CHAPITRE X
Tronson me vint dire le lendemain qu’avec ma permission, il n’apporterait pas les mousquets des lansquenets occis à leur capitaine, pour ce qu’il les voulait garder pour lui, comme sa juste et légitime part de picorée, s’étant mis au hasard de sa vie et ayant de reste appétit à garder quelque trophée de notre grand exploit. Et moi acquiesçant, il m’offrit incontinent de me remettre la moitié du butin, ce que je noulus, lui disant que j’avais des armes assez et que sans le renfort de lui-même et de ses compagnons, je n’eusse pu défaire les lansquenets sans y laisser de plumes. Il s’en fut donc, jubilant, la crête haute, fort content de moi, plus encore de soi, et chantant son propre los et en mineur le mien à tous les échos de la rue des Filles-Dieu, tant est que du jour au lendemain, l’odeur de mes vertus se répandit chez mes voisins et que je fus par eux quasi autant considéré qu’un Parisien de Paris.
Le 15 août, si ma remembrance est bonne, mon Miroul lia connaissance en une auberge, où il l’avait suivi, d’un nommé Rapin, lequel était valet du chevalier d’Aumale et avait coutume, son maître étant à ses affaires, de boire là tristement un gobelet de vin, y trompant deux fois sa faim, celle du ventre, et celle de l’alberguière, laquelle tenait boutique et commerce de ses appas, qu’elle vendait aux chalands dix sols, fortune que Rapin ne pouvait rêver de posséder, ne vivant que de petits larcins, son maître ne lui payant mie ses gages. Mon Miroul observant que le pauvret, l’œil fiché à’steure sur les tétins de la ribaude, et à’steure sur sa croupe, mangeait son rôt à la fumée (comme on dit en Périgord), partagea avec lui un croûton qu’il avait en ses chausses, et faisant semblant d’être ivre, lui prêta un écu qu’il contrefeignit ensuite d’avoir tout à plein oublié lui avoir jamais prêté. Ce qui rendit le bon Rapin, une fois qu’il fut satisfait des deux bouts, si affectionné à Miroul et si grand jaseur en ses coupes et boissons qu’il lui conta par le menu sa vie et lui fit, baissant la voix, ses plaintes sur « celui que vous savez », personnage dont il n’osait prononcer ni le nom ni le titre, si grande était la terreur où il vivait de lui. Mais l’oreille étant fort attentive en laquelle il déversait ses récriminations, Rapin en vint à dire que le pis de la chose était de se rendre en Saint-Denis tous les lundis, entre chien et loup, et là de demeurer en une certaine rue garder les chevaux la nuit durant, ne revoyant son maître qu’à potron-minet.
— Et dans quel état ? dit Miroul.
— Vramy ! dit Rapin avec un rot, dans l’état tout juste que me voilà : la tripe à l’aise et l’estomac chantant.
— Quoi ? Gaillarde-t-il en cette maison ?
— Comme fol, j’en suis bien assuré ! Et durant qu’il se ventrouille en délices, moi, pauvre chrétien, je conte fleurette dans la rue à mes chevaux.
— Dans la rue ? Dites-vous bien dans la rue ? Cette maison n’a donc pas d’écurie ?
— Si crois-je qu’elle en est bien garnie, vu qu’une chambrière en saille à chaque fois pour bailler botte de foin à nos bidets.
— Te parle-t-elle ?
— Pas un mot et pas un croûton non plus. Les chevaux sont mieux traités que moi. Je serais turc ou barbaresque, je ne serais pas plus déprisé.
— Ton maître est-il seul à visiter ce logis ?
— Que nenni ! J’ai vu deux ou trois guillaumes y entrer après lui à pied et très bouchés dans leur manteau, encore qu’il fît une chaleur à crever.
— Mon Miroul, dis-je quand il m’eut conté tout ceci, cela sent le bordeau, ou l’intrigue. L’un ou l’autre ou, se peut, l’un et l’autre. Il faut y aller voir.
Nous y fûmes le lundi 20 août à la tombée du jour, sans encombre ni traverse aucune, mes deux passeports n’étant pas soupçonnables, et nous étant mis à Saint-Denis sur la queue du chevalier d’Aumale, moi dans la coche et Miroul sur le siège (le chapeau très rabattu sur l’œil pour n’être pas, même au crépuscule, reconnu de Rapin), nous vîmes le chevalier entrer dans une maison de bonne apparence, avec une belle verrière en petits carreaux de diverses couleurs derrière laquelle brillait une bonne douzaine de chandelles.
— Bride, Miroul, dis-je, dès que nous eûmes tourné le coin de la rue.
— Ventre Saint-Antoine, Moussu ! dit Miroul, en descendant de son siège et en se venant accoter à la fenêtre de ma coche, on ne plaint pas la dépense dans cette maison ! Vous ramentez-vous comment votre oncle Sauveterre picaniait Monsieur votre père de ce que Dame Gertrude du Luc, à Mespech, usait deux ou trois chandelles pour son pimplochement ? Vous en avez là tout un bouquet, brûlant pécunes à la fenêtre. Moussu, où allons-nous de présent ?
— Chez M. de Vic.
— Quoi ? Connaît-il votre nom véritable ?
— Nenni. Mais il sait que je sers le roi. Et le doit savoir, étant gouverneur de Saint-Denis.
— Moussu, allez-vous dire à M. de Vic sur la queue de qui nous sommes ?
— Nenni.
— Moussu, vous êtes profond.
— Et avec toi plus que patient.
— Moussu, vous devez bien avouer que je suis de bon conseil.
— C’est bien pourquoi je t’ois. Départons sans tant languir.
— Moussu, dit-il, avec un petit rire, si le chevalier est entré dans la maison aux chandelles pour user de la sienne, nous avons la nuit devant nous.
— Et si nous délayons plus outre, nous trouverons M. de Vic au lit.
Il n’y était point, mais allait s’y mettre, étant jà en chemise, mais voulut bien pourtant nous recevoir, dès que son valet lui vint dire que le maître drapier Coulondre avait mot à lui dire.
— Maître drapier, dit-il en venant à moi, la mine ouverte et enjouée, avez-vous affaire à moi ? Allons, point de cérémonie ! poursuivit-il tandis que je lui faisais un profond salut, mettez dret le mousquet à l’épaule et tirez ! De quoi s’agit-il ? Je sais que vous servez le roi et le servez fort bien…
Et il continua dans cette veine pendant deux bonnes minutes, étant de ces grands jaseurs qui vous somment de vous expliquer en deux mots, et ne vous en laissent ni le temps ni l’occasion, tant leur langue est parleresse, pressée et frétillarde. Au reste, beau et grand gaillard de six pieds de haut, la poitrine bombée comme le dessus d’un coffre, le cheveu dru et noir, l’œil de jais, le nez agréablement gros, la lèvre épaisse et friande, et la bouche excessivement fendue, tant, je gage, pour la clabauderie que pour la table. Il était seigneur d’Ermenonville, mais à l’armée se faisait appeler, chose étrange, le capitaine Sarret, du nom de sa mère, la comtesse de Sarret, et ayant bien servi, sa vie durant, Henri IV, il finit vice-amiral, ce qui était un bel et beau titre pour un gentilhomme qui n’avait jamais mis le pied sur un bateau. Pas plus, de reste, que l’amiral de Coligny. Raison pour quoi, lecteur, la marine d’Elizabeth, bien que petite, vaut deux fois la nôtre. Elle est commandée par des marins : Il n’était que d’y songer.
— Monsieur le gouverneur, dis-je, dès que la marée de ses paroles eut amorcé un léger reflux, je voudrais savoir qui loge en une maison de bonne apparence, montrant en façade une belle verrière de diverses couleurs, derrière laquelle brille une bonne douzaine de chandelles.
— En quelle rue ? dit M. de Vic en levant un sourcil, et la lèvre gaussante.
— Cette rue tout juste qui est parallèle à celle-ci.
— La rue Tire-Boudin, la bien-nommée, dit M. de Vic, la gueule fendue d’un large sourire. Le logis aux douze chandelles appartient à La Raverie.
— Est-ce une ribaude ?
— C’est trop dire. La Raverie donne à souper, à jouer et à coucher, mais seulement aux plus grands, aux plus apparents et aux plus étoffés. Elle est belle et ses chambrières sont accortes.
— Pourrais-je me présenter tout de gob à son huis et être reçu ?
— Oui-da ! Avec un mot de moi et cent écus en votre escarcelle.
— Ventre Saint-Antoine ! Cent écus !
— C’est, dit M. de Vic en riant, qu’il faut perdre à la table de jeu avant que de gagner la coite.
— Monsieur le gouverneur, complote-t-on contre le roi en ce logis si bien réglé ?
— Si ne le crois-je, dis M. de Vic gravement, et je doute que vous me l’appreniez.
— C’est donc que vous y avez mouche à votre dévotion.
— Oui-da, dit M. de Vic sèchement, sa large gueule se fermant comme une huître.
Après quoi nous nous accoisâmes tous deux, œil à œil et le sien point trop bénin, pour ce qu’il cuidait apparemment que je voulais lui en remontrer sur son métier.
— Monsieur le gouverneur, dis-je à la parfin avec un salut, Dieu garde que je veuille vous donner leçon ! Je désire, bien au rebours, dans mon présent embarras, en recevoir de vous, si vous condescendez à m’en bailler, étant comme moi si dévoué à Sa Majesté.
— Monsieur, dit-il, fort radouci, mes plus avisés avis sont vôtres, si vous y appétez.
— J’y appète fort. Car voici où le bât me blesse : j’ai vu entrer chez La Raverie un quidam dont je ne sais le nom, mais que je crois être un archiligueux, et dont je ne sais s’il y complote, ou s’il y coquelique. Que me conseillez-vous ?
— Ma mouche chez La Raverie se nomme La Goulue, dit M. de Vic. Si vous lui glissez à l’oreille : ad augusta per angusta[32] elle vous bourdonnera à l’oreille tout ce qu’elle sait. Et Monsieur, un autre conseil. Avant que d’y courir, remisez votre coche en mon écurie et allez-y discrètement à pied.
À quoi je consentis, avec des mercis à l’infini, mais entendant bien que M. de Vic ne donnait l’hospitalité à mes chevaux que pour être assuré de me revoir et d’ouïr mon conte, après que j’aurai encontré La Goulue.
Lecteur, le huguenot sanglota en mon très peu papiste cœur, quand je perdis stoïquement au jeu cent beaux et bons écus non rognés, sonnants et trébuchants, avant que d’être admis dans le saint des saints – ad augusta per angusta –, j’entends dans la chambre de La Goulue, La Raverie n’étant nulle part au logis visible, lequel logis, et laquelle chambre, pour les commodités et l’élégance, n’avaient rien à envier aux hôtels parisiens des plus hautes dames du royaume. Tant est que j’eusse pu trouver une consolation à considérer cette bonne usance de mes écus, s’ils n’avaient laissé derrière eux une tant âpre plaie.
Je crus que La Goulue s’allait jeter sur moi, dès que la chambrière eut fermé l’huis sur nous, étant de ces garces qui ne font qu’une bouchée d’un homme. Mais bridant son impétuosité naturelle, j’emprisonnai sa tête de mes deux mains et lui glissai à l’oreille le shibboleth [33] de M. de Vic.
— En voilà-t-il pas d’une autre ! dit-elle, morose et rechignante. Pour une fois que j’ai un vigoureux guillaume à me mettre sous la dent, il ne veut de moi que paroles ! Et paroles qui lui ont coûté cent écus ! C’est cher payé !
Lecteur, ne va pas croire que La Goulue était une grande et forte femme, excessivement fendue de gueule comme M. de Vic. Bien au rebours, plus menue qu’elle, quoique rondelette, on ne vit oncques, mais le corps tout animé et exagité d’une vivacité inouïe.
— Je verrai bien, dis-je, et je m’assis sur un cancan qui était là. Voyant quoi, La Goulue sauta sur mes genoux, s’y lova comme une chatte et se mit à jouer avec ma barbe. Mamie, poursuivis-je, verrai-je La Raverie cette nuit ?
— Ma grande mouche, dit La Goulue qui parlait comme le feu crépite, tu n’en verras ni l’oreille ni la queue. Le lundi, La Raverie entre en religion avec M. de Lundi à la chute du jour, et n’en saille qu’à l’aube, en même temps que lui, et tous deux fort moulus, ayant coqueliqué, la nuit durant, comme rats en paille.
— Quoi ? Pas de répit ? Pas de visite ?
— Sauf la mienne pour apporter repue, M. de Lundi, nu en sa natureté, prenant grand soin alors de me tourner le dos, lequel dos étant jeune et musculeux, me fait bien augurer de son devant.
— M. de Lundi, est-ce son nom ?
— Si le décrois-je. Il porte sur l’épaule senestre, gravées indélébilement à l’encre, les initiales entrelacées R et A, et R étant La Raverie, cet A le doit, en mon opinion, désigner.
Ce que j’ouïs sans battre un cil, tout béant que je fusse que d’Aumale, qui était si bien né, descendît à de telles pratiques avec une fille d’amour, et mît, en outre, sa vie en si grand hasard que de la venir mignoter en plein mitan du camp ennemi.
— Je gage, dis-je, que La Raverie en veut surtout à ses pécunes.
— Point du tout ! dit La Goulue, comme indignée. Elle l’aime de bon cœur, de bon foie, de bonnes cuisses et de bon ventre.
— Mamie, La Raverie est-elle tant belle que son cœur est large ?
— Ma mouche, dit La Goulue, l’œil déprisant, ne te hausse pas du col : il te faudrait être au moins baron pour prétendre à sa coite.
— Se peut que je le sois !
— Se peut que tu te gausses ! Mais pour sa beauté, sache, ma mouche, que si tu pilais en un mortier les dix plus belles dames de la Cour, tâchant, avec ces beautés mises à tas, d’en façonner une seule qui les dépassât toutes, tu n’atteindrais pas encore à la cheville de ma maîtresse ! Je te le dis tout dret, ma mouche : La Raverie, c’est un morceau de roi.
Avec mon Miroul, fourbu d’avoir dormi en la cuisine les bras sur la table et la tête sur les bras, je départis dès la pique du jour, mon Miroul étant plus mal’engroin, maussade et marmiteux que je le vis jamais, toutes les garces en ce logis doré, fût-ce la plus humble, faisant pécunes de leur devant : Bargouin auquel, à Dieu ne plaise que mon Miroul consentît jamais, se prisant lui-même tant haut qu’il se cuidait être une sorte de gracieux présent de la Providence au sexe féminin.
À M. de Vic, je dis ce que j’avais appris sur M. de Lundi du bec déshonté de La Goulue, y compris les initiales R et A entrelacées sur l’épaule – ce que le gouverneur ignorait, mais qui lui apporta peu de lumière, ne sachant pas que le « A » désignait le chevalier d’Aumale : nom que je retins encore dans l’enclos de mes dents pour les raisons que l’on sait, me demandant même si je l’allais dire au roi, M. de Vic m’emmenant tout de gob voir Sa Majesté chez M. de Rosny, en le logis de qui Elle tenait conseil à cette heure matinale.
Il y avait là, outre M. de Rosny et le roi, le maréchal de Biron, le vicomte de Turenne et le brave et courtois La Noue, que d’aucuns, même dans le camp ligueux, appelaient le « Bayard protestant ». Tous portaient des mines graves et allongées, à part le roi, qui me parut, comme à son accoutumée, fort enjoué, ou à tout le moins contrefeignant de l’être. À me voir, il dit : « Ha ! Barbu ! », mais n’en dit pas plus, me faisant signe de la main de m’asseoir sur un coffre qui se trouvait un peu en retrait dans une encoignure de fenêtre, s’asseyant quant à lui, ainsi que ses conseillers, autour d’une table de noyer qui se trouvait là, mais pour peu de temps, car retrouvant sa naturelle impatience, dès que la conversation vint à s’animer, il se leva et sur ses courtes et musculeuses gambes, marcha qui-cy qui-là dans la pièce comme il faisait toujours, à’steure les deux mains liées derrière le dos, à’steure se tirant de la dextre le nez, qu’il avait courbe et long, comme s’il eût voulu l’allonger encore, et parlant par-dessus son épaule, la plupart du temps en saillies, encore que son œil soucieux démentît sa lèvre gaussante.
— Sire, dit le maréchal de Biron, qui parla le premier, il n’y a plus à en douter : ce que nous redoutions depuis trois mois a fini par échoir. Le duc de Parme, laissant là les Flandres, sur l’ordre répété de Philippe, est venu apporter le secours d’une armée espagnole au duc de Mayenne à Meaux.
— Nous verrons donc à la parfin, dit le roi avec un sourire moqueur, si le gros duc a du sang aux ongles, car jusque-là, sans le rescous des Espagnols, il n’osait pas nous attaquer. A-t-on reconnu combien Parme avait d’hommes ?
— 13 000 environ, Sire, dit Biron, dont 3 000 cavaliers et 10 000 fantassins.
— Pour l’infanterie des Espagnols, dit le roi après un moment de silence, elle est bonne et brave. Ils y ont tout leur cœur, et pour ne vous en mentir point, je la crains. Mais leur cavalerie est faible. Et je me fie en Dieu et en ma noblesse et cavalerie française, que les plus grands diables même craindraient d’affronter.
Il y eut parmi les présents de grands hochements d’approbation à ouïr cela, nul d’entre eux n’ignorant que si le duc de Parme était le meilleur stratège de son temps (encore qu’il commandât ses troupes de sa litière, étant perclus de douleurs) Navarre savait mieux que personne entraîner et enlever sa cavalerie, comme il avait fait si bien à la bataille d’Ivry, où, à elle seule, elle avait fait la décision.
— Il faut donc, dit le maréchal de Biron, lequel était fort noir d’œil, de poil et de peau, et parlait d’une voix brève et décisoire, il faut donc lever incontinent le siège, et rassemblant nos troupes éparpillées tout autour de Paris, courir sus au duc de Parme et au gros duc.
La silence qui suivit ces paroles fut longue et lourde, car aux vaillants qui étaient là le cœur pesait comme plomb à la pensée de lever le siège et de perdre toutes les grandes peines auxquelles on s’était mis, ces quatre mois écoulés. N’allait-il pas, en effet, sans dire qu’à peine le roi départi de devant Paris, la bonne ville serait, et par eau, et par terre, de toutes parts envitaillée, tant est qu’il faudrait un nouveau siège, et hélas ! une nouvelle famine, pour en venir à bout.
— Eh bien, La Noue ? dit le roi, comme pour inviter à parler à son tour le grand capitaine, lequel je dévorais de l’œil, car, chose étrange, combien qu’il eût combattu comme moi à Ivry, je ne l’avais jamais approché de si près. Se peut aussi pour ce qu’au temps où j’étais à la Cour de Henri III, il avait été prisonnier des Espagnols.
La Noue avait alors quarante-neuf ans, la membrature sèche et carrée, la face mâle et des yeux francs où se lisait son pur et simple cœur dont la fidélité à la cause huguenote et au roi était connue de tous, aussi ferme et impénétrable que son bras senestre, lequel était façonné de fer lorrain, son bras de chair ayant été emporté à Fontenay-le-Comte.
— Sire, dit La Noue d’une voix douce après un salut courtois à Sa Majesté et à Biron, avec tout le respect que je dois à M. le Maréchal, j’opine tout le rebours de son opinion : à savoir qu’il ne faut pas déloger de devant Paris, de peur de perdre tout le bénéfice de ce long et pénible siège, mais attendre que l’armée des ducs se soit engagée dans le passage d’une rivière pour l’attaquer.
— Hérésie ! s’écria le maréchal de Biron dont on voyait bien à son ton abrupt et à son œil enflammé, qu’il se souciait, lui, fort peu de courtoisie ; hérésie, Monsieur de La Noue, que condamnent toutes les lois de la guerre ! Primo, pour ce que c’est un principe sacro-saint que nous devons toujours aller chercher notre adversaire au plus loin, afin que de l’empêcher de prendre pied trop avant sur notre sol ! Secundo, pour ce que si le roi reste devant Paris, ses troupes étant éparpillées au long de sa circonférence, il n’aura guère le temps de les rassembler, s’il se trouve attaqué. Et comment ne pas craindre, enfin, qu’il s’expose alors, par-dessus le marché, à être pris entre l’armée des ducs et une sortie des assiégés ?
C’étaient là de fort bonnes raisons, et contraignantes, et qui me convainquirent, mais non, à ce que je pus voir, La Noue Bras-de-Fer, non plus que le vicomte de Turenne, lequel venait d’amener au roi 3 000 arquebusiers gascons et 300 cavaliers, et qui, fort de l’autorité que lui donnait ce renfort, opina, quand son tour fut venu, de partager l’armée royale en deux, l’une restant sous Paris et l’autre courant sus aux troupes du duc.
— Si est-il pourtant, dit le roi avec un sourire, en arrêtant sa marche pendulaire et en parlant pardessus son épaule, que si je veux battre le duc de Parme qui est un grand capitaine, je n’aurai pas trop de toute mon armée. Monsieur de Rosny ? poursuivit-il en se remettant en branle.
— Sire, dit Rosny sobrement, je partage l’avis de M. le Maréchal de Biron.
— Je demeure ferme en le mien, dit alors La Noue, en saisissant avec une légère grimace son bras de fer de sa main dextre pour le poser sur son genou. Sire, si le duc de Parme a mis si longtemps à obéir au commandement de Philippe II, c’est qu’il rechignait fort à courre deux lièvres à la fois, abandonnant la pacification des Flandres à laquelle il a mis son cœur, à seule fin de venir en France vous déloger de devant Paris. Mais Sire, s’il vous voit abandonner de vous-même le siège de la capitale, alors il se dérobera à vos attaques, estimant sa mission accomplie à peu de frais et il s’en retournera, intact, dans ses Flandres.
Je dois confesser que je fus fort ébranlé par les arguments de La Noue, lesquels, de reste, s’avérèrent prophétiques et je vis bien qu’ils auraient, se peut, mis la puce au poitrail du roi, si Sa Majesté n’avait pas tant désiré en son for d’en finir une fois pour toutes avec l’armée espagnole et son glorieux chef sans le secours desquels il savait bien que la Ligue et Mayenne ne pourraient longtemps lui faire pièce. En quoi il avait raison à longue assignation, et tort à bref délai. N’est-ce pas, pourtant, le piège ambigueux de toute politique que d’aucunes décisions ne sauraient être bonnes à la fois à court et à long terme ?
Il y eut un long silence après que La Noue eut parlé, mais belle lectrice, bien savez-vous en vos joutes matrimoniales, que tout bon raisonnement ne peut qu’il n’irrite votre mari, et d’autant qu’il n’y trouve rien à reprendre. Le roi, à ce que je vis, fut de la même guise fort encoléré par les remarques de La Noue, pour ce qu’elles contrariaient, sans qu’il pût les réfuter, une résolution déjà prise. Et ne voulant ni montrer son ire ni rester bec cloué, il tourna la chose, comme il faisait souvent, en gausserie, mais en gausserie si méchante et si mal venue, qu’elle laissa tous les présents pantois.
— Je vois bien, dit-il, faisant allusion à la longue captivité du grand capitaine, que M. de La Noue n’est pas encore rassuré et qu’il lui semble que les Espagnols le tiennent déjà aux fesses pour le ramener en Flandres prisonnier.
— Sire, dit La Noue, en rougissant sous son hâle, personne n’a jusqu’à ce jour douté de ma vaillance.
— Et personne, à ce jour, n’en doute, dit le roi, qui faisant un tour abrupt sur ses talons, sortit de la pièce sans rien ajouter, étant fort marri d’avoir à lever le siège, fort peu certain d’avoir raison de le faire, fort mal content de l’opposition de La Noue, et fort peu heureux, je gage, de la peu gracieuse réplique qu’il lui avait baillée.
Je crus que le roi, abandonnant les faubourgs de Paris afin de rassembler son armée, allait quitter aussi la ville de Saint-Denis, mais il n’en fit rien, y laissant bien au rebours une forte garnison sous les ordres de M. de Vic, lequel commença aussitôt à se remparer, dans la crainte que, le gros des forces royales départi, la Ligue parisienne ne vînt à l’attaquer. Je n’eus pas non plus à me demander si j’allais dire au roi qui était M. de Lundi, car le roi, tout au lever du siège et préparation de sa grande bataille, ne put me donner audience, se bornant à me faire dire par M. de Rosny d’avoir à demeurer dedans Paris, où il aurait, certes, l’occasion, derechef, de se servir de moi.
Je rentrai donc intra muros, et fort tristement, voyant mon roi privé comme devant de sa capitale, et les Français comme devant désunis. Du moins eus-je l’agrément de retrouver en mon logis de la rue des Filles-Dieu Doña Clara saine et rebiscoulée, laquelle je convainquis de ne pas s’en retourner tout de gob en ses Espagnes, ce voyage n’étant pas sans grand péril, dans le trouble des temps, et la guerre flambant de nouveau partout en France entre ligueux et royalistes.
Je courus le lendemain de mon retour visiter Mme de Nemours, laquelle me recevant en son petit cabinet, vêtue en ses robes de nuit, me tança de n’être venu la voir de huit jours, mais s’apazima, dès que je lui eus dit où j’étais et pourquoi, lui en contant aussitôt ma râtelée.
— Ainsi, Monsieur, dit-elle, mon cousin d’Aumale ne complote pas en Saint-Denis. Il coquelique ! N’est-ce pas étrange ? Ne dirait-on pas que Paris est si vide de femmes qu’il doive en aller chercher une en Saint-Denis dans le camp des royaux ! L’avez-vous dit à Navarre ?
— Madame, dis-je, je ne l’ai dit à personne, et si je le dis à vous, c’est que m’en tenant à nos conventions, je me suis acertainé qu’il s’agissait d’une affaire privée, et non point d’un secret d’État.
— Je gage, Monsieur, dit-elle avec un sourire tout à la fois doux et moqueur, que c’est guidé par cette même prudence que revenant de Saint-Denis, vous omettez de me dire que Navarre y fait ses paquets.
— J’ai vu, en effet, Madame, dis-je, des préparatifs qui me l’ont donné à penser, mais outre que j’imagine que M. de Nemours l’a su aussi bien et aussi tôt que moi, il n’entre pas dans mon rollet de colporter ce genre de nouvelles d’un camp à l’autre.
— Monsieur, dit-elle en m’envisageant l’œil fort pétillant, vous possédez un mérite insigne : vous êtes constant en vos pensées. Cependant, afin que de connaître la vérité sur les nuits de mon cousin, vous vous êtes mis à quelques dépens, lesquels j’ai dans le propos de vous rembourser.
— Ha ! Madame ! dis-je, fi donc ! Cela ne se peut !
— Monsieur, dit-elle avec un sourire mi-figue mi-raisin, est-ce à dire que vous vous tenez assez payé de vos débours par la nuit que vous passâtes dans la chambre de La Goulue ?
— Madame, dis-je quelque peu béant de cette inattendue attaque, en aucune guise ! cette nuit ne m’apporta pas d’autre commodité que le sommeil.
— Eh bien, Monsieur, reprit-elle gaîment, en ce cas, je vous dois cent écus !
— Madame, dis-je, je n’ai cité ces cent écus que pour vous amuser. Pas plus que mon dévouement à vous ils ne sont repayables.
Ceci parut lui donner quelque émeuvement, car elle fut un moment à m’envisager de ses beaux yeux sans dire mot ni miette. Après quoi elle sourit d’une façon douce et connivente et dit sotto voce :
— Monsieur, ne craignez-vous pas que votre émerveillable libéralité me baille le soupçon que vous n’êtes pas vraiment le marchand drapier que vous prétendez être ?
— Mais, Madame la Duchesse, dis-je en me mettant à ses genoux, si vous n’aviez eu depuis longtemps ce soupçon, m’auriez-vous laissé vous baiser les mains ?
— Est-ce un aveu ?
— Non, Madame, dis-je en couvrant lesdites mains de baisers. C’est un paiement.
— Allons, Monsieur ! dit-elle avec un petit rire. Vous êtes fol ! Cessez donc ! Vous me fâcheriez ! Si même vous étiez baron ou comte, déjà je condescendrais prou ! Ensauvez-vous, Monsieur ! Et me revenez visiter fidèlement deux fois la semaine. Il se peut, ajouta-t-elle, se servant quasiment des mêmes mots que le roi, que j’aie de vous derechef quelque usance.
Je dormais fort profondément à l’aube du 30 août, quand mon huis sur la rue fut ébranlé de grands coups, et cette noise ne cessant point, j’allai quérir Miroul en sa chambre où ne le trouvant point, j’augurai qu’il était si occupé avec Héloïse qu’il n’oyait rien au-delà de ses propres soupirs. J’allais donc voir moi-même par le judas la raison de cette grande vacarme et l’ayant déclos, aperçus par les barreaux la bonne trogne réjouie du maître menuisier Tronson.
— Alléluia, compère ! cria-t-il, si tôt qu’il m’eut vu, Navarre est départi au diable de Vauvert ! À la pique du jour, comme je montais la garde sur les murailles, que vis-je, sinon que son armée s’était envolée, sauf toutefois en Saint-Denis ! Alléluia, compère, alléluia ! Nos souffrances sont finies ! Que Jésus et la Benoîte Vierge en soient à jamais bénis ! Il y aura grande procession sur le coup de neuf heures qui, des Filles-Dieu se rendra à Notre-Dame afin que d’y ouïr le Te Deum chanté en actions de grâces ! Ventre Saint-Bleu, soyez-y !
J’y fus, au milieu d’un grand concours de peuple en liesse, et y vis, fort rayonnants, l’ambassadeur Mendoza, le légat Cajetan, Pierre d’Épinac, archevêque de Lyon, la Montpensier, Nemours, mais non point sa mère, la duchesse n’aimant point la presse. Et jouant des coudes et m’approchant assez près de la chaire, j’ouïs un prêche du fameux Italien Panigarole, lequel était adoré des dames, tant hautes que populaires, pour ce que sa voix était comme ses yeux : de pur velours, son sermon ne descendant mie aux insultes ni aux imprécations comme les harangues de Boucher, mais demeurant, bien le rebours, dans les suavités, au point, disait Héloïse, que « rien que de l’ouïr, c’était déjà le paradis ».
Sinon déjà en Éden, le peuple, dans tous les cas, se trouvait aux portes du tiers ciel et ce jour-là, et les jours suivants, il y eut grandes prières et mercis fervents prodigués à Notre-Dame de Paris pour la levée du siège. À telle enseigne que notre pauvre Dame de Lorette fut tout à plein oubliée, alors même qu’en cette même cathédrale, deux mois plus tôt, promesse formelle lui avait été faite, en présence de ce même peuple, par Boucher, de lui bailler une lampe et un navire d’argent pesant trois cents marcs[34], si, par son intercession auprès du divin fils, elle délivrait Paris. Hélas ! Vœu exaucé, mais promesse non tenue, l’homme n’étant guère fidèle à sa parole, y compris, comme j’ai dit, dans sa superstition. J’écris « superstition », parce qu’il m’apparaît que croire Notre-Dame de Lorette mieux en cour auprès des puissances célestes que Notre-Dame de Paris, relève d’une fantaisie sottarde et populaire, et non pas de la foi.
Si je voulais ajouter à cette fantaisie, je dirais que Notre-Dame de Lorette, se trouvant ainsi tout à trac déprisée, se vengea sur les Parisiens en leur envoyant la maladie des fièvres chaudes qui, dans les faits, en tua autant en quatre mois, selon le dire des médecins et apothicaires, que la peste de 1580 en avait occis en six mois. Tant est qu’à la parfin, on perdit autant de monde après le siège que pendant, soit, par le calcul qui en fut fait par les échevins, environ 30 000 personnes, ce qui porte à 60 000 au total la mortalité dedans Paris du fait de la guerre. Chiffre énorme et infiniment piteux, même si l’on songe que la bonne ville – la plus conséquente de la chrétienté – comptait alors 300 000 âmes.
Cette maladie des fièvres chaudes venait des mauvaises nourritures – d’aucunes infâmes et nauséeuses – que les bonnes gens avaient glouties de par la male rage de faim qui les avait travaillées. Les plus âgées en furent le plus souvent victimes, leur corps ayant moins de forces et défenses naturelles à opposer aux intempéries et à la famine. Cependant, la mort d’Ambroise Paré, chirurgien du roi, qui survint le 20 décembre 1590 en Paris ne fut due qu’à son grand âge – il avait quatre-vingts ans – étant un des rares huguenots, sinon le seul, qui fût toléré en Paris pendant le siège par les prêtres et les Seize et auquel ils n’osèrent toucher du tout, étant si respecté pour sa sagesse, son savoir et son franc-parler, et de reste si protégé par tous les Grands qu’il avait soignés. Le lecteur, se peut, se ramentoit que j’avais dîné chez Pierre de L’Étoile avec lui et le grand mathématicien Ramus fort peu de jours avant le massacre de la Saint-Barthélemy, auquel, comme moi, il réchappa, mais non hélas ! le pauvre Ramus.
Le 20 décembre, il y avait déjà un mois que Parme s’en était retourné dans les Flandres, s’étant dérobé sans cesse devant Navarre, comme La Noue l’avait si bien, et prévu, et prédit. Qui pis est, par d’habiles manœuvres il avait pris au roi, à sa barbe, ou comme il avait dit lui-même jusque sur sa moustache, Lagny, Corbeil, Saint-Maur et Charenton, villes par quoi il avait ouvert aux Parisiens les vallées de Seine et de Marne, mais pour fort peu de temps, car Parme sitôt retourné en ses Flandres, le roi reprit lesdites villes, et d’autres encore tout autour de Paris, tant est que n’ayant plus assez de forces pour recommencer le siège (la noblesse royaliste, après sa levée, s’étant retournée en ses châteaux, pour y prendre ses quartiers d’hiver) le roi ne laissait pas cependant d’investir la bonne ville, mais pour ainsi parler à distance, ne pouvant supprimer tout à plein son envitaillement, mais y mettant des traverses assez pour qu’on y souffrît encore, sinon de famine, du moins de faim.
La principale épine dans la pauvre charnure de Paris cet hiver-là, c’était bien la ville de Saint-Denis que M. de Vic, à sa porte même et à son nez, tenait bien remparée avec une garnison royale, dont il faisait partir çà et là des troupes pour surprendre les convois de vivres qui tâchaient d’entrer dans la capitale. Lui même n’admettait plus personne en Saint-Denis, et pas même moi, comme il me le dit bec à bec, quand j’y fus, la veille de Noël, pour la dernière fois, afin d’y faire ma provende pour envitailler les princesses : résolution que je trouvais fort sage, encore qu’elle me gênât. En cet ultime séjour je pus voir La Goulue, non point au logis, mais dans la rue, comme elle allait à la moutarde, et m’étant fait d’elle reconnaître, elle me dit que La Raverie se baignait quasiment dans ses pleurs et maudissait à toute heure, et M. de Vic, et la guerre, pour ce que son M. de Lundi s’était vu défendre l’entrant de Saint-Denis dès la levée du siège : Ce qui me donna fort à penser.
— Mon Miroul, dis-je, quand je fus avec lui rentré dedans nos murs, n’étais-tu pas accoutumé à encontrer le Rapin du chevalier d’Aumale en l’auberge de l’Épée Royale ?
— La malnommée, dit Miroul, car l’épée du roi, de Montmartre à Longchamp, a plus d’un fourreau, tandis que celle de Rapin n’en a qu’un, et encore lui en coûte-t-il dix sols pour rengainer.
— Trêve de ces gaillardies. M’ois-tu ?
— Comme oreille de mouche ligueuse.
— Il va te falloir retourner à l’Épée Royale pour retrouver ce Rapin.
— Et perdre encore un de vos écus ? Rapine que ce Rapin !
— Il le faut. Devines-tu pourquoi ?
— Au quart de mot, Moussu. Le chevalier d’Aumale, ne pouvant plus mettre le pied, ni le vit, en Saint-Denis, va prendre le diable au corps de ne pouvoir plus étreindre sa diablesse, et au lieu que de passer muraille en douceur par passeport et déguisure, va attenter de la sauter en force.
— Et d’autant, Miroul, que les Seize poussent comme fols à cette expédition, Saint-Denis étant une grosse écharde en leur paume.
— Toutefois, Moussu, Saint-Denis est entourée de murs, lesquels baignent dans l’eau sale et noirâtre des douves.
— Mais il gèle, Miroul. J’ai vu jà des glaçons flotter sur ces eaux-là.
— Moussu, je vous entends. Je cours à l’Épée Royale prendre langue avec ce petit Rapineux, mais sans rengainer ni dégainer moi-même, ayant le souci de ma santé.
— Et bien le peux-tu, ayant bonne garce au logis.
— Moussu, ceci est amer. Moussu, savez-vous bien que vous m’inquiétez ? Vous refusâtes Héloïse. Vous ne prîtes pas Lisette, quand vous pouviez la prendre. Vous aimez Mme de Nemours, mais non au-delà du baisemain. Et vous contrefeignez de ne pas apercevoir que Doña Clara vous donne le bel œil. Que vous voilà changé !
— Doña Clara est noble. Elle ne voudra pas d’un marchand drapier.
— Moussu, la preuve d’une chose est dans l’essai.
— Donc, Miroul, la preuve de mon hypothèse est dans le nez de Rapin. Cours lui en tirer les vers.
— Moussu, ceci est une parade.
— Miroul, ne parade pas ton esprit davantage. Va, mon Miroul, montre-moi tes talons !
Belle lectrice, ce qu’il y a de bon dans mon gentil secrétaire, c’est que ne pouvant qu’il n’outrepasse, il n’outrepasse pas deux fois. Et qu’il suffit de lui taper légèrement sur les cornes pour qu’il les escargote. Cependant, comme il a, se peut, éveillé en vous quelque curiosité sur le présent désert de ma vie, laquelle en d’autres temps se trouva si peuplée, j’aimerais confier à votre tendre oreille ce que je n’ai pas distillé en la sienne et vous dire les sentiments qui m’exagitaient en ce début de 1591 où j’allais entrer dans ma quarantième année.
Je sais bien que cet âge effraye et les hommes et les femmes, les premiers, passé cette borne, renonçant quasiment à aimer et les secondes, assez souvent, à plaire. Telle n’était pas alors ma personnelle déquiétude, Mon corps, la Dieu merci, est aussi robustueux, mon entendement aussi vif et je ne vois pas que mon âme ait perdu d’un pouce, d’un liard, ou d’un degré, sa capacité d’émeuvement. Je dirais davantage et que je me tiendrais pour une personne assez basse de poil et fort peu estimable, si je renonçais à l’amour avant qu’elle renonçât à moi.
Mais depuis mon retour du Chêne Rogneux, me poignaient à nouveau mes doutes touchant Angelina, pour ce qu’en décembre, j’avais reçu d’elle un mot me disant qu’elle était grosse, et qu’elle attendait un enfantelet pour le mois de mai 1591 : nouvelle qui eût résolu à jamais mes dubitations concernant son identité et m’eût, à la vérité, comblé de joie, si le billet avait été écrit de sa main. Hélas, il ne l’était pas, tout au rebours de la formelle promesse qu’elle m’avait faite à mon départir, mais de la main de Florine, et sans qu’une seule phrase expliquât pourquoi. Ainsi sa grossesse m’apportait une preuve de son identité, laquelle était, dans le même temps, démentie par la lettre qui me l’avait mandée.
Belle lectrice, dont je voudrais à moi intéresser le cœur, ne trouvez-vous pas excessivement cruel que maugré tant d’efforts dépensés en vain, j’en fusse encore réduit à ignorer qui était, dans la réalité des choses, la femme que j’aimais, ni même si dans ce doute je la pouvais chérir encore. Or, peut-être savez-vous, de par votre expérience, combien il est malaisé de s’attacher à une amitié nouvelle, alors qu’on ne sait même point si l’on est de l’ancienne détaché ou, qui pis est, si on a des raisons de l’être. Je me suis souvent apensé, quant à moi, que le royaume de l’amour était le plus souvent le royaume de la confusion. Car pourvu qu’on ait l’esprit clair, il est toujours facile de savoir ce qu’on pense, mais savoir ce qu’on sent, quand il s’agit d’aimer, ou de ne plus aimer, ou d’aimer derechef, est pour soi-même une imperscrutable énigme.
J’avais rebuté Héloïse par jaleuseté d’avoir à la partager, et Lisette, par fidélité à L’Étoile. Petits sacrifices, l’appétit étant seul en cause. Non que je veuille affecter de n’accorder point à cet appétit-là autant d’importance qu’à celui qui nous maintient en vie, n’ayant jamais, pour moi, fait profession de cette chattemitesse philosophie, et opinant, bien au rebours, que famine de mignonneries ne vaut guère mieux, à la longue, que disette de pain. J’oserais dire qu’on en meurt moins vite, et que c’est là la seule différence.
Mais enfin Doña Clara me posait un problème malcommode, pour ce qu’elle était une haute dame, et fort belle, et savante, et de beaucoup d’esprit, et animée d’une si grande générosité de cœur que, se donnant, elle ne pouvait qu’elle ne se donnât toute, attendant, en retour, pas moins de moi, qui ne pouvais cependant songer à m’engager si avant, ni si profond, ni en si irrévocable guise, alors que je n’étais point désengagé de mon Angelina. Raison pour quoi, comme avait si bien observé déjà mon Miroul, je n’y allais que d’une fesse, un pied déjà sur le recul, contrefeignant de ne pas apercevoir que Doña Clara dépassait avec moi – le voulant, le noulant – le seuil de l’amitié, ce que son bel œil d’un bleu profond, bordé de cils noirs, m’avait dit plus d’une fois. Quant à ma déguisure en marchand, là n’étaient pas la traverse ni l’encombre. Vivant dans mon quotidien, possédant un tel usage du monde, et en outre entendant, étant espagnole, l’oc de mes gens, elle l’avait incontinent percée, sans m’en rien dire, ayant reçu en partage tant de quant-à-soi et de hautesse castillane.
— Moussu, me dit Miroul, quand il revint de sa mission, jamais écu ne fut mieux placé par juif ou Lombard qu’en ce Rapin. Oyez les nouvelles dont mes joues sont gonflées ! Le chevalier d’Aumale, avant-hier soir, a reçu à souper les Seize, Rapin servant à table. Et en ce repas, fut exagitée, comme vous l’aviez prévu, une expédition nocturne, et par surprise, contre Saint-Denis. Après quoi, si elle réussit, on fera céans une belle Saint-Barthélemy du Parlement et des politiques avec grande et juteuse pillerie des meilleures maisons de Paris.
— Quoi ? Sans l’aveu de M. de Nemours ?
— M. de Nemours est bien trop respectueux du Parlement pour être mis dans ce complot. On attendra qu’il soit départi de Paris.
— Va-t-il donc s’en aller ? dis-je, béant.
— Sur le commandement de Mayenne, Nemours doit rejoindre sous peu son gouvernement de Lyon.
— Après tous les services que Nemours a rendus à Paris pendant le siège ! Quel gentil frère que ce Mayenne ! Point jaleux pour un sol ! Et si reconnaissant !
— M. de Belin remplacera Nemours.
— Belin ? Je ne le connais pas.
— Personne ne le connaît, Moussu, et d’après Rapin, les Seize le tiennent pour nul.
— Ce Rapin a de longues oreilles.
— Et la langue plus longue encore, quand il est dans ses coupes.
— Est-ce là tout ?
— Nenni. La Chapelle-Marteau n’est plus prévôt des marchands. Il va céder la place à… Boucher.
— Boucher ! Le curé Boucher ! Le sanguinaire Boucher ! Dieu juste !
— Moussu, si je ne devais être accusé derechef par vous de parader mon esprit, je dirais…
— Diga me.
— Qu’après avoir été martelés par la Chapelle, les Parisiens vont être écorchés par Boucher…
— Miroul, je répéterai ce giòco à L’Étoile. Se peut qu’il le couche en ses cahiers.
— Mais hélas, sans mon nom, Moussu. Je poursuis. Pour la date de l’attaque nocturne contre Saint-Denis, vous aviez raison. On attendra que les douves gèlent assez pour supporter des échelles.
— Cela s’est dit à ce repas ?
— Oui-da !
— Qui se fut apensé que le très haut chevalier d’Aumale, cousin des Guise, se serait acoquiné avec les Seize ?
— Ha ! Moussu ! D’après Rapin, il est avec ces marauds cul et chemise ! Au sortir de table, les quittant, il but à leur santé, en disant ces mots : « Messieurs, voilà le dix-septième qui boit aux Seize ! »
— «Le dix-septième ! » Il s’est assimilé à ce ramassis !
— Rapin l’affirme, qui en fut le premier étonné.
— Miroul, dis-je, fort songeard de ce que je venais d’ouïr. Je n’aime pas cela. Nemours, qui ne manquait pas d’entrailles, s’en va. L’encharné Boucher devient prévôt des marchands. Et d’Aumale se ligue avec les Seize. Miroul, tout cela annonce du sang !
— Si le crois-je, Moussu. Et le pis, c’est que nous ne pouvons même pas prévenir M. de Vic, n’ayant plus l’entrant en Saint-Denis.
À quoi, sentant bien la difficulté de la chose, je rêvais tout le reste du jour, et la nuit qui suivit, et dis le lendemain à Miroul :
— Miroul, pour prévenir M. de Vic, il n’est que d’être parmi ceux-là qui sauteront la muraille de Saint-Denis pour ouvrir la porte à d’Aumale. Ce qu’au lieu de faire, nous irons, nous, désommeiller M. de Vic.
— C’est bien rêvé, mais, Moussu, comment être de ceux-là que vous dites ?
— Mais par Tronson.
Lequel Tronson, après notre exploit du cimetière des Saints-Innocents avait tant fait le fier, le fendant et le mangeur de charrettes ferrées, que le colonel de son quartier l’avait nommé capitaine, car ces messieurs de la boutique, du petit négoce et de la basoche, depuis que les Seize leur avaient donné des armes pour monter la garde sur les remparts, se donnaient entre eux ces titres militaires. Non qu’ils fussent incapables, bien remparés derrière les murs, de les défendre, mais entendez qu’à cela se limitaient leur usance et leur vaillance. En rase campagne, devant des troupes éprouvées, ils n’eussent pas tenu deux minutes, étant lents et balourds à l’estoc ou à la pique, pour n’avoir point été émoulus à leur pratique dès l’enfance.
Je dépêchai donc au « capitaine » Tronson un petit « vas-y-dire » pour le prier de venir boire un flacon avec moi en mon logis, et dès qu’il fut advenu, assis, le gobelet en main, et l’huis clos sur nous, je lui dis :
— Capitaine Tronson, vous n’avez pas laissé d’apercevoir que maintenant que le Béarnais est départi au diable de Vauvert, la présence d’une garnison royale à Saint-Denis est pour la capitale un insufférable défi.
— Oui-da ! dit Tronson, hochant la tête gravement sur son gobelet, lequel dans sa large poigne paraissait à peine plus gros qu’un dé à coudre, je n’ai pas failli de le remarquer.
— Et qu’il gèle.
— C’est un fait, il gèle fort, dit Tronson, prenant un air entendu.
— Et qu’on peut donc appuyer sur la glace des douves de Saint-Denis des échelles et sauter les murailles la nuit et courre ouvrir la porte à qui voudra entrer.
— Voilà qui est chié chanté, dit Tronson.
— Si un coup de main de cette sorte est envisagé, maître Tronson, ce que vous saurez avant moi, assurément, je serais, moi, volontaire pour monter sur une de ces échelles – à une condition…
— Je vous ois, compère, dit Tronson.
— C’est que vous usiez de votre grande force pour tenir ferme en bas cette échelle et que vous veilliez à ce qu’elle demeure en place jusqu’à mon retour, pour ce que je compte me retirer par le même chemin.
— Pourquoi ne pas vous retirer par la porte de Saint-Denis, puisqu’elle sera ouverte ? dit Tronson.
— Capitaine, c’est que nous pouvons faillir à la déclore.
— C’est bien pensé. Cependant, ajouta-t-il la crête haute et l’œil sourcilleux, ce n’est pas chose très glorieuse pour le capitaine Tronson que de poigner une échelle sur la glace pour la retenir de glisser.
— Capitaine, dis-je en baissant la voix (encore que nous fussions seuls), qui saura lequel des deux a tenu l’échelle, la chose se passant de nuit ? Irai-je me paonner à votre détriment ? Vous ai-je, ou non, laissé le plus gros de la gloire pour notre exploit du cimetière des Saints-Innocents ? Et vous ai-je disputé ma part de picorée ?
— Que nenni ! Cependant, touchant la picorée future, dit Tronson, envisageant si mélancoliquement le fond de son gobelet que je le remplis derechef, touchant justement la picorée, compère, il n’en viendra pas prou de mon côté, si je me borne à maintenir l’échelle sur la glace.
— J’y pourvoirai, capitaine.
— Compère, dit Tronson, sans vous chagriner, vous pourriez en Saint-Denis être occis. Et moi, alors, outre que je serais bien marri de votre mort, je serais couillasse comme devant, touchant la picorée !
— Capitaine, dis-je, voilà qui est bien avisé ! Que penseriez-vous de 25 écus le pié sur le premier barreau et 25 écus à mon retour, le pié à nouveau sur la glace ?
— Qui sera dans le secret ?
— Miroul, moi et vous.
— Miroul sait-il clore son bec ?
— Comme une tombe.
— Tope donc ! dit Tronson avec gravité. D’ores en avant, je vous compte tous deux comme soldats en ma compagnie. Compère, reprit-il en asséchant son gobelet, et en se levant de l’air fendant qu’il affectionnait depuis la nuit des Saints-Innocents, je vais y songer et en parler. En attendant, je prends congé de vous. Mes cercueils m’espèrent. Et la Dieu merci, ils ne sont pas moins nombreux que du temps du siège, les fièvres chaudes ayant pris le relais des famines.
— Hélas ! dis-je.
— Hélas ! dit-il en écho, oubliant qu’il venait de dire le rebours.
Une semaine plus tard, le 2 janvier au soir, alors qu’il gelait à pierre fendre, Tronson me revint trouver, et me parlant bec à bec, me dit que l’affaire se ferait le lendemain, d’Aumale l’ayant prise en main, lui, Miroul et moi étant les seuls du quartier des Filles-Dieu à vouloir monter aux échelles, y ayant que cinq échelles grandes assez pour atteindre les murs de Saint-Denis, et que vingt hommes qui se fussent portés volontaires pour monter dessus, vingt seulement de toute l’armée des bourgeois de Paris, laquelle comptait trente mille hommes.
— De quoi nous tirerons grande gloire, dit Tronson sans battre un cil. Et, ajouta-t-il aussitôt, grand profit, si nous triomphons. Car Saint-Denis prise et mise à sac, il y aura céans, à la suite, une belle Saint-Barthélemy des politiques les plus étoffés de Paris avec grande pillerie de leurs belles maisons.
— Capitaine, dis-je, vous allez mépriser mes cinquante écus.
— Pot assuré vaut mieux que rôt rêvé. Qui tient tienne, compère. J’ai dit « tope ».
Dans la journée du 3 janvier, par un temps si froidureux que si j’avais eu des larmes (comme je l’eusse pu à la pensée que des Français allaient s’entre-tuer) elles eussent gelé dans mes yeux, je m’allai promener avec Miroul sur nos remparts de la porte Saint-Denis (où je trouvai pour tout potage une seule sentinelle, laquelle d’ailleurs se plaignait qu’on l’y avait oubliée depuis l’aube), et je pus ainsi envisager les murs de Saint-Denis, sur lesquels, à dire vrai, je ne vis pas un chat. J’augurai donc que, dans la nuit, leurs murs seraient tout aussi dépeuplés que les nôtres, personne ne pouvant imaginer qu’on pût avoir à ce point diable, ou diablesse, au corps que de chercher bataille par un froid à vous geler l’humidité du souffle sur votre propre moustache – une bise aigre, glaçante et coupante vous sifflant, au surplus, aux oreilles, en particulier sur les murailles, où nulle maison ne la venait couper.
Le ciel étant clair assez, quoique plombé, je tâchai de me reconnaître dans les pignons et bretèches des maisons qui dépassaient les murs de Saint-Denis (nos murailles étant plus hautes que les leurs) et crus reconnaître celui (je parle du pignon) qui coiffait le logis de La Raverie, lequel, comme je l’avais noté à la pique du jour, en quittant sa maison de la rue Tire-Boudin, était coloré en rose vif. Et dans l’hypothèse où, non loin d’elle, un viret ou des degrés descendissent de leur muraille dans la rue, je calculai qu’il me faudrait franchir ladite muraille cent toises environ sur la dextre de leur porte de ville, qui portait le nom de la capitale pour la même raison que la nôtre, qui lui faisait face, s’appelait la porte de Saint-Denis.
Le soir venu, je me vêtis pour la nuit le plus chaudement que je pus, et Miroul aussi, mais en prenant soin que nos mouvements n’en fussent pas pour autant entravés. Ainsi poussai-je la précaution jusqu’à mettre sous mes moufles de laine des gants de soie, afin que de préserver l’agilité de mes doigts, au combat si précieuse. Pour la même raison, je ne revêtis ni corselet, ni cotte de mailles, ni morion, mais un bonnet de laine sous un grand chapeau, et comme armes, ne pris qu’une épée et un pistolet, sans compter mes dagues à l’italienne que je portais si coutumièrement dans mon dos qu’elles ne me gênaient point.
Tronson, cuirassé de fer de cap à pié – ce qui était proprement prendre un marteau pour écraser une mouche, vu que toute sa peine serait de tenir mon échelle – nous vint trouver sur les onze heures du soir et nous dit d’un air terrible en baissant sa grosse voix – encore que l’huis sur nous fût clos – que d’Aumale avait rassemblé mille hommes et deux cents cavaliers à la porte de Saint-Denis (chiffre dont l’importance tant me glaça que je préférai le décroire) ; et qu’il fallait départir sans délayer, vu que les assaillants ne sailliraient de nos murs que lorsque les volontaires des échelles, s’étant introduits dans la place, leur auraient ouvert du dedans la porte.
Advenus à notre propre porte de Saint-Denis, Tronson ouvrant la marche et se dindonnant en sa cuirasse, je vis à vue de nez, autant que la demi-obscurité me le permît, que le maître menuisier n’avait point menti et que les mille hommes y étaient bien, et au-delà se peut, et parmi eux une bonne moitié de lansquenets : Ce qui me serra le cœur, pour ce que leur férocité après le combat était aussi connue que leur fruste vaillance à se battre, tant est que si l’affaire ne faillait pas, il n’y aurait pas de limite aux excès auxquels ils se livreraient, la ville prise, sur les infortunés habitants, sans distinguer, de reste, entre les ligueux et les royalistes, cette distinction ne leur venant même pas en cervelle.
Je ne vis pas les cavaliers et comme je m’en étonnai à voix basse, Tronson me dit qu’on les avait retirés par la grand’rue Saint-Denis jusqu’au cimetière, pour la raison que, si l’on pouvait retenir les gens de parler, on ne pouvait retenir deux cents chevaux mis ensemble de hennir et de taper du sabot, ce qui pourrait donner l’éveil prématurément à l’ennemi, les murs étant si proches.
Ce mot « ennemi », appliqué par un Français à des Français qui à cette heure dormaient paisiblement, tout à plein ignorants des atrocités qui les menaçaient : – leurs biens pillés, leurs femmes et filles forcées devant eux, leurs fils passés au fil de l’épée, et eux-mêmes à la fin moqués et massacrés –, me fit courre un frisson d’horreur le long du dos, d’autant que j’avais pu voir que M. de Vic gardait assez mal ses murailles, confiant en cette tradition guerrière qui veut qu’on ne se batte pas l’hiver, en raison de la difficulté du maniement des armes par grand froid, confiant aussi en sa garnison qui n’était pas petite, se montant à cinq cents hommes et cent chevaux, chiffre qui ne devait pas être déconnu du chevalier d’Aumale, puisqu’il avait rameuté, pour assurer son succès, le double de ces forces.
Tronson, prenant des mains de Miroul la lanterne sourde, nous mena jusqu’au pied de la porte Saint-Denis, et me montra du doigt les cinq échelles que je ne vis pas de prime, tant elles luisaient faiblement dans l’ombre, étant couchées sur le pavé et me dit très bas à l’oreille qu’il fallait de présent attendre d’Aumale, et comme tous céans, s’accoiser.
Ha ! lecteur ! Sauf en les deux jours et deux nuits que je passai en 1572 – presque vingt ans plus tôt – à fuir dans les rues de Paris, avec Miroul, Fröhlich et mon pauvre Giacomi, les massacreurs de la Saint-Barthélemy, je ne pense pas avoir jamais vécu une heure plus torturante que cette heure d’attente en cette nuit du 3 janvier – assurément la plus froide de l’hiver – à telle enseigne que contraints à l’immobilité, nous ne laissions pas que d’être transis jusqu’aux os, les pieds glacés dans nos bottes, la moustache et les sourcils gelés. Cela n’eût rien été, toutefois, si ce déconfort ne s’était pas ajouté à l’angoisse qui nous poignait, Miroul et moi, face à ce millier d’hommes qui se pressaient dans la grand’rue Saint-Denis, à peine éclairée de loin en loin par des lanternes sourdes et qui se tenaient sous les armes, serrés les uns contre les autres par l’étroitesse de la rue, observant une immobilité et un silence d’autant plus effrayants qu’on ne pouvait faillir à imaginer que toutes leurs pensées étaient tendues vers le sang. Tout cois et quiets qu’ils fussent, je ne sentais que davantage l’impatience sinistre qui les tenaillait, dans l’attente du Grand Veneur qui de présent allait d’un moment à l’autre surgir, déchaîner leur meute sanguinaire et la lancer sur ces malheureux qui goûtaient de présent dans leurs paisibles coites un sommeil dont ils ne savaient pas encore qu’il serait le dernier.
L’horloge des Filles-Dieu sonna la demie de onze heures et sans attendre la minuit (heure que d’après Tronson il avait lui-même fixée), le chevalier d’Aumale apparut, monté sur un cheval noir, vêtu d’une cuirasse sombre, ou qui du moins me parut telle, lequel, seul et sans suite aucune d’officiers ou de domestiques, avança dans la partie laissée libre entre la Porte et le millier d’hommes que j’ai dit, et fit, sans se soucier aucunement de la noise, caracoler sa monture sur les pavés, comme s’il eût voulu s’offrir à l’admiration de ses troupes avant de les jeter sur Saint-Denis endormie. Et de fait, sa haute, mince et vigoureuse silhouette – il entrait alors dans sa vingt-huitième année – était fort belle, et fort beau aussi, l’étalon qu’il montait, et qui était si vif et si vaillant qu’il paraissait cracher le feu par ses naseaux.
Ayant ainsi fait étalage par lui-même et par son cheval de sa virilique puissance devant ses hommes – lesquels grondèrent comme chiens à l’attache qui, la gueule et le cou en avant, tirent sur leurs colliers, impatients de courre à curée – d’Aumale, face à eux sur sa superbe et piaffante monture, sans prononcer un seul mot, montra de la dextre, au-delà de nos murs, la ville de Saint-Denis, et fit ensuite des deux mains un geste excessivement grossier et peuplacier pour désigner cette proie inerte et endormie à la saillie de ses soldats et à la sienne.
Je fus béant de cette bassesse, encore qu’elle n’eût pas dû m’étonner venant d’un homme qui avait livré les femmes de Saint-Symphorien à Tours au stupre de ses soldats et forcé lui-même une fillette de douze ans, le cotel sur la gorge ; mais la meute rassemblée dans la grand’rue Saint-Denis trouva la gausserie fort à son goût, et n’en osant rire tout haut en raison des consignes qu’elle avait reçues, fit entendre un ricanement sourd et prolongé qu’on eût dit sorti de l’Enfer.
— Compère, me dit Tronson à l’oreille, je commence à être marri d’avoir passé bargouin avec vous pour tenir cette échelle.
— Capitaine, dis-je, tant promis tant tenu. Et qui vous empêche, moi revenu, d’entrer dans la ville à la suite des lansquenets ?
— C’est ma foi vrai ! dit Tronson qui se voyait jà profiter grandement, et des deux côtés. Pourvu, compère, ajouta-t-il, que vous ne restiez des heures dedans Saint-Denis.
— N’est-ce pas promis ainsi ?
Cependant, l’ordre étant venu d’ouvrir doucement la grande porte sur ses gonds bien huilés et de saisir les échelles, je dis à Tronson que Miroul prenant la nôtre à un bout, lui au milieu, et moi-même en tête, il me voulut bien la laisser porter à l’endroit que j’avais envisagé, et qui en toute probabilité, serait loin assez des quatre autres échelles. Ce qui lui agréa d’autant plus qu’il ne se souciait pas d’être vu par les autres volontaires dans l’utile, mais peu glorieux rollet qu’il avait accepté moyennant pécunes.
La porte franchie par eux et par nous dans un émerveillable silence, nous fûmes, pour notre incommodité, assaillis par le vent le plus aigre et le plus glacial que j’eusse jamais à subir, et si violent au surplus que, par moments, il arrêtait quasiment notre marche, déjà très entravée par le ballant de l’échelle laquelle, quant à moi, je ne pouvais porter que de la main dextre, brandissant de l’autre la lanterne sourde, puisque je marchais le premier. Le poids de l’échelle me tiraillait horriblement l’épaule droite, combien que nous fussions trois à la porter, et plus encore les à-coups et secousses de notre marche par grand vent sur un champ inégal et gelé, la pensée, au surplus, me lancinant qu’ayant en main la lanterne qui, certes, m’éclairait mieux qu’elle n’éclairait le chemin, je ferais une cible excellente pour un arquebusier qui aurait eu la bonne idée de veiller dans une poivrière sur les murailles de Saint-Denis. Et à la vérité, je pâtissais si cruellement du froid inhumain, de la bise, de la terre glacée, de l’échelle et de notre marche cahotante et trébuchante, que j’en vins presque à souhaiter qu’une escopeterie m’atteignît, laquelle, si elle m’eût navré, eût du moins donné l’éveil à la garnison de M. de Vic.
Dieu bon ! j’espère que pour la punition de mes péchés, dont le plus capital fut de chair (et on sait combien Vous êtes là-dessus sourcilleux) Vous ne me condamnerez pas à porter éternellement en Enfer cette échelle dans le noir par un froid glacial, et dans mon cœur, cette mortelle appréhension du massacre des miens – ces miens étant aussi les Vôtres, comme j’ose l’espérer.
D’incommode qu’elle était sur le sol gelé, la marche devint sur la glace des douves – liés que nous étions par la rigidité de l’échelle – quasi une exercitation à se rompre le col. Et m’apensant, au nombre de mes pas (lesquels j’avais comptés, dès que notre cheminement devint parallèle aux remparts), que je ne devais pas être loin de l’endroit que j’avais envisagé pour notre escalade, je fis signe d’arrêter notre périlleux progrès et de gagner à pas petits le mur contre lequel Miroul, Tronson et moi, après que j’eus posé la lanterne sourde (ainsi appelée, j’imagine, pour ce qu’on la peut rendre aveugle), nous réussîmes à appuyer l’échelle, non sans faillir de très peu d’être par elle déséquilibrés. Cela ne se fit pas toutefois sans quelque noise, et la chose faite, on s’accoisa, tendant l’oreille dans la demi-obscurité, et fatiguant nos yeux à tâcher de scruter le haut du mur.
— Allons, dis-je à la parfin, n’ayant rien ouï d’inquiétant.
— Compère, dit Tronson à voix basse en appuyant son large pied sur le premier barreau, vous vous ramentevez notre petit bargouin ?
— Lequel n’était pas si petit, dis-je, grinçant des dents en mon for, non point au pensement de me séparer de tant d’écus, mais pour ce que j’avais, par ce terrible froid, à m’ôter mes moufles de laine et mes gants de soie pour les compter.
Ce que je fis pourtant, et qui me parut prendre un temps infini, étant cependant très aux aguets de la moindre noise qui me pouvait parvenir des remparts sur lesquels je m’avisai soudain que les autres volontaires avaient jà pris pied, ayant fait moins de chemin et n’ayant pas eu à bailler pécunes à qui leur tenait l’échelle sur la glace. Tant est qu’à la parfin, je me sentis quasi tenu à quelque gratitude envers Tronson de m’avoir délayé, puisque au silence qui continuait à régner dans la nuit glaciale, je me confirmais dans l’idée que le rempart n’était pas gardé.
— Moussu, dit Miroul à mon oreille, baillez-moi la lanterne sourde. J’en aurai besoin pour lancer mon grappin, si l’échelle se trouve trop courte pour le mur.
— J’entends surtout, dis-je, sotto voce, que tu veux passer le premier, afin que de prendre le premier mauvais coup, si coup il y a. Mais ne peux-je pas lancer moi aussi le grappin ?
— Et tenir la lanterne sourde ? Moussu, êtes-vous jà monté sur une échelle longue de cinq toises[35] ?
— Jamais.
— Alors, vous aurez tant besoin de vos deux mains que vous regretterez de ne pas en avoir une troisième – surtout au beau milieu de l’escalade, quand l’échelle, sous l’effet de votre poids, se mettra en branle.
— Adonc va, mon Miroul, et que Dieu te garde !
— Voilà qui est chié chanté, dit Tronson à voix basse, dès que les agiles talons de Miroul se furent éloignés de barreau en barreau, vous avez là un bon commis, et qui connaît les échelles et qui vous aime. Compère, poursuivit-il à voix basse, en me saisissant par le bras, une brassée, je vous prie, une forte brassée, avant votre départir !
Laquelle il me bailla incontinent à la façon des ours, avec grand toquement sur les épaules et baisers rugueux sur la joue, geste qui m’émut et me surprit, pour ce qu’il paraissait témoigner, que maugré qu’il fût paonnant, chiche-face et grand appéteur de picorée, Tronson ne faillait pas d’avoir du cœur, comme jà il l’avait montré en envitaillant son commis Guillaume, quand celui-ci était désoccupé.
Il est de fait, lecteur, comme Miroul avait dit si bien, que parvenu au milieu de l’échelle, celle-ci, en raison de la flexibilité que lui donnait son excessive longueur, se mit à se balancer sous moi avec une grande amplitude et une malignité surprenante, comme si elle eût voulu me jeter hors selle comme un cheval rétif, tant est que je regrettai, en effet, que Dieu ne m’eût pas baillé trois mains : aucune des trois n’aurait été de trop pour m’accrocher aux montants, et poursuivre ma route en dépit du vertige et, se peut, du danger de ce branle nauséeux. Remembrance qu’à ce jour encore je garde fort vive, et qui m’a donné quelque considération pour la piétaille (et autres « enfants perdus ») dont le destin obscur est de grimper aux murailles afin que d’ouvrir les portes des villes « ennemies » aux nobles cavaliers qui les gagnent.
L’échelle, la Dieu merci, n’était pas trop courte pour la muraille, mais parvenu à son sommet, je fus accueilli par un coup de vent si violent qu’il m’eût se peut arraché aux montants et jeté bas sur les douves glacées, si Miroul ne m’eut pas attrapé par le bras et hissé en sûreté sur le chemin de ronde, où je restais un moment assis à l’abri du parapet à reprendre mon vent et haleine, et chose étrange, encore que je me fusse livré à une si vive exercitation, trémulant encore de froid de la tête aux pieds.
— Moussu, un coup d’eau céleste ? dit Miroul en me mettant mon propre flacon au bec et en buvant lui-même.
Ce coup-là, en effet, me rebiscoula assez pour que je reprisse et mon souffle et la capitainerie de mon âme, et Miroul, ayant tracé à la craie une croix sur le parapet à la hauteur de l’échelle pour la retrouver à notre départir, je me mis à la recherche d’un viret qui descendît dedans la ville, lequel, ayant failli à trouver à dextre sur le chemin de ronde, je trouvai à la parfin à senestre, Miroul ne manquant pas au dernier degré de faire une croix sur le mur à l’aplomb du degré pour guider notre retour, et moi, à mettre le pied dedans Saint-Denis ensommeillée – chacun remparé en sa chacunière, et toute chandelle éteinte – éprouvant le sentiment fort étrange d’y pénétrer en intrus et en ennemi – traité assurément comme tel, si j’encontrais une patrouille – alors que justement je n’étais là que pour attenter de sauver Saint-Denis du sac et du massacre et la garder à mon roi.
Nous fûmes quelque temps à démêler les rues et plus par chance que par méthode, nous tombâmes à la parfin sur la rue Tire-Boudin que nous reconnûmes dès le premier pas, pour ce que le chandelier à douze bras de La Raverie éclairait gaillardement la verrière multicolore comme pour témoigner devant tous qu’en ce logis du moins le sommeil était moins honoré que le jeu, la boisson et la coquelicade. À partir de là, il fut facile de retrouver la rue de M. de Vic (dont je ne me ramentois pas le nom) puisqu’elle était à celle-ci parallèle, et de frapper à son huis à coups redoublés – la seule noise que pour l’instant on pût ouïr en Saint-Denis dans le silence de la nuit glacée.
Le cœur me toqua comme fol tout le temps – qui me parut long – qu’on mit à me répondre, la crainte m’assaillant que M. de Vic, comme L’Étoile, fît le sourd la nuit par prudence à qui le voulait désommeiller. Mais la Dieu merci, au bout d’une éternité, j’ouïs un bruit de pas, puis un déverrouillage, et le judas s’ouvrant, je me trouvai confronté par le canon d’un pistolet derrière lequel, levant ma lanterne sourde, j’aperçus la face camuse d’un valet effaré, auquel je ne laissais pas le temps d’ouvrir le bec.
— Maraud, dis-je d’une voix forte, va dire tout de gob à M. de Vic que le maître drapier Coulondre – je dis Coulondre – le veut voir dans la minute, s’agissant d’une question de vie et de mort pour lui, pour sa garnison et pour la ville.
Sur quoi le judas se reclouit avec un bruit sourd, et quelques secondes plus tard se rouvrit, et ma lanterne sourde éclairant ma face à plein, M. de Vic apparut, suivi de cinq à six valets tous armés, et m’ayant reconnu, me donna l’entrant, l’huis se refermant sur nous en un battement de cil.
— Maître drapier ! dit M. de Vic, fort sourcilleux et plus grand jaseur que jamais, son ire ayant ouvert grandes ses écluses, que faites-vous céans, après que je vous ai interdit, comme à tous les Parisiens, l’entrant en Saint-Denis ? Croyez-vous servir le roi en désobéissant à ses officiers ?
Ceci fut dit avec grand bombement du poitrail, grosse voix, éclair dans les yeux de jais et grimace de gueule : accueil qui tant me déconcerta par sa stupidité que je restai coi.
— Et Vertudieu ! poursuivit M. de Vic, sa voix se gonflant encore, comment vous a-t-on laissé passer à la porte de Paris, contrevenant à mes plus formels commandements ? Monsieur, avez-vous mot à dire avant que je vous baille votre congé ? Qui êtes-vous pour me venir désommeiller dans mon premier sommeil ? Et qu’avez-vous affaire à moi ?
Quoi dit, il mettait déjà la main sur le loquet de son huis sans m’ouïr le moindre pour me bouter hors, étant comme entraîné et submergé par le flot irrésistible de ses propres paroles, quand Miroul, me voyant interdit par cet insensé verbiage, dit avec un profond salut :
— Monsieur, nous avons sauté votre muraille pour venir jusqu’à vous.
— Quoi ? Vous avez sauté ma muraille ! tonna M. de Vic, son gros nez blanchissant en sa colère. Vous avez sauté ma muraille ! Vertudieu ! Mais c’est crime capital et de mort en temps de guerre puni ! Et si mes sentinelles vous avaient trouvés à ce faire, elles auraient eu mille fois raison de vous arquebuser.
— Par bonheur, dis-je sèchement et redressant la crête, étant au bout de ma patience, de sentinelles, nous n’avons pas encontré la queue d’une. Ce qui nous a permis d’arriver jusqu’à vous afin que de vous prévenir.
— Me prévenir. Monsieur ! hucha M. de Vic au comble de son ire. Et me prévenir de quoi, je vous prie ? Avez-vous la prétention de m’en remontrer sur mon métier et de me donner leçon derechef ? Vertudieu ! Je n’ai jamais ouï pareille impertinence ! Et de la bouche d’un maître drapier !
— Que je ne suis pas, Monsieur, dis-je avec la dernière froidure, et ce que je suis, je vous le pourrai dire bec à bec sans la présence de vos gens. Monsieur, poursuivis-je en haussant la voix et en levant la main pour arrêter un nouveau déluge de paroles, nous perdons du temps ! À cette minute où je parle, vingt volontaires ligueux ont sauté vos murailles et sont en train de déclore la porte de Paris à mille hommes et deux cents cavaliers, commandés par d’Aumale.
— Mille hommes, deux cents cavaliers et d’Aumale ! cria M. de Vic, son gros œil d’un noir de jais saillant quasiment de l’orbite. En êtes-vous sûr ?
— Je les ai vus de ces yeux que voilà !
— Vertudieu ! Que ne l’avez-vous dit plus tôt ! cria M. de Vic ! Mille hommes ! Deux cents cavaliers ! Et d’Aumale ! Marauds ! cria-t-il à ses gens, sellez les chevaux et armez-vous en guerre ! Et toi, Normand, va quérir mon trompette ! Arrachez-le de sa coite où il s’apparesse et qu’il soit céans dans deux minutes sous peine de la hart ! Monsieur, dit-il en se retournant vers moi, suspicionneux, mais me parlant sur un autre ton, en êtes-vous sûr ? M’allez-vous donner le ridicule de me ruer sur la minuit à la porte de Paris contre un ennemi que vous avez rêvé ?
— Monsieur, dis-je avec la dernière véhémence, me serais-je mis au hasard de ma vie par une nuit glaciale…
Je n’achevai pas : une violente escopeterie éclata dans le lointain, mais cependant fort distincte, et quelques instants plus tard, comme nous tendions l’oreille, on toqua à l’huis à coups redoublés et M. de Vic ouvrant le judas, mais en dérobant prudemment sa face, une voix fort faible dit :
— Monsieur, c’est Balavan. Ouvrez, je vous prie. J’ai grande et mortelle navrure.
M. de Vic déclosant alors, le nommé Balavan s’affala sur le sol de son long, un flot de sang jaillissant de sa poitrine à chaque souffle, que c’était miracle qu’il eût pu courre jusque-là.
— Monsieur, dit-il d’une voix ténue, la porte de Paris est aux mains des ligueux !
Il se pâma sur ce dernier mot, fort près d’expirer, à ce que je vis :
— Vertudieu, Monsieur, vous disiez vrai ! s’écria M. de Vic. Je vais m’armer en guerre et rameuter ma garnison. Vous joindrez-vous à moi ?
— Non, Monsieur, dis-je d’un ton froidureux assez, son premier accueil m’étant fort resté sur l’estomac. J’ai une autre mission à accomplir avant que de retourner d’où je viens.
Mais jà il ne m’oyait pas et quittait la chambre en courant pour aller prendre ses armes. Voyant quoi, je m’agenouillai auprès de Balavan, mais n’eus pas à approcher mon oreille de son cœur. Balavan avait laissé ses bottes, comme on dit en Paris.
— Moussu, où allons-nous ? me cria Miroul, dès que nous eûmes plongé derechef dans le vent glacial de la rue.
— Chez La Raverie !
— Qu’y faire ?
— Attendre d’Aumale, le défier et l’occire.
— Quoi ! En duel ! Moussu, c’est fol ! Il a vingt-huit ans. Vous en avez quarante. Il vous dépasse fort en allonge, étant plus grand ! Et à dix ans, il était l’élève du grand Silvie !
— Et moi de Giacomi. En outre, il n’est pas ambidextre, et je le suis : grosse incommodité pour lui qu’une fausse garde de gaucher.
— Moussu, je n’ai jamais rien ouï de plus insensé ! Nous avons prévenu M. de Vic ! Cela est bastante ! Nous n’avons plus rien à faire céans ! Notre échelle s’ennuie !
— T’ai-je dit que j’ai défié d’Aumale le soir de la bataille d’Ivry touchant le forcement de Mlle de R. à Saint-Symphorien après l’embûche de Tours ?
— Moussu, Mlle de R. est heureuse et mariée ! Que lui chaut ce méchant ?
— Que nous chaut le « dix-septième » ? et les Seize ? et la Ligue ? D’Aumale occis, la Ligue n’en sera-t-elle pas plus faible ?
— Moussu, l’allez-vous défier à la face de son armée ?
— Nenni ! Raison pour quoi je l’attends chez La Raverie, où il ne manquera pas d’accourir, dès qu’il croira avoir ville gagnée.
— Moussu, nous ne pouvons l’attendre chez La Raverie et le défier devant elle : c’est dire urbi et orbi que vous êtes le baron de Siorac. Et si vous taisez votre nom, d’Aumale voudra-t-il se battre avec un maître drapier ?
— C’est bien pensé. Nous l’attendrons dehors.
— Dès lors, dit Miroul à qui même le pire péril et la plus âpre bise n’ôtaient pas son goût pour les giochi di parole : Dès lors, Moussu, que nous l’espérons dehors, mettons-nous dans une encoignure de porte piétonnière, afin que non pas servir de cible aux deux partis. Nenni, Moussu ! Point celle-ci, devant laquelle d’Aumale ne peut qu’il ne passe pour aller chez La Raverie, mais celle-là, tout après. Et assourdissons la lanterne. Moussu, de toutes les folies que je vous ai vu commettre, celle-ci est la plus folle ! Quelle pitié que je ne peuve vous gouverner !
— Si tu voulais me gouverner, il te fallait naître noble !
— Si je l’étais, je ne serais pas si sensé !
— Miroul, tu es impertinent.
— À maître fol, valet goguelu. Moussu, nous n’oyons plus d’escopeterie. Méchant signe. Ce Balavan devait être un des hommes à la garde de la porte de Paris et, cette poignée de pauvres gueux occis, le flot des ligueux, toutes écluses ouvertes, envahit de présent Saint-Denis.
— Je fais fiance à M. de Vic pour repousser le flot.
— M. de Vic ! Autre fol ! Pourquoi quérir trompette ?
— Pour ce que, la nuit, trompette qui sonne la charge fait trémuler l’ennemi, lequel ne sait pas combien d’hommes ledit trompette lance sur lui.
— C’est bonne ruse. Ce grand jaseur aurait-il de l’esprit ?
— Il a l’esprit de son état.
— Moussu, oyez-vous ce galop ?
— Oui-da ! dis-je dans un souffle en risquant un œil hors l’encoignure, les douze chandelles de La Raverie projetant à travers la multicolore verrière quelque clarté dans la rue. Miroul, c’est lui, sur son étalon noir. Allons, Miroul ! repris-je, le cœur me toquant fort.
— Nenni, Moussu, dit Miroul dans un souffle, en me serrant le bras avec force, laissons-le de prime manger, boire et se ventrouiller en délices. Sa main et ses gambes en seront moins fermes au saillir du logis.
Mon Miroul avait raison comme à l’accoutumée, et se peut raison aussi de penser que naître noble, c’est naître fol, comme M. de Vic en donnait l’exemple en ne veillant pas à ce que ses sentinelles demeurassent la nuit sur les remparts, et comme M. d’Aumale en donnait un autre, en laissant ses hommes sans chef, croyant avoir ville gagnée, parce que Vic n’attaquait pas.
Et qu’il tardât à cette contre-attaque, lui qui était si vaillant, cela voulait dire qu’il avait quelque peine à rameuter ses hommes, et à trouver son trompette.
L’huis de La Raverie refermé sur d’Aumale, une grande demi-heure s’écoula à ne souffrir que le grand froid, sans ouïr la moindre escopeterie, ni d’autres noises que celles d’huis ou de verrières brisés du côté de la porte de Paris, ce qui nous parut signifier que ligueux et lansquenets, sans leur général, couraient à leurs habituels exploits : le sac, la picorée, et le forcement des filles.
— Moussu, dit Miroul, Tronson sera départi et l’échelle glissera sur la glace : Ne délayons pas davantage.
— Nenni. Ranime la lanterne, Miroul, et vérifie l’amorce de ton pistolet. Et moi, la mienne.
— Vous ne cuidez donc plus que d’Aumale voudra tirer l’épée ?
— Je cuide qu’il trouvera plus expédient de m’abattre.
— Pourquoi le défier dans ce cas ?
— Par point d’honneur.
— Lequel vous fera une belle gambe, si d’Aumale vous loge une balle dans l’œil !
— Je suis prêt. Il ne l’est pas. Je compte bien le prendre sans vert.
Comme j’achevai, paraissant tomber sur nous du haut de la nuit glaciale éclatèrent les accents guerriers d’une trompette sonnant la charge, puis la fanfare cessant, elle recommença après une minute écoulée, mais plus proche, et après une nouvelle minute de silence, plus proche encore. Tant est que nous entendîmes à la parfin que M. de Vic faisait courir son trompetteur sur le chemin de ronde du rempart vers la porte de Paris avec mission de s’arrêter de place en place pour sonner son air menaçant, tandis que lui-même et ses hommes allaient en toute probabilité converger en ce même point par les rues qui y menaient et tomber dru sur les picoreurs, lesquels déjà la charge répétée de la trompette avait dû mettre hors leurs gonds. Et en effet, à la charge succédèrent un grand bruit de sabots de chevaux sur le pavé et une fort violente escopeterie.
— M. de Vic, dit Miroul, n’y va pas que d’une fesse. Je commence à aimer ce grand jaseur.
À cette noise et vacarme que je dis, l’étalon noir que d’Aumale avait attaché à un anneau dans le mur à deux toises de l’huis de La Raverie se mit à tirer comme fol sur sa bride et le mors lui dolant la bouche, à hennir à cœur fendre.
— Voilà, dis-je, qui va faire saillir hors notre coqueliqueur mieux que trompette et mousqueterie ! Miroul, poursuivis-je d’un ton résolu, encore que mon cœur battît la chamade, Miroul, le moment est venu. Va te mettre en cette encoignure après le logis de La Raverie, et éclaire-moi, dès que j’ouvrirai bec. Pour moi, je vais me placer une toise plus loin et surgirai entre la monture et d’Aumale, dès que l’huis de La Raverie sera reclos.
— Pour lui couper retraite ?
— Pour qu’il balance à me tirer sus, craignant d’atteindre son cheval.
— Ha ! Moussu ! dit Miroul, la voix soudain trémulante, puissiez-vous être prompt assez !
Gentil lecteur, qui avez, se peut, été émoulu à la pratique des armes quasiment dès vos maillots et enfances, et attendez ici un duel de haute graisse, entrelardé de rebondissements et farci de péripéties, vous n’allez pas manquer de tordre un peu le nez devant le plat froid et sec que je m’en vais vous servir céans. Car tout se passa – Hélas pour vous ! La Dieu merci pour moi ! – en un battement de cil, et sans prononcer une parole et fut fini en beaucoup moins de temps que je prends pour écrire la présente phrase.
Dès que Miroul m’eut recommandé d’être « prompt assez », je dégainai, passai sans mot dire, mon épée dans ma main senestre et mon pistolet dans ma dextre. L’attente qui suivit me parut insufférablement longue, mais à la parfin, le cœur me toquant fort, j’entendis les chaînes et les barres de fer qu’on ôtait à l’huis de La Raverie. L’huis s’ouvrit et se reclouit aussitôt, le chevalier d’Aumale ayant sailli hors et pris sa course vers sa monture avec tant de rapidité que pour me mettre entre elle et lui, je fus contraint de me jeter quasiment à la traverse sur l’épaule avant de son étalon, lequel me contrelança en avant sur le chevalier. Trois pistoletades éclatèrent alors quasi dans le même temps, et je me retrouvai au sol, étalé en long, étourdi mais sauf, Miroul m’éblouissant l’œil de sa lanterne, l’étalon hennissant lugubrement, le sang coulant en longues traînées de son flanc dextre, et le chevalier – comme je le vis m’étant soulevé sur un coude – étendu à côté de moi, sa belle face n’étant plus qu’un trou sanglant.
— Miroul, dis-je, l’œil quelque peu trouble et d’une voix qui me parut à moi-même fort grêle, aide-moi à me relever : que fais-tu donc ?
— Je détache l’étalon, pour le renvoyer tout en sang aux ligueux : Vous entendez bien pourquoi !
Je me ramentois cette phrase de Miroul dans les termes où elle fut prononcée, et un peu plus lard, une autre de Tronson que je vais dire, mais ces deux phrases sont quasiment deux collines qui émergent du brouillard, le reste de cette nuit étant pour moi enseveli dans un irrémédiable oubli, d’où rien, absolument rien, ne revient hanter ma remembrance, sauf toutefois que dans la course qui suivit la mort du chevalier, je ressentis, avec un sentiment inouï de réconfort, la main de Miroul serrer avec force mon poignet dextre, tandis que nous courions côte à côte sur le chemin de ronde. Mais je ne me revois assurément pas descendre la longue échelle, ce qui se dut faire fort mécaniquement, et de reste sans peur aucune, ma tête étant encore excessivement brumeuse. Toutefois, en mettant le pied sur la glace, cette brume se déchira en bref instant : j’ouïs derechef la male rage de la proche escopeterie et plus proche encore à mon oreille, la voix de Tronson. Et à ce jour, me ramentois non seulement ses paroles, mais l’accent tout ensemble bonasse, ferme et exigeant avec lequel il les prononça :
— Compère, vous vous rappelez notre petit bargouin ?
Ce fut Miroul qui dut lui compter le reste des écus et dut aussi combler le surlendemain, quand à la parfin mon esprit s’éclaira, les trous de ma mémoire.
— Moussu, me dit-il, quand je l’eus de questions assailli, ce fut le cheval qui tout à la fois vous sauva la vie et manqua vous l’ôter. Car vous jetant entre lui et d’Aumale, et toquant l’étalon à l’épaule, il vous contretoqua si fort qu’il vous précipita sur d’Aumale, lequel, tirant comme fol, comme il faisait tout, vous manqua, pour ce que vous tombiez si vite, votre coup partant en même temps que le mien, celui-ci l’atteignant à la nuque et le vôtre, j’imagine, au nez, car oncques ne vis jamais un trou si grand fait par une seule balle. Quant au cheval, il vous heurta le chef de son sabot quand étant étendu sur le pavé, vous vous soulevâtes sur un coude pour envisager le chevalier. Ventre Saint-Antoine ! Je vous crus assommé, et ne repris cœur qu’à vous voir ouvrir le bec pour quérir de moi ce que je faisais de l’étalon, et mieux encore quand je vous vis courir sur le chemin de ronde, quoique fort titubant, et moi-même, quasi délirant d’appréhension quand je vous dus lâcher le poignet et vous laisser vous engager seul sur l’échelle. Je me fis là, comme dirait Héloïse, un sang d’encre à tourner le lait de dix mille nourrices…
— Et Saint-Denis, Miroul ?
— Ha ! Moussu ! dit-il, son œil bleu s’allumant, tandis que son œil marron contrefeignait la gravité. Comme eût prononcé avant coup le grand Nostradamus, et comme je prononce moi-même, plus sûrement, après coup…
— Quoi ? Une prédiction ? Après l’événement ?
— Moussu, oyez plutôt :
Victoire de Vic vicinalement Paris
Victimera nuitamment la Ligue abominable.
Fausse face drapière de baron véritable
Détruira eau male en rêverie.
— Ha ! Miroul ! m’écriai-je, pour le coup, excellentissime !
Sur quoi, je ris plus fort et plus longuement que la faiblesse de ma tête ne m’y inclinait, mon rire étant le meilleur merci que je pusse adresser à son émerveillable dévouement. Mieux : je lui fis répéter son pseudo-quatrain de Nostradamus aussi souvent que ce fut nécessaire pour que je pusse le retenir en ma mémoire revenue. Ce qui le jeta dans le ravissement. Je le dis sans lui jeter la pierre : nous avons tous nos petites vanités d’auteur. Et moi-même, qui écris ces Mémoires sans art, ni méthode, mais comme la remembrance m’en vient, et « en tirant tout dret de l’épaule », comme dirait M. de Vic, il m’arrive de ronronner passablement fort pour le seul fait qu’une phrase que j’avais lancée un peu haut est bien retombée sur ses pieds.
— En bref, repris-je, mon Miroul, et pour parler plus clair, que pasó en Saint-Denis ?
— Les ligueux en l’absence de chevalier se mirent, comme nous l’avions apensé, à la picorée, et Vic avec cinquante cavaliers à peine leur tomba sus avec une telle intrépidité qu’ils se mirent à la fuite par la porte de Paris, faisant refluer, dans le plus irrémédiable désordre, les troupes qui n’étaient pas encore entrées. Sur quoi la charge du trompetteur, répétée, leur faisant accroire que toute la garnison allait leur faire le poil, changea le désordre en panique, et d’après ce que j’ai ouï dire, l’apparition du cheval noir sanglant et ses étriers vides changea la panique en déroute…
— C’est fort galamment dit.
— Quant à d’Aumale, je pris le temps de saisir sa bourse, laquelle j’ai brûlée hier, mais non point les sept cent cinquante écus qu’elle contenait.
— Ils sont à toi !
— Nenni ! Ils sont à vous ! Pour en revenir au chevalier, nos pistoletades lui ayant emporté la face, seules les initiales A et R entrelacées sur son épaule permirent à La Raverie de l’identifier. Toutefois, touchant son décès, j’appète à ajouter ceci…
Là-dessus, mon gentil Miroul sourit avec malice et laissa en suspens une de ces jolies phrases dont il m’avait jusque-là nourri, les ayant, je gage, mignardement léchées, pendant tout le temps qu’il avait veillé sur mon sommeil.
— Toutefois ? répétai-je docilement, lui ayant trop de gratitude pour ne point jouer mon rollet dans cette comédie.
— J’ai partout ouï dire en Paris que M. de Vic avait tué de sa main le chevalier d’Aumale…
— Tiens donc ! dis-je, faisant bonne figure, mais la crête, cependant, fort rabattue sur l’œil.
— Moussu, reprit Miroul avec une gaîté contenue, eussiez-vous préféré qu’on crût que ce fût vous ?
— Que nenni ! dis-je, assez mal’engroin, et tu sais bien pourquoi.
— Vox populi, vox dei[36] Le peuple a parlé, Moussu. C’est M. de Vic qui a occis de sa main le « dix-septième ».
— Amen.
— Moussu ?
— Quoi encore ?
— Gageons !
— Gageons quoi ?
— Que Vic lui-même finira par l’accroire.