11

Libby se débattit. Elle avait beau aimer Cal de toutes ses forces, elle refusait d’être prise ainsi sous le coup de la colère. La couchette s’enfonça sous leurs poids réunis, les épousant comme un cocon. La musique se poursuivait, calme et harmonieuse, tandis qu’il lui arrachait presque les boutons de son chemisier.

Elle ne parla pas. L’idée ne lui vint même pas de le supplier d’arrêter, ni de laisser couler des larmes qui l’auraient sans doute ramené sur-le-champ à la raison. Au lieu de cela, elle se démena, tentant d’échapper à l’agression implacable de ses mains. Elle se rebiffa telle une enragée, s’arc-bouta, le repoussa, livrant une guerre secrète contre la réponse félonne de son corps, qui risquait de trahir son cœur.

Oh, elle allait le haïr pour cela. Un fait la frappa soudain, qui faillit la briser. Si Cal réussissait ce qu’il avait commencé, tous les autres souvenirs seraient balayés par cet acte de domination violente, dévoyée, qu’il lui imposait. Incapable de le supporter, elle se battit alors pour tous les deux.

Il la connaissait si bien, songea Cal. Chaque courbe, chaque creux, chaque pulsation. Porté par son élan furieux, il lui emprisonna d’une main les poignets et lui releva les bras au-dessus de la tête, puis dévora sa gorge pendant que son autre main filait vers le bas, vers les zones intimes et vulnérables entre toutes de sa féminité. Il l’entendit gémir, tandis qu’un plaisir non désiré mais inexorable lui vrillait le corps, qui se tendit telle une corde sur le point de se rompre. Il sentit les spasmes la traverser tandis qu’elle atteignait l’orgasme, l’entendit étouffer un cri. Il vit ses lèvres trembler, avant de se serrer fermement l’une contre l’autre.

Une vague de remords s’abattit sur lui. Il n’avait aucun droit, personne ne l’avait, de prendre quelque chose d’aussi beau et de l’utiliser comme une arme. Il avait voulu la punir pour des choses qui échappaient à sa volonté. Et avait réussi. Au moins autant qu’à se punir lui-même.

– Libby.

Elle se contenta de secouer la tête, les yeux clos.

Incapable de trouver les paroles adéquates, il bascula de côté et fixa le plafond.

– Je n’ai aucune excuse… Il n’en existe aucune pour t’avoir traitée de cette manière.

Elle parvint à ravaler ses larmes, ce qui la soulagea juste assez pour recouvrer une respiration normale et ouvrir les yeux.

– Peut-être pas, mais en général il y a une raison. J’aimerais bien l’entendre.

Il demeura silencieux un long moment. Ils étaient allongés l’un à côté de l’autre, tendus, se touchant à peine. Des raisons, il pouvait lui en donner des dizaines – manque de sommeil, excès de travail, angoisse quant à un possible échec de son vol. Elles seraient toutes bonnes, jusqu’à un certain point. Mais elles ne seraient pas la vérité. Et Libby attachait un grand prix à la vérité.

– Je tiens beaucoup à toi, déclara-t-il lentement. Il ne m’est pas facile de savoir que je ne te verrai plus. Je me rends compte que nous avons chacun notre vie, notre propre univers.

Peut-être faisons-nous ce qui doit être fait, mais je n’aime pas l’idée que c’est facile pour toi.

– Cela ne l’est pas.

C’était sans doute égoïste, mais de l’entendre le lui dire lui fit du bien. Il prit sa main dans la sienne.

– Je suis jaloux.

– De quoi ?

– Des hommes que tu rencontreras, de ceux que tu aimeras. De celui que tu aimeras.

– Mais…

– Non, ne dis rien. Laisse-moi vider mon sac et te livrer ce que j’ai sur le cœur. Le fait qu’intellectuellement je sache que c’est une erreur n’y change rien. C’est viscéral, Libby. Je connais trop bien ce genre de sentiments. Chaque fois que j’imagine qu’un homme te touchera de la manière dont je t’ai touchée, te verra comme je te vois, je crois devenir fou.

Elle se tourna vers lui et étudia son profil.

– Et c’est pour cela que tu étais fâché contre moi ? Pour ces futures aventures que tu me prêtes ?

– 1\i as raison de souligner mon imbécillité.

– Ce n’est pas ce que j’essaie de faire.

Il eut un vague haussement d’épaules.

– Je peux même le voir. Un mètre quatre-vingt-dix, le physique d’un de ces dieux grecs…

– Adonis ? suggéra-t-elle en souriant. J’achète.

– Tais-toi.

Une ébauche de sourire étira néanmoins ses lèvres.

– Blond, reprit-il, le teint hâlé par le vent et le soleil, la mâchoire énergique agrémentée d’une fossette.

– Comme Kirk Douglas ?

Il lui lança un regard suspicieux.

– Tu connais un type comme ça ?

– De réputation, seulement.

Sentant que l’orage était derrière eux, elle posa un baiser sur son épaule.

– Et brillant, par-dessus le marché, poursuivit-il sur sa lancée. Ce qui le rend encore plus détestable à mes yeux. Titulaire d’un doctorat – en philosophie, pas en médecine – et capable de discuter des heures avec toi des rites de copulation d’obscures tribus primitives. Et il joue du piano.

– Ouaouh ! Je suis impressionnée.

– Il est riche, continua-t-il avec un rien de perversité. Son indice de solvabilité est de 9,2, il t’emmène à Paris et te fait l’amour dans une chambre avec vue sur la Seine. Puis il t’offre un diamant aussi gros que le poing.

– Eh bien, eh bien ! lâcha-t-elle avant de faire mine de réfléchir. Est-ce qu’il récite de la poésie ?

– Non seulement il en récite, mais il en écrit.

– Seigneur, soupira-t-elle, une main sur le cœur. Peux-tu me dire quand je vais le rencontrer ? Je tiens à être prête.

Il pivota juste assez sur lui-même pour pouvoir la regarder. Ses yeux brillaient. D’amusement, pas de chagrin.

– Ça te redonne du cœur au ventre, hein ?

– Oui, dit-elle en levant une main vers sa joue. Je suppose que tu te sentiras mieux si je te fais la promesse d’entrer au couvent ?

– O.K.

Lui saisissant le poignet, il porta sa main à ses lèvres et l’embrassa.

– Peux-tu me faire ça par écrit ?

– J’y penserai.

Son regard était redevenu clair, nota-t-elle. Clair et profond. Il était de nouveau Cal, l’homme qu’elle était capable d’aimer et de comprendre.

– La dispute est finie ?

– On dirait. Je te demande pardon, Libby. Je me suis conduit comme un lupz.

– Je ne sais trop ce qu’est un lupz, mais tu dois avoir raison.

– Amis ?

Il se pencha et effleura sa bouche de la sienne.

 – Amis.

D’une main glissée sur sa nuque, elle l’empêcha de reculer la tête et transforma son baiser en quelque chose qui n’avait plus rien d’amical.

 – Cal ?

 – Hmm ?

Il suivit de sa langue le contour de ses lèvres, mémorisant leur forme et leur texture.

– Il a un nom, ce type ? Aïe !

Partagée entre rire et douleur, elle recula d’un bond.

– Tu m’as mordue.

– Tu l’as cherché.

– C’était ton fantasme, lui rappela-t-elle d’un air pincé. Pas le mien.

– Ça vaut mieux ainsi.

Mais c’est avec un large sourire qu’il aventura sa main vers la chair tendre que dévoilait sa chemise ouverte.

– J’en ai d’autres en réserve, ajouta-t-il, si tu acceptes le marché.

– Oui.

Sa paume se plaqua sur son sein. Magique.

– Oh, oui.

– Si je t’emmenais à Paris, nous passerions les trois premiers jours dans une suite d’hôtel quatre étoiles sans sortir du lit.

Il continua à la titiller, mordillant ici, caressant là, s’arrêtant chaque fois au bord du précipice.

– Nous ne boirions que du Champagne, et ne mangerions que

des petits plats aux noms et aux goûts exotiques. J’explorerais chaque centimètre carré de ton corps, chaque pore de ta peau. Sans sortir de ce grand lit confortable, nous irions dans des endroits où personne n’est jamais allé.

– Cal…

Elle s’était mise à trembler tandis que de sa bouche ouverte, il traçait des cercles autour des aréoles de ses seins.

– Ensuite nous nous habillerions. Je te vois bien dans quelque chose de fin et de blanc, laissant les épaules dégagées, avec un décolleté très profond dans le dos. Quelque chose qui donnerait à tout homme qui te verrait l’envie de me tuer.

– En dehors de toi, minauda-t-elle, je n’en vois aucun.

Avec un soupir, elle laissa ses mains glisser sur lui, parcourir

les méplats et les angles de son corps.

– Les étoiles scintillent. Elles sont des millions. Ah, si tu connaissais le parfum de Paris ! Un parfum riche, d’eau et de fleurs. Nous nous promènerions partout, pour que tu puisses découvrir ces lumières incroyables et ces splendides bâtiments anciens. Nous ferions une halte à la terrasse d’un café, à une table avec parasol, où nous boirions du vin. Puis nous rentrerions à l’hôtel et ferions de nouveau l’amour pendant des heures et des heures.

Ses lèvres revinrent jouer avec les siennes, enivrantes.

– Nous n’avons pas besoin de Paris pour cela.

– Non.

Il se plaça au-dessus d’elle et encadra son visage de ses mains. Il rayonnait déjà. Ses yeux étaient mi-clos, et sur ses lèvres flottait un doux sourire. Il voulait se rappeler cet instant où il n’y avait rien ni personne d’autre qu’elle.

– Mon Dieu, Libby, j’ai besoin de toi.

C’était tout ce qu’elle avait besoin d’entendre, tout ce qu’elle attendait qu’il dise, pensa la jeune femme. Elle ouvrit grand les bras et l’étreignit.

Cal n’en pouvait plus. Elle le sentit à l’avidité avec laquelle sa langue plongeait dans sa bouche, ses mains palpaient son corps. Et comme ses sentiments étaient l’exact reflet des siens, sa réponse fut explosive. Son sang était de la lave en fusion palpitant sous sa peau. La chaleur était insupportable, délicieuse. Et elle ne fit que croître à mesure qu’il la déshabillait.

Un son primitif monta du fond de sa gorge. Avec une fébrilité qui le laissa pantois, elle lui ôta sa chemise et descendit son jean sur ses hanches. Affamée, elle bascula avec lui pour le chevaucher telle une amazone, brûlante de désir. Elle entendit son souffle se bloquer dans sa gorge, ce qui ne fit que décupler son excitation.

Le pouvoir. L’ultime aphrodisiaque. Elle pouvait le faire trembler, le tourmenter, lui faire gronder son nom. Jamais elle n’aurait cru qu’avec si peu d’efforts, elle avait la capacité de l’asservir. Il était si beau. Le contact de sa peau sous ses mains, son goût qui persistait sur sa langue… Et si solide. Ses muscles, fermes, bien dessinés, tremblant sous la danse avide de ses doigts…

Il voulait qu’elle se souvînt. Il lâcha un gémissement sous l’avalanche de sensations qu’elle déclenchait en lui. En l’occurrence, c’était lui qui se souviendrait. A jamais. La musique qu’il avait toujours aimée, si évocatrice, berçait leurs ébats, lui remplissait la tête. Grâce à elle, jusqu’à son dernier souffle, il se souviendrait d’elle.

Il sentait sa chaleur rayonner tandis qu’elle se déplaçait sur lui. Elle chercha sa bouche, la trouva, pour un baiser lent, suave à s’y noyer. Puis elle éclata de rire, échappant à ses mains inquisitrices pour mieux l’emmener vers l’indicible et le merveilleux. Encore et encore.

C’était insoutenable. Son cœur martelait avec violence sa cage thoracique, et tout son corps était la proie de pulsations incœrcibles, dont le rythme semblait prononcer le nom de son amante ad libitum, jusqu’au vertige.

– Libby…

Sa voix était rauque, aussi écorchée que la passion qu’il nourrissait pour elle.

– Pour l’amour du ciel.

C’est alors qu’elle se referma sur lui comme un fourreau de velours chaud. Le son qu’elle émit ne fut qu’un faible geignement, mais il vibrait de son triomphe. Grisée par son propre plaisir, elle s’élança à un rythme sauvage, galvanisée par l’énergie qui sourdait du plus profond d’elle-même, de plus en plus fort, aux confins de la folie.

Une chute libre dans l’espace. Un catapultage dans le temps. Il avait connu les deux, mais ce n’était rien à côté de ce qu’il était en train d’expérimenter. Sa main glissa sur sa peau moite de sueur, tâtonnant à la recherche de celle de Libby. Et lorsqu’elles se refermèrent l’une sur l’autre, ils effectuèrent le grand saut, ensemble.

 

La perfection. Alanguie et comblée, Libby se lova contre Cal et posa la joue juste au-dessus de son cœur, ronronnant sous le contact délicieux de sa main dans ses cheveux.

Apaisée. Chaque partie d’elle était satisfaite. Corps, esprit, cœur. Elle se demanda combien de temps il était possible pour deux personnes de rester blotties l’une contre l’autre dans un lit sans boire ni manger. L’éternité ? Elle sourit. Elle y croyait presque.

– Mes parents ont un chat, murmura-t-elle. Un gros chat roux qui s’appelle Capucine. Il n’a pas pour deux sous d’ambition.

– Un chat qui s’appelle Capucine ?

Toujours souriante, elle lui caressa le bras.

– Tu as rencontré mes parents.

– C’est juste.

– Bref, tous les après-midi il s’installe sur l’appui d’une fenêtre et n’en bouge plus jusqu’au soir. En cet instant, je sais exactement ce qu’il ressent.

Elle s’étira, juste un peu, car même cela lui demandait un gros effort.

– J’aime beaucoup ta couchette, Hornblower.

– Je commence moi aussi à avoir de l’affection pour elle.

Ils se turent un moment, laissant leurs esprits dériver.

– Cette musique, reprit-elle…

Elle jouait à présent dans sa tête, douce, infiniment romantique.

– C’est drôle, j’ai le sentiment de l’avoir déjà entendue.

– Elle est de Salvadore Simeon.

– C’est un nouveau compositeur ?

– Tout dépend du point de vue où l’on se place. Fin du XXIe siècle.

– Oh ! Au temps pour moi.

Quelquefois, l’éternité n’était pas plus longue que la chute d’une goutte d’eau, songea-t-elle en tournant la tête pour presser de nouveau les lèvres sur son torse. Son cœur battait, solide et régulier.

– La poésie, la musique et les air-scooters. Intéressante combinaison.

– Ah ?

– Oui. Très. Je sais également que tu es accro aux séries à l’eau de rose et aux jeux télévisés.

– Je m’instruis, rétorqua-t-il en souriant, tandis qu’elle se redressait en position assise à côté de lui. Je veux pouvoir parler intelligemment de toutes les formes de divertissement populaire au XXe siècle.

Il réfléchit quelques instants, avant de demander :

– 1b crois qu’ils conservent des archives ? J’aimerais beaucoup savoir si Blake et Eva se sont réconciliés malgré les machinations de Dorian. Et aussi qui a piégé Justin pour l’assassinat de cette garce de Carlton Slade ? Pour ma part, je soupçonne fortement Vanessa. Derrière son visage d’ange, elle a un cœur de pierre.

– Accro, c’est bien ce que je disais, dit-elle en repliant les jambes contre sa poitrine. Il n’y a pas ce genre de programmes chez vous ?

– Si, mais je n’ai jamais le temps de les regarder. J’ai toujours pensé qu’ils étaient destinés aux travailleurs à domicile.

– Les travailleurs à domicile, répéta-t-elle, songeuse. Au fait, j’ai toujours un tas de questions à te poser, reprit-elle en posant le menton sur ses genoux. En rentrant au chalet, il faudra terminer la rédaction de tout ce qui t’est arrivé.

Il fit glisser un doigt sur son bras.

– Tout ?

– Tout ce qui est pertinent, joli cœur. Et ne pas oublier le montage de la capsule. Tu en profiteras pour me parler du futur, d’accord ?

– D’accord, agréa-t-il en se levant.

Peut-être, en effet, valait-il mieux qu’ils s’occupent durant les prochaines heures. Il cherchait son pantalon lorsque son regard tomba sur le Polaroid, tombé par terre.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Cet appareil photo à développement instantané dont je te parlais. Les épreuves se révèlent en une dizaine de secondes.

– Vraiment ?

Amusé, il le retourna pour l’examiner. Pour son dixième anniversaire, on lui avait offert un holodigital, tout petit, qui donnait également la température ambiante et diffusait sa musique préférée.

– Je vois de nouveau ce sourire supérieur, Hornblower.

– Désolé. On appuie où ? Ici ?

– Oui. Non !

C’était trop tard. Il l’avait cadrée et photographiée.

– Des hommes ont été exécutés pour moins que ça.

– Je pensais que tu voulais des photos, objecta-t-il d’un ton innocent, tandis que le cliché se révélait sous ses yeux.

– Je suis toute nue.

– Ah ? feignit-il de s’étonner. Hmm, pas mal. Deux dimensions, mais un excellent rendu. Excellent et très suggestif.

Accrochant le drap d’une main, elle rampa vers le pied du lit et tendit l’autre pour lui arracher le cliché.

– Tu veux voir ?

Tout en tenant la photo hors de sa portée, il la tourna vers elle. Elle s’y vit les bras croisés sur ses jambes nues repliées, le cheveu ébouriffé, la paupière lourde.

– J’adore quand tu rougis, Libby !

– Je ne rougis pas.

Elle se dit également qu’elle ne riait pas en commençant à enfiler ses vêtements.

Posant l’appareil de côté, Cal les lui retira de nouveau.

 

Lorsqu’ils quittèrent le vaisseau, le soleil déclinait derrière les cimes des arbres. Après une brève discussion, ils décidèrent d’animer l’air-scooter à l’arrière de la Land Rover et de rentrer ensemble.

– Le problème, c’est qu’on n’a pas de cordes, déclara Libby.

– Des cordes ? Pour quoi faire ?

Tournant un bouton placé sous le siège du scooter, il sortit d’un compartiment deux solides sangles à crochets.

– Evidemment, soupira-t-elle avec un haussement d’épaules, avant de se planter jambes écartées près la roue arrière et de bander ses muscles.

– Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il.

– Je vais te donner un coup de main.

Empoignant les rebords de la carène du scooter, elle souffla sur les cheveux qui lui retombaient devant les yeux.

– Bon, on y va ?

Cal pointa la langue à l’intérieur de sa joue,

– D’accord, mais ne force pas, hein ?

– Tu as une idée du poids que je dois me trimballer lorsque je pars sur le terrain ?

Il lui sourit.

– Non.

– Des tonnes. A trois. Un, deux, trois !

Un soupir ébahi lui échappa tandis qu’ils soulevaient sans effort le cycle à hauteur d’épaules. Il ne devait guère peser plus de douze kilos.

– Très drôle, Hornblower.

– Merci, dit-il en accrochant en quelques gestes le scooter. Tu me laisses conduire, cette fois ?

La voyant agiter les clés sous son nez sans faire mine de les lui donner, il tenta la persuasion.

– Allons, Libby. Il n’y a personne dans le coin.

– Je n’ai pas le souvenir que tu m’aies montré un quelconque permis de conduire.

– Je t’en prie. Si je peux piloter cela, dit-il en désignant le vaisseau du pouce, je peux conduire ceci. Je veux juste voir à quoi ça ressemble.

Elle lui jeta les clés et prit place sur le siège passager.

– Souviens-toi. Ce véhicule ne quitte pas le sol.

– Entendu.

L’air aussi réjoui qu’un gamin de dix ans avec un nouveau jouet, il s’installa derrière le volant.

– C’est un truc à vitesses, n’est-ce pas ?

– Il me semble, oui.

– Incroyable. Cette pédale ?

– L’embrayage, répondit-elle, tout en se demandant si elle ne faisait pas une bêtise en lui confiant ainsi sa vie.

– L’embrayage. C’est ce qui permet de désengager le système pour changer de vitesse. Plus grand est le pignon, plus grande est la vitesse, c’est bien ça ?

– Oui. L’autre pédale, celle d’à côté, c’est le frein. Fais-y attention, Hornblower. Fais-y très attention.

– N’aie aucune crainte, répondit-il en la gratifiant d’un sourire roublard, avant de tourner la clé de contact. Tu vois ?

Ils partirent brutalement en marche arrière, jusqu’à ce qu’il écrase la pédale de frein.

– Un petit instant. Je crois que j’ai pigé à présent.

– Il faut que tu passes en quatre roues motrices.

– Pardon ?

Malgré la moiteur de ses mains, elle lui montra.

– Vas-y doucement, d’accord ? Et tâche de rouler droit.

– No problem.

La Land Rover cala. Amortissant le choc des deux mains plaquées sur le tableau de bord, Libby fit une prière. Cal avait l’air de s’amuser comme un fou. Lorsque, au second démarrage, tout se passa bien, il sembla même un peu déçu.

– En route poupée ! lança-t-il en lui adressant un clin d’œil.

– Regarde juste où tu vas… Oh, mon Dieu ! s’exclama-t-elle en se cachant les yeux pour ne pas voir l’arbre qui se dressait devant eux.

– Es-tu toujours aussi stressée quand ce n’est pas toi qui conduis ? demanda-t-il d’un ton détaché, tout en évitant l’obstacle avec adresse.

– Je te hais.

– Détends-toi bébé. On va se promener un peu.

– Cal, il faut que l’on…

– se hâte d’y goûter, termina-t-il. Ce n’est pas cela, le slogan pour cette bière ?

– Si, mais nous ne sommes pas dans une publicité, objecta-t-elle en s’agrippant à sa ceinture de sécurité. Pour ma part, je préfère me hâter lentement. J’aime la vie, figure-toi !

Il dévala en trombe une pente rocailleuse, manœuvrant le 4x4 comme s’il avait fait cela toute sa vie.

– C’est presque aussi bon que de voler ! lança-t-il avec un regard en coin dans sa direction.

– Je crois que certains de mes organes vitaux sont en train de se détacher. Cal, tu te diriges droit vers ce…

Dans un grand « Wooouf ! », un rideau d’eau s’éleva de chaque côté de la Land Rover. Libby était trempée de la tête aux pieds lorsqu’ils parvinrent de l’autre côté.

– cours d’eau, termina-t-elle en écartant de ses yeux ses cheveux mouillés.

Aussi arrosé qu’elle, il poussa un « Ooops ! » réjoui et opéra un demi-tour pour renouveler l’expérience. Libby entendit son propre rire lorsque l’eau la gifla de nouveau.

– Tu es dingue ! lança-t-elle tandis que le véhicule quittait brièvement le sol pour retomber deux mètres plus loin avec souplesse. Mais on ne s’ennuie pas avec toi !

– Tu sais, avec quelques modifications, cet engin ferait un malheur chez moi. Je ne comprends pas pourquoi on ne les fabrique plus. Si je débarquais avec ça, mon indice de solvabilité transpercerait la couche d’ozone.

– Sauf que tu ne me l’embarques pas : il me reste quatorze traites à payer.

– C’était juste une idée.

Il aurait pu conduire ainsi des heures, se dit Cal, mais il commençait à faire froid, et sa passagère s’était mise à trembler. Il remit le cap sur le chalet.

– Tu sais où on est ?

– Environ vingt degrés au nord-est du vaisseau, répondit-il, avant de tirer sur une mèche de ses cheveux mouillés. Je t’ai dit que j’étais bon navigateur. Tu sais quoi ? En rentrant nous prendrons une douche brûlante, puis nous ferons une flambée et dégusterons un peu de cet excellent cognac. Ensuite…

Il jura et écrasa la pédale de freins. Un groupe de quatre randonneurs venait d’apparaître à quelques mètres devant eux.

– Mince, marmonna Libby. On ne voit presque jamais personne si tôt dans la saison.

Vu l’état neuf de leur équipement, ils ne devaient pas être des marcheurs aguerris, supputa-t-elle.

– S’ils continuent dans cette direction, ils vont tomber sur le vaisseau.

Libby ravala son début de panique et sourit au groupe qui s’approchait.

– Bonjour, dit-elle.

– Bonjour, répondit l’homme, un robuste quadragénaire, en s’appuyant sur l’aile de la Land Rover. Vous êtes les premières personnes que nous voyons depuis ce matin.

– Il est rare de croiser des randonneurs par ici.

– C’est pourquoi nous avons choisi cet itinéraire. Pas vrai, Susie ?

Il tapota l’épaule d’une jolie femme visiblement exténuée, qui acquiesça d’un hochement de tête las.

– Jim Rankin, déclara-t-il en serrant vigoureusement la main de Cal. Ma femme, Susie, et nos deux fils, Scott et Joe.

– Ravi de vous rencontrer. Cal Hornblower, Libby Stone.

– On s’offre une balade en tout-terrain, hein ?

Devant la mine déroutée de Cal, Libby répondit :

– Oui. Nous nous apprêtions à rentrer.

– Et nous, on continue à crapahuter, rétorqua Jim avec un large sourire.

De toute évidence, se dit Libby, leur interlocuteur était un passionné de trekking. Ce qui était peut-être un avantage.

– D’où êtes-vous partis ?

– De Big Vista. Un charmant petit terrain de camping, mais trop bondé. Je voulais montrer ce qu’est la vraie nature à ma petite famille.

Les deux garçons, estima Libby, devaient avoir autour de treize et quinze ans. Et tous deux semblaient être sur le point de pleurer. Vu la distance qu’ils avaient couverte depuis Big Vista, elle comprenait,

– Ça fait un sacré bout de chemin.

– Nous sommes increvables, pas vrai les garçons ?

Ils lui adressèrent un regard de martyrs.

– Vous n’aviez pas l’intention de remonter ce sentier ? s’enquit Libby en désignant du pouce la piste derrière elle.

– En fait, si. J’ai pensé que ce serait sympa d’atteindre la crête avant la tombée de la nuit.

Susie grogna et se pencha pour masser un de ses mollets.

– Vous ne pourrez pas y accéder par là. Un peu plus haut, il y a une zone de déboisement et de reforestation. Vous avez vu cette trouée dans les arbres ?

– Oui, répondit l’homme en tripotant le podomètre à sa ceinture. Je me suis demandé ce que c’était.

– Saignée d’abattage, expliqua Libby sans ciller. Randonnée et camping interdits. Vous risquez une amende de cinq cents dollars, ajouta-t-elle pour faire bonne mesure.

– Eh bien, je vous remercie pour cette information.

– Papa, on ne pourrait pas chercher un hôtel ? demanda son cadet.

– Avec une piscine, ajouta l’aîné. Et des jeux vidéo.

– Et un lit, soupira sa femme. Un vrai lit.

Jim lança un clin d’œil à Cal et Libby.

– Ça devient grognon à cette heure de la journée. Attendez de voir le soleil se lever demain, mes poussins. Ça vaudra le coup d’œil.

– Il y a un chemin assez facile vers l’ouest, dit Libby en se levant pour s’appuyer de la hanche à la carrosserie du véhicule. Vous le voyez ?

– Ouaip.

Jim n’aimait guère dévier de son itinéraire, mais la menace des cinq cents dollars l’en convainquit.

Libby se réjouit d’avoir pu leur indiquer un passage dont la montée n’était pas trop éprouvante.

– Dans quatre ou cinq kilomètres, vous tomberez sur une clairière idéale pour planter une tente, et qui offre une vue fabuleuse. Vous y arriverez sans peine avant le coucher du soleil.

– Nous pouvons vous y déposer, intervint Cal, remarquant la mine boudeuse et fatiguée du plus jeune des garçons, qui arbora aussitôt un sourire plein d’espoir.

– Merci beaucoup, mais c’est non, répondit Jim en souriant. Car ce serait tricher, n’est-ce pas ?

– Peut-être, convint Susie en ajustant son sac à dos avec une grimace. Mais ça peut aussi nous sauver la vie.

Elle écarta son mari et se pencha vers Cal.

– Monsieur Hornblower, si vous nous conduisez à cette clairière, votre prix sera le mien.

– Hé là, Susie…

– Tais-toi, Jim.

Elle accrocha Cal par le devant de sa chemise humide.

– Je vous en prie. J’ai un équipement de cent cinquante-huit dollars sur le dos. Il est à vous.

Avec un grand rire, Jim posa la main sur l’avant-bras de sa femme.

– Susie, voyons. Nous étions convenus que…

– Nous sommes à bout, Jim ! le coupa-t-elle d’une voix aiguë, avant de prendre une profonde inspiration pour se calmer. Je suis à l’agonie, et les enfants risquent d’être traumatisés jusqu’à la fin de leurs jours. Tu ne veux pas avoir cela sur la conscience, n’est-ce pas ?

Doutant apparemment de sa réponse, elle s’écarta d’un mouvement vif et prit ses deux fils sous son aile.

– Fais comme ça te chante. Moi, j’ai les pieds couverts d’ampoules et je doute de recouvrer un jour la sensibilité dans ma jambe gauche.

– Suze, si j’avais su que…

– C’est bon, le coupa-t-elle derechef. Venez les garçons.

Ils se serrèrent à l’arrière de la Land Rover. Après un

moment d’hésitation, Jim les y rejoignit et fit passer son cadet sur ses genoux.

– C’est, euh, une belle région, commença Libby tout en indiquant la route à Cal. Je crois que vous l’apprécierez beaucoup mieux après avoir mangé et vous être reposés.

Et plus encore, elle en était sûre, lorsque Susie s’apercevrait qu’ils s’étaient rapprochés de Big Vista de trois bons kilomètres.

– C’est très boisé, observa cette dernière en soupirant d’aise.

Devant la tête que faisait Jim, elle lui tapota le genou.

– Vous êtes d’ici ? reprit-elle.

Sachant que Cal, maintenant, trouverait seul le chemin, Libby pivota sur son siège pour faire face à ses passagers.

– A l’origine, oui. Mais Cal est de Philadelphie.

– Vraiment ? Nous aussi. C’est la première fois que vous venez ici, monsieur Hornblower ?

– Euh, oui, en quelque sorte.

– Voyez-vous, nous voulions montrer à nos enfants un coin du pays demeuré vierge. Et nous avons bien fait, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en pressant le genou de son mari.

Résigné, Jim glissa son bras sur le dossier du siège.

– C’est un voyage qu’ils n’oublieront jamais, répondit-

il.

Les deux garçons échangèrent un regard, levèrent les yeux au ciel, mais s’abstinrent de tout commentaire.

– Donc, vous êtes de Philadelphie. Que pensez-vous des chances des Phillies cette année ?

Prudent, Cal préféra ne pas s’engager.

– Je suis toujours optimiste.

– Génial ! s’exclama Jim en lui administrant une claque sur l’épaule. S’ils ceinturent bien le terrain et renforcent le pitch, ils peuvent faire la différence.

Le base-ball, comprit Cal en souriant. Au moins pouvait-il en parler.

– Pour cette saison, c’est difficile à dire, mais je suis sûr que nous récolterons notre lot de fanions dans les deux prochains siècles.

Jim éclata d’un rire puissant.

– Ça c’est voir loin !

Lorsqu’ils arrivèrent à la clairière, leurs passagers étaient tous d’excellente humeur. Les garçons bondirent du véhicule pour courir après un lapin, tandis que Susie en descendait plus lentement, ménageant ses jambes.

– C’est magnifique, dit-elle en contemplant la succession de montagnes, sur lesquelles descendait le disque rougeoyant du soleil. Vraiment, je ne sais comment vous remercier tous les deux.

Elle tourna les yeux vers son mari qui, déjà, criait à sa progéniture de se rendre utile et de ramasser du bois.

– Vous avez sauvé la vie de Jim.

– Il m’a l’air en pleine forme, pourtant, observa Cal.

– J’avais l’intention de le tuer dans son sommeil.

Elle se fendit d’un sourire et se délesta de son sac.

– Maintenant je n’aurai plus à le faire. Tout au moins pour un jour ou deux.

La mine joviale, Jim revint vers sa femme et la serra contre lui, sans égard pour ses muscles endoloris.

– Je te le dis, Suze, on respire vraiment ici.

– Pour le moment, murmura-t-elle.

– Ce n’est pas comme à Philadelphie, Dieu merci. Pourquoi ne resteriez-vous pas dîner, tous les deux ? Je ne connais rien de mieux que de manger en plein air.

– Vous êtes les bienvenus, ajouta Susie. Au menu les toujours populaires haricots, avec des saucisses de Francfort si elles n’ont pas tourné dans le sac isotherme, et comme dessert de délicieux abricots déshydratés.

– C’est très tentant, dit Cal, qui aurait volontiers accepté, histoire d’assister à un mini drame familial du XXe siècle, mais nous devons rentrer.

Libby prit la main de Susie et la serra entre les siennes.

– En suivant cette piste vers la droite, vous arriverez à Big Vista. C’est une longue marche, mais très agréable.

Et elle les éloignerait définitivement du vaisseau, ajouta-t-elle en son for intérieur.

– Merci encore du fond du cœur, dit Jim en plongeant la main dans son sac pour en sortir une carte professionnelle.

Libby réprima avec peine un gloussement. Mettez une soutane à un bonimenteur, il vous vendra un crucifix, songea-t-elle.

– Passez-moi un coup de fil à votre retour, Hornblower. Je suis directeur des ventes chez Bison Motors. Je vous ferai un prix, à vous et à la petite dame. Neuf ou occasion.

– C’est noté.

Sur ces mots, Libby et Cal remontèrent dans la Land Rover, firent un signe de la main et laissèrent les Rankin derrière eux.

– Neuf ou occasion quoi ? demanda Cal.