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Elle pouvait appeler cela rustique, ou primitif, toujours est-il qu'il y avait quelque chose de chaleureux et de réconfortant dans le fait de griller du maïs sur un feu de bois.

Sunny avait le coup de main, remarqua Jacob en la voyant agiter la sauteuse au-dessus des flammes. L'odeur lui mettait l'eau à la bouche, tandis qu'un joyeux bombardement se faisait entendre sous le couvercle de l'ustensile. Bien qu'il fût incapable d'expliquer scientifiquement comment des graines dures pouvaient se transformer en ces délicieuses boursouflures blanches, il prenait un réel plaisir à observer la scène.

— Nous faisions toujours le pop-corn de cette manière, expliqua-t-elle, l'œil rivé sur les flammes. Même en été, quand nous étouffions de chaleur. Maman ou papa préparait le feu, et Libby et moi nous battions pour savoir qui tiendrait la sauteuse.

A ce souvenir, un sourire nostalgique lui étira les lèvres.

— Vous étiez heureuse ici, dit-il.

— Très. J'aurais probablement continué à l'être, mais j'ai découvert le monde. Que pensez-vous du monde, J. P. ?

— Lequel ?

Eclatant de rire, elle secoua la sauteuse d'une main sûre.

— J'aurais dû m'abstenir de poser une telle question à un astrophysi... machin. Votre esprit doit être dans l'espace les trois quarts du temps.

— Au moins.

Elle était assise en tailleur sur le sol, la lumière du feu baignant d'un halo doré ses cheveux et son visage, révélant le dessin à la fois ferme et délicat de ce dernier. Visage qui, nota-t-il, était parfaitement détendu. Elle prenait manifestement cette trêve au sérieux, et bavardait de tout et de rien avec insouciance, comme elle l'aurait fait avec un cousin ou un ami proche.

Il l'écoutait en sirotant sa bière, bien qu'il ne sût à peu près rien des films ou des musiciens dont elle parlait. Ou des romans. Certains titres lui disaient vaguement quelque chose, mais son goût pour la lecture concernait surtout les publications scientifiques.

Si dans ses recherches, il avait abordé les différentes formes de divertissement du XXe siècle, il était loin d'être un expert dans les domaines que Sunny semblait si bien connaître.

— Vous n'aimez pas le cinéma ? s'enquit-elle soudain.

— Je n'ai pas dit ça.

— Vous n'avez vu aucun des films que j'ai cités, alors qu'il s'agit des plus grands succès de ces dix-huit derniers mois.

Il se demanda quelle serait sa réaction s'il lui apprenait que la dernière vidéo qu'il avait vue avait été réalisée en 2250.

— C'est juste que depuis quelque temps, je suis très pris par mon travail au labo.

Elle ressentit un pincement de commisération pour lui. Sans être paresseuse, et Dieu savait qu'elle pouvait se montrer dure à la tâche, elle avait pour sa part besoin de sortir, de s'amuser.

— Ils ne vous donnent jamais de temps libre ?

— Qui ?

— Les gens pour qui vous travaillez.

Elle fit passer la sauteuse dans son autre main, tout en continuant à lui imprimer des secousses régulières.

Il esquissa un sourire. Depuis cinq ans, il était son propre patron et c'était lui qui faisait travailler les autres.

— Il ne s'agit pas de ça. La vérité, c'est que je me suis engagé corps et âme dans un projet qui me tient beaucoup à cœur.

— Lequel ?

Il hésita une fraction de seconde, avant de décider que la vérité ne pouvait pas faire de mal. En fait, il voulait voir sa réaction.

— Voyager dans le temps.

Elle ne put s'empêcher de rire, avant de s'éclaircir la gorge devant son expression.

— Ce n'est pas une blague.

— Non.

Il baissa les yeux sur la sauteuse.

— Je crois que c'est en train de brûler.

— Oh !

Elle la retira aussitôt du feu pour la poser devant le foyer.

— Vous voulez vraiment parler de voyage dans le temps, comme chez H. G. Wells ?

— Pas tout à fait, répondit-il en étendant ses longues jambes devant lui pour se chauffer les pieds. Le temps et l'espace, pour simplifier, sont relatifs. Le tout est de trouver les bonnes équations et de les appliquer.

— D'accord. E égale MC au carré, mais vraiment, J. P., se promener d'une époque à l'autre...

Elle secoua la tête, visiblement amusée.

— Comme M. Peabody et Sherman dans La Machine à remonter le temps ?

— Qui?

— A l'évidence, votre éducation comporte des lacunes. C'est un dessin animé, avec un chien savant qui...

Il leva une main et ses yeux se réduisirent à deux minces fentes.

— Un chien savant ?

— Dans le dessin animé, précisa-t-elle d'un ton patient. Et il avait ce jeune garçon, Sherman... Ce n'est pas grave, dit-elle en soupirant devant son expression. Bref, ils fixaient des dates sur cette grosse machine.

— A remonter le temps.

— C'est ça. Puis ils voyageaient dans le passé, Rome au temps de Néron, ou la Grande-Bretagne du roi Arthur.

— Fascinant.

— Rigolo. Il ne s'agit que d'un dessin animé, J. P. On ne peut pas croire à de pareilles élucubrations.

Un vague sourire, énigmatique, se dessina sur ses lèvres.

— Ne croyez-vous qu'à ce que vous voyez ?

Fronçant les sourcils, elle ôta le couvercle de la sauteuse à l'aide d'une poignée isolante.

— Non... Je ne pense pas.

Elle éclata soudain de rire, tout en commençant à retirer le pop-corn pour le placer dans un grand bol.

— Peut-être que oui. Je suis une réaliste. Il en fallait bien une dans la famille.

— Même une réaliste doit accepter certaines possibilités.

— Oui, je suppose.

Elle transvasa une nouvelle poignée, et décida de jouer le jeu.

— D'accord. Donc, supposons que nous sommes dans la machine à remonter le temps de M. Peabody. A quelle époque iriez-vous, si vous le pouviez vraiment ?

Il se tourna vers elle. Le visage de Sunny était rougi par la chaleur et son regard conservait un pétillement amusé.

— Le champ de possibilités est infini. Et vous ?

— Voyons...

Tenant sa bière d'une main lâche, elle réfléchit un instant à la question.

— Je suppose que pour Libby, ce serait le Mexique de l'époque aztèque, ou le Pérou des Incas... Papa, lui, jetterait plutôt son dévolu sur le vieux Far West ou sur l'épopée du Mayflower. Et maman... eh bien, elle suivrait mon père afin de pouvoir garder un œil sur lui.

Il plongea la main dans le pop-corn.

— Mais vous-même ?

— J'irais dans le futur. Je crois que je mourrais d'envie de savoir ce qui attend l'humanité.

Il demeura muet, se contentant de fixer le feu.

— Dans cent ans, deux cent ans d'ici, pourquoi pas. Après tout, on peut toujours consulter des livres d'histoire pour avoir une idée assez précise de ce qu'était la vie dans le passé. Mais dans dix ou quinze générations, vous imaginez ? Il me semble que ça doit être beaucoup plus excitant de découvrir ce que l'homme aura fait de cette planète.

Reportant son attention sur lui, elle se remit à rire.

— On vous paye vraiment pour travailler sur ce genre de choses ? Je veux dire, ne serait-il pas plus utile de chercher un moyen de traverser une ville comme, disons Manhattan, en moins de quarante minutes aux heures de pointe ?

— Je suis libre de choisir mes propres projets.

— Ouaouh, ça doit être cool !

Elle semblait à présent tout à fait à l'aise, détendue, voire heureuse en sa compagnie.

— J'ai l'impression d'avoir passé la majeure partie de ma vie à chercher ce que je voulais faire. Je fais une employée exécrable, confessa-t-elle en soupirant. C'est à cause de tous ces règlements, de l'autorité, vous comprenez ? Il faut toujours que je discute.

— Oh, vraiment ?

Elle ignora son sourire ironique.

— Oui. Mais j'ai si souvent raison qu'il m'est très difficile d'admettre quand j'ai tort. Parfois, voyez-vous, j'aimerais être plus... souple.

— Pourquoi ? Le monde est plein de gens qui se taisent et courbent l'échiné.

— Peut-être sont-ils plus heureux, murmura-t-elle. Il est bien dommage que le mot « compromis » soit aussi dur à digérer. Vous non plus, vous n'aimez pas avoir tort, n'est-ce pas ?

— Je m'arrange pour que ça n'arrive pas.

Elle rit de nouveau et s'étira sur le tapis.

— Peut-être que je vous aime bien, finalement. Dites, si on se tutoyait ? Puisque nous sommes condamnés à la promiscuité...

— Ma foi, je n'ai rien contre.

— Bien. Soit dit en passant, il va falloir entretenir ce feu toute la nuit si nous ne voulons pas geler. Nous procéderons par roulement.

Elle bâilla, avant de se lover devant le feu, la tête nichée sur ses mains jointes.

— Réveille-moi dans deux heures, je prendrai le relais.

 

Lorsqu'il fut certain qu'elle dormait, Jacob la couvrit du plaid puis se dirigea vers l'escalier. Une fois à l'étage, il lui fallut moins de dix minutes pour effectuer quelques réglages sur l'ordinateur et le connecter à son module. Si celui-ci n'avait pas la mémoire de son ordinateur de bord, il serait suffisant pour recevoir son rapport et répondre aux quelques questions qui lui trottaient dans la tête.

— Démarre, ordi.

Une voix calme, neutre, lui répondit.

— En marche.

— Rapport. Hornblower, Jacob. Date actuelle : 20 janvier 1990. Une tempête hivernale m'a obligé à rester au chalet. L'électricité, qui est peu fiable en cette époque, vient d'être coupée. Apparemment, le courant est transmis par des lignes aériennes très vulnérables aux éléments. Heure approximative de la coupure 18 heures. Temps estimé de réparation ?

— Recherche... Données insuffisantes.

— C'est bien ce que je craignais.

Il observa une pause et réfléchit.

— Sunbeam Stone est une personne pleine de ressources. Des bougies, en cire, sont utilisées pour la lumière, et du bois est brûlé pour la chaleur. Ces solutions sont bien sûr insuffisantes et ne conviennent qu'à un espace réduit. Toutefois, cela donne une atmosphère agréable et, à vrai dire, très relaxante.

Il s'interrompit, mal à l'aise. Il ne voulait pas penser à l'image de la jeune femme dans la lumière du feu de bois.

— Comme rapporté précédemment, Stone est une jeune femme difficile et agressive, sujette à des accès de mauvaise humeur. Ce qui ne l'empêche pas d'être désarmante de générosité, amicale à ses heures, et...

« Désirable » était le mot qu'il avait sur le bout de la langue. Il le ravala.

— captivante. Une étude plus poussée est nécessaire. Toutefois, je ne crois pas qu'elle soit représentative des femmes de son temps.

Il marqua une nouvelle pause, les doigts tambourinant sur le plateau du bureau.

— Ordi, quel est le comportement ordinaire d'une femme en matière de couplage en cette époque ?

A peine eut-il posé la question qu'il voulut l'annuler, mais trop tard.

— Recherche... Dans la plupart des cas, une attirance physique, parfois appelée alchimie, est requise. Un attachement émotionnel, allant de la simple tendresse à l'amour, est apprécié par 97,5 % des sujets. Les rencontres ponctuelles, souvent appelées « coups d'un soir », ne sont plus en faveur en cette fin du XXe siècle. L'engagement est préféré aux aventures sexuelles multiples. Les relations sur le mode romantique sont largement acceptées et souhaitées.

— Définition du mode romantique.

— Recherche... Caractérisé par l'utilisation d'attentions délicates, de flatterie, de cadeaux à fin de séduction. Relatif à l'attachement sentimental entre un homme et une femme. Généralement associé aux ambiances intimistes, à la musique douce, aux fleurs. Concernant les attitudes...

— Assez.

Jacob se passa les mains sur le visage, se demandant s'il n'était pas en train de devenir fou. Comment pouvait-il perdre son temps à poser à l'ordinateur des questions aussi peu scientifiques ? Et à envisager une relation encore moins scientifique avec Sunny Stone ?

Il n'avait que deux raisons pour être là où il était. La première et la plus importante était de retrouver son frère. La seconde était de rassembler autant de données que possible sur cette période de l'histoire. Sunny Stone était une de ces données. Elle ne pouvait être autre chose.

Mais il la voulait. C'était antiscientifique, mais il n'y pouvait rien. Et ça allait à l'encontre de la logique la plus élémentaire. Comment pouvait-il vouloir être avec une femme qui l'agaçait au moins autant qu'elle l'amusait ? Pourquoi se soucierait-il d'une femme avec qui il avait aussi peu en commun ? Des siècles les séparaient. Son monde, bien que fascinant du point de vue clinique, était une frustration de chaque instant. Elle était une frustration de chaque instant.

Le mieux à faire était de retourner au vaisseau, de programmer son ordinateur et de repartir. N'eût été Cal, c'était ce qu'il ferait. Il voulait croire que c'était uniquement son frère qui l'en empêchait.

Délicatement, il déconnecta son mini, le rempocha et regagna le rez-de-chaussée. Sunny dormait toujours. Se déplaçant sans bruit, il plaça une nouvelle bûche dans l'âtre, puis s'assit sur le sol à côté d'elle.

Les heures passèrent, mais il ne se donna pas la peine de la réveiller. Il avait l'habitude de fonctionner avec très peu de sommeil ou pas du tout. Pendant plus d'un an, sa journée de travail moyenne avait été de dix-huit heures. Plus il s'était approché des équations finales pour son voyage, plus il avait tiré sur la ficelle. Et il avait réussi, songea-t-il en regardant les flammes lécher le bois. Il était là. Bien sûr, malgré ses évaluations méticuleuses, il avait accusé un retard de plusieurs mois.

Cal était marié, rien que ça. Et s'il fallait en croire Sunny, il était heureux, installé et content de l'être. Ce qui ne ferait que rendre plus difficile sa tâche de le ramener à la raison. Mais il y parviendrait.

Il le fallait. C'était une évidence incontournable. Un homme, se répéta-t-il, appartenait à sa propre époque. Au-delà de ce que la science était à même d'accomplir, il existait un schéma. Si un homme choisissait de briser ce schéma, les répercussions sur le reste de l'univers étaient incalculables.

Il ramènerait donc son frère dans leur présent, là où était sa place. Et Cal oublierait vite cette femme nommée Libby. Tout comme lui-même était déterminé à oublier Sunbeam Stone.

Elle bougea, et le doux soupir qui s'échappa de ses lèvres lui courut sur la peau comme un chatouillement. Ce fut plus fort que lui : il tourna la tête et la regarda s'éveiller.

Ses cils battirent, aussi exotiques que des ailes de papillon dans la semi-clarté. Ses yeux s'ouvrirent, grands et sombres, tout hébétés de sommeil. Elle ne sembla pas le voir, le regard fixé sur la danse des flammes, tandis qu'elle étirait lentement son long corps mince, muscle après muscle, son gros pull rouge glissant sur ses formes.

Jacob sentit sa bouche se dessécher et son pouls s'emballer. La maudire ? Il n'en avait plus la force. En cet instant, elle était si incroyablement belle qu'il ne put que demeurer immobile, les nerfs tendus, et prier pour ne pas perdre la raison.

Elle émit un faible gémissement. Il tressaillit. Basculant sur le dos, elle allongea les bras derrière sa tête, puis les leva vers le plafond. Pour la première fois de sa vie, il ressentit une énorme envie d'alcool fort.

Elle tourna finalement la tête et posa les yeux sur lui.

— Pourquoi ne m'as-tu pas réveillée ?

Sa voix était grave, un peu rauque. Jacob fut certain que son sang avait reflué jusque dans les semelles de ses chaussures.

— Je...

C'était ridicule, mais il était presque incapable de parler.

— Je n'étais pas fatigué.

— Peu importe, protesta-t-elle en se redressant sur son séant. Nous sommes dans la même galère, et je...

Il ne pensa pas. Ce ne fut pas délibéré. Ni planifié. Et encore moins judicieux.

L'attirant contre lui, il plongea une main dans ses cheveux, baissa sa bouche vers la sienne et s'empara de ses lèvres. Elle regimba, comme fouettée par la surprise et la colère. Il resserra son étreinte, mû, cette fois, par un sentiment de désespoir qu'il n'avait jamais connu avec aucune femme. C'était la goûter ou mourir.

Sunny lutta pour s'accrocher à sa fureur, tandis qu'une myriade de sensations luttait en retour pour annihiler sa volonté. Le délice, le désir, le délire... Elle voulut l'insulter, mais ne parvint qu'à émettre un gémissement de plaisir. Lançant alors les deux mains vers la nuque de Jacob, elle lui empoigna les cheveux, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. D'un mouvement brusque, il la fit venir sur ses cuisses et poussa plus avant son assaut.

Le souffle de Jacob était erratique, comme l'était le sien. Il ne contrôlait plus ni ses mains ni sa bouche. N'ayant guère de choix, elle répondit avec une fièvre et une avidité égales aux siennes. Une bûche se brisa dans l'âtre, dégageant un nuage de fumée diaphane qui flotta dans la pièce. Mais tout ce qu'elle entendit fut le râle de désir qui passa de sa gorge à la sienne.

Etait-ce ce qu'elle avait cherché jusqu'ici ? L'excitation, la gageure, le don de soi ? Sans même y penser, elle s'abandonna, laissant la force de ce qui se passait l'emporter.

C'était comme si le goût de Sunny explosait en une multiple déflagration. Chaud, piquant, corsé. Ce n'était pas assez. Plus il prenait, plus il voulait. Tirant sa tête en arrière, il trouva sa gorge, à la finesse si attirante, au parfum tiède si envoûtant. Il y glissa les lèvres avec volupté, laissant ici et là ses dents ou sa langue jouer avec sa peau. Mais ce n'était pas encore assez.

Tandis que le feu projetait sa lumière mouvante sur son visage, il insinua les mains sous son large pull-over. Aussitôt, le contact de cette chair tendre éveilla en lui des images de roses et de satin. Lorsque sa main se referma sur un sein, il perçut un tremblement. De lui ? D'elle ? Il n'en savait rien.

Croisant de nouveau son regard dans le ballet furtif des ombres projetées par le feu, il reprit possession de ses lèvres.

Il sombrait dans un rêve. Non pas un rêve flou et brumeux, mais une brillante symphonie de sons et de couleurs. Et à mesure qu'il s'y enfonçait, elle s'enroulait un peu plus autour de lui. Leurs mains cherchaient, exploraient sous les pulls les arêtes et les méplats de leurs corps.

Lorsqu'il se mit à parcourir son visage de ses lèvres, elle laissa ses paupières se fermer, et son cœur, pourtant si solide et vaillant, fut perdu.

L'amour se déversa en Sunny comme une révélation. Elle s'accrocha, le souffle court, la bouche brûlante, le corps en fusion. Ses mains, habituellement si fiables, glissèrent malgré elle le long des bras de Jacob.

Malgré elle.

Ce fut ce qui la fit se redresser, s'écarter, refuser. Ceci ne pouvait être de l'amour. Il était absurde, dangereux de croire que ce pouvait en être.

— Jacob, stop.

— Stop ?

Il serra les dents, un petit peu trop fort, sur son menton.

— Oui. Stop.

Il perçut le changement, la sentit avec une infinie frustration battre en retraite, tandis que son corps bourdonnait encore de la force de son désir.

— Pourquoi ?

— Parce que je...

D'un geste calculé, il glissa les doigts sur son épine dorsale, s'attardant sur les nerfs les plus vulnérables. Il vit son regard devenir flou, tandis que sa tête basculait mollement en arrière.

— J'ai envie de toi, Sunny. Et tu as envie de moi.

— Oui.

Que lui faisait-il ? Elle leva une main pour protester, mais la laissa retomber et la posa sur son torse.

— Non, ne fais pas ça.

— Faire quoi ?

— Ce que tu es en train de me faire.

Elle tremblait. Fort. Elle n'avait plus de volonté. Il se traita de tous les noms. C'était un choc de s'apercevoir que face à cette vulnérabilité, il était pieds et poings liés par son sens moral.

— Très bien.

La saisissant par les hanches, il la laissa doucement glisser sur le sol à côté de lui.

Choquée, elle replia les jambes contre sa poitrine, avec l'impression d'avoir été extraite d'une fournaise pour être jetée dans un bain d'eau glacée.

— Ça n'aurait pas dû arriver... Et certainement pas aussi vite.

— Mais c'est arrivé, répliqua-t-iL II serait vain de vouloir prétendre le contraire.

Elle le suivit des yeux tandis qu'il se levait pour alimenter le feu. Les bûches rougeoyantes diffusaient toujours leur agréable chaleur. Quelques-unes des bougies s'étaient éteintes dans leur cire. De l'autre côté de la fenêtre, la nuit avait pâli, signe de l'imminence de l'aube, en dépit de la tempête. Et le vent sifflait toujours.

Elle avait oublié tout cela. Ainsi que d'autres choses. Lorsqu'elle s'était trouvée entre les bras de Jacob, il n'y avait eu aucune tempête hormis celle qui faisait rage au fond d'elle. Aucun feu hormis celui de son désir. L'unique serment qu'elle s'était fait — ne jamais perdre son assurance face à un homme — avait été rompu.

— C'est facile pour toi, n'est-ce pas ? déclara-t-elle avec une amertume qui la surprit elle-même.

Il se retourna pour la dévisager. Non, ce n'était pas facile. Ça aurait dû l'être, mais ça ne l'était pas. Et il n'y comprenait rien.

— Pourquoi faudrait-il que ce soit compliqué ?

La question s'adressait à lui-même autant qu'à elle.

— Je ne fais pas l'amour avec des inconnus, répliqua-t-elle en bondissant sur ses pieds, saisie d'une brutale envie de café et de solitude.

Le plantant là, elle se dirigea vers la cuisine où elle prit une boisson sans alcool dans le frigo. Elle prendrait sa caféine froide.

Jacob attendit deux minutes, qu'il mit à profit pour se remémorer ce que lui avait dit l'ordinateur. L'attirance physique étai là, c'était indéniable. Et même si l'idée ne lui plaisait guère ses émotions étaient impliquées. Se mettre en colère ne servait à rien. La réaction de Sunny était normale, compte tenu de la situation. C'était lui qui était en déphasage. Le constat n'étai pas plaisant, mais, devant l'évidence, il convenait d'appeler un chat un chat.

Quoi qu'il en soit, il avait toujours envie d'elle. Et la ferme intention de continuer sur sa lancée. En toute logique, ses chances de succès augmenteraient s'il poursuivait sa cour à la manière d'un homme du XXe siècle.

Il soupira. Sans bien savoir où elle le conduirait, il entrevoyait une première étape. Une procédure qui, supputa-t-il, devait avoir conservé son efficacité à travers les siècles.

Lorsqu'il pénétra dans la cuisine, Sunny se tenait devant la fenêtre et observait le spectacle monotone de la chute des flocons de neige.

— Sunny, je voudrais m'excuser.

Pour une première, c'était une première, songea-t-elle.

— Je ne veux pas de tes excuses.

— Que veux-tu dans ce cas ?

— Rien.

A sa grande surprise, elle se rendit compte qu'elle avait les larmes aux yeux, elle qui ne pleurait jamais. Elle détestait ça, y voyant un embarrassant signe de faiblesse. Aux larmes, elle préférait une bonne crise de rage. Mais celles-ci gonflaient sous ses paupières. Obstinée, elle se força à les refouler.

— Oublie ça.

— Que j'oublie ce qui s'est passé ? Ou le fait que je suis très attiré par toi ?

— L'un ou l'autre. Ou les deux. Ça n'a pas d'importance.

Elle se retourna. Ses yeux avaient beau être secs, ils étaient trop brillants, ce qui le mit très mal à l'aise.

— A l'évidence, ça en a.

Malheureusement, il semblait bien qu'il ne pouvait rien y faire, se dit Jacob. Si elle continuait à le regarder de cette manière, il ne pourrait pas s'empêcher de la toucher de nouveau. Prudent, il assigna ses mains à résidence dans ses poches.

— Peut-être nos codes n'étaient-ils pas très clairs.

L'espace d'un instant, la peine laissa place à l'incompréhension.

— Nos... Tu veux dire qu'il y aurait eu un malentendu ?

— Euh, c'est ça.

Ecrasée par un soudain abattement, elle plongea une main lasse dans ses cheveux.

— Je ne crois pas. Appelons plutôt cela un moment d'égarement.

— On fait quoi, maintenant ?

Si seulement elle le savait !

— Ecoute, J. P., nous sommes tous deux adultes. Tâchons simplement de nous comporter comme tels.

— Je croyais que c'était le cas, plaisanta-t-il en tentant un sourire. Désolé de t'avoir fâchée.

— Ce n'était pas entièrement ta faute, répondit-elle, s'efforçant de lui rendre son sourire. Nous étions seuls, le courant était coupé, il y avait la lumière des bougies, le feu dans la cheminée... Les circonstances, quoi.

Elle haussa les épaules, se sentant soudain très misérable.

— N'importe qui aurait perdu la tête.

— Si tu le dis.

Il s'avança d'un pas. Elle recula d'autant. Sa cour, comprit-il, allait nécessiter un changement de stratégie.

— Mais je suis très attiré par toi, même sans la lumière des bougies.

Elle ouvrit la bouche et, se rendant compte qu'elle ne savait que dire, fourragea de plus belle dans ses cheveux.

— Tu devrais dormir un peu, conseilla-t-elle. Je vais aller chercher un peu de bois.

— D'accord. Sunbeam ?

Elle se retourna, mi amusée, mi exaspérée par le fait qu'il venait d'utiliser son prénom plutôt que son diminutif.

— J'ai beaucoup aimé t'embrasser.

Marmonnant une vague réponse entre ses dents, elle s'emmitoufla dans son manteau et s'empressa de sortir.

 

La journée s'écoula lentement. Sunny aurait aimé dormir davantage, mais c'était sans grande importance. Eveillé ou endormi, Jacob était là. Et il la perturbait. Parfois, même si elle tentait de s'absorber dans ses lectures, la conscience de sa présence lui était si douloureuse qu'elle devait se retenir pour ne pas gémir.

Il lisait — avec voracité, s'aperçut-elle — roman après roman de sa bibliothèque. Presque toute l'activité était confinée au séjour et aux abords du feu, qu'ils entretenaient à tour de rôle.

A midi, ils se rabattirent de nouveau sur les sandwichs, même si Sunny prit la peine de faire chauffer de l'eau sur le feu pour leur préparer du thé. Ils ne s'adressèrent la parole que lorsqu'il fut impossible de faire autrement.

Le soir venu, ils étaient tous deux comme des lions en cage, stressés par le confinement et le fait que chacun s'interrogeait sur ce qu'aurait été cette journée s'ils l'avaient passée ensemble sous l'édredon, plutôt qu'à deux angles opposés du séjour.

Il s'approchait d'une fenêtre ? Elle s'approchait d'une autre. Elle tisonnait le feu ? Il ouvrait un nouveau livre. Elle allait chercher un paquet de biscuits ? Il se mettait en quête d'autres bougies.

— Tu l'as lu celui-là ?

Sunny leva les yeux. C'étaient les premiers mots prononcés depuis une heure.

— Lequel ?

— Jane Eyre.

— Oh, bien sûr.

Soulagée par cette reprise du dialogue, elle lui tendit le paquet de biscuits comme une offre de paix.

— Qu'en penses-tu ? demanda-t-il.

— J'ai toujours eu un faible pour cette littérature maniériste du siècle passé. Les gens étaient alors si guindés, si puritains, alors que sous leur vernis de respectabilité la passion bouillonnait.

Force lui fut de sourire.

— Vraiment ?

— Vraiment. De plus, c'est un roman écrit avec une rare élégance, et d'un romantisme merveilleux.

Les jambes en travers de l'accoudoir de son fauteuil, elle avait les yeux un peu fatigués, et son parfum était partout... Maudite soit elle, pensa Jacob.

— Cette jeune fille simple et pauvre qui capture le cœur d'un homme solitaire et ténébreux...

Il lui adressa un regard surpris.

— C'est romantique, ça ?

— Bien sûr. Et puis il y a la lande balayée par le vent, la terrible tragédie, le sacrifice. Ils en ont fait une superbe adaptation à la télévision il y a quelques années. Tu l'as vue ?

— Non.

Il posa l'ouvrage de côté, toujours perplexe.

— Ma mère a le livre à la maison. Elle adore les romans.

— Je suppose que c'est pour elle un bon moyen de se détendre après les longues heures passées dans les prétoires.

— Probablement.

— Que fait ton père ?

— Un peu de tout. En fait, il aime surtout jardiner.

Sa famille, tout à coup, lui sembla terriblement loin.

— Le mien aussi. En particulier les plantes et les herbes aromatiques, précisa-t-elle avec un geste en direction de sa tasse vide. Mais il ne néglige pas les fleurs pour autant. Ni les légumes. Lorsque nous étions petites, il en cultivait devant la cuisine. Nous ne mangions pratiquement que cela, ce qui explique pourquoi j'ai tendance à les éviter aujourd'hui.

Il tenta d'imaginer ce qu'elle lui racontait, mais n'y parvint pas.

— Quel souvenir as-tu gardé de cette vie ?

— Elle me semblait saine, naturelle.

Elle se leva négligemment pour replacer une bûche, puis s'installa sur le canapé près de lui, oubliant pour un temps l'état de nervosité dans lequel la mettait la tempête.

— Je devais m'imaginer que tout le monde vivait ainsi, jusqu'à ce que j'aille à la ville et découvre les lumières, la foule, les grands immeubles. Pour moi, c'était comme si quelqu'un avait ouvert un kaléidoscope et m'en offrait toutes les formes et les couleurs. Mais nous revenions toujours au chalet. On s'y sentait bien.

Réprimant un bâillement, elle se renversa contre les coussins.

— Au fond de moi, j'ai toujours voulu retrouver ce bruit, cette agitation. Ici, les choses ne bougent pas, et cette stabilité a un côté rassurant. Mais il y a toujours du nouveau dans les villes. Je crois que j'aime le progrès.

— Pourtant tu es ici.

— Disons que je suis en pénitence volontaire.

— Pourquoi ?

— Oh, c'est une longue histoire, répondit-elle avec un haussement d'épaules. Mais toi ? Ne me dis pas que tu es un citadin en mal de vie campagnarde.

— Non, répondit-il en détournant aussitôt la tête.

Elle éclata de rire et lui tapota la main.

— Deux accros de la ville coincés dans les contrées sauvages du Nord-Ouest, voilà ce que nous sommes ! Si on jouait aux cartes ?

Son humeur s'améliora sur-le-champ.

— Poker ?

— Ça me va.

Se levant d'un même mouvement, ils manquèrent de se cogner l'un à l'autre. Jacob lui saisit le bras pour l'empêcher de tomber. Et ne le lâcha pas. Il était tendu. Elle aussi. Il n'y pouvait rien. Pas plus qu'il ne put empêcher son autre main de se lever vers son visage. Aujourd'hui, elle n'avait rien fait pour le mettre en valeur. Il était exempt de maquillage. Excitante en diable avec sa moue boudeuse, sa bouche ne portait pas de rouge. S'arrachant à sa vue, il releva les yeux pour croiser les siens.

— Tu es très belle, Sunbeam.

Elle peina soudain à respirer, et la simple idée de bouger la paniqua.

— Je t'ai dit de ne pas m'appeler ainsi.

— Quelquefois ça te va bien. J'avais toujours cru que la beauté était un accident génétique ou quelque chose de ce genre, mais à présent je m'interroge.

— Tu es vraiment un drôle de zèbre, Hornblower.

Il esquissa un sourire.

— Et tu ne connais qu'une partie de moi, répliqua-t-il, avant de s'écarter : Allons, nous ferions mieux de commencer cette partie.

— Bonne idée.

Elle laissa échapper un soupir silencieux tout en sortant le paquet de cartes d'un tiroir. Si elle avait un peu de temps, peut-être parviendrait-elle à comprendre pourquoi il lui tourneboulait ainsi la tête.

— Poker au coin du feu, annonça-t-elle en se laissant choir sur le tapis. Si ça, ce n'est pas romantique...

Il prit place vis-à-vis d'elle.

— C'est le cas ?

— Prépare-toi à perdre.

 

Il gagna. Systématiquement. Continûment. Jusqu'à c qu'elle se mette à le considérer d'un œil soupçonneux. Faut de mieux, ils jouaient pour des biscuits au chocolat, et sa pile ne cessait de s'élever.

— Si tu manges tout ça, bonjour les kilos !

Il se fendit d'un sourire.

— J'ai un excellent métabolisme.

— C'est cela, répondit-elle, narquoise.

Tout en songeant : « Avec le corps qu'il a, je suis sûre qui c'est vrai.

— Deux paires. Dames et quatre, annonça-t-elle.

— Hmm... Full aux dix par les cinq, répliqua-t-il ei déposant son jeu.

— Espèce de fils de...

Elle s'interrompit, les sourcils froncés, tandis qu'il refermait la main sur une poignée de chips.

— Je ne veux pas passer pour une mauvaise joueuse, mais sur douze jeux, tu en as gagné dix.

— Ce doit être mon soir de chance.

Il ramassa les cartes jouées, les ajouta aux autres et battit le tout.

— Mouais, lâcha-t-elle d'un ton dubitatif.

Il haussa un sourcil.

— Le poker est une science au même titre que la physique.

Elle fit main basse sur un de ses biscuits.

— Contente-toi de servir, Hornblower.

— As-tu l'intention de manger ta réserve ?

Vexée, elle jeta le biscuit au pot.

— Si je ne peux pas grignoter quelque chose plusieurs fois dans la journée, je deviens irascible.

— Est-ce là ce qui ne va pas chez toi ?

— En réalité, je suis quelqu'un de charmant.

— Ce n'est pas vrai, rétorqua-t-il en distribuant les cartes, le sourire aux lèvres. Mais je t'aime bien quand même.

— Je suis une fille sympa, insista-t-elle, conservant une mine impassible devant les deux as de sa main. Demande à n'importe qui... Sauf à mes deux derniers chefs. Plus cool que moi, tu meurs.

Jacob l'obligea en ajoutant deux biscuits au pot. C'était ainsi qu'elle lui plaisait amicale et méfiante, accrocheuse mais détendue, et ne laissant rien passer. Pour couronner le tout, la lumière chaude de l'âtre apposait sur ses sublimes pommettes des ombres du plus bel effet. Se rappelant aussitôt à l'ordre, il vérifia ses cartes. Le moment n'était pas pire qu'un autre pour en savoir un peu plus sur elle.

— Que faisais-tu avant de venir ici décider de devenir juriste ?

Elle fit la grimace et demanda trois cartes.

— Je vendais des sous-vêtements. De la lingerie féminine, plus précisément.

Elle releva les yeux, s'attendant à croiser un regard de dédain, mais, à son grand soulagement, il n'en fut rien.

— J'ai un tiroir plein de trucs d'enfer que j'ai eus en solde, ajouta-t-elle.

— Oh, vraiment ?

Il se demanda ce que pouvaient être ces « trucs d'enfer ».

— Oui.

Elle s'efforça de dissimuler son euphorie : il lui avait servi un nouvel as.

— L'ennui, c'est que ma supérieure attendait de moi que j'encaisse l'argent, que je fasse un bel emballage et que je la boucle. Même lorsque nous avions affaire à une cliente qui commettait une erreur flagrante.

Il essaya de l'imaginer en train de se taire. En vain.

— Quel genre d'erreur ?

— Eh bien je pense à cette dame joliment potelée dont je savais qu'elle allait souffrir le martyre dans un ensemble trop petit style veuve joyeuse. J'allonge de trois.

— J'augmente de deux. Que s'est-il passé ?

— Eh bien je me suis permis d'émettre une modeste suggestion, et avant même de comprendre ce qui m'arrivait, je recevais une feuille rose.

— Comme c'est gentil.

Elle ne put s'empêcher de rire, tout en misant deux biscuits supplémentaires.

— Une feuille rose autrement dit, j'étais jetée, virée, remerciée.

Voyant qu'il n'avait toujours pas l'air de comprendre, elle traduisit :

— Nous n'avons plus besoin de vos services. Point barre.

— Oh, renvoyée.

— Tout juste. Franchement, je méritais ça ?

— Certainement pas.

Elle le gratifia d'un sourire.

— Merci. Trois as, l'ami. Allez, aboule le fric.

— Quinte flush, annonça-t-il, avant de ramasser les mises et d'élever une nouvelle pile. Tu n'as pas un tempérament à travailler pour quelqu'un d'autre.

— C'est ce qu'on m'a dit, marmonna-t-elle, tout en pestant entre ses dents. Plusieurs fois.

Il ne lui restait que cinq biscuits. Le sort, décréta-t-elle, était du mauvais côté depuis trop longtemps.

— Mais entre m'adapter et apprendre à me passer de nourriture, je préfère la première solution. La pauvreté, ce n'est pas ma tasse de thé.

— Je suis sûr que tu peux réussir en tout, si tu le veux vraiment.

— Peut-être.

C'était justement là où le bât blessait elle n'avait jamais su ce qu'elle voulait. Elle distribua les cartes et, décidant de tenter le tout pour le tout, choisit de jouer la couleur. Pour se retrouver avec rien. Mais bluffer valait toujours mieux que se coucher, conclut-elle en avançant ses cinq biscuits.

Il la nettoya avec une paire de deux, puis, magnanime, lui laissa un de ses biscuits. Gagner le mettait toujours de bonne humeur.

— Cadeau, dit-il.

— Merci. On dirait que la chance est de ton côté ce soir, observa-t-elle en mordant dans le gâteau.

— Apparemment.

Il commençait à se sentir des fourmis dans les mains et ailleurs. Sunny était cent fois plus appétissante que les biscuits.

— On refait un tour ?

— Pour quoi faire ?

— Si je gagne, tu me fais l'amour.

Interloquée, mais résolue à conserver son masque de joueur de poker, elle avala le morceau qu'elle venait de croquer.

— Et si c'est moi qui gagne ?

— Je te fais l'amour.

Fourrant le reste du biscuit dans sa bouche, elle le dévisagea tout en mâchant. Ça valait presque le coup de le prendre au mot, se dit-elle. Juste pour voir son expression. Presque, se répéta-t-elle. Dans les deux cas, elle était gagnante.

Et perdante.

— Je crois que je passe, déclara-t-elle d'un ton léger. Elle se leva, se dirigea vers le canapé, s'y allongea et ne tarda pas à s'endormir.