8
Encore une semaine de quiétude, de sérénité et de nature, et elle allait devenir folle. Mais cela, Sunny l'avait déjà accepté. Même l'amour n'offrait pas un contrepoint suffisant aux longues heures de solitude, ponctuées par le pépiement occasionnel d'un oiseau, et le plic-ploc monotone de la neige fondue gouttant depuis le toit.
Pour changer de musique, elle pouvait toujours écouter chanter le vent dans les arbres. Lorsqu'elle avait ainsi le moral en berne, elle se rendait compte qu'elle aurait avec la plus grande joie troqué tout ce qu'elle possédait contre le bon vieux tintamarre de la circulation d'une grande ville aux heures de pointe.
Elle était née au milieu des bois ? D'accord. Mais cela ne signifiait pas qu'on pouvait l'y assigner à résidence.
Jacob était certes une distraction. Une distraction de choix.. Mais à chaque jour qui s'écoulait, il devenait un peu plus clair qu'être isolé par la neige dans un chalet au milieu de nulle part n'était pas plus pour lui que pour elle une définition de « prendre du bon temps ». Cette pensée avait beau la soulager, elle ne s'ennuyait pas moins ferme.
Pour compenser, ils se disputaient. Au lit ou ailleurs. Confiner dans un lieu clos deux individus aussi impulsifs ne pouvait que provoquer des étincelles. Mais autant que leurs corps, leurs esprits avaient besoin d'activité.
De temps à autre, Sunny choisissait d'hiberner. Ce qu'elle justifiait par ce raisonnement quand on dort, on ne s'ennuie pas. Elle avait donc développé l'habitude de se livrer à de longues siestes aux heures les plus incongrues. Lorsqu'il était certain qu'elle dormait, Jacob se glissait hors du chalet et profitait du cadeau que lui avait laissé Cal dans la remise : son air-scooter. Grâce à lui, il s'octroyait des visites éclair à son vaisseau, ce qui lui permettait d'entrer ses dernières données dans l'ordinateur.
Dans son esprit, il ne s'agissait pas d'une fourberie, mais de l'accomplissement d'une des tâches qu'il s'était fixées avant son départ. Et si c'était une trahison aux yeux de Sunny, tant pis. Ce qu'elle ignorait ne pouvait la blesser. Pour le moment du moins.
Bien qu'aussi inapte qu'elle à l'immobilité, il se surprit à rêvasser, à se remémorer des images des instants particuliers. La mine chiffonnée de la jeune femme et son humeur de chien au réveil, son rire, l'éclat doré de ses cheveux au soleil, l'igloo qu'ils avaient bâti ensemble sous les sapins. La fermeté et la souplesse de son corps, la passion qui frémissait sous sa peau lorsqu'ils faisaient l'amour devant le feu...
Tout cela allait lui manquer. Il lui resterait des souvenirs, l'écho des mots tendres ou des piques acerbes. A chacun de ses allers et retours, cette perspective lui serrait un peu plus le cœur. Mais il ne faisait que se préparer à reprendre sa vie.
Comme elle allait reprendre la sienne.
Ses demandes de renseignements pour la poignée d'universités qu'elle avait sélectionnées étaient prêtes. Mais les conditions météo l'avaient jusqu'ici empêchée de les poster. Elle avait lu, perdu au poker contre Jacob, et même sorti son carnet de croquis. Lorsqu'elle s'était lassée de dessiner le paysage enneigé depuis les fenêtres, elle s'était attaquée à l'intérieur du chalet. Puis, ne tardant guère à s'en lasser également, s'était essayée à la caricature.
De son côté, Jacob, qui ne cessait de lire, s'était mis à couvrir de notes les pages d'un carnet à spirales déniché dans un tiroir. Lorsqu'elle lui avait demandé ce qu'il griffonnait, il avait répondu par de vagues marmonnements. Comme elle avait insisté, il l'avait prise sur ses genoux et lui avait très vite fait oublier ses questions.
Le courant avait été coupé à deux reprises, et ils faisaient l'amour autant qu'ils se crêpaient le chignon. C'est-à-dire souvent.
Alors qu'elle rangeait la chambre, faute de meilleure activité pour occuper son temps, Sunny eut brusquement la conviction que s'ils ne faisaient pas rapidement quelque chose, ils seraient bientôt mûrs pour l'internement.
Laissant le lit à moitié fait, elle se précipita vers l'escalier et regagna le rez-de-chaussée.
— J. P. ?
Celui-ci tâchait de conserver sa santé mentale en construisant une ville en cartes à jouer.
— Oui?
— Allons à Portland.
Son attention était fixée sur un assemblage particulièrement complexe qui commençait à ressembler à la station Oméga II.
— J.P. !
— Ouais.
D'une main sûre, il ajouta une carte.
— Trop tard, murmura Sunny en s'asseyant à l'ouest de la ville en carton. Son esprit a déjà basculé.
— Il y en a d'autres ?
Avisant les quelques cartes qui restaient, elle soupira.
— Non.
— Je pensais à un pont.
— Pense plutôt à un traitement de choc.
— Ou une rocade aérienne.
— Une quoi ?
Il se mordit la langue et augmenta l'édifice d'une nouvelle carte.
— Rien. Mon esprit vagabondait.
— Ce qui en reste, persifla-t-elle.
— Tu disais ?
— Je disais : partons de Pétaouchnock.
— Je croyais que Brookings était le village le plus proche.
Elle ouvrit la bouche, la referma, puis la rouvrit en soupirant :
— Quelquefois, je me demande si tu appartiens bien à la même planète que le reste de l'humanité.
— C'est la même, rassure-toi.
Une partie des toits s'affaissa.
— Sunny, tu veux bien respirer dans une autre direction ?
— Jacob, aurais-tu l'obligeance de me consacrer un peu de ton précieux temps ?
Il releva la tête, et sourit malgré lui.
— Tu as la moue la plus charmante que j'aie jamais vue.
— Je ne fais pas la moue.
Se surprenant aussitôt à la faire, elle expira entre ses dents serrées, puis souffla sur une tour qui s'effondra.
— Tù viens de tuer des centaines d'êtres innocents.
— Des centaines, je ne sais pas, mais ce qui est sûr, c'est que je vais en assassiner un.
Excédée, elle l'agrippa par le devant de son pull.
— J. P., si je ne sors pas d'ici au plus vite, je vais bientôt me mettre à grimper aux rideaux.
— Tu sais faire ça ?
— O.K., fit-elle en se rapprochant de lui. Regarde-moi. Portland. Gens. Trafic. Restaurants.
— Quand veux-tu partir ?
La mine affligée, elle se renversa contre le dossier de sa chaise.
— Donc tu écoutais.
— Bien sûr que j'écoutais. J'ai tout entendu. Quand veux-tu partir ?
— La semaine dernière. Tout de suite. Je peux être prête en dix minutes, ajouta-t-elle en se levant brusquement.
Jacob grimaça en voyant sa cité s'effondrer, mais se leva également.
— Mais... la neige ?
— Il n'en est pas tombé depuis trois jours. Et puis nous avons un 4x4. Si nous réussissons à rejoindre la route 5, ce sera du beurre.
L'idée de cette sortie fit presque oublier ses priorités à Jacob.
— Et si Cal revient ?
Sunny trépignait d'impatience.
— Libby et lui ne doivent pas être de retour avant une quinzaine de jours. De toute façon, ils vivent ici.
Sans le moindre égard pour ses talents d'architecte, elle marcha sur les ruines de son chantier.
— J. P., tu veux vraiment voir une femme jeune, adulte et en bonne santé se transformer en harpie ?
— Peut-être...
La saisissant par les hanches, il l'attira contre lui.
— J'aime quand tu te mets en rogne.
— Dans ce cas, prépare-toi à t'amuser.
— Je n'en demande pas plus.
Sur ce, il la fit basculer avec lui sur le sol. Elle se débattit. Un peu.
— Je pars, dit-elle, tout en faisant sauter les boutons de son chemisier de flanelle.
— O.K.
— Je suis sérieuse.
— Très bien.
Il lui fit passer son maillot de corps blanc par-dessus la tête.
Elle fit mine de se débattre, mais ne put s'empêcher de sourire. Abandonnant la lutte, elle l'aida à se débarrasser de son pull-over.
— Et toi aussi.
— Dès que tu ne seras plus en rogne, promit-il avant de couvrir ses lèvres des siennes.
Sunny jeta un petit sac sur la banquette arrière de la Land Rover. Elle avait pris le temps d'emporter une brosse à cheveux, son corsage préféré, un bâton de rouge à lèvres et sa brosse à dents.
— A cas où nous devrions faire halte sur la route, expliqua-t-elle.
— Faire halte ? Pourquoi donc ?
— J'ignore le temps qu'il nous faudra pour sortir de ces montagnes, répondit-elle en s'installant derrière le volant. Et il nous restera encore environ cinq heures de route après cela.
Cinq heures. Cinq heures pour se rendre d'un Etat à un autre, songea Jacob. Ces derniers jours, il avait oublié combien les choses en ce temps étaient différentes.
Elle se tourna vers lui, l'œil pétillant et le sourire aux lèvres.
— Prêt ?
— Prêt.
Il était difficile de ne pas l'observer en catimini tandis qu'elle tournait une petite clé pour lancer le moteur. Celui-ci se mit à gronder et il en ressentit les vibrations à travers le plancher. Avec quelques petits ajustements, songea-t-il, un véhicule aussi archaïque pouvait tourner en douceur et sans bruit.
Il était sur le point de lui en faire part lorsque, passant en première, elle fit démarrer la Land Rover dans des gerbes de neige.
— Super !, s'écria-t-elle.
— Ah bon ?
— Cette voiture se comporte comme un tank ! lança-t-elle d'un ton joyeux tandis qu'ils s'éloignaient du chalet.
— Apparemment.
Il serra les dents, se sentant néanmoins un peu ridicule de s'inquiéter pour sa vie alors qu'il avait effectué un nombre incalculable de voyages à la vitesse de la lumière.
— Je suppose que tu sais ce que tu fais.
— Bien sûr que je sais ce que je fais. J'ai appris à conduire sur une Jeep.
Ils gravirent cahin-caha une pente où la neige avait fondu puis regelé, formant une dangereuse couche verglacée. Jacob évalua la hauteur et l'épaisseur des arbres, et croisa les doigts pour que Sunny soit assez adroite pour les éviter.
— Tu es tout pâle ! gloussa-t-elle tandis qu'ils s'enfonçaient, dérapaient, partaient en crabe, manquaient de s'enliser, mais parvenaient tout de même à progresser. Tu n'as jamais conduit de 4x4 ?
Il se revit conduisant son propre A.M.T. — véhicule aérien, maritime et terrestre. Souple, silencieux, aussi rapide qu'une comète.
— Euh, non, jamais.
— Alors tu es bon pour une tournée.
La Land Rover tressauta sur des têtes de rochers affleurant sous la neige.
— Sûr.
Il se détendit presque tandis qu'ils fonçaient à travers les congères. A en juger par ce qu'il voyait, Sunny se débrouillait fort bien avec ce véhicule tel qu'il était. Au bout d'une vingtaine de minutes, le chauffage se mit à bourdonner.
— Un peu de musique ?
Un pli perplexe se forma sur son front.
— Pourquoi pas ? avança-t-il, prudent.
— Je te laisse t'en charger.
— De quoi ?
— De la musique, répondit-elle en négociant d'une main assurée un plan à l'inclinaison traîtresse. La radio, quoi.
Il avisa un arbre particulièrement massif. Vu leur vitesse et leur direction, il estima l'impact à trente secondes.
— Nous ne l'avons pas emportée.
— L'autoradio, J. P.
Elle rata l'arbre de quinze centimètres.
— Choisis une station.
Elle avait ôté sa main droite du volant pour lui désigner le tableau de bord. Plissant les yeux, Jacob étudia celui-ci, puis, se fiant au hasard, tourna un bouton.
— Ça marcherait mieux si tu l'allumais avant !
Ravalant un gros mot, il essaya un autre bouton et fut récompensé par un puissant crépitement d'électricité statique. Après avoir baissé le volume, il revint au premier bouton, le tourna et tomba sur une mélodie instrumentale noyée de violons. Il se crispa et se tourna vers sa voisine.
— Si c'est cela que tu veux entendre, je veux reconsidérer sur-le-champ les bases de notre relation.
Le son faiblissait et s'amplifiait à mesure qu'il manipulait le bouton, jusqu'à ce qu'un rock rugueux sorte des haut-parleurs, pas très différent de ce qu'il pouvait capter à sa propre époque.
— Bon choix ! approuva-t-elle en lui lançant un sourire. Qui est ton musicien préféré ?
— Mozart, répondit-il, parce que c'était en partie vrai, et que cela limitait les risques.
— Tu vas aimer ma mère. Quand j'étais petite fille, elle aimait tisser sur le Concerto pour clarinette en la majeur ».
Elle fredonna quelques mesures du morceau de rock.
— La plus pure des mélodies, affirmait-elle. Maman a toujours été une adepte de la pureté. Pas d'additifs, pas de conservateurs.
— Comment pouviez-vous garder vos denrées fraîches sans conservateurs ?
— C'est ce que je dis souvent. Que vaut la vie sans un peu de monoglutamate de sodium ? Mais papa nous mettait généralement du Dylan ensuite.
Elle éclata de rire, plus soulagée qu'elle ne voulait l'admettre lorsqu'ils s'engagèrent sur la première route praticable.
— L'un de mes plus anciens souvenirs de lui, c'est lorsqu'il désherbait son jardin, les cheveux jusqu'aux épaules, avec un trente-trois tours rayé de Bob Dylan qui passait sur un tourne-disque portable. Come gather 'round people wherever you roam. Il portait — mon père, pas Dylan — des pantalons « pattes d'ef » et des colliers indiens.
Mal à l'aise, Jacob eut une brève vision de son propre père, impeccable dans sa tenue de jardinage, chemise et pantalon bleus, la coupe de cheveux bien nette sous sa casquette, soignant paisiblement ses rosiers tout en écoutant du Brahms sur son unité multimédia.
Et de sa mère, paresseusement assise à l'ombre d'un arbre, un dimanche après-midi, un roman sur les genoux tandis que
Cal et lui s'essayaient au base-ball et s'accrochaient sur les points gagnants.
— Je crois que tu l'aimeras.
Ramené à la réalité, Jacob battit des paupières.
— Hein ?
— Mon père. Je crois que tu l'aimeras.
Il refoula une soudaine bouffée de colère. Il n'était pas difficile de voir où elle voulait en venir.
— Tes parents vivent à Portland ?
— Ouaip. A dix minutes de chez moi à vol d'oiseau.
Elle lâcha un soupir satisfait alors qu'ils atteignaient enfin la route 5, qui remontait vers le nord.
— Ils seront ravis de te rencontrer. D'autant plus qu'un épais mystère entoure la famille de leur gendre.
Le sourire amical qu'elle lui adressa s'éteignit devant son expression. Elle crispa les mains sur le volant, plus par abattement que par contrariété.
— Rencontrer mes parents n'est pas synonyme d'engagement à vie, observa-t-elle d'un ton dur.
S'il n'avait pas été déchiré par son propre dilemme, Jacob aurait perçu la douleur sous-jacente.
— Tu n'avais pas parlé de rendre visite à tes parents.
Il n'avait envie ni de les rencontrer, ni de penser à eux comme à des gens réels.
— Je ne l'ai pas jugé nécessaire, répliqua-t-elle, avant de marteler nerveusement le plancher du véhicule de son pied gauche. Apparemment, nous n'avons pas la même conception de la famille. Pour ma part, je n'imaginais pas remettre les pieds à Portland sans aller les voir.
Une bile amère monta à la gorge de Jacob.
— Tu ne sais absolument rien de ma conception de la famille.
— Vraiment ? s'étonna-t-elle, avant de hausser les épaules avec humeur. Si j'ai bien compris, tu n'as aucune difficulté à te couper de certains de ses membres pendant une durée relativement longue. Mais c'est ton affaire, ajouta-t-elle sans lui laisser le temps de répliquer. Rien ne t'oblige à m'accompagner chez mes parents si tu ne le souhaites pas.
Ses doigts se mirent à tambouriner sur le volant à l'unisson de son pied.
— En fait, je me ferai même une joie de ne pas citer ton nom.
Il eut la sagesse de ne pas répondre. Car il risquait de laisser ses sentiments déborder, et certaines explications deviendraient alors inévitables...
Comment pouvait-elle savoir ce qu'il ressentait ? Pour elle, tout était simple et clair. Il lui avait suffi d'un prétexte pour grimper dans sa voiture et passer quelques heures sur la route. Et elle pouvait voir sa famille. Grâce aux techniques qui avaient cours, elle pouvait communiquer avec ses parents sur de relativement longues distances. Même si l'envie lui prenait de se rendre à l'autre bout de la planète, certaines technologies du XXe siècle le lui permettaient.
Elle ignorait ce qu'était la séparation, ce qu'était la perte d'une partie de soi sans en connaître la raison. Comment réagirait-elle si elle se voyait soudain confrontée à l'impossibilité de revoir sa sœur ?
Elle ferait certainement moins la fière.
Pendant l'heure qui suivit, Jacob tua le temps en jetant un regard implacable sur les autres véhicules. Ridicules, lourdauds, lents, grotesques et inefficaces. Rejetant des tonnes de monoxyde de carbone. Empoisonnant allègrement l'atmosphère. Les gens de cette époque, décida-t-il, n'avaient de respect ni pour eux-mêmes, ni pour leurs ressources naturelles, ni pour leur descendance.
Et elle trouvait qu'il manquait de sensibilité !
Il se demanda ce qui se passerait s'il débarquait dans un de leurs laboratoires de recherche et expliquait la procédure de la fusion des quarks. On sacrifierait sans doute un agneau et ferait de lui un dieu.
Se carrant dans son siège, il croisa les bras. Ils n'auraient qu'à la trouver par eux-mêmes. Pour le moment, son principal souci était de ne pas prendre froid avec l'air glacé qui se dégageait de Sunny !
Voyant qu'elle empruntait une bretelle de sortie, il fronça les sourcils. Il n'y avait pas prêté grande attention, mais il était certain qu'ils n'avaient pas roulé cinq heures.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Je vais nous chercher quelque chose à manger et faire le plein, répondit-elle d'une voix sèche, sans même le regarder.
Gardant son ressentiment par-devers elle, elle s'engagea dans une station-service, descendit de la Land-Rover, claqua la portière derrière elle, puis décrocha le verseur de la pompe en grommelant entre ses dents.
Elle avait oublié comment Jacob fonctionnait, se morigéna-t-elle. De toute évidence, il était persuadé qu'elle cherchait à l'attirer dans un piège, genre : « Je veux que tu rencontres mes parents. Nous en profiterons pour leur annoncer nos fiançailles. » Elle crispa la mâchoire. C'était insultant.
Peut-être était-elle amoureuse de lui — situation dont elle espérait de tout son cœur qu'elle soit réversible —, mais elle ne lui avait jamais mis la moindre pression. Ni laissé croire que son cœur frétillait à l'idée de le voir s'agenouiller devant elle, une bague à la main.
S'il pensait qu'elle avait l'intention de l'exhiber devant ses parents comme un animal de foire matrimoniale, il se fourrait le doigt dans l'œil ! L'imbécile.
Jacob patienta un moment, puis décida de descendre à son tour du véhicule pour se dégourdir les jambes.
Donc, c'était ça une station-service, songea-t-il en étudiant les pompes. Sunny avait glissé l'embout d'un tuyau dans un orifice placé à l'arrière de la Land Rover et, à en juger par son expression, n'appréciait pas trop de rester là dans le froid, la main serrée sur la poignée. Derrière elle, sur un écran de la pompe — à essence, supposa-t-il —, des chiffres défilaient en cliquetant. Une puissante odeur saturait l'air.
D'autres voitures étaient arrêtées de part et d'autre des îlots. Certains chauffeurs attendaient à l'intérieur qu'un homme en uniforme et casquette vienne les servir. D'autres imitaient Sunny, frissonnant de froid.
Plus loin, une femme sortait d'une bâtisse située à l'écart, s'échinant à séparer trois enfants geignards qui se chamaillaient à qui mieux mieux. Il ne put s'empêcher de sourire. Certaines choses ne changeaient pas avec les siècles.
Sur la route, les véhicules défilaient dans un vrombissement continu. Jacob fronça le nez, incommodé par les odeurs d'échappement. Un poids lourd passa en faisant vibrer la chaussée, créant derrière lui un puissant appel d'air.
Il y avait de nombreux bâtiments, des hauts, des bas, des larges, blottis les uns contre les autres comme s'ils craignaient de laisser trop d'espace entre eux. Le style architectural, quant à lui, était sans attrait ni personnalité. A une centaine de mètres de la station, il aperçut une chose qui lui procura aussitôt un pincement de nostalgie. Une double arche dorée. Au moins leur restait-il un zeste de civilisation.
C'est le sourire aux lèvres qu'il se tourna vers Sunny.
Elle demeura de marbre.
L'ignorant ostensiblement, elle revissa le bouchon du réservoir et raccrocha le verseur. Elle faisait la tête ? Libre à elle. Il n'allait pas s'excuser pour une situation dont elle était responsable. Cela ne l'empêcha pas de la suivre dans la boutique de la station, où il découvrit des rayons de confiseries, de boissons gazeuses et d'accessoires automobiles, le tout dans une entêtante odeur d'huile de moteur.
Lorsqu'il la vit sortir du papier monnaie, il plongea les mains dans ses poches pour s'interdire d'y toucher. L'homme en uniforme et casquette frappa de ses doigts sales les touches d'une caisse enregistreuse et des chiffres rouges apparurent dans une fenêtre de la machine. Le papier monnaie fut échangé, puis Sunny reçut quelques petits disques de métal en appoint.
Des pièces de monnaie, se rappela-t-il. A sa grande déception, elle les glissa dans son sac avant qu'il puisse les regarder de plus près. Il se demanda quand il pourrait lui en demander quelques exemplaires.
La femme qu'il avait vue plus tôt poussa la porte, ses trois mômes dans les jambes. La boutique fut instantanément emplie de piaillements, et le rayon des confiseries pris d'assaut.
— Un seul chacun ! dit la femme d'une voix aiguë, tout en farfouillant dans son porte-monnaie. C'est compris ?
Emmitouflés dans des anoraks et des bonnets, les enfants se lancèrent dans une bruyante dispute qui dégénéra en bousculade. La cadette tomba sur le derrière et se mit à pleurnicher. Jacob se pencha pour la relever, avant de lui tendre sa barre aux fruits à moitié écrasée. La lèvre inférieure de la fillette tremblait et ses immenses yeux bleus étaient brouillés de larmes.
— Il n'arrête pas de me pousser, geignit-elle.
— Bientôt, tu seras aussi grande qu'eux, répondit-il. Et ils seront obligés de te laisser tranquille.
— Je suis désolée, monsieur, s'excusa la maman en saisissant la main de sa fille. Nous avons beaucoup roulé... Scotty, tu t'assoiras sur tes mains pendant les dix prochains kilomètres.
Lorsque Jacob tourna les talons pour les laisser entre eux, la gamine lui souriait. De même, remarqua-t-il, que Sunny.
— Tu m'adresses de nouveau la parole ? demanda-t-il tandis qu'ils regagnaient côte à côte la voiture.
— Non.
S'installant derrière le volant, elle ajusta ses gants. Il aurait été plus facile de continuer à le détester s'il n'avait pas été aussi gentil avec cette petite fille, songea-t-elle.
— Je suis cent fois plus difficile à charmer qu'une gamine de trois ans.
— Nous pourrions essayer un sujet neutre.
Elle lança le moteur.
— Nous n'avons pas de sujets neutres.
Là, elle marquait un point, pensa Jacob. Il retomba dans le silence tandis qu'elle se mêlait à la circulation. Mais il l'aurait embrassée lorsqu'elle passa sous la double arche dorée, puis suivit la direction d'un panneau qui annonçait « drive-in » et s'arrêta devant un tableau où figurait une liste de sandwichs et autres casse-croûte.
— Tu veux quoi ?
Il voulut lui répondre un McGalaxy et une grande portion d'anneaux laser, mais ne vit ni l'un ni l'autre sur la carte. Une fois encore, il s'en remit à la chance.
— Ce que tu prendras, mais en double.
Incapable de résister à la tentation, il se mit à jouer avec les boucles blondes de sa nuque.
Agacée, elle ôta ses doigts d'une pichenette. Puis elle parla dans un Interphone, écouta la réponse et rejoignit une file de voitures qui attendaient d'être servies.
— Nous y serons plus vite si nous mangeons sur la route.
Ils s'avancèrent de cinquante centimètres.
— On est pressés ?
— Je n'aime pas perdre de temps.
Lui non plus. Et il n'avait aucune idée de combien il leur en restait à passer ensemble.
— Sunny ?
Pas de réponse.
— Je t'aime.
Son pied gauche glissa de la pédale d'embrayage, et le moteur cala tandis qu'elle enfonçait la pédale de frein. Le véhicule tanguait encore lorsqu'elle se tourna vers lui, bouche bée.
— J'ai dit : je t'aime.
Il ne se sentait pas aussi mal qu'il l'avait craint, remarqua Jacob. En fait, il se sentait bien. Très bien, même.
— Je me suis dit que nous pouvions aussi bien mettre ça ouvertement sur le tapis.
— Ah.
Comme réponse, elle avait déjà fait mieux. Mais elle avait les yeux rivés sur la vitre arrière de la voiture qui les précédait, où un chat en peluche fixé par une ventouse leur souriait. Le véhicule qui les suivait klaxonna, et elle mit plusieurs secondes à relancer le moteur. L'air hébété, elle s'avança jusqu'au guichet de service.
— C'est tout ce que tu trouves à dire ? grommela-t-il. «Ah.
Elle se tourna vers lui en clignant des yeux
— Je... Je ne suis pas sûre de...
— Ça nous fait douze dollars soixante-quinze, cria l'employé à travers l'hygiaphone, tout en poussant vers elle des sacs en papier.
— Quoi ?
Il leva les yeux au ciel.
— Douze dollars soixante-quinze. Allons, madame.
— Pardon.
Elle prit les sacs, chauds, et les déposa sur les cuisses de Jacob. Sourde au juron qu'il proféra, elle sortit un billet de vingt dollars et le remit au jeune homme. Puis, sans attendre sa monnaie, gagna la première place de parking disponible et arrêta la Land Rover.
— Je crois bien que tu as brûlé mon...
— Désolée, le coupa-t-elle.
Parce qu'elle se sentait comme une parfaite idiote, elle attaqua bille en tête.
— C'est de ta faute, Roméo ! Lâcher un truc pareil pendant que je suis coincé dans une file de voitures ! Tu t'attendais à quoi ? A ce que je me jette dans tes bras pendant qu'ils ajoutaient les cornichons ?
— Je ne sais jamais ce qu'il faut attendre de toi, bon sang !
Plongeant la main dans un des sacs, il en sortit un hamburger emballé dans du film alimentaire et le lui jeta.
— De moi ?
Elle déballa le hamburger et en croqua un énorme morceau. Ce qui n'eut aucun effet sur les papillonnements sauvages dans son estomac.
— De moi ! Tu ne manques pas d'air, Hornblower. D'abord tu m'envoies sur les roses, ensuite tu m'annonces de but en blanc que tu m'aimes, puis tu me balances un hamburger.
— Tais-toi et mange, dit-il en lui fourrant un gobelet en plastique dans la main.
Il se serait mordu la langue plutôt que de le lui répéter ce qu'il avait dit. Mais quelle mouche l'avait donc piqué ? Les effluves d'essence, sans doute. Aucun homme sain d'esprit ne pouvait tomber amoureux d'une femme aussi butée. Et quoi qu'elle pense, sain d'esprit, il l'était.
— Il y a quelques minutes, lui rappela-t-elle, sa paille entre les lèvres, tu me suppliais de te parler.
— Je ne t'ai jamais suppliée.
Elle se tourna vers lui, la mine aguicheuse.
— Tu le ferais si je le voulais.
Il l'aurait volontiers étranglée. Sauf que c'était vrai.
— Je pensais que nous allions manger en roulant.
— J'ai changé d'avis.
A la manière dont ses entrailles s'étaient transformées en gelée tremblotante, elle n'était même pas sûre de pouvoir rouler dix mètres, se dit Sunny. Mais elle préférait être damnée plutôt que de le lui dire. Et puisque le rouer de coups de pied était un peu compliqué, elle se contenta de détourner la tête et de regarder droit devant elle.
Elle continua à manger de façon mécanique, le maudissant pour lui avoir coupé l'appétit. Seigneur ! Lui déclarer qu'il l'aimait pendant qu'ils attendaient des hamburgers. Quel style, quelle délicatesse !
Prudente, elle l'observa à la dérobée. Son visage était fermé, et son regard comme pétrifié. Elle l'avait vu plus en colère, supposa-t-elle, mais pas de beaucoup. Quelque chose dans sa façon de fulminer en silence la fit fondre totalement.
S'agenouillant d'un mouvement aussi spontané que maladroit, elle l'enlaça. Il manqua de s'étrangler tandis qu'un liquide froid lui mouillait les genoux.
— Sunny ! "Tu as renversé mon soda !
Il se tortilla, avant de s'immobiliser lorsqu'elle couvrit sa bouche de la sienne, et de la pointe de la langue lui communiqua son euphorie. Il dut batailla avec le levier de vitesse pour la rapprocher de lui.
— Tu le pensais ? demanda-t-elle, écartant les reliefs de leur repas.
Il n'allait pas s'en tirer à si bon compte.
— Penser quoi ?
— Ce que tu as dit.
L'attirant tant bien que mal sur ses cuisses, il veilla à ce que ses fesses se posent sur la partie mouillée de son jean.
— Ce que j'ai dit quand ?
Elle referma les mains sur sa nuque et lâcha un lourd soupir.
— Tu m'as dit que tu m'aimais. Tu le pensais ?
— C'est possible.
Il glissa les mains sous son manteau, mais dut se contenter de son chemisier de flanelle.
— Ou peut-être était-ce juste histoire d'engager la conversation.
Elle lui mordit la lèvre.
— Dernière chance, Hornblower. Tu le pensais ?
— Oui.
Dieu leur vînt en aide à tous les deux...
— Tu veux qu'on se dispute de nouveau à ce sujet ?
— Non, répondit-elle en posant sa joue contre la sienne. Non, je ne veux pas. Enfin, pas maintenant.
Elle laissa échapper un soupir silencieux.
— Ça m'a fait peur, confessa-t-elle.
— Comme cela nous sommes deux.
Gratifiant sa gorge d'un gros baiser, elle s'écarta.
— Ce qui me fait encore plus peur, c'est que moi aussi je t'aime.
Il avait beau le savoir... De l'entendre le lui dire, de le lire dans ses yeux, de voir ses lèvres former les mots, il se sentit submergé par un raz de marée émotionnel d'une puissance à laquelle rien n'aurait pu le préparer. Secoué, en proie à un léger tournis, il amena sa bouche vers la sienne.
Il aurait voulu pouvoir la serrer davantage contre lui. Il ne trouva rien d'étrange au fait qu'ils s'entredévoraient dans une voiture arrêtée sur le parking d'un restaurant, le long d'une route très fréquentée et en plein jour. Incroyable, en revanche, était le fait qu'il se trouvait ici, et qu'en dépit des siècles qui les séparaient, il l'avait trouvée.
Là où il vivait, elle ne pouvait aller. Là où elle vivait, il ne pouvait rester. Et cependant, en cet instant suspendu d'éternité, ils étaient ensemble.
Le temps... Le temps filait. Inexorablement.
— J'ignore où cela va nous mener, murmura-t-il.
Il devait bien exister un moyen, une équation, une théorie. Mais à quel ordinateur confier des données aussi impalpables, aussi émotionnelles ?
— Prenons les choses comme elles viennent, tu as oublié ?
Elle s'écarta en souriant.
— Nous avons plein de temps, ajouta-t-elle en l'étreignant de nouveau, sans voir le trouble qui voilait son regard. En parlant de ça, il nous reste encore près de deux heures de route pour arriver à Portland.
— Trop long.
Sur un gloussement coquin, elle se faufila sur son siège.
— Je pensais exactement la même chose.
Une fois le parking derrière eux, elle ouvrit l'œil et ne tarda pas à apercevoir l'enseigne d'un motel.
— Je crois qu'on peut s'offrir une pause, annonça-t-elle avec un large sourire.
Deux minutes plus tard, il la suivait dans le bureau de l'établissement. Cette fois, elle se servit d'une carte de crédit, objet qui lui était déjà beaucoup plus familier. Leur clé leur fut remise immédiatement et sans questions par le gérant.
— De combien de temps disposons-nous ? s'enquit Jacob, un bras passé autour de ses épaules.
— Il s'agit peut-être d'un motel, répondit-elle en se dirigeant vers la porte marquée du chiffre 9, mais je doute qu'ils louent les chambres à l'heure. Donc...
Elle inséra la clé dans la serrure et la tourna.
— Nous avons le reste de la journée. Et toute la nuit, si nous voulons.
— Nous voulons.
Il se jeta sur elle dès qu'ils furent à l'intérieur. Puis, pivotant avec elle, poussa leurs deux corps contre la porte pour la refermer. Vu qu'il avait déjà les deux mains occupées, Sunny glissa les siennes derrière elle pour accrocher la chaîne de sécurité.
— J. P., attends.
— Pourquoi ?
— Je préférerais que nous tirions d'abord les rideaux.
Il tâtonna d'une main sur le mur, tout en cherchant à lui dégager son manteau de l'autre.
— Qu'est-ce que tu cherches ?
— Le bouton, pour les rideaux.
Son rire s'étrangla dans sa gorge.
— A trente-cinq dollars la nuit, il faut les tirer à la main, dit-elle en s'échappant de ses bras pour s'en charger. J'aimerais bien voir le genre d'hôtel auquel tu es habitué.
La lumière se fit douce, tamisée, avec, à l'endroit où les pans se rejoignaient, un rai brillant qui semblait une lance de lumière derrière Sunny. Elle était magnifique.
— Il y a cet établissement situé sur une île, dans le Maine, commença-t-il en ôtant son caban, avant de s'asseoir pour se débarrasser de ses chaussures. Les chambres sont construites sur un promontoire en à-pic sur la mer. Les vagues se fracassent en dessous, devant, autour. Les murs sont constitués de baies, euh...
Comment lui expliquer ?
— …fabriquées dans un matériau qui offre une vue parfaitement claire jusqu'à l'horizon, tout en étant opaque pour toute personne se trouvant à l'extérieur. Le spectacle des rochers et de l'océan est époustouflant. Dans les salles de bains, les baignoires sont immenses, et l'eau coule parfumée des robinets.
Il se releva lentement, s'y revoyant. Avec elle.
— Tu veux de la musique ? Un clair de lune ? Le crépitement de la pluie ? Tout s'obtient simplement de la voix. Jusqu'à la température des lits, vastes et moelleux. Là-bas, le temps semble s'arrêter aussi longtemps que tu as envie d'y croire.
Bien que piquée par la curiosité, elle le considéra d'un air incrédule.
— Tu inventes.
Il secoua la tête.
— Je t'y emmènerais, si je pouvais.
Elle fit glisser son manteau de ses épaules.
— J'ai une bonne imagination, répliqua-t-elle, frissonnant au contact de sa main sur sa hanche. Nous ferons comme si nous y étions. Mais pas de clair de lune.
Souriant, il la renversa avec douceur sur le lit et lui enleva ses bottes, l'une après l'autre.
— Quoi alors ?
— Un orage.
Elle ravala son souffle en sentant sa main remonter sur son mollet.
— Avec des éclairs. C'est ce que je ressens quand tu me touches.
Il y avait de l'orage en lui, dont la puissance se reflétait dans ses yeux. Elle se redressa lentement, et de son corps effleura celui de Jacob en un lent supplice de Tantale. Avant qu'il ne puisse s'emparer de ses lèvres, elle les pressa, déjà brûlantes, sur sa gorge. Le battement de sa veine sous sa peau, la saveur de sa chair ne firent qu'augmenter son excitation. Dans un brutal besoin de liberté, elle lui arracha son pull et le jeta par terre. Puis, avec un gémissement de plaisir, descendit la bouche sur son torse, savourant la texture, le goût intime de sa peau, si douce sur les muscles fermes qui la sous-tendaient. Et son parfum viril et musqué était un ravissement.
Il y avait du tonnerre. Elle le sentit lorsque ses lèvres se posèrent au niveau de son cœur. Il grondait pour elle.
Et des éclairs. Elle en vit les flashs au fond de ses yeux.
Il fut surpris de pouvoir encore tenir debout. Ce qu'elle lui faisait l'étourdissait littéralement. Ses longs doigts fuselés connaissaient déjà très bien son corps. Mais chaque fois qu'ils l'exploraient, c'était pour découvrir de nouveaux secrets. Quant à sa bouche... Il lui empoigna les épaules tandis qu'elle la promenait paresseusement sur son torse, sur ses abdominaux frémissants, sa langue laissant derrière elle une traînée humide. Il entendit son rire de gorge, qui résonna dans sa tête.
Ses mains s'affairèrent bientôt sur le bouton de sa ceinture, et il sentit son jean glisser sur ses hanches. Une lame de plaisir brut le traversa.
Le temps était devenu fou. Il le projetait à l'âge de pierre, faisait de lui un homme aussi primitif que ceux qui la taillaient pour en faire des armes, comprit Jacob. Lâchant un juron, il souleva Sunny entre ses bras et lui ravagea la bouche avec une ardeur quasi animale.
Ils se retrouvèrent l'un sur l'autre sur le lit, leurs corps aussi tendus qu'une ligne à haute tension. Le souffle rauque de Sunny s'échappait avec rage de ses poumons tandis que, parcourant sa chair de ses mains, il la proclamait sienne. Elle l'entendait parler, mais le grondement sous son crâne occultait ses mots. Comme en état de transe, il écarta brutalement les pans de son chemisier, faisant sauter plusieurs boutons, puis glissa les doigts dans l'encolure du fin maillot en dessous et l'arracha également.
Elle cria son nom, ébranlée, transportée, terrifiée par la violence qu'elle avait déclenchée en lui. Puis elle ne put que lutter pour aspirer de l'air — et conserver sa santé mentale — tandis qu'un premier spasme la secouait.
Chargée d'énergie, elle le rejoignit, plongeant avec tant de fougue dans leur étreinte qu'ils furent bientôt à moitié étalés, à moitié agenouillés en travers du lit, torse contre torse, bassin contre bassin. La tête rejetée en arrière, elle l'invita à lui dévorer le corps, à lui donner autant de plaisir qu'elle voulait lui en offrir.
Tel un possédé, il empoigna, tira, s'échina sur son jean jusqu'à ce qu'elle fût aussi nue que lui. Gagnée par sa folie, elle tenta de l'attirer en elle, les mains glissant sur la moiteur de son dos. C'est alors qu'elle se rendit compte qu'il tremblait, le corps traversé par les secousses d'un désir qu'elle-même n'aurait pu imaginer.
Elle articula son nom, mais déjà il la pénétrait, l'envahissait, l'incendiait. Ses muscles étaient durs sous ses mains, bandés à se rompre, et elle se laissa emporter par la frénésie qui les saisissait tous les deux.
Plus vite. Plus profond. Elle était étourdie par les vagues successives de la volupté. La passion devint abandon, et tout son corps s'arc-bouta, l'invitant à assouvir sur elle sa faim dévorante. Les sensations se succédèrent, plus vertigineuses les unes que les autres, jusqu'à se fondre en un éblouissant carrousel de lumières, de couleurs et de sons. Et tandis qu'agrippé à elle il plongeait avec fougue dans ses entrailles, elle ne sut plus où elle commençait ni où il se terminait.
Et de toute façon n'en avait cure.