité, c’était qu’il ne supportait pas d’être éloigné d’elle.
– D’accord.
La journée se présentait déjà beaucoup mieux.
– Si je ne joue pas les Cendrillon aux fourneaux, je serai devant mon ordinateur.
Il hocha la tête et sortit. Se séparer ainsi sur un baiser et des arrangements pour le déjeuner avait quelque chose de tellement normal ! C’était sans doute mieux, décida Libby en avalant une gorgée de café, avant d’emporter sa tasse à l’étage. Dans leur relation, il y avait peu de choses susceptibles d’être qualifiées de normales.
Elle travailla jusqu’au début de l’après-midi, mettant sa nervosité sur le compte de la caféine. Elle ne voulait pas s’attarder sur le fait que Cal lui avait paru trop calme, trop pensif. Tous deux avaient suffisamment de soucis en tête, et d’ailleurs, il n’allait pas tarder à rentrer. Eteignant son ordinateur, elle descendit leur préparer quelque chose de spécial pour le déjeuner. En posant le pied sur la dernière marche de l’escalier, elle entendit un bruit de voiture.
Les visiteurs n’étaient pas seulement rares au chalet, ils
étaient inexistants. Partagée entre surprise et contrariété, elle alla ouvrir la porte.
– Oh, mon Dieu !
La contrariété laissa place à la fébrilité…
– Maman ! Papa !
Et la surprise à un déferlement d’amour, tandis qu’elle se précipitait dehors pour accueillir ses parents. Ceux-ci sortirent de chaque côté d’une petite camionnette cabossée.
– Liberty !
Caroline Stone reçut sa fille avec un vibrant rire de gorge et une théâtrale ouverture des bras. Elle était presque vêtue comme elle, d’un jean délavé et d’un gros pull informe. Mais à la différence de celui de Libby, rouge uni, celui-ci, tissé à la main, était une admirable symphonie de motifs et de tons. Elle arborait à l’oreille une paire de pendeloques en pierre noire, et au cou un collier en tourmaline qui scintillait dans la lumière.
Libby embrassa la joue lisse de sa mère.
– Maman ! Que fais-tu ici ?
– J’ai vécu ici, je te rappelle, rétorqua Caroline en l’embrassant de nouveau, sous le sourire attendri de son mari, demeuré en retrait.
Pour William Stone, elles étaient deux des trois femmes qui comptaient le plus dans sa vie. Malgré la différence de génération, il nota avec fierté que son épouse paraissait à peine plus âgée que sa fille. Leur teint et leur silhouette étaient si proches qu’il n’était pas rare qu’on les prît pour deux sœurs.
– Et moi, alors ? Je fais partie du décor ?
Sur ce, il fit pivoter Libby vers lui pour l’une de ses puissantes étreintes paternelles.
– Mon bébé, dit-il, avant de la gratifier d’un baiser retentissant sur la joue. La scientifique.
– Mon papa, répliqua-t-elle du tac au tac. Le P. -D. G.
Il tiqua juste un chouia.
– Ne va pas le raconter à tout le monde. Allons, laisse-moi te regarder !
Avec un sourire radieux, Libby l’examina elle aussi. Ses cheveux châtain ondulés demeuraient un peu trop longs pour qu’il ait l’air conservateur, même si les tempes et la barbe s’ornaient de quelques fils argentés. L’ensemble était désormais confié aux ciseaux d’un coiffeur à l’accent français, mais en dehors de cela, William Stone n’avait guère changé. Il était toujours cet homme qui la portait à la manière des Indiens papooses lors de leurs promenades en forêt.
Grand, osseux, ses longs bras et longues jambes lui donnaient une allure dégingandée. Son visage était émacié, ses pommettes marquées, mais il émanait une profonde honnêteté du gris pur et profond de ses yeux.
– Alors ? s’enquit-elle en effectuant un tour sur elle-même d’un air aguicheur, comment me trouves-tu ?
– Pas mal, pas mal.
Il glissa un bras autour des épaules de Caroline. Ensemble, ils offraient toujours cette même image de couple uni.
– Nous avons fait du bon boulot avec les deux premières, hein, Caro ?
– De l’excellent boulot, corrigea Libby, avant de se figer : Les deux premières ?
– Toi et Sunbeam, ma chérie.
Le sourire aux lèvres, Caroline s’approcha du plateau de la camionnette.
– Et si nous rentrions les commissions à l’intérieur ?
– Mais je… Les commissions.
Se mordant la lèvre, Libby regarda ses parents sortir des sacs. Plusieurs sacs. Il fallait qu’elle leur dise… Hum.
– Je suis si heureuse de vous voir tous les deux.
Un grognement lui échappa lorsque son père lui fourra deux grands sacs en papier marron entre les bras.
– Et j’aimerais, euh… En fait, il faut que vous sachiez que… je ne suis pas seule.
– Très bien, fit William d’un ton distrait, tout en sortant un autre sac.
Caroline avait-elle remarqué le paquet de chips goût barbecue qu’il y avait glissé ? s’interrogea-t-il. Bien sûr que oui. Rien ne lui échappait.
– Nous avons toujours plaisir à rencontrer tes amis, Lib.
– Oui, je sais, mais cette fois…
– Prends plutôt celui-ci, Caro. Je ne veux pas que tu te charges trop.
– Papa.
Ne voyant pas d’autre solution, Libby bloqua son père d’autorité. Elle pinça les lèvres en entendant la porte de la cuisine s’ouvrir, puis se refermer derrière sa mère.
– Je dois t’expliquer, c’est important.
Mais expliquer quoi ? se demanda-t-elle. Et comment ?
– Je t’écoute, Libby. Mais ces sacs commencent à peser, observa-t-il en les ajustant contre son torse. Ce doit être tout ce tofu.
– Il s’agit de Caleb.
Il y eut un court silence.
– Caleb qui ?
– Hornblower. Caleb Hornblower. Il est… ici, prononça-t-elle d’une voix faible. Avec moi.
William haussa un sourcil.
– Oh, vraiment ?
Caleb gara son air-scooter derrière la remise et, tout en se cherchant des justifications, se dirigea vers la maison. Quel mal
y avait-il à prendre une pause ? De toute façon, l’ordinateur de bord se débrouillait très bien sans lui. Les réparations les plus importantes du vaisseau étaient terminées et, dans une journée, deux tout au plus, il serait de nouveau prêt à voler.
N’avait-il pas le droit de vouloir passer une heure de plus avec cette femme aussi belle qu’excitante ? Non, il ne tirait pas au flanc. Non, il n’était pas amoureux d’elle.
Et le Soleil tournait autour de la Terre.
Jurant entre ses dents, il franchit la porte de derrière, grande ouverte. De trouver Libby là le fit sourire. Même s’il ne voyait que les jolies rotondités de ses fesses tandis qu’elle fourrageait dans le bas du frigo. Son humeur s’améliora d’un seul coup, et c’est d’un pas assuré qu’il s’avança pour la saisir fermement par les hanches.
– Mon cœur, je ne sais toujours pas quel côté de toi je préfère.
– Caleb !
L’exclamation stupéfaite venait non pas de la femme qu’il venait de faire pivoter entre ses bras, mais de l’entrée de la cuisine. Il tourna la tête et contempla Libby d’un œil hagard. Celle-ci avait la mâchoire affaissée, les yeux dilatés et les bras chargés de sacs d’épicerie. A côté d’elle se tenait un homme grand et mince qui le considérait avec une manifeste désapprobation.
Lentement, Caleb reporta son attention sur la femme qu’il étreignait, tout aussi séduisante, bien que plus âgée, que celle à laquelle il s’était attendu.
– Bonjour, dit-elle avec un magnifique sourire. Vous devez être l’ami de Libby.
– Euh, oui, répondit-il, avant de toussoter pour s’éclaircir la gorge. Je dois l’être.
– Ça vous ennuierait de libérer ma femme ? intervint l’homme. Qu’elle puisse refermer la porte du frigo ?
– Mille excuses, dit-il en se hâtant de faire un grand pas en arrière. J’ai cru que vous étiez Libby.
– Est-ce une habitude, chez vous, d’attraper ma fille par le…
– Papa, le coupa Libby en déposant ses sacs sur la table.
En fait d’entrée en matière, celle-ci se présentait sous de joyeux auspices…, songea-t-elle.
– Je te présente Caleb Hornblower. II… reste ici avec moi quelque temps. Cal, mes parents, William et Caroline Stone.
Formidable ! se dit Cal. Puisqu’il doutait avoir la faculté de téléporter ses molécules sur une autre planète, autant se joindre à l’orchestre.
– Ravi de vous rencontrer, répondit-il en fourrant ses deux mains dans ses poches, faute d’un meilleur endroit. Libby vous ressemble beaucoup.
– On me l’a souvent fait remarquer, dit Caroline en lui décochant un large sourire. Quoique rarement de cette manière.
Préférant ne pas enfoncer le clou, elle lui tendit la main.
– Will, pose donc ces sacs et viens saluer l’ami de ta fille.
William Stone prit le temps d’étudier l’homme. Beau garçon, estima-t-il, les traits fermes, le regard franc. Enfin, on verrait bien.
– Hornblower, n’est-ce pas ?
Sa poignée de main, constata-t-il avec plaisir, était franche et virile.
– Oui.
Cal ne se rappela pas avoir fait l’objet d’un examen aussi fouillé depuis son engagement aux F. S. I.
– Je tiens à vous renouveler mes excuses…
– Oh, une fois suffira, l’interrompit William, qui réservait néanmoins son opinion quant au reste.
– J’allais préparer le déjeuner, annonça Libby.
Il fallait qu’elle fasse quelque chose, n’importe quoi, afin d’occuper chacun jusqu’à ce qu’elle ait trouvé une solution.
– Excellente idée ! agréa Caroline.
Elle sortit un chou-fleur d’un des sacs, dans lequel elle avait également découvert les chips et le bocal de saucisses pimentées dissimulés par son mari.
– Mais je vais m’en occuper moi-même. Si tu me donnais un coup de main, William ?
– Mais je…
– En nous préparant une infusion, par exemple.
– J’en avais justement une grande envie, dit Libby, sachant que c’était le plus sûr chemin vers le cœur de son père. Nous revenons tout de suite, ajouta-t-elle en prenant Cal par la main.
Dès qu’ils furent dans le séjour, elle se tourna vers lui.
– Qu’allons-nous faire ? chuchota-t-elle.
– A quel sujet ?
Marmonnant de dépit, elle s’approcha de la cheminée.
– Je dois leur dire quelque chose, et je me vois mal expliquer que tu m’es tombé du ciel depuis le XXIIIe siècle !
– Je n’aimerais mieux pas.
– Mais je ne leur ai jamais menti.
Déchirée par ce dilemme, elle poussa du bout du pied une bûche à demi consumée dans le foyer.
– Je ne le peux pas.
La rejoignant, il lui prit gentiment le menton dans la main.
– Laisser de côté certains petits détails, ce n’est pas mentir, Libby.
– Des petits détails ? Le fait que tu sois venu me rendre visite dans un vaisseau spatial, par exemple ?
– Par exemple.
Elle ferma les yeux. Il y avait de quoi rire. Peut-être en rirait-elle cinq ou dix ans plus tard.
– Hornblower, la situation est déjà bien assez délicate sans qu’on la complique avec la question de savoir d’où… pardon, de quand tu viens.
– Quelle situation ?
Elle tâcha de ne pas grincer des dents.
– Ce sont mes parents, c’est leur maison, et toi et moi sommes…
Elle fit un geste indécis de la main.
– Amants, termina-t-il.
– Veux-tu bien parler moins fort ?
Réprimant un soupir, il posa les mains sur ses épaules et les lui massa avec douceur.
– Libby, ils l’ont à coup sûr compris lorsque j’ai failli embrasser ta mère devant le frigo.
– En parlant de ça…
– J’ai cru que c’était toi.
– Je sais. Néanmoins…
– Libby, je veux bien admettre que cette façon de faire connaissance avec tes parents n’était pas des plus conventionnelles. Cela dit, des quatre, c’était moi le plus surpris.
– Peut-être, agréa-t-elle avec un petit gloussement.
– Absolument. Donc je pense que nous devrions maintenant passer à l’étape suivante.
– C’est-à-dire ?
– Déjeuner.
– Hornblower…
Avec un soupir, elle appuya le front sur son torse. C’était là une des choses qu’elle préférait chez lui, s’avoua-t-elle à contrecœur : sa capacité à apprécier les choses simples.
– J’espère que tu t’es bien mis dans le crâne que nous marchons sur des œufs. Alors, que comptes-tu faire ? Et ne me demande pas « à quel sujet ? » ou je te gifle.
– Des promesses, des promesses…
Posant les mains de chaque côté de son visage, il leva celui-ci vers lui.
– Je préfère les faits.
Elle ne fit même pas semblant de protester lorsqu’il couvrit sa bouche de la sienne. De toute façon, se rappela-t-elle, tout participait du même rêve éveillé. Elle allait sûrement réussir à se débrouiller pour qu’il se déroule sans anicroche.
Un toussotement peu discret se fit entendre derrière elle. S’écartant d’un bond, elle se retourna.
– Papa…
– Ta mère dit que le repas est prêt.
William Stone jaugea Cal d’un dernier regard avant de tourner les talons.
– Je crois qu’il commence à m’adorer, chuchota Cal. Arrivé dans la cuisine, William considéra sa femme d’un
air bougon.
– Ce gars-là a toujours les mains sur l’une de mes femmes.
– L’une de tes femmes ! s’esclaffa-t-elle. Franchement, Will…
Elle rejeta la tête en arrière, faisant danser ses pendants d’oreille.
– Il a de belles mains, tu as remarqué ?
– Tu me cherches ou quoi ? D’un bras, il la serra contre lui.
– Toujours, mon amour, répliqua-t-elle.
Elle lui offrit un baiser d’une langueur provocante, avant de se tourner vers l’entrée de la cuisine.
– Venez donc vous asseoir, lança-t-elle avec un large
sourire à l’intention de Cal. Je vous ai confectionné une salade dont vous me direz des nouvelles.
Quatre bols étaient disposés sur des sets tissés par ses soins. Au centre de la table trônait un saladier garni d’un assortiment de légumes et d’herbes, auquel venaient s’ajouter des rondelles de bananes vertes – pour la touche exotique – et des croûtons, le tout prêt à être mélangé à un assaisonnement à base de yaourt. Libby eut une pensée nostalgique pour les sandwichs bacon-laitue-tomate qu’elle avait initialement prévus, avant de s’asseoir.
– Alors, Cal, que faites-vous dans la vie ? demanda Caroline, tout en lui passant le saladier. Vous êtes anthropologue ?
– Non, je suis pilote, répondit-il au moment même où Libby annonçait :
– Il est chauffeur de poids lourds.
Elle marmonna quelque chose entre ses dents, tandis que l’intéressé emplissait calmement son bol de salade.
– Je suis en effet transporteur, expliqua-t-il, heureux de pouvoir répondre au souhait de Libby de coller le plus près possible à la vérité. De marchandises, essentiellement. Pour Libby, cela fait de moi un camionneur de l’air.
– Ah ! Donc vous volez, intervint William, dont les longs doigts pianotaient sur la table.
– Oui. C’est ce que j’ai toujours voulu faire.
– Ça doit être très excitant, fit Caroline en se penchant en avant, toujours encline à la fascination. Sunbeam, notre autre fille, prend des cours de pilotage. Vous pourriez peut-être lui donner quelques conseils.
– Sunny ne fait que ça, prendre des cours, observa Libby d’un ton mi-amusé, mi-affectueux, avant de passer le saladier à sa mère. Elle est bonne en tout. Elle a commencé par le saut en parachute, et cela lui a donné envie d’apprendre à piloter l’avion.
– Logique, répondit Cal en tournant les yeux vers Caroline.
Caroline Stone, se répéta-t-il. Un génie du XXe siècle. Il n’eût pas trouvé plus étonnant de partager son repas avec Van Gogh ou Beethoven.
– Votre salade est succulente, madame Stone.
– Merci. Mais je vous en prie, appelez-moi Caroline.
Elle jeta un coup d’œil oblique à son mari, dont elle savait
qu’il aurait préféré ses saucisses, ses chips et une bière fraîche. Après plus de vingt ans, elle ne l’avait pas encore tout à fait converti. Elle ne baissait pas les bras pour autant.
– Il ne fait pour moi aucun doute qu’une bonne alimentation est le secret d’un esprit clair et ouvert, commença-t-elle. J’ai récemment lu une étude qui démontrait qu’un régime sain et une activité physique régulière prolongeaient l’espérance de vie. Si nous faisions davantage attention à nous-mêmes, nous vivrions tous centenaires.
Voyant l’expression de Cal, Libby lui donna un petit coup de pied sous la table. Il était sur le point de dire à sa mère, elle en était sûre, que là d’où il venait, franchir la barre des cent ans était monnaie courante.
– Quel intérêt de vivre aussi longtemps s’il faut pour cela manger des feuilles et des branches ? protesta William, avant de croiser le regard sévère de son épouse. Non que ces feuilles ne soient pas excellentes…
– Tu auras quelque chose de sucré pour le dessert, annonça Caroline, magnanime, en l’embrassant sur la joue.
Six bagues brillèrent sur ses mains tandis qu’elle présentait de nouveau le saladier à Cal.
– Vous en voulez encore ?
– Avec plaisir, dit-il en se resservant.
Son appétit ne laissait d’étonner Libby.
– J’admire votre œuvre, madame Stone.
– Vraiment ?
Il lui plaisait toujours que l’on fasse référence à ses tissages comme à une œuvre.
– Vous possédez un de mes travaux ?
– Non, ce… ce n’est pas à ma portée, répondit-il, se souvenant de la tapisserie qu’il avait vue sous verre au Smithsonian.
– D’où venez-vous, Hornblower ? s’enquit Willy.
Cal reporta son attention sur lui.
– De Philadelphie.
– Vous devez beaucoup voyager avec votre métier.
– Plus que vous ne sauriez l’imaginer, dit-il sans se départir de son sourire.
– Et votre famille ?
– Mes parents et mon frère cadet sont restés… euh, là-bas, dans l’est.
William se sentit déjà un peu mieux disposé à son égard. A l’évocation de sa famille, il avait discerné quelque chose dans ses yeux, dans sa voix…
C’en est assez, décida Libby. Ecartant son bol, elle se saisit des deux mains de son infusion et, le dos calé contre son dossier, fixa son père d’un œil las.
– Papa, si tu as un formulaire d’admission sous la main, je suis sûre que Cal se fera un plaisir de te le remplir. Tu auras ainsi sa date de naissance, son poids, sa taille, et même son numéro de sécurité sociale.
– Je te trouve bien collet monté tout à coup, observa William en piquant sa salade de sa fourchette.
– Collet monté, moi ?
– Ce n’est rien, répliqua-t-il en lui tapotant la main. Nous sommes ce que nous sommes. Dites-moi, Cal, quelles sont vos préférences politiques ?
– Papa !
– Je plaisantais, ma chérie.
Avec un sourire en coin, il attira d’une main ferme sa fille sur ses genoux.
– Elle est née ici, vous savez.
– C’est en effet ce qu’elle m’a dit, répondit Cal en regardant Libby passer un bras affectueux autour du cou de son père.
– Je la revois jouer toute nue pendant que je travaillais au jardin.
Libby éclata de rire, tout en faisant mine de l’étrangler.
– Monstre !
– Puis-je lui demander ce qu’il pense de Dylan ?
– Non, fit-elle en lui secouant gentiment la tête des deux mains.
– Bob Dylan ou Dylan Thomas ? demanda Cal.
William le considéra d’un œil affûté, Libby d’un œil surpris,
avant de se rappeler son goût pour la poésie.
– Les deux, répondit son père.
– Dylan Thomas est un auteur brillant, mais je le trouve déprimant. Je préfère lire Bob.
– Lire Bob Dylan ?
– Les paroles de ses chansons, papa. Bon, maintenant que les présentations sont faites, si tu me disais ce que tu fais ici plutôt que de mettre au supplice les nerfs de ton conseil d’administration ?
– Je voulais voir ma petite fille.
Elle l’embrassa – juste au-dessus de la barbe – parce qu’elle savait que c’était en partie vrai.
– Tu m’as vue à mon retour du Pacifique Sud. Essaie autre chose.
– Et je voulais que Caro respire un air pur, expliqua-t-il en adressant un regard entendu à cette dernière par-dessus l’épaule de sa fille. Comme celui d’ici avait été bénéfique les deux premières fois, nous nous sommes dit pourquoi pas essayer de nouveau ?
– Mais de quoi parles-tu ?
– Je dis que cet endroit est idéal pour l’état de ta mère.
– Son état ? Tu es malade, maman ?
Déjà, elle s’était levée et lui saisissait les mains.
– Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Will, il faut toujours que tu tournes autour du pot. Ce qu’il veut dire, c’est que je suis enceinte.
– Enceinte ?
Libby sentit ses jambes fléchir sous elle.
– Mais comment…
– Et ça se prétend scientifique, murmura Cal, suscitant le premier rire de la part de William.
– Mais…
Trop stupéfaite pour s’offusquer du commentaire, elle considéra tour à tour son père et sa mère. Ils étaient jeunes, à peine plus de quarante ans, et en pleine forme. Elle savait que ça n’avait rien d’exceptionnel pour un couple d’avoir un enfant à cet âge-là. Mais il s’agissait de ses parents.
– Tu attends un enfant. Je… je ne sais que dire.
– Essaie « félicitations », suggéra Will.
– Non. Oui, je veux dire… Il faut que je m’assoie.
Ce qu’elle fit, sur le sol entre leurs deux chaises. Constatant que ce n’était pas encore suffisant, elle prit trois longues et profondes inspirations.
– Comment te sens-tu ? s’enquit Caroline.
– Assommée, balbutia-t-elle, avant de relever la tête pour la dévisager. Et toi ?
– Comme une jeune fille… Même s’il m’a fallu dissuader Will de jouer les accoucheurs ici au chalet, comme il l’a fait pour toi et Sunny.
– Cette femme a perdu les valeurs des années soixante, maugréa Will, omettant de dire qu’il avait néanmoins été très
soulagé par la décision de Caroline de mettre son enfant au monde dans un hôpital, sous la supervision d’un obstétricien.
– Alors, que dis-tu de ça, Libby ?
Se redressant à genoux, elle serra l’un après l’autre ses parents entre ses bras.
– Je dis que ça mérite un toast.
– J’ai tout prévu, annonça William.
Il se leva pour gagner le frigo, dont il sortit une bouteille qu’il brandit comme un trophée.
– Jus de pomme pétillant !
Le bouchon produisit en sautant le même bruit que celui d’une bouteille de Champagne. Ensemble, ils trinquèrent au futur bébé, à Sunny, à eux-mêmes, au passé et à l’avenir. Cal se joignit à eux, gagné par leur euphorie. Encore une chose que le temps n’avait pas changé, songea-t-il le bonheur émerveillé que procure aux gens le fait de voir comblé leur désir d’enfant.
Pour sa part, il n’avait jamais sérieusement envisagé de fonder une famille. Lorsque le moment et la femme qu’il fallait seraient réunis, avait-il toujours pensé, le reste suivrait automatiquement. Sauf qu’à présent, il se surprenait à s’imaginer portant un toast avec Libby à la naissance de leur enfant.
Dangereuses pensées. Pensées interdites. Il ne lui restait que quelques jours avec elle – quelques heures, en vérité – et une famille requérait une vie entière, songea-t-il avec un pincement au cœur.
De voir les parents de Libby lui rappela sa propre famille. Scrutaient-ils les profondeurs du ciel, se demandant où il était, comment il allait ? Si seulement il pouvait leur faire savoir qu’il était sain et sauf et ne courait aucun danger !
– Cal ?
– Hmm ? Quoi ? fit-il en battant des paupières, avant
de s’apercevoir que Libby avait les yeux fixés sur lui. Oh, excuse-moi.
– Je disais que nous devrions faire du feu.
– Bien sûr.
– L’un de mes endroits préférés dans ce chalet, c’est devant la cheminée, déclara Caroline en glissant le bras sous celui de son mari. Je suis si contente que nous ayons fait halte ici pour la nuit.
– Pour la nuit ? répéta Libby.
– Nous allons à Carmel, annonça de but en blanc Caroline, empêchant William d’intervenir en lui écrasant presque le poignet. Cela faisait si longtemps que je rêvais de découvrir la côte Ouest.
– Elle rêvait surtout d’un bon steak sous ses pousses de luzerne bio, annonça William. C’est cela qui m’a mis la puce à l’oreille sur son état.
– Et être enceinte me donne droit à une sieste d’après repas, déclara-t-elle avec un sourire de chatte. Pourquoi ne viendrais-tu pas me border ?
– Une sieste ne me ferait pas de mal non plus.
Sur ces mots, il lui entoura les épaules d’un bras et ils quittèrent la cuisine.
– Carmel ? s’étonna-t-il à voix basse dès qu’ils furent suffisamment éloignés. Première nouvelle. Depuis quand allons-nous à Carmel ?
– Depuis que quatre c’est une foule, idiot.
– Peut-être. Mais je n’ai pas encore décidé si l’idée me plaisait que Libby reste avec lui.
– En tout cas, elle lui plaît à elle.
A peine Caroline eut-elle mis le pied dans la chambre qu’un flot de souvenirs la submergea. Les nuits qu’elle y avait partagées avec William, et les matins. Ils s’étaient aimés dans ce lit, y avaient discuté politique, élaboré des projets pour
sauver le monde de lui-même. Ici, elle avait ri, elle avait pleuré, elle avait accouché. S’asseyant sur le bord du matelas, elle fit courir ses mains sur la courtepointe, et crut presque entendre murmurer sa mémoire.
Les mains glissées dans les poches arrière de son jean, William s’était avancé vers la fenêtre.
Caroline ne put retenir un sourire, se souvenant de ce qu’il était à dix-huit ans. Plus mince encore, plus idéaliste, et tout aussi merveilleux. Ils avaient toujours adoré cet endroit. Y être des enfants, et y avoir des enfants. Et même lorsque leur vie avait changé, jamais la certitude de savoir qui et ce qu’ils étaient ne les avait abandonnés. Elle le comprenait, percevait ses pensées comme si elles se formaient dans son propre cerveau.
– Un pilote d’avion cargo, marmonna Will. Et Hornblower. D’où ça sort un nom pareil ? Il y a chez lui quelque chose qui me chiffonne, Caro. J’ignore ce que c’est au juste, mais je sens quelque chose de pas clair.
– Tu ne fais pas confiance à Liberty ?
– Bien sûr que si, s’insurgea-t-il en se retournant pour lui faire face. C’est en lui que je n’ai pas confiance.
– On dirait que j’entends l’écho du temps ! plaisanta-t-elle en plaçant une main derrière son oreille. Les mots mêmes de mon père lorsqu’il parlait de toi.
– Un piètre psychologue, excuse-moi, grommela-t-il en se tournant de nouveau vers la fenêtre.
– Presque tous les hommes le sont lorsqu’il est question des choix de leurs filles. Te rappelles-tu lorsque tu as déclaré à papa que je savais très bien ce que je faisais ? Voyons, était-ce la première ou la seconde fois qu’il te jetait à la porte de la maison ?
– Les deux, répondit-il, souriant. Il a dit que tu serais de retour au bout de six mois, et que j’irais vendre des marguerites aux coins des rues. On l’a bien eu, hein ?
– C’était il y a presque vingt-cinq ans.
– Pas besoin de le rappeler, maugréa-t-il, avant de se caresser la barbe. Ça ne t’ennuie pas qu’ils soient ici… ensemble ?
– Tu veux dire, qu’ils soient amants ?
– Oui.
Il refourra ses mains dans ses poches et ajouta :
– C’est notre petite, après tout.
– Je me rappelle t’avoir entendu dire un jour que faire l’amour était l’expression la plus naturelle de la confiance et de l’affection entre deux êtres. Que les tabous sur le sexe devaient être éliminés si le monde voulait véritablement entrer dans une ère de paix et de bonne volonté.
– Je n’ai jamais dit ça.
– Bien sûr que si. Nous étions coincés sur la banquette arrière de ta Coccinelle, avec les vitres tout embuées.
Il se fendit d’un large sourire.
– Ça a dû marcher.
– En effet. Surtout parce que j’avais déjà décidé que c’était toi que je voulais. Tu étais le premier homme que j’avais jamais aimé, Will, je savais que je ne commettais pas d’erreur.
Elle lui tendit la main et attendit qu’il la prenne.
– Cet homme, en bas, est le premier que Libby ait jamais aimé. Elle sait qu’elle ne commet pas d’erreur.
William ouvrit la bouche pour objecter, mais elle le fit taire d’une pression sur la main.
– Nous les avons élevées pour qu’elles suivent ce que leur dicte leur cœur. Avons-nous mal fait ?
– Non, dit-il en caressant le discret arrondi de son ventre. Nous ferons de même pour celui ou celle-là.
– Il y a de la tendresse dans les yeux de Cal, ajouta-t-elle d’une voix douce. Lorsqu’il la regarde, on y voit tout son cœur.
– Tu as toujours été trop romantique. C’est grâce à cela que je t’ai eue.
– Et que tu m’as gardée, murmura-t-elle contre ses lèvres.
– Exact.
Il tripota le bas de son pull, sachant combien il serait facile de le lui enlever, et connaissant exactement ce qu’il y avait au-dessous.
– Hi veux vraiment dormir ?
Avec un rire sensuel, elle se pencha à dessein et le fit tomber avec elle sur le lit.
– Ça me fait tout drôle de penser que mes parents vont avoir un nouvel enfant, dit Libby en se laissant choir sur l’herbe, près du torrent. Ils ont l’air heureux, non ?
– Très, répondit Cal en prenant place à côté d’elle. Sauf quand ton père me fixe de ce regard mauvais.
Elle se fendit d’un petit rire et posa la tête sur son épaule.
– Désolée. C’est un homme très amical la plupart du temps.
– Si tu le dis.
Il se mit à jouer avec un long brin d’herbe. Quelle importance, après tout, que le père de Libby l’apprécie ou non ? Bientôt, il serait hors de sa vie et de celle de sa fille.
Libby adorait être ici, au bord de cette eau claire et froide, qui clapotait entre les pierres. L’herbe y était haute et douce, piquetée ici et là, le long de la rive, de petites fleurs bleues. L’été venu, les digitales pousseraient jusqu’à hauteur d’homme, courbées au-dessus de l’onde avec leurs clochettes pourpres et blanches. Il y aurait aussi des lys sauvages et des ancolies. Au crépuscule, les daims s’y s’abreuveraient et de temps à autre, un ours viendrait y pêcher.
Elle ne voulait pas penser à l’été, mais à maintenant. A cet air aussi frais et pur que l’eau, et à son goût inimitable ; aux tamias, ces petits écureuils rayés qui gambadaient dans la forêt, et dont Sunny et elle nourrissaient les moins farouches.
Partout où elle allait, îles perdues ou déserts, elle se souvenait de ces tendres années de sa vie et en remerciait le ciel.
– Cet enfant aura beaucoup de chance, murmura-t-elle, avant de sourire avec émotion. Quand je pense qu’après toutes ces années, je vais peut-être avoir un petit frère…
Cal songea au sien, Jacob, avec son tempérament impulsif, sa vivacité d’esprit, son impatience.
– J’ai toujours voulu une sœur.
– C’est bien aussi. Mais on a toujours l’impression qu’elles sont plus jolies que nous.
Il la renversa sur l’herbe.
– J’aimerais beaucoup connaître ta Sunbeam… Aïe !
Il se frotta le flanc, là où elle l’avait pincé.
– Concentre-toi sur moi, tu veux ?
– Je ne fais que ça !
Glissant un bras sous sa nuque, il plongea son regard dans le sien.
– Il faut que je retourne un moment au vaisseau.
Libby s’efforça de ne pas laisser transparaître sa tristesse.
Il avait été si facile de faire comme s’il n’y avait ni vaisseau, ni lendemain !
– Je n’ai pas pensé à te demander comment ça avançait.
Vite, songea-t-il. Trop vite.
– Je saurai où j’en suis en interrogeant l’ordinateur. Peux-tu m’excuser auprès de tes parents si je ne suis pas de retour lorsqu’ils se réveilleront ?
– Je leur dirai que tu es sorti méditer dans la nature. Mon père adorera.
– Très bien. Donc, cette nuit…
Il se pencha pour lui effleurer les lèvres.
– Je me concentrerai sur toi.
– Il faudra que tu t’en contentes, répliqua-t-elle en refermant les bras dans son cou. Parce que tu dors dans le canapé.
– Ah !
– Oui.
– Dans ce cas…
Il se glissa sur elle.
Plus tard, dans la nuit, alors que le feu s’était réduit à quelques flammèches sur des braises rougeoyantes et que le silence régnait dans le chalet, Cal était assis seul, tout habillé. Il savait comment effectuer le voyage retour. Ou du moins, il savait comment il avait atterri ici et connaissait le moyen d’inverser le processus.
Après quelques ultimes réparations tout à fait accessoires, il serait prêt à partir. Techniquement. Car émotionnellement… Rien, jamais, ne lui avait à ce point fendu le cœur.
Si Libby lui demandait de rester… Seigneur, si elle le faisait, il craignait de perdre le terrible bras de fer qu’il avait engagé contre lui-même. Mais elle ne le lui demanderait pas. Et il ne pouvait pas lui proposer de partir avec lui.
Peut-être, lorsqu’une fois chez lui il aurait offert au monde scientifique toutes les données de son voyage, un moyen nouveau, moins dangereux, serait-il mis au point pour conquérir enfin le temps. Peut-être alors…
Il tourna la tête et contempla les braises. Encore des fantasmes. Libby, elle, affrontait les faits. Il ferait de même.
Il crut l’entendre descendre l’escalier. Mais c’est son père qu’il vit lorsqu’il tourna la tête.
– Insomniaque ? lui demanda William.
– Un peu. Et vous ?
– J’ai toujours aimé le coin du feu la nuit.
Parce qu’il aimait également sa fille, William avait résolu de faire un effort pour se montrer sinon amical, du moins courtois.
– La pénombre, la tranquillité.
Il se pencha pour ajouter une nouvelle bûche au feu. Des étincelles s’élevèrent en crépitant, avant de s’évanouir.
– Je n’ai jamais imaginé vivre nulle part ailleurs.
– Je n’aurais jamais imaginé vivre dans un endroit tel que celui-ci, ni qu’il serait aussi difficile de le quitter.
– Vous êtes loin de Philadelphie.
– Oui, très loin.
William savait reconnaître la mélancolie lorsqu’il l’entendait. Il s’y était lui-même complu dans sa jeunesse, la confondant avec le romantisme. S’assouplissant un peu, il sortit le cognac et deux verres ballon.
– Vous voulez un verre ?
– Volontiers.
Il s’installa dans la bergère et étendit ses longues jambes.
– Je venais souvent ici la nuit, méditer sur le sens de la vie.
– Vous trouviez des réponses ?
– Parfois oui, parfois non.
Les choses, d’une certaine manière, étaient tellement plus simples lorsqu’il s’agissait de la paix dans le monde et des réformes sociales ! songea William. A présent, que Dieu le garde, il approchait le milieu de sa vie, cette zone qui lui avait toujours paru grise et lointaine. Il lui revenait à la mémoire qu’il avait un jour été un homme jeune, beaucoup plus que celui qui se trouvait devant lui, la tête dans les nuages et l’esprit fixé sur une femme. The times they are a-changin’– Les Temps changent, chanson de Bob Dylan – songea-t-il avec ironie, tout en faisant tourner son cognac dans son verre.
– Etes-vous amoureux de Libby ?
– C’est précisément la question que je me posais.
William sirota une lampée de son cognac. Il préférait les
aveux de doute ou de frustration aux réponses toutes faites. Pour sa part, il en avait été spécialiste. Raison, sans doute, pour laquelle le père de Caroline ne l’avait guère aimé.
– Et ?
– La réponse n’est pas facile.
Avec un hochement de la tête, William leva son verre.
– Avant de rencontrer Caro, je m’apprêtais à entrer dans une organisation d’aide aux pays du tiers-monde ou dans un monastère tibétain. Elle sortait juste du lycée. Son père voulait me tuer.
Cal sourit. Il commençait à apprécier les effets du cognac.
– Heureusement que vous n’étiez pas armé cet après-midi.
– Etant pacifiste de nature, l’idée n’a fait que m’effleurer, assura William, mi-figue mi-raisin. Le père de Caro, en revanche… Je brûle d’impatience de lui annoncer qu’elle est de nouveau enceinte.
– Libby espère avoir un frère.
– Elle vous a dit ça ?
Un sourire éclaira son visage à la perspective d’être père d’un garçon, puis il expliqua :
– Elle était ma première. Chaque enfant est un miracle, mais le premier… Je crois qu’on n’en revient jamais tout à fait.
– Elle est un miracle. Elle a changé ma vie.
William plissa les yeux. Hornblower ne se rendait peut-être pas compte qu’il était amoureux, mais cela ne faisait pas l’ombre d’un doute.
– Caro vous aime bien, déclara-t-il. Elle a le don de lire dans le cœur des gens. Je veux juste vous dire que Libby n’est pas aussi forte qu’il y paraît. Soyez prudent avec elle.
Il se leva, craignant de se mettre à pontifier.
– Dormez un peu, conseilla-t-il. Caro va certainement se lever aux aurores pour préparer des crêpes à la farine complète ou quelque surprise au yaourt et au kiwi.
Il réprima un léger frisson. Au fond de lui, il préférerait toujours les œufs au bacon.
– Vous avez marqué des points en dévorant ce tofu aux amandes comme vous l’avez fait.
– C’était savoureux.
– Pas étonnant que ma femme se soit entichée de vous.
Arrivé au pied de l’escalier, il marqua une pause.
– Vous savez, j’ai un pull identique au vôtre.
– Vraiment ? fit Cal, sans pouvoir s’empêcher de sourire. Le monde est petit.