CHAPITRE PREMIER

 

 

Tout passe : notre siècle, notre terre et nous-même, et fort heureusement, l’avenir reste clos et celé à nos yeux, lequel, s’il nous était connu, fanerait nos joies dans l’instant de leur conception. Ainsi en eût-il été pour moi de l’exaltant moment où tomba le Guise – sa mort soulageant le roi, et nous tous qui l’aimions, d’un poids insufférable – soulagement qui eût fait place pourtant tout de gob à un irrémédiable désespoir, si nous avions pu prévoir la male fortune qui, moins d’une année plus tard, accabla notre pauvre maître.

J’aimerais, comme un peintre sur un tableau, immobiliser ce moment où le duc de Guise, percé de coups et gisant, géantin et sanglant, au pied du lit royal, le roi, sur le seuil de son cabinet neuf, et en croyant à peine ses yeux de la mort de son ennemi, me dit de l’examiner. Et sur mon examen (à vrai dire inutile) apprenant de ma bouche que le prince lorrain avait rendu son âme à qui que ce fût qui l’était venu prendre, redressa sa haute taille et le regard calme et assuré, sans hausser le ton, mais avec une majesté que nous ne lui avions pas vue en son regard et sa contenance depuis notre fuite hors Paris révolté, prononça ces paroles :

— Le roi de Paris est mort. Je suis maintenant le roi de France, et non plus captif et esclave comme je le fus depuis les barricades.

Et me donnant alors une bague que Beaulieu venait d’enlever du doigt de Guise, laquelle avait dans son chaton un cœur de diamant, le roi me commanda de l’apporter à Navarre, avec qui se voulant réconcilier, il désirait unir ses forces pour lutter contre la prétendue Sainte Ligue, se doutant bien que la fin du guisard n’était point la fin de la Ligue, bien le rebours.

Je fus à quelque peine de saillir hors du château en la ville de Blois, toutes les portes ayant été closes, remparées et gardées dès l’arrivée au conseil de Guise et du cardinal, afin que la nasse se refermât sur eux et les retînt. Et encore que Laugnac de Montpezat, le capitaine des quarante-cinq, me donnât pour escorte La Bastide et Montseris, lesquels se bouchaient fort étroitement dans leurs manteaux pour qu’on ne vît point leur pourpoint éclaboussé du sang guisard, il ne fallut pas moins que l’intervention du seigneur de Bellegarde pour me faire ouvrir une petite poterne donnant sur l’arrière du château. De là nous passâmes en ville laquelle, sous une pluie battante et un ciel lourd et noir, s’éveillait à peine, ignorant encore l’exécution du prince lorrain, mais pour fort peu de temps, car nous vîmes, cheminant en sens inverse de notre trio, et gagnant le château, une forte troupe d’archers y conduisant, les piques basses, une demi-douzaine de prisonniers ligueux, parmi lesquels je reconnus le président de Neuilly, La Chapelle-Marteau et le comte de Brissac, desquels je fus bien aise de n’être pas reconnu, ayant, comme j’ai dit, les cheveux et la barbe teints en noir et la toque des quarante-cinq fort enfoncée sur les yeux. J’observai que La Chapelle-Marteau, plus jaune que jamais, trémulait comme feuille de peuplier au vent ; que le président de Neuilly larmoyait (mais ni plus ni moins qu’à l’accoutumée, ayant le pleur facile et le cœur dur) et que seul faisait bonne contenance le comte de Brissac, se peut parce qu’il avait, comme dit Chicot, plus d’un tour dans ledit sac, et ne désespérait pas de la clémence du roi. Il marchait, la crête haute, l’épaule roide et de sa physionomie (mais c’était là son ordinaire) l’œil louche et la bouche tordue, et à ce que j’imaginais, tournant déjà en sa retorse cervelle quelque belle phrase d’excusation à Sa Majesté pour la part qu’il avait prise aux barricades de Paris.

Je laissai ces archiligueux à leur fortune et combien que j’appète peu au sang, la leur souhaitant la plus male possible, tant ils avaient fait d’écornés au nom de la Ligue à mon pauvre bien-aimé souverain. Et les dalles de l’Auberge des deux pigeons à la parfin sous mon pied fatigué, sourd aux questions de mon Miroul, me jetai sur mon lit et sans même me débotter, m’endormis, n’ayant pour ainsi dire pas fermé l’œil depuis deux jours, ma nuit avec Du Halde dans la garde-robe du roi n’ayant été qu’une longue veille devant le feu, tant Du Halde avait craint de passer l’heure à laquelle le roi lui avait commandé de l’éveiller.

J’eus le sentiment de ne m’être ensommeillé que cinq petitimes minutes quand deux mains me saisissant au col et me secouant, je les contresaisis et les serrant au poignet dans l’étau de mes doigts, huchai d’une voix terrible :

— Mordedienne ! Qu’est-cela ? Que me veut-on ? Qui ose m’affronter céans ?

— Hé ! Monsieur ! Lâchez-moi ! Ce n’est que je ! Je, Margot, votre chambrière ! Plaise à vous de me dépoigner ! Je ne vous veux point de mal et suis sans arme !

— Sans arme, Margot ! dis-je, mon œil charmé se déclosant sur elle tout à plein.

— Sans arme, Monsieur.

— Vramy, Margot ! répétai-je en riant, et l’attirant à moi des deux mains je la couchai sur moi contre ma poitrine et poutounai son cou mollet. Sans arme, dis-tu ? Et cela que je baise ne vaut-il pas épieu et dague sur mon tant faible cœur ? Ne sais-tu pas, Mignonne, que quelqu’une qui est belle, ainsi passe fer et feu ?

— Voire mais ! dit Margot, la voix aiguë et l’œil sourcillant, plaise à vous, Monsieur, de me lâcher ! Je ne suis point de ces dévergognées ribaudes que M. de Montpezat baille le lundi à ses Gascons.

— Quoi ! Margot ! dis-je, serais-tu donc pucelle ?

— Oui-da, Monsieur, et le veux rester ! Que m’oyent la Benoîte Vierge et tous les saints !

— Que donc ils te protègent ! dis-je en la lâchant. Margot, point de rancune ! Accepte ces deux sols pour aiser ta conscience de ces baisers volés, lesquels n’étaient que demi-jeu en mon demi-sommeil. Et la grand merci à toi pour avoir offert à mon réveil ta face fraîchelette ! Un renard prend plaisir à voir passer poulette, même s’il ne peut l’attraper.

— Monsieur, dit-elle, rosissant et l’œil suspicionneux, deux sols, c’est prou ! Et plus que ce que je gagne à labourer céans tout le jour. Deux sols pour deux minutes en vos bras ! Monsieur, attentez-vous de me tenter ?

— Nenni, nenni, gentille mignote ! dis-je en riant, d’ores en avant je serai avec toi manchot. Seuls mes yeux, qui sont irréfrénables, te diront mon appétit.

— Voire mais ! dit-elle, cramoisie et se tortillant sur un pied, les deux mains dans les plis de son vertugadin. Votre œil, c’est quasiment une main, tant il me caresse et me flatte.

— Qu’y peux-je, Margot ? Ensauve-toi !

— C’est que j’ai message pour vous. Sans cela, vous aurais-je désommeillé ? Un gentilhomme dans la salle commune requiert de vous voir, lequel a le chapeau sur l’œil et le menton dans son manteau. Il se dit des amis de Monsieur votre père.

— Comment est-il ?

— Homme de bon lieu. Beau assez. À peine trente ans, à ce que je cuide.

— L’œil ?

— Bleu. Le nez droit et bien fait, la pommette large. Épée et dague, et pistolet, à ce que je gage, sous la cape. Quelque hautesse en la mine et l’air à ne pas se laisser morguer, mais franc comme écu non rogné, et comme vous, Monsieur, sans chicheté ni méchantise.

— Voilà qui est gentiment dit ! Si je ne me voulais manchot, je te donnerais une forte brassée ! Va, Margot, et m’amène céans le gautier !

Ce qu’elle fit en un battement de cil et mon visiteur, dedans ma chambre, referma l’huis sur nous, l’œil en fleur et la lèvre amicale.

— Monsieur, dit le baron de Rosny[1] en s’ôtant son chapeau de dessus l’œil, et découvrant un grand front où, en dépit de ses vertes années, le cheveu blond devenait rare, je connais mieux le baron de Mespech que votre personne. Mais sachant que vous servez le roi tant fidèlement que moi-même le roi de Navarre – j’aurai quelque affaire à vous, si vous consentez à m’ouïr.

À quoi je lui dis courtoisement de s’asseoir et s’aiser, que je savais par mon père ses immenses mérites et que mon maître et souverain le roi Henri Troisième le tenait, bien qu’il fût à Navarre, pour grandement affectionné au bien de l’État.

Je lui fis part de tout ceci dans la langue du Louvre qui veut qu’on dise à longueur ce qui se peut dire en bref, et cependant que je parlais, l’envisageai fort curieusement, ne l’ayant qu’entr’aperçu jusque-là, et trouvai que Margot avait dit vrai et qu’il y avait quelque hautesse en sa contenance. Mais à la différence du duc d’Épernon, de qui elle était d’autant insufférable qu’elle s’accompagnait du déprisement de tout le genre humain, celle de M. de Rosny faisait bon ménage avec une sorte de bénignité virile et bon enfant. Ni son bel œil bleu, ni son ample front, ni ses pommettes fortes et rieuses n’y contredisaient, non plus que sa lèvre friande. C’était là à ce qu’on m’avait dit, un huguenot de beaucoup d’esprit, propre à donner de bons coups d’épée au combat et aussi à mener des négociations délicates en les brouilleries de nos affaires. J’observais qu’il lapait comme chat mes compliments de cour, ayant de lui-même une tant haute idée qu’aucune hyperbole ne lui semblait imméritée. Mais quand je le connus mieux, j’entendis qu’à la différence d’Épernon, qui, notre bon maître mort, ne voulut plus qu’avancer soi et asseoir sa fortune sur la ruine et le démembrement de l’État, Rosny, lui, ne s’était jamais donné pour but que la conservation du royaume, la réunion des Français et l’universelle paix.

— Monsieur, dit-il, quand j’eus mon discours conclu, j’ai pu, grâce à M. de Rambouillet, parler au roi, lequel me témoigna de se vouloir réconcilier secrètement à Navarre, la Ligue le pressant, et me commanda d’aller lui faire entendre son intention, mais sans cependant me vouloir bailler passeport, de peur que le duc de Nevers ne le sût, Nevers étant royaliste fidèle, mais tant papiste de cœur qu’il ne voudrait pas d’une alliance d’Henri Troisième avec un hérétique et excommunié. Raison pour quoi, commandant les armées du roi, il ne se ferait pas faute de m’arrêter, ou pis peut-être, s’il me trouvait à Blois, ou m’encontrait sur le chemin.

— Ha ! Monsieur ! dis-je, entendant à la parfin où tendait ce discours, n’est-ce pas pitié que le roi se doive méfier d’un serviteur fidèle, le pape mettant toujours le doigt entre ses sujets et lui ?

— C’est pitié, dit M. de Rosny et se tut, m’interrogeant de son œil bleu tant incisif qu’attentif. Ce qui me donna à penser qu’il savait jà – se peut par M. de Rambouillet – que le roi me dépêchait à Navarre, porteur de la bague du Guise et d’une proposition de paix.

— Monsieur de Rosny, dis-je avec un sourire, je vous entends et je puis bien vous dire ce que, le roi y consentant, vous désirez ouïr de moi : À savoir que si mon maître m’envoie à Navarre, et s’il est connivent que je vous prenne avec moi, mon passeport vous tiendra lieu de celui qu’il ne peut, à cause de Nevers, vous bailler. La seule condition que je mettrai, quant à moi, à cet arrangement, c’est que je sois partie à votre entretien avec le roi de Navarre, votre ambassade doublant la mienne, mais ne la pouvant supprimer.

À cela je vis bien qu’en son for, Rosny tordait quelque peu le nez, aspirant sans doute à porter seul la gloire du raccommodement de Navarre avec le roi de France.

— Monsieur, repris-je, le voyant dans ce sentiment, je n’ignore pas que depuis deux ans vous avez plus qu’aucun autre labouré à la réconciliation des deux rois et que vous avez traversé maints périls pour passer d’un camp à l’autre, afin d’entretenir mon maître des bonnes dispositions du vôtre, alors même que la guerre entre eux était attisée, sous le couvert de la religion, par le Guise, la Ligue et les barricadeux de Paris. Aussi n’ai-je pas le propos de vous disputer le moindrement du monde la palme qui vous doit légitimement échoir du succès de vos entreprises. Pour moi, combien que je sois de dix ans votre aîné, je ne suis qu’un cadet du Périgord que le roi a eu la bonté de faire baron en raison des quelques petits services que je lui ai rendus dans sa lutte secrète contre les brouilleries de la Ligue. Et en cette présente mission, je voudrais, Monsieur, qu’il soit clair que je me considère comme votre sauvegarde sur le chemin et votre garant auprès de Navarre de l’amitié de mon maître. Rien de plus. Si une trêve ou une paix doit être arrêtée entre les deux rois, les termes en seront discutés par votre truchement. Et l’honneur, comme il en est légitime, en reviendra à vous seul.

— Ha ! Baron ! s’écria Rosny en se levant avec pétulance et marchant à moi les bras tendus, vous avez parlé franc et clair, à la soldate. Je croyais ouïr Monsieur votre père, lequel j’aime et j’estime au-delà de tous les serviteurs de mon roi.

Sur quoi, il me serra les deux mains dans les siennes, mais sans me donner la forte brassée que j’attendais, les huguenots de Navarre étant plus économes dans leurs embrassements que nos bons muguets de Cour. Et moi, atendrézi assez qu’il eût parlé de mon père en termes si affectionnés, j’osais alors lui en demander des nouvelles.

— Ha ! dit-il, le baron de Mespech est un miracle de la nature ! Les travaux et les jours passent sur lui sans émousser sa vitalité infinie. Il est le premier à l’assaut et, le combat fini, le second à courre le cotillon.

— Et quel est le premier ?

— Navarre, hélas !

— Hélas ? dis-je en riant. Monsieur de Rosny, voudriez-vous voir votre roi escouillé ?

— Nenni, dit Rosny gravement, mais je crains le débours. Nos finances sont bien petites.

Tout mon Rosny était là déjà, à ce que je me suis souvent apensé depuis : Homme fait d’un excellent alliage de plusieurs métaux différents : Prudent et fort ménager des deniers de l’État, alors même qu’il aimait pour lui-même le luxe et l’ostentation ; montrant tout ensemble dans les occasions la sagacité d’un vieillard et la fougue d’un jeune homme ; soldat intrépide et patient diplomate. Et qu’il eût besoin pour lors de sa plus longue patience, c’est bien ce qu’il apparut tout au long de ces longues tractations entre mon maître et le sien pour ce que de décembre, elles durèrent jusqu’au mois d’avril. Et combien que je n’aie pas appétit à y entrer par le menu, puisque aussi bien on en connaît l’heureuse issue, j’aimerais, lecteur, t’en montrer du moins les inoubliables pointes, telles qu’elles émergent, à ce jour toujours vives, en ma remembrance.

Ni la trêve ni la paix n’avaient été encore proclamées entre les deux rois, et Navarre apprenant que l’armée royaliste était occupée à repousser les ligueux qui menaçaient Henri à Blois, en avait tiré profit pour occuper le Poitou et assiéger Châtellerault. Or, par une bien curieuse et ironique coïncidence, Rosny et moi-même advînmes à son camp lui porter les paroles de paix de son suzerain, le jour même où il prit la ville au roi de France, dont il était tout ensemble l’héritier et le vassal.

Pour moi qui n’avais vu Navarre depuis l’ambassade d’Épernon en Guyenne, il ne me parut pas fort changé, sauf que sa barbe et ses cheveux, comme il disait en moquant, avaient grisé. C’était toujours dans une longue face le même nez long et courbe, un menton qui attentait de rejoindre le nez, le cuir du visage couleur caramel, tant le soleil et le vent l’avaient cuit, le front ample, l’œil vif, la lèvre gaussante, le geste prompt de l’homme rompu au combat et à toutes les athlétiques exercitations. Il n’était point fort grand, et ses jambes paraissaient trop brèves pour son tronc, mais elles le portaient indéfatigablement pour la marche, la danse, la paume et tous les jeux, et à la bataille, le vissaient douze heures d’affilée sur un cheval, crevant, et le cheval, et les gentilshommes de sa suite. Après quoi, au débotté, il dansait comme fol, courrait le lièvre, ou paillardait avec quelqu’une sur le revers d’un talus, mangeant d’un croûton frotté d’ail, buvant à la régalade, dormant peu et les manières tant grossières que son esprit l’était peu. Car à mon sentiment, pour la subtilesse politique, il en eût remontré même à mon maître.

Quand Rosny et moi nous fûmes admis en sa présence, il était à sa repue sous sa tente, n’étant pas entré encore en Châtellerault dont ses officiers négociaient alors la reddition avec les royalistes. Et encore qu’il y eût une escabelle devant sa table, il ne s’y asseyait point, mais mâchellait debout (comme les chevaux dont il avait la longue face) portant les chairs au bec avec ses doigts, l’usance de la fourchette – si chère à mon bien-aimé maître – lui étant tout à plein déconnue. Et à dire le vrai, il buvait à si franches lippées et mangeait à si grosses goulées que se pouvaient reconnaître sur sa barbe et son pourpoint les vins et les viandes qu’il avait consommés.

Non que ce fût grande pitié pour le pourpoint, lequel était grisâtre, passé et fort usé aux épaules et aux coudes, usure que Navarre devait à la cuirasse, l’ayant tant portée toutes ces années écoulées. Et de reste, que ce fût là à la guerre son unique pourpoint, je n’en jurerais pas, l’ayant vu le lendemain jouer à la paume avec une chemise déchirée, tant Henri était insoucieux de sa vêture, du moins en ses campagnes.

— Ha ! Sire ! dit Rosny (qui dans les dents de son économie huguenote, inclinait à la magnificence et pour lui-même, et pour son roi), comme vous voilà fait ! Votre pourpoint montre la trame !

— Le Béarnais est pauvre, dit Navarre, la bouche pleine et l’accent rocailleux, mais il est de bonne maison…

Quoi dit, et jetant un œil gaussant à Rosny, incapable qu’il était de demeurer en la place, il allait et venait qui-cy qui-là en la tente, dévorant à belles et grosses dents un chapon, l’œil fiché quand et quand sur les murs de Châtellerault où se voyait encore la grosse brèche qu’y avaient faite ses canons, dont il usait plus habilement qu’aucun général en ce siècle.

— Rosny, dit-il, qu’en est-il de ce passage sur la rivière de Loire que j’ai requis au roi pour mes sûretés, si je le dois un jour proche encontrer, un traité avec lui ayant été conclu ?

— Le roi tient la chose pour agréable, dit Rosny, et quant à moi, ayant pris langue avec M. de Brigneux, gouverneur de Beaugency, laquelle est sur Loire petite mais bonne ville, il m’a assuré que si la nécessité le voulait jeter ès mains de la Ligue, pour lui il n’en serait jamais, mais mettrait incontinent dedans sa ville quiconque il vous plairait de lui envoyer.

— Voilà qui va bien, dit Navarre.

Et ayant posé sur son écuelle d’étain la carcasse du chapon, et s’étant essuyé les mains à une serviette qu’un page lui tendait, il but une grande goulée de son vin, et revenant se camper, les gambes écartées, et un poing sur la hanche, devant l’aperture de sa tente, il considéra Châtellerault en se grattant la tête.

— Estimez-vous, reprit-il en tournant vers nous son nez busqué et ses yeux perçants, et envisageant tout ensemble Rosny et moi-même, comme si sa question se fût adressée à nous deux : Estimez-vous que le roi ait bonne intention à mon égard et qu’il veuille traiter de bonne foi avec moi ?

— Oui, pour le présent, dites-vous bien, Sire, dit Rosny, et n’en devez nullement douter, car la nécessité de ses affaires l’y contraint, n’ayant d’autre remède à ses dangers que votre assistance.

Après quoi, comme je m’accoisais toujours, Navarre attacha sur moi son œil fin, et me dit de ce ton de cordialité bon enfant, par quoi il s’était fait autant d’amis des gentilshommes qui le servaient :

— Et vous, Monsieur de Siorac, qu’en êtes-vous apensé ?

— Sire, dis-je tout de gob, il n’y a pas que la nécessité. Le roi vous aime, et vous aima toujours, soyez-en bien assuré. Je vous le dis comme son serviteur. Je vous le dis à vous, Sire, en toute déférence et loyauté comme à son dauphin désigné, et je le dis aussi en tant que huguenot qui va à contrainte…

À cette expression qui voulait dire que j’oyais la messe du bout de l’oreille, Navarre s’esbouffa à rire, non point comme mon bien-aimé maître, déclosant à peine le bec, les doigts devant sa bouche, mais la gueule large ouverte, les mains aux hanches et les tripes secouées.

— As-tu ouï, Roquelaure ? dit Navarre en s’adressant à un grand et gros gentilhomme à trogne cramoisie, lequel était fort dévotieux à son service, quoique catholique (mais d’une espèce tant tiède qu’on l’eût pu dire froidureuse).

— Sire, dit Roquelaure, qui était réputé amuser Navarre par ses saillies, il y a beau temps que je vous ai dit que cette contrainte-là, vous eussiez dû la subir pour l’union et la paix du peuple de France…

— Auquel il est bien vrai que je porte une violente amour, dit le roi de Navarre avec gravité et jetant un œil à Rosny, lequel avait fort sourcillé quand Roquelaure, à sa franche et fruste façon, avait soulevé le point de la conversion du roi.

Sur quoi, Navarre, reprenant incontinent ses gaussantes manières, sourit, se tourna derechef vers Roquelaure, et se tapant de la dextre sur le ventre, dit :

— Roquelaure, comment expliques-tu que j’ai un appétit d’ogre, depuis que le pape m’a excommunié ?

— Pour ce que, Sire, dit Roquelaure, vous mangez comme un diable !

À quoi le roi de Navarre, et tous ceux qui étaient là rirent à ventre déboutonné, combien que cette saillie ils l’eussent ouïe, à ce que j’appris, plus de cent fois, Navarre, qui en était raffolé, la faisant répéter quand et quand à Roquelaure, qui lui était ce que le fol Chicot était à mon maître. Et voyant dans l’œil de Navarre, tandis qu’il s’esbouffait, je ne sais quelle malicieuse lueur, je m’avisais que, bien trop sage politique pour prononcer jamais paroles offensantes contre le pape (avec lequel il comptait bien se réconcilier un jour) Navarre était bien aise, en son for, que ce fût un catholique comme Roquelaure qui se chargeât de l’irrespect public, et soulignât urbi et orbi le peu d’effet qu’avait produit sur un souverain huguenot « le foudre de l’excommunication ».

Laquelle hyperbolique expression, si le lecteur me permet de l’en ramentevoir, était de l’oncle de Navarre, le cardinal de Bourbon – le Gros Sottard, comme disait Chicot – lequel en sa folie, et combien qu’il fût de la branche cadette des Bourbons, aspirait à la succession d’Henri III, pour la seule raison qu’il était catholique, et son neveu, hérétique. Prétention risible même pour les ligueux qui la soutenaient, et d’autant que le vieil homme, qui avait à peine de cervelle assez pour cuire un œuf, se trouvait ès mains de mon maître à Tours, ayant été par lui saisi et serré en geôle dorée après l’exécution du Guise et de son frère. Or, pour la male heure de mon pauvre bien-aimé souverain, ce frère – qui pis même que le Guisard, ne rêvait que sang et ne ronflait que massacre – était hélas ! cardinal, raison pour quoi le pape, après son exécution, menaçait d’excommunier tout de gob le roi de France. Ce que celui-ci qui était, comme on sait, fort dévot, ressentait comme une âpre et profonde navrure.

Je le dis à Navarre lequel hocha la tête, haussa les épaules et dit :

— Ha bah ! Il n’y a qu’à bien battre la Ligue et être les plus forts ! Et vous verrez ce qu’il en sera de ces excommunications ! Mais, reprit-il, Monsieur de Siorac, dites-vous bien que le roi m’aime ? Le fait est-il constant ? En êtes-vous bien assuré ?

— Ha ! Sire ! À n’en pas douter ! Tout ce qui fut fait contre vous par la Cour le fut à l’instigation et sous la pression de la Ligue et du Guise, et le plus mollement du monde. Vous l’avez bien vu vous-même, Sire : le roi n’a jamais voulu conduire une armée contre votre personne.

— Aussi n’y ai-je pas moi-même consenti, dit Navarre. Même après ma victoire de Coutras. Quant à moi, ajouta-t-il, je suis content que le roi m’aime. Si lui suis-je aussi très affectionné. C’est un bon prince. C’est le siècle qui est mauvais.

Quoi dit, il fit quelques pas derechef dans la tente et revint se planter devant son aperture, l’œil fiché sur les murs de Châtellerault et la mine songearde.

— Je ne sais pourtant, dit-il. Vais-je aller à la Cour du roi ? Et si j’y vais, quelle forme de vivre y tiendrai-je ? Et quelle confiance aurai-je lieu d’y nourrir, y ayant là tant d’ennemis de moi et de ma foi ? Messieurs, qu’en êtes-vous apensé ?

Chacun alors des officiers qui étaient là dans la tente royale en dit sa râtelée, les uns pour, les autres contre, lesquels le roi de Navarre écouta fort attentivement, son œil vif allant de l’un à l’autre et se fichant à la fin sur Rosny qui branlait du chef durant ces discours, mais sans ouvrir le bec.

— Hé bien, Monsieur de Rosny ! dit Navarre, que vous en semble ? Vous ne dites mot !

— Sire, il me semble que quelques précautions que vous puissiez prendre, le roi sera toujours le plus fort à la Cour, comme il l’a bien montré à Blois. Adonc, qui craint que l’on ait sur lui quelque dessein n’y doit pas aller !

— Ce serait à craindre, dit Navarre, les hommes étant ce qu’ils sont.

— Mais de toutes manières, Sire, reprit Rosny, en un cas semblable à celui-ci, il faut jeter beaucoup de choses au hasard. Sans cela, rien ne se ferait jamais.

— C’est raison, dit Navarre. Allons ! N’en parlons plus ! La résolution est prise !

Ayant dit, il revint se planter devant l’aperture de la tente, l’œil fiché sur les murs de Châtellerault. Et se grattant derechef la tête, comme il avait déjà fait, il dit sur le ton goguenard et gaussant qu’il affectionnait :

— Si le roi traite de bonne foi avec moi, je ne veux plus lui prendre ses villes. Celle-ci sera donc la dernière.

À quoi nous rîmes, tant c’était prononcé avec bonne grâce et bonhomie et quelque petite malice aussi saupoudrant cette viande.

— Siorac, dit M. de Rosny, quand Navarre nous ayant présenté la main, nous eûmes pris congé de lui, mon page va vous mener à votre tente où je gage que vous serez bien aise de prendre quelque repos, ayant la fesse lasse de notre grande chevauchée.

Là-dessus, il me quitta avec un petit brillement amical de l’œil, mais sans brassée ni poutoune, n’étant pas l’homme des discours et des mignonneries, et me laissant, de reste, désappointé assez, n’ayant pas eu le temps de quérir de lui si mon père se trouvait dedans l’une des innumérables tentes que je voyais là. Cependant, le page filant devant moi comme carreau d’arbalète, je craignis de le perdre dans la grande cohue des soldats cheminant et courant en tous sens, tant hommes d’armes que de Suisses, lansquenets ou gentilshommes en cuirasse. Et en conséquence, j’emboîtai le pas du drolissou dans les tours et détours du camp sans mot piper.

— C’est céans, Monseigneur, dit le galapian, comme je le rattrapais à la parfin, hors de vent et d’haleine, et ce disant, il disparut comme diable en trappe ou muscade en gobelet.

J’ouvris le pan de la tente devant laquelle il m’avait planté et dans l’ombre y pénétrant, ne vis goutte. Mais en revanche, sentis deux bras robustes qui tout soudain m’étreignirent, et une roide barbe se frotter à ma joue.

— Ventre Saint-Antoine ! criai-je, qu’est-cela ?

— Hé quoi, Monsieur mon fils ! dit une voix périgordine que bien je connaissais, vous ne savez qu’est-cela ? Où donc est la voix du sang ?

— Ha ! mon père ! mon père ! criai-je.

Je ne pus en dire plus, les larmes me jaillissant des yeux et le nœud de ma gorge se nouant. Ha ! pensai-je, le gentil Rosny qui m’a fait cette surprise-là ! Et comme il a le cœur assis en bon lieu pour avoir si bien deviné le mien ! Cependant, mon œil se faisant à la pénombre de la tente, je vis avec joie, me déprenant des bras de mon père, que les cinq années écoulées depuis l’ambassade d’Épernon en Guyenne n’avaient guère changé le baron de Mespech, et qu’il était toujours le même rustique et vert gentilhomme, et bien mieux, qu’il avait en lui plus d’allant et de jeunesse encore, malgré son poil grison, depuis que quittant sa châtellenie à son aîné François, il avait lié son sort à l’aventureuse fortune de Navarre, le suivant en ses sièges, ses chevauchées et ses combats. Voyant quoi, je me pris à rire au milieu de mes larmes et derechef donnant à mon père une forte brassée, je fis je ne sais combien de poutounes à sa rude barbe, et autant de toquements de mes deux mains à ses épaules et son dos, ne sachant que répéter comme un babillant perroquet :

— Ha mon père ! Ha mon père !

— Cornedebœuf ! dit Jean de Siorac qui, Sauveterre mort, avait repris ce juron par piété fraternelle, avez-vous, Monsieur mon fils, perdu langue à vivre au sein des jaseurs de la Cour, ou, foi de huguenot ! êtes-vous devenu muet à force d’ouïr la messe ?

— Espérez un peu, Monsieur mon père ! dis-je d’une voix entrecoupée et riant et pleurant. Dès que les mots me reviendront, le diable lui-même ne pourra arrêter mon discours !

Mais avant qu’ils revinssent, il me fallut être quasiment étouffé par les embrassements du géantin Fröhlich, lequel me gardait une gratitude infinie de l’avoir tiré de la nasse de la Saint-Barthélemy, et depuis, servait le baron de Mespech, ayant avec délices retrouvé à ses côtés, depuis que mon père suivait Henri en ses campagnes, cette livrée mi-jaune mi-rouge des Suisses du roi (jaune pour Béarn et rouge pour Navarre), laquelle il avait pleurée en ôtant dix-sept ans plus tôt pour se mettre à la fuite avec Giacomi, Miroul et moi, les massacreurs du 24 août hurlant à nos chausses en Paris.

Lequel Miroul que je viens de nommer, tandis que Fröhlich quasiment m’étranglait de ses bras musculeux, j’aperçus du coin de l’œil dans un coin de la tente affairé quiètement à défaire mes bagues sur un petit lit de camp.

— Eh quoi, Monsieur mon secrétaire ! dis-je, ma parole coulant derechef sous l’effet de mon ire, est-ce ainsi que tu m’as attendu au saillir de la tente du roi, comme je te l’avais ordonné ?

— C’est que, Moussu lou Baron, dit Miroul, son œil marron s’égayant tandis que son œil bleu restait froid, M. de Rosny m’avait mis dans le secret de la présence de Monsieur votre père en ce camp, et contrecommandé de l’aller incontinent prévenir que vous étiez céans advenu.

— Baron, Monsieur mon fils ? dit Mespech en levant le sourcil, le roi de France vous a-t-il fait baron ?

— Oui-da ! dis-je, la crête haute, car pour personne au monde, sauf mon Angelina, ce titre ne me faisait plus plaisir à porter que pour mon père, et repris-je, si je ne vous en ai pas écrit par la poste, c’est que j’ai attendu d’en recevoir confirmation par les lettres du roi. C’est fait, à ce jour, et vous le peux-je donc annoncer : je suis baron de Siorac.

À quoi je vis mon père rougir, lui qui était Mespech, tant lui plaisait que ce nom roturier de Siorac que son père, apothicaire à Rouen, lui avait transmis honorablement, fût élevé à cette dignité en la personne de son cadet.

— Çà, Fröhlich ! dit mon père, coupe-moi sans chicheté des tranches de pain et de jambon (lesquels pain et jambon étaient pendus au mât de la tente pour les préserver des rats) et toi, Miroul, débouche-moi deux flacons. Cornedebœuf ! Il nous faut carouser, et ce titre, et ce retour ! Mais Monsieur mon fils, avant que de me dire vos exploits au service du roi, dites-moi, au débotté, dites-moi, je vous prie, ce qu’il en est de votre frère Samson, de Catherine, de Gertrude, de votre Angelina, de Quéribus, de Giacomi, de Fogacer, de tous enfin, et jusqu’au dernier valet en Montfort l’Amaury !…

Ce que je fis, Fröhlich ayant dressé au centre de la tente une petite table basse, et mon père et moi, assis de part et d’autre sur des escabelles, nos genoux se touchant, et nous envisageant bec à bec, lesquels becs mâchellaient gaillardement nos viandes et le mien, de surcroît, entre deux goulées, disant ma râtelée des affaires de mon domestique, mes paroles coulant de flot, irrassasiablement, pour l’ouïe de mon père ! Ha ! lecteur ! Comme je me ramentois cette repue-là, qui ne fut pas seulement de mets et de viandes, mais de la grande amour qui me liait à mon père, et lui à moi ! Je n’ai qu’à clore l’œil pour revoir le tout de ce moment, et de l’immense camp retentissant autour de nous, de ses noises et de ses vacarmes, le va-et-vient des bottes et des sabots, le moutonnement des tentes grises, les voix des Suisses s’interpellant en allemand, celles des nôtres en français, les Gascons en oc, les hennissements des chevaux, les braiments des mules, le tohu-vabohu incessant, et çà et là, visibles par l’aperture de la tente, des marmites mijotant sur tripodes au-dessus de feux de bois dont les fumées, se répétant à l’infini, obscurcissaient gaiement le clair soleil de cet avril.

Mon père qui était assis là, à ma face, et dont les yeux se collaient aux miens dans leur avidité à me voir et ouïr, avait été en mes maillots et enfances mon insurpassable héros ; en mes vertes années, mon exemple et mon modèle ; en mes années plus mûres, le miroir dans lequel je désirais inscrire l’image de ma future vieillesse. Il m’aimait au-dessus de ses quatre enfants, pour ce que j’étais si semblable à lui. Je l’aimais pour le don qu’il m’avait baillé de m’avoir fait à sa semblance. Il était moi, et j’étais lui, et qui mieux est, lui trente ans plus jeune. Assurément, j’avais vénéré l’oncle Sauveterre pour ses grandes qualités et l’eusse aimé davantage, si elles n’étaient montées si haut. Mais, chez l’oncle, pour qui toute femme était piperie et perdition, j’avais trouvé je ne sais quelle sécheresse à bannir de son amitié la moitié du genre humain. Mespech avait, de ce côté que je dis, de rassurantes imperfections qui me le rendaient plus proche. Il ne pouvait envisager la beauté sans en avoir appétit, et encore qu’étant huguenot, le remords le poignait, ce remords venait après la tentation, trop tard pour l’avoir prévenue, trop faible pour l’en retirer. Tant est que considérant mon père tout ensemble comme le parangon des plus fortes vertus et des plus aimables faiblesses, je n’avais qu’un reproche à lui faire, mais celui-ci fort âpre : c’est qu’il mourrait selon l’ordre de la nature avant moi, me laissant seul en un monde désolé.

Pour dire tout le vrai, ce pensant, je ne parlais pas seul : si rapide que voulût être le flux de mon discours, il n’allait pas vite assez pour l’avidité à apprendre de mon père, si bien qu’il me ralentissait par ses questions en me voulant presser.

— Et votre gentil frère Samson ? Vous ne mentionnez pas Samson ? N’êtes-vous pas autant affectionné à lui que vous le fûtes ?

— Que nenni !

— Comment va-t-il ? Est-il toujours en ses bocaux ? Ménage-t-il bien son apothicairerie ? Comment se portent Gertrude et ses enfantelets ? Cornedebœuf ! Le pendard n’écrit jamais ! Et Gertrude pas davantage !

— Mais bien savez-vous, Monsieur mon père, qu’il mélange ses médecines mieux qu’il n’aligne les mots. Et que de reste…

— Et Zara ? Est-elle toujours tant belle que charmante ? Qu’en est-il de sa querelle avec Gertrude ?

— Cette rupture-là est rhabillée et les deux…

— Zara va-t-elle sous peu s’accoucher ? Et votre belle-sœur Larissa ? Est-elle toujours, pauvrette, sans enflure du ventre ? N’est-ce pas étrange que votre Angelina soit si féconde, et sa sœur plus stérile que le figuier de l’Écriture ? Et Catherine ? N’aimez-vous plus votre petite sœur Catherine ? Que ne m’en parlez-vous ! Cornedebœuf ! M’est avis que vous êtes plus raffolé de son mari que d’elle ! Un muguet de cour ! Un coquet coquardeau !

— Ha ! mon père ! Quéribus a le cœur bien assis ! Et quant à ma petite sœur Catherine…

— Et le maître en fait d’armes Giacomi ? Comment se porte le maestro ? Comment prend-il l’aridité de Larissa ? Pourquoi n’est-il pas avec vous ? Je serais plus content, en les troubles du temps, que cette fine lame ne quittât pas vos cotés !

— Monsieur mon père ! dis-je à la parfin en riant, à laquelle de cette pluie de questions dois-je d’abord répondre ?

— Mais à la première, Monsieur ! dit Jean de Siorac, en contrefeignant de sourciller à mon impertinence. Et n’oubliez pas Fogacer ! Bien je me ramentois à ce jour que mon pauvre Sauveterre l’estimait prou de ce que Fogacer avait préféré demeurer le quinze novembre en la librairie de Mespech avec lui plutôt que d’aller baller avec les dames à la fête de Puymartin.

— Il est de fait, dis-je sans battre un cil, que Fogacer est fort austère quand il s’agit du cotillon.

— Et, mon fils, dit Mespech avec un petit brillement de l’œil, qu’en est-il de votre grande amie Alizon ? Votre petite mouche d’enfer, comme vous la nommez, laquelle vous fut de si grande aide lors des barricades de Paris.

— Je ne l’ai pas vue de longtemps, dis-je avec embarras, ayant rejoint le roi en sa fuite, le pavé de Paris me brûlant les semelles, après que j’eus été reconnu, malgré ma déguisure, par la Montpensier. Mais Monsieur mon père, vais-je de prime vous parler de Samson, comme vous m’en avez de prime requis ?

Ce que, avec son agrément, je fis, Jean de Siorac m’oyant de ses oreilles, et me dévorant de ses yeux, tant il est vrai que quand on a comme lui un cœur immense, on vit plus d’une vie, celle des êtres à qui nous sommes de si près affectionnés multipliant la nôtre.

Rosny me laissa m’ébattre, tout ce jour que je dis, en mes joies domestiques, mais dès le lendemain, il m’envoya son page me désommeiller et me quérir. Le petit galapian, lequel était blond comme blé et fluet comme libellule, et pas plus de poil au menton que dans le creux de ma main, devait avoir, comme Hermès, des ailes à ses sandales, car à peine eussé-je sailli de la tente paternelle qu’il s’envola si prestement que, n’eût été la livrée rouge et jaune dont il était revêtu, je l’eusse incontinent perdu de vue. Tant est que je dus courir comme fol après le bel insecte qui voletait de tente en tente dans le clair matin, jusqu’à ce que, enfin, il se posât sur celle de M. de Rosny.

À l’entrant, je trouvai à celui-ci la mine songearde, la lippe ambigueuse, l’œil fort questionnant et il m’apparut vite, à le voir avancer précautionneusement la patte en notre entretien, qu’il me voulait demander service qu’il doutait que je consentisse à lui rendre.

— Baron, dit-il, asseyez-vous là, à ce bout, sur cette escabelle, et plaise à vous de vous régaler avec moi de cette tranche de gigot et de ce pain, lequel, la merci Dieu, n’est point d’avoine et d’orge, comme en ont mangé, dit-on, les assiégés de Châtellerault mais de beau et blanc froment. Page ! Un flacon de mon vin de Bordeaux ! Vite ! sur cette table ! pour arroser nos viandes ! Monsieur de Siorac, vous n’ignorez point que d’aucuns à la Cour voient d’un œil fort mauvais le traité de mon maître avec le vôtre, Nevers, bien que loyal royaliste, y étant fort hostile et le légat Morosini tâchant même à le rompre et labourant à rapprocher le roi du duc de Mayenne, à quoi bien évidemment il échoue, le gros pourceau, comme dit Chicot, convoitant pour lui-même le trône, son frère guisard à peine péri. Mais vous savez tout cela, Monsieur de Siorac, et bien d’autres choses encore, qui expliquent qu’il y a quelque traverse dans le choix de cette place que Navarre quiert du roi sur la Loire comme passage pour asseoir ses sûretés.

— Quoi ? dis-je, levant un sourcil, mais je croyais bien au rebours, que c’était résolu, et que M. de Brigneux, de son chef, était prêt à livrer Beaugency à votre maître.

— C’est qu’à la réflexion, dit Rosny, un léger nuage d’embarras passant sur sa franche et belle face, Navarre opine que Beaugency est bien trop proche d’Orléans, où les ligueux se sont mis comme le ver dans le fruit. Tant est que Mayenne, fort de leur appui, n’aurait qu’à faire un saut de puce pour surprendre nos armées.

— Donc, dis-je, fort étonné, et ne sachant à quoi Navarre voulait en venir, le voyant comme chat, avancer le museau sur une ville de Loire, se reculer, y revenir, et n’en plus vouloir derechef, donc, Monsieur de Rosny, repris-je, plus de Beaugency ?

— Et d’autant, dit Rosny, que le roi propose à Navarre de lui donner les Ponts de Cé, lequel est petit bourg sur Loire à deux milles d’Angers.

— Voilà donc qui va bien.

— Voilà donc qui va mal. Les Ponts de Cé est chétive bourgade, fortifiée, si j’ose dire, d’un très faible château. En outre, bien trop proche d’Angers. À dire le vrai, je ne doute pas que les ennemis de Navarre à la Cour aient conseillé ce mauvais choix.

— Que donc Navarre doit refuser.

— Que donc Navarre ne peut qu’il n’accepte, dit Rosny vivement. Sans cela ses ennemis à la Cour diront qu’il est comme Guise, qu’il exige toujours plus que ce qu’on veut lui bailler.

Après quoi, un silence chut, que je laissais à plat, sans le relever tout de gob, sentant bien, connaissant l’homme, que le fin mot m’allait être dit à ma première question. Ce que très bien comprit Rosny qui tout soudain sourit d’un sourire qui, arrondissant ses larges pommettes, me parut l’ouvrir tout à plein.

— Siorac, dit-il, vous ai-je bien ouï ? Avez-vous quis de moi ce que veut Navarre à la fin ?

— Vous m’avez bien ouï, dis-je en riant. Et que veut-il ?

— Saumur, dit Rosny sans battre un cil.

— Ho ! Ho ! criai-je, c’est gros morcel ! Et dont se déferait peu volontiers le roi, réduit qu’il est à ne tenir au centre que Tours, Blois et Beaugency. Matignon par ailleurs ayant ramené Bordeaux, d’Ornano le Dauphiné et d’Épernon occupant Angoulême : Tristes débris épars d’un grand royaume. Tout le reste étant gagné à la Ligue.

— Ce qui importe, dit Rosny gravement, en le périlleux prédicament où s’encontre le roi de France, ce n’est pas le nombre de villes qu’il tient encore, c’est la force avec laquelle il les tient face à Mayenne. Or, si Navarre occupait Saumur, laquelle est ville bien remparée sur Loire, il serait à dix-sept lieues de Tours où se trouve le roi, c’est-à-dire que son armée lui pourrait porter prompt secours.

— C’est bien pensé, dis-je, après m’être un petit sur moi-même réfléchi, et j’en tombe d’accord. Vous voulez donc que j’aille supplier le roi de bailler Saumur à Navarre.

— Ha ! que nenni ! Que nenni ! s’écria Rosny en élevant les bras au ciel. Ce serait jouer ès mains de nos ennemis de Cour et émoudre de prime la méfiance du roi, lequel est fort suspicionneux du fait des écornes qu’il a subies.

— Que faire donc ?

— User d’adresse, dit Rosny.

Et sans tant languir, il m’exposa le plan de Navarre, lequel, belle lectrice, pour bien entendre, il faut que vous sachiez qu’en ces temps de désordre, les grands de ce royaume étaient accoutumés, quand le roi leur redemandait une place qu’il leur avait confiée, d’exiger de lui pécunes contre sa restitution : abus que la bonté du roi et sa trop grande libéralité avaient de prime permis, et que la faiblesse de ses armes avait ensuite perpétués ; tant est que le roi se trouvait quasiment contraint de racheter son bien, pour en disposer derechef.

Sachant cela, Navarre dépêcha trois émissaires ; le premier au roi pour lui dire qu’il acceptait les Ponts de Cé en toute gratitude et soumission ; le second à Cossein, lequel commandait les Ponts de Cé pour lui suggérer d’en demander un prix très élevé au roi, celui-ci se trouvant dans une position trop critique pour le lui pouvoir refuser. Le troisième – et celui-là nul autre que moi-même – à Lessart, qui commandait à Saumur, pour lui conseiller de ne quérir d’Henri III que de fort modestes clicailles, les caisses royales étant vides, et Navarre lui remettant tout de gob quatre mille écus pour graisser sa conscience.

Ce plan machiavélien réussit à merveille : Cossein, qui était l’homme le plus chiche-face de la Création, exigea pour les Ponts de Cé cent mille écus du roi, lequel ne les put donner, ne les ayant pas, et se désolait de ne pouvoir satisfaire Navarre, quand lui parvint un lettre missive de Lessart lui offrant de lui rendre Saumur pour six mille écus. Proposition si modérée qu’Henri III l’accepta tout de gob.

Le pleure-pain Cossein resta sans un sol avec ses chétifs Ponts de Cé. Lessart toucha de dextre et de senestre. Le roi fut aise de s’en tirer à si peu de débours. Et Navarre eut Saumur.

Et vous, belle lectrice, qui, lisant ceci, vous étonnez en votre for que les hommes disent coutumièrement de votre gentil sexe qu’il est rusé, double face, fécond en chatonies, alors même que, dans les occasions comme celle-ci, le nôtre vous donne de si grands exemples de ses renarderies, se peut que vous soyez aussi quelque peu surprise, me sachant à mon roi si dévotieux, que j’aie pour ma part consenti au plan si adroit de Navarre. Oui-da, belle lectrice, j’y fus tout à plein connivent, et de tout cœur, et dans l’intérêt même de mon bien-aimé maître. Son armée n’étant pas tant vaillante et bien commandée que celle de Navarre, celle-ci, comme avait dit Rosny, pourrait voler en un battement de cil de Saumur à Tours au secours d’Henri, si Mayenne attentait de se saisir de sa royale personne et de venger son frère, ce que je cuidais qu’il aurait appétit à faire, la ligueuse Orléans étant si proche – ce qu’il fit, en effet.

 

 

Le 30 avril de cette année 1589, le traité conclu entre les deux rois, et Navarre cherchant le contact avec Mayenne, et se trouvant alors proche de Tours, il reçut un message du roi lui disant que paix et traité ne sauraient suffire, s’ils ne se voyaient pas pour accorder leurs plans, et qu’il le priait de se rendre au Pont de la Motte sur la rivière de Loire pour y encontrer le maréchal d’Aumont, qui lui dirait où le venir joindre.

Navarre advint donc audit pont, à une heure de l’après-midi, pour s’ouïr dire par le maréchal que Sa Majesté et toute sa Cour l’attendraient à Plessis-les-Tours, et qu’il avait amené des bateaux de Tours pour permettre à la noblesse de Navarre et à ses gardes de traverser l’eau, le gros de ses troupes devant rester sur la rive droite. Ayant dit, d’Aumont qui était un vrai vieux soldat à l’ancienne mode, homme tout d’exécution et de peu de paroles, salua Navarre jusqu’à terre et s’en alla, le laissant fort perplexe, et d’aucuns de sa suite fort suspicionneux, pour ce qu’en effet le château de Plessis-les-Tours ne se pouvait de la rive droite gagner que par embarcation, étant sis dans une sorte d’île dedans le confluent de la Loire et du Cher qui font là un angle fort aigu, sommet d’un triangle dont la base est coupée au surplus par le ruisseau Saint-Anne, lequel joint les deux rivières à l’ouest de la ville. Il y avait bien, à dire le vrai, un pont sur le ruisseau Saint-Anne[2] mais pour l’aller prendre, il eût fallu remonter la rive droite de la Loire jusqu’au faubourg Saint-Symphorien et l’ayant traversée, cheminer par la ville de Tours jusqu’au faubourg de La Riche ; ce que le roi, d’évidence, n’avait point voulu, de crainte d’émouvoir à sédition les manants et habitants, desquels bon nombre étaient ligueux.

À deux lieues des bateaux que d’Aumont nous avait promis, Navarre, le front barré d’une soucieuse ride, mit pied à terre dans un petit pré où s’élevait un moulin, et nous appelant, Rosny et moi, nous demanda ce que nous pensions de cette nasse où nous allions nous fourrer à Plessis-les-Tours, séparés que nous serions du gros de notre troupe par la Loire, le Cher et le ruisseau Saint-Anne et dans cette sorte d’île, pouvant être accablés tout soudain par une force supérieure qui nous eût attendus en embûche.

— Ha ! Sire ! dis-je, à Dieu ne plaise que le roi vous veuille faire cette traîtrise ! Entre la Ligue et lui, il y a, d’ores en avant, le sang des guisards et une haine irréconciliable ! Vous êtes, Sire, son seul ami et son unique appui !

À quoi Navarre hocha la tête, attachant sur moi son œil incisif, et assez content, je cuide, de l’absolue certaineté qu’il lisait dans le mien. Puis se tournant vers Rosny, lequel s’accoisait d’un air d’immense et réservée sagesse, aimant, à ce que j’avais déjà observé, se faire prier par son maître pour lui bailler ses avis, Navarre dit, l’œil toujours fort épiant, mais d’une voix plus enjouée et le front déplissé :

— Eh bien, Monsieur de Rosny, qu’opinez-vous ?

— Sire, dit Rosny, j’ai déjà dit que dans ces sortes d’affaires, il faut jeter beaucoup de choses au hasard. Cependant…

— Cependant ? dit Navarre qui connaissait son Rosny sur le bout des doigts, et le priait, puisqu’il le voulait être.

— Sire, c’est tout ce que je dirais, dit Rosny. Sauf…

— Sauf ? dit Navarre avec la patience d’un saint.

— Sauf que si Votre Majesté est en quelque doutance encore, elle pourrait faire de prime passer la Loire à sa noblesse qui pourrait inspecter le site, et les bateaux revenant à Elle, passer Elle-même avec ses gardes.

— C’est bien pensé, Monsieur de Rosny, dit Navarre. Et si ferai-je.

Mais ayant dit, il ne fit pas tout à fait ainsi. Ordonnant au capitaine de Vignelles de passer avec partie des gardes et partie de la noblesse, et après avoir laissé lesdits gardes à proximité du château et du Pont Saint-Anne, de lui revenir dire comment les choses se présentaient, lui-même passant alors avec le reste. Encore que les mariniers fussent fort dextres à ce que je vis, cette navette prit du temps, durant lequel Navarre marcha sur la berge qui-cy qui-là sans piper, se rongeant les ongles quand et quand, et l’œil fiché sur l’autre berge.

Enfin Vignelles nous revint dire qu’ayant trouvé le château vide, il l’avait occupé, que le Pont Saint-Anne n’étant pas gardé, il y avait mis ses gardes, et qu’enfin il avait appris que le roi et sa noblesse étaient à faire leurs dévotions à l’autre bout du parc au couvent des Minimes, et qu’enfin ne se voyait nulle part la queue ni la trogne d’un archer royal. À quoi Navarre, je gage, immensément soulagé en son for, mais sans sourire, ni dire mot ni miette, embarqua.

À jeter l’œil, comme je le fis dans la suite de Navarre, au château de Plessis-les-Tours, j’entendis de prime pourquoi le roi Louis XI, qui était fort suspicionneux et craignait les surprises, y logeait volontiers : le château est sis, comme j’ai dit, dans une sorte d’île, et comme si la Loire, le Cher et le ruisseau Saint-Anne qui l’entourent ne suffisaient pas à sa défense, il est, au surplus, circonstruit de douves sur les quatre côtés. Il est vrai que les murs ne sont pas une grosse affaire, étant faits rustiquement de briques avec un appareillage de pierres blanches autour des ouvertures, mais pour les contrebattre que malaisé serait de faire traverser l’eau à des pièces d’artillerie ! Lesquelles n’étaient point, de reste, du temps de Louis XI, tant puissantes qu’elles le sont, depuis, devenues.

Encore qu’à mon sentiment le logis ne soit point si bien situé que Mespech, lequel a de charmantes vues sur les pechs et les combes du Périgord, il ne laisse pas que d’être une fort plaisante demeure campagnarde, entourée d’un grand parc que je m’apense giboyeux et de beaux jardins fort bien complantés de fruitiers, et j’entends bien qu’un roi, humble en paroles et en habits comme l’était Louis XI, aimât ce séjour agreste, d’autant que la lumière de Loire y est douce, et le climat, à ce qu’on me dit, sans méchantise.

Mais quant à mon bien-aimé maître, qui est lui, fort amoureux des villes (et en particulier de son ingrate Paris), il avait préféré se loger ès Tours dans un fort bel hôtel qui lui apportait ses coutumières commodités.

Le capitaine de Vignelles à qui Navarre avait donné l’ordre de reconnaître le château, l’ayant trouvé vacant à l’exception d’un unique majordome tout chenu et cassé (le roi habitant ès ville, comme j’ai dit) n’y était pas allé que d’une fesse et l’avait tout de gob occupé, s’étant saisi : primo, au nord, du châtelet d’entrée lequel comportait un pont-levis défendu par deux petites tours ; secundo, à l’ouest, d’une grande tour pentagonale (doublée d’une échauguette) qui menait par des degrés à la chambre qu’occupait jadis Louis XI ; tertio, il avait déployé ses Suisses dans la cour d’honneur, laquelle faisait face à l’ouest, le logis royal étant flanqué à dextre et à senestre de deux ailes en retour d’équerre.

— Ventre Saint-Gris, Vignelles, mon ami ! dit Navarre d’un air enjoué au capitaine qui, suivi du majordome que j’ai dit, accourait se mettre à ses ordres, te crois-tu en pays ennemi que tu occupes tout de gob le château du roi ?

— Sire, dit Vignelles, lequel était un bel et rufe officier, borné et de bon vouloir, dont l’œil bleu était franc et naïf, la face cuite quasi carrée, et le corps aussi rigide que celui d’un soldat de bois, Sire, j’ai pourvu à vos sûretés.

— Et tu as bien fait, Vignelles, dit Navarre à basse voix. Même, ajouta-t-il à voix haute, et l’aguignant du coin de l’œil, si le roi sourcillant à tes dispositions, je te commande de les défaire.

— Oui-da, Sire, dit Vignelles, plus heureux de cette petite complicité avec son maître que fâché de la perspective d’être publiquement désavoué.

— Est-ce toi le majordome du Plessis ? poursuivit Navarre en se tournant vers le vieil homme qui, hors vent et haleine, avait suivi Vignelles en claudiquant.

— Oui-da, Monseigneur, dit le gautier.

— Quoi ? dit Vignelles indigné, Monseigneur ? Vilain, sais-tu bien que c’est au roi de Navarre que tu t’adresses ?

— Oui-da, Sire ! dit le majordome en ouvrant de grands yeux et en se signant d’un air épouvanté.

— Pourquoi te signes-tu, bonhomme ? dit Navarre.

— Sire, avec tout mon respect, c’est que vous êtes excommunié par Notre Saint Père le Pape.

— Ton maître l’est aussi, dit Navarre, ou va l’être.

— Assurément, dit le majordome, mais mon maître Henri Troisième, lui, est catholique !

— As-tu ouï cela, Roquelaure ? dit Navarre en gaussant, un catholique excommunié ne tient pas tant du diable qu’un huguenot excommunié.

— Sire, dit Roquelaure, il y a des degrés dans l’Enfer.

À quoi Navarre rit à gueule bec.

— Bonhomme, reprit-il, mène-moi à la chambre du roi Louis XI.

— Oui-da, Sire, dit le majordome en se signant.

— Vilain ! dit Vignelles, fort sourcillant, si tu te signes derechef en parlant à mon maître, je te fends le crâne en deux.

— Paix-là, Vignelles ! dit Navarre avec bonne humeur, un signe de croix n’a jamais fait de mal à personne.

L’accès à ladite chambre qui était au premier étage, passant par le viret de la tour pentagonale, Navarre s’y engagea, suivi de Vignelles, Rosny, Roquelaure, moi-même et bon nombre de sa noblesse.

— Que larges sont ces degrés ! dit Navarre. On y pourrait faire passer un cheval ! Vignelles, explique-moi pourquoi la pierre d’aucuns de ces degrés est usée et incurvée au centre, et non pas d’autres.

— Je ne sais, Sire, dit Vignelles.

— Je sais, moi, dit Rosny.

— Diga me, dit Navarre en oc.

— Sire, les degrés usés sont à l’aplomb des fenêtres pour la raison que les archers en faction dans le viret se tenaient là pour observer les allées et venues dans la cour d’honneur.

— Le crois-tu, Vignelles ? dit Navarre.

— Nenni, dit Vignelles, quelque peu piqué, d’aucuns de ces degrés usés n’étant pas à l’aplomb des fenêtres. Pour moi les archers se frottaient les pieds sur la pierre pour se les réchauffer par la froidure des hivers.

— Voilà qui est bien vu, et de M. de Rosny et de toi, Vignelles, dit Navarre. J’aime que mes capitaines aient l’œil émoulu à l’observation des choses, la guerre étant un art où un détail, un seul, peut gagner ou perdre un combat.

Pour gagner la chambre de Louis XI, Navarre passa par une grande salle garnie d’une longue table où l’on pouvait imaginer que le roi défunt tenait son conseil. Au fond, et à senestre, se voyait une porte qui s’ouvrait sur une chambre carrelée laquelle était pannellée de bois jusqu’à mi-hauteur et comptait une grande cheminée, trois beaux coffres, un grand lit d’angle à baldaquin, et ce qui en faisait, à mon sens, l’agrément, trois grandes et belles fenêtres, l’une au levant et les deux autres au couchant.

— Voilà une salle très ensoleillée, dit Navarre, et où je m’apense qu’il faisait bon vivre.

— Louis XI y est mort, Sire, dit le majordome.

— Dans ce lit ?

— Nenni, Sire. Dans un fauteuil à la senestre de la cheminée.

— Il vaut mieux mourir assis que couché, dit Navarre (Parole dont, bien plus tard, je me ramentus en la sinistre occasion que l’on sait), et là-dessus, tournant abruptement les talons comme si l’idée de la mort lui était restée dans la gorge, et allongeant ses fortes et courtes jambes, il sortit de la pièce de son pas de montagnard.

— Roquelaure, dit-il par-dessus son épaule en descendant vivement le viret de la tour, combien d’années Louis XI a serré le cardinal Balue en geôle ?

— Onze ans, Sire.

— Le pape d’alors a-t-il excommunié le roi ?

— Pas que je me ramentoive.

— Belle leçon, Roquelaure ! dit Navarre. Le pape est faible, quand le royaume de France est fort.

Comme Navarre quittait le châtelet d’entrée, il fut accueilli, le pont-levis franchi, de l’autre côté des douves, par le Grand Prieur de France, suivi de quelques gentilshommes qui étaient au roi ; lequel Grand Prieur lui dit qu’il lui était dépêché par son maître pour l’accompagner jusqu’à lui, le roi saillant à’steure du couvent des Minimes et traversant le parc par le Paille Maille pour gagner le château et l’encontrer.

Le Grand Prieur – qui n’avait rien de religieux ni par ses origines, ni dans ses fonctions, ni dans ses habitudes – était le produit du commerce adultérin de Charles IX avec Marie Touchet, et resplendissait alors de tout l’éclat de sa verte jeunesse, étant, à seize ans à peine, beau, bien fait, bien membré, comme souvent les enfants illégitimes, lesquels doivent tout à l’amour et rien à la raison d’État. En outre, prince de beaucoup d’esprit, intrépide dans les occasions, brillant à la guerre, l’abord fort aimable, la parole de miel, il eût fait un grand roi, n’eût été sa bâtardise, et un fort parfait gentilhomme, s’il avait jamais pu se défaire, sa vie durant, de l’humeur d’escroqueur que le ciel lui avait pour la male heure donnée. Car il robait, volait, dupait et grivelait aussi naturellement qu’un pommier porte ses pommes. Cela ne l’empêcha point, étant né si haut, d’être fait plus tard comte d’Auvergne, puis en 1619, duc d’Angoulême. Mais son infortunée disposition fit qu’il ne pouvait nulle part apparaître, sans que tout un chacun aussitôt gardât l’œil sur son cheval, son escarcelle ou ses bijoux, si charmant qu’il fût, et si charmant que le monde entier le tînt. Au reste, il ne larcenait pas pour thésauriser, mais pour semer clicailles à tous vents, étant avec ses amis et avec ses garces follement donnant et libéral.

Le Grand Prieur s’avançant vers Navarre, un sourire éclairant sa belle face, fit mine de se vouloir génuflexer devant lui, mais Navarre, l’en retenant, lui donna une forte brassée, deux claquants poutounes sur ses joues blanches et roses (à côté desquelles les siennes paraissaient aussi brunes et patinées que le bois d’un vieux coffre de chêne) et lui dit :

— Mon neveu, après toutes ces années où je fus retiré loin de la Cour, je suis bien aise de vous voir, et de vous pouvoir nommer ainsi, votre illustre père ayant été bon assez, de son vivant, pour m’appeler son frère.

Saluant alors les gentilshommes du roi, parmi lesquels je reconnus Sourdis, Liancourt et, comble de joie, mon délicieux Quéribus (tous trois portant sur la poitrine le collier de l’Ordre du Saint-Esprit) Navarre prit le Grand Prieur par le bras, et plutôt que de se laisser guider par lui, l’entraîna très promptement en avant, en homme qui ne pouvait tenir plus d’une seconde en place, étant animé d’un irrassasiable appétit à agir, sa parole même – brève, substantifique et décisoire – étant jà le début d’une action.

Mon cœur me cognait fort, je le dois confesser, et ma gorge se nouait non d’angoisse, mais de trémulant espoir, à l’idée que ces deux princes que j’aimais l’un et l’autre et qui s’étaient, depuis treize ans, impiteusement combattus sur la question de la religion, mais l’un et l’autre de force forcée, et contre leur penchant naturel, lequel les inclinait davantage à la paix, à la réciproque tolérance et à l’amitié qu’à des guerres fratricides, allaient enfin se réconcilier et en finir de concert avec le zèle aveugle des furieux et l’intervention de l’Étranger en ce royaume. Et assurément, je n’étais pas le seul à sentir ainsi cette encontre et qu’un grand acte, pour le bien de tous, s’allait faire qui ne se pourrait plus défaire. Car dès que le bruit se fut répandu en la ville que le roi et Navarre se devaient réunir et conjoindre, tout ce que la ville comptait de bonnes et honnêtes gens – à l’exception des ligueux – accourut, déborda débonnairement les Suisses de Vignelles au Pont Saint-Anne, et se rua partout sur le parcours des souverains, et jusque sur les arbres centenaires du parc qui se mirent à porter quasiment autant de badauds qu’ils avaient de feuilles en cette fin d’avril. Ce concours de peuple qui, outre les noblesses des deux bords, était non moins avide de voir de près et d’ouïr les deux princes en leur historique entrevue, fut tel et si grand, et si prodigieux, que les deux rois apparaissant. enfin, chacun au bout d’une allée (dont les chênes portaient les grappes que j’ai dites) ils furent un long quart d’heure à se tendre les bras, sans se pouvoir encontrer et sans que les archers parvinssent à fendre l’inouïe cohue où grouillaient tant les manants de Tours que les gentilshommes et les archers, lesquels n’avaient même pas de place assez pour mettre les hallebardes à l’horizontale et repousser la marée sans cesse croissante des curieux.

Enfin, le maréchal d’Aumont donna de la voix, et ce que les hallebardes n’avaient pu faire, sa voix stentorienne le fit, tant est grande l’autorité d’une voix forte sur la moutonnière multitude. La presse se fendit alors miraculeusement, comme les flots de la mer se retirèrent pour laisser passer Moïse, et dans cette sorte d’étroit canal, les deux rois furent œil à œil et face à face, l’air grave tout ensemble et souriant, Navarre se mettant à genoux alors, et le roi incontinent le relevant, l’embrassant et l’appelant « mon frère ».

De ce que dit à cet instant Navarre, que pour ma part je ne pus ouïr, courent deux versions, l’une longue et fleurie, l’autre brève. Pour l’une, Navarre assura le roi qu’il regardait ce jour comme le plus heureux de sa vie, puisque Dieu lui avait fait la faveur de voir la face de son maître et de le pouvoir assurer de sa soumission et de ses services, et qu’il mourrait désormais content, puisqu’il avait trouvé grâce aux yeux de son roi. Pour la seconde, Navarre aurait dit : « Je peux maintenant mourir content : j’ai vu mon roi. »

 

 

Lecteur, je ne sais laquelle de ces deux versions te contentera davantage, mais pour moi, je préfère la seconde, comme davantage accordée à la parladure du Béarnais qui préféra toujours le mot au discours. En quoi il différait prou de mon maître bien-aimé, comme de lui déjà il différait par la corporelle enveloppe et la vêture, ce dont tous furent frappés alors, les voyant ensemble, et côte à côte, pour la première fois depuis treize ans. Le roi portait sur le chef son coutumier coffion décoré d’une aigrette, les cheveux qu’il laissait passer à dextre et à senestre disposés en rouleaux ondulés, deux pendentifs, l’un de perle et l’autre de diamant à chaque oreille, la barbe courte et fort bien coupée encadrant son fin visage frotté d’onguent, le corps vêtu entièrement de velours violet, les crevés de son pourpoint emperlé étant de violet plus pâle, les mains gantées et sur chacun de ces gants deux bagues ; la taille grande, l’allure majestueuse, le pas lent, le port immobile, la parole abondante et ornée.

Navarre, lui, paraissait toujours en branle, même quand il attentait de rester immobile, ses gambes courtes et musculeuses le jetant sans cesse d’un pied sur l’autre, l’œil vif, épiant, gaussant, porté de tous les côtés à la fois, la face brunie, tannée, craquelée par sa vie de soldat, la parole toute en saillies, le pourpoint (le même que je lui avais vu dans son camp à Châtellerault) usé aux épaules et aux coudes par la cuirasse, et étant grisâtre, plus gris encore de la poussière du chemin (qu’il n’avait songé à faire brosser), en outre mangé aux aisselles par la sueur, les chausses de velours feuille morte, et là-dessus – seule recherche de cette attifure – un grand manteau écarlate, et sur le chef un chapeau gris à large bord, surmonté d’un panache blanc, ou plutôt gris-blanc, pour la poussière que j’ai dite.

Les plus proches ouïrent ce qui se dit alors, mais il suffit qu’on vît s’embrasser le roi et Navarre pour que tout soudain éclatât dans cet immense peuple la liesse la plus folle dont je fus jamais témoin, avec des rires, des cris, des acclamations, des « Vive le Roi ! Vive Navarre ! » et même « Vivent les rois ! » et une presse qui à chaque minute grossissait davantage. Tant est que les deux princes qui eussent voulu deviser en se promenant dans le parc – le soleil de ce trente avril étant fort brillant – ne pouvant faire un pas, durent rentrer au château pour tenir conseil, seules pouvant alors passer le pont-levis les noblesses des deux camps, lesquelles, réunies dans la cour d’honneur, incontinent se mêlèrent.

Or, parmi ces gentilshommes dont la plupart, depuis le début de nos guerres civiles, s’étaient depuis vingt ans âprement combattus, il n’en était aucun qui n’eût dans l’autre camp un frère, un père, un cousin, un ami, et tous alors se cherchant, s’appelant, s’encontrant, se saluaient, se prenaient les mains, s’entrevisageaient œil à œil, détestaient leur passé fratricide, et voulant oublier qu’ils avaient les uns par les autres tant pâti, se promettaient une éternelle amour, se ramentevaient à la fin le beau nom de Français qui leur était commun, et du bon du cœur, vouaient aux gémonies ces haines anciennes, ces inimitiés partisanes, ces impiteux massacres – tous s’étonnant d’y avoir consenti, et tous se disant l’un à l’autre : Nous avons assez fait et souffert de mal ! Nous avons été, ces vingt années passées, ivres, insensés, furieux ! N’est-ce pas assez ?

Mon père, ayant reconnu un capitaine aux côtés de qui il avait combattu trente et un ans plus tôt pour reprendre Calais aux Anglais – Sansac, je crois, à moins que ce ne fût Senarpont –, l’appela par son nom, et l’autre se retournant, le sourcil levé, et à la parfin retrouvant la face de mon père dans les brumes de sa remembrance, se jeta dans ses bras, le toquant des deux mains aux épaules, les larmes lui tombant des yeux, grosses comme des pois, et ne sachant que dire d’une voix entrecoupée :

— Ha ! Siorac ! Siorac ! Te voilà ! Et dire qu’hier encore à la seule vue de ton écharpe blanche de huguenot, je t’eusse occis au hasard d’un combat ! Ha ! mon ami ! Mon ami ! Dieu veut-il vraiment qu’en son nom les Français naturels s’entre-tuent ?

— Je ne le cuide pas, dit Mespech, lui-même fort troublé.

Pour moi, étant médecin du roi, et comme on sait aussi, son agent en maintes entreprises secrètes, huguenot calant la voile à la cour d’Henri III et allant à contrainte, j’appartenais pour ainsi parler aux deux camps, ayant labouré en ma très humble place – comme les plus fidèles amis du roi – à la réconciliation des royalistes et des huguenots de Navarre. Tant est que séparé des miens non point par vingt années, mais par les quatre mois de mon ambassade auprès du Béarnais, nos retrouvailles furent toutes de liesse, sans être mêlées de l’âpre regret du sang. Or, comme si un aimant m’eût attiré à eux et eux à moi, en cette bigarrée cohue au coude à coude des gentilshommes des deux rois, et sans qu’eux ou moi nous eussions crié nos noms, tout soudain, en un coin de la grande cour d’honneur, j’aperçus, le cœur me bondissant, ceux que j’aimais d’une intime et immutable amour : le maître en fait d’armes Giacomi ; Quéribus, mon beau muguet de cour ; Du Halde, le valet de chambre du roi, et Chicot, son bouffon, lesquels assurément me cherchaient aussi.

Or, comme je me dirigeais vers eux, l’œil quasi sorti de l’orbite dans mon avidité à les voir, je me sentis saisir par-derrière au bras par une forte pogne. Et me retournant, me trouvai bec à bec avec Vignelles, dont la face cuite et carrée et l’œil bleu naïf étincelaient de bonheur.

— Ha ! Baron ! Baron ! me dit-il, d’une oreille à l’autre riant, Navarre m’a gourmandé comme il ne le fit jamais ! Tudieu ! Quelle volée de bois vert !

— Et pourquoi ? dis-je, étonné que le tabustement de son maître le rendît tant joyeux.

— Pour ce que, dit-il, le roi ayant fort sourcillé, à l’entrant du château, à voir mes Suisses partout déployés, Navarre m’appela et me dit, faisant la grosse voix :

— Eh quoi, Vignelles ! Qu’est-ceci ! Vous croyez-vous en pays conquis que vous occupez le château du roi ? Ventre Saint-Gris, Vignelles, retirez vos Suisses incontinent et présentez à votre roi, qui est aussi le mien, vos plus humbles excusations.

— Sire, dis-je alors en mettant un genou à terre devant Henri Troisième, je vous prie humblement de me pardonner. J’ai cru bien faire en pourvoyant aux sûretés de mon maître, et aussi aux vôtres, puisque vous voilà alliés.

À quoi le roi sourit et dit :

— Vous avez bien fait, Monsieur de Vignelles, à Dieu plaise que j’aie toujours d’aussi bons serviteurs que vous.

Et là-dessus il me présenta la main.

— Vous avez ouï, Baron ! dit Vignelles en me serrant le bras à me faire mal, le roi de France m’a présenté la main ! Laquelle main, dégantée, me parut si douce et si suave que c’est à peine si j’osais la gâter en y posant mes lèvres !

Ayant dit, il me dépoigna le bras et s’en fut, avide, à ce que je m’apensai, d’aller conter à d’autres l’honneur qu’on lui avait fait, tant est que je pus rejoindre les miens et me livrer avec eux à notre petit délire d’amitié au mitan du délire général.

Lecteur, je passe ici nos brassées, nos poutounes, nos décousus, rieurs et véhéments propos, Giacomi m’apprenant tout de gob que sa Larissa…

— Mais mon Pierre, dit-il en s’interrompant, sais-tu que ma maison de Paris m’a été confisquée par les Seize ?

— Ta maison confisquée ? Ha ! Giacomi ! Che peccato !

— Ma anche la tua, carissimo amico ! dit Giacomi avec un sourire.

— Ma anche la mia ![3] dit mon Quéribus de sa voix de fausset.

À quoi, nous entrevisageant tous trois, nous nous esbouffâmes à gueule déployée. Cornedebœuf ! m’apensai-je cependant, me voilà bel et bien de retour à la Cour de France, puisque nous parlons italien…

— Voilà d’étranges gentilshommes ! dit Chicot. Ces pendards de Seize leur robent leurs maisons de ville et ils rient !

— C’est que la raison de la roberie est honorable, dit Giacomi, levant au ciel son long bras d’escrimeur, vu qu’en raison de notre fidélité au seul légitime souverain, les Seize nous tiennent pour les suppôts d’Enfer d’un roi excommunié.

— Et qui sont ces Seize crottés, au demeurant ? dit mon beau muguet de cour en mettant les mains aux hanches et en tordant le torse pour faire valoir sa taille de guêpe : des huissiers, des procureurs, des sergents à verge et autres barricadeux de basse extraction : trublions rebelles et maillotiniers, poussés sur le pavé de Paris comme champignons sur le fumier, hommes de peu de conscience et d’encore moins de consistance, tourneboulés par les prêchereaux, serviles au pape et vendus à l’Espagne.

— Toutefois, dit Du Halde qui sans rire le moindrement du monde, tournait vers nous sa longue et austère face, étant, bien que catholique, plus sévère en ses mœurs et plus sérieux en son pensement que le plus rigoureux huguenot, ces Seize, que vous déprisez, sont de présent les petits rois de Paris, épurent le Parlement, imposent les fortunes, déchoient le roi, nomment Mayenne lieutenant-général, pendent les royalistes, lèvent des armées, et tiennent, par le moyen de la soi-disant Sainte Ligue, plus de la moitié du royaume, et toutes les grandes villes, hors Bordeaux.

— Du Halde, dis-je, tu parles d’or. L’union du roi et de Navarre ne doit pas nous celer que la réconciliation des Français n’est pas faite, que le royaume est coupé en deux, et que nous avons contre nous d’immenses forces. Cependant, Navarre est un grand capitaine…

— Mayenne aussi, dit Du Halde.

— Ho ! Ho ! Du Halte ! cria le bouffon Chicot (il appelait Du Halde « Du Halte », depuis que le valet de chambre lui avait un jour interdit le seuil de la chambre royale). Mayenne n’est point si habile qu’il puisse péter plus haut que son cul. Mayenne mange comme quatre et dort comme quarante. Il est goutteux et bedondainant. À trente-cinq ans, paraît le double. C’est un gros pourceau qui s’apparesse sur sa putain. Il n’y a plus moyen de l’en bouger, quand il s’y est mis. Au lit comme au champ de bataille c’est un tardif, un délayant. Il ne battra jamais Navarre qui s’enconne en garce et s’en déconne avec la rapidité de l’éclair.

À quoi nous rîmes, hors Du Halde qui trouvait les propos de Chicot malséants, sauf quand, faisant rire le roi, ils le tiraient de sa malenconie.

— Mais, dis-je, mon Giacomi, tu me parlais de Larissa.

— J’y reviens, mon Pierre. Du fait que ces scélérats m’ont robé ma maison de Paris, Larissa s’est ensauvée avec mes gens et loge avec Angelina en ta seigneurie de Montfort l’Amaury.

— Ma Catherine aussi, dit mon beau Quéribus, et pour la même raison.

— Et les voilà, dit Giacomi, pleurant toutes trois nos absences.

— Vous vous paonnez, prou, Messieurs, dit Chicot, plors de femna et pleja d’estiu fan pas bel riu [4].

À quoi les trois beaux-frères, moi-même compris, contrefeignant d’être piqués, entreprirent de dauber sur la prétendue impotence de Chicot, légende qu’il avait lui-même imaginée pour égayer le roi.

— Au cas des femmes, Chicot préfère le bilboquet…

— Le bois étant roide par nature….

— Et la saillie se pouvant répéter…

— Saillie, bonnes gens ? La seule goutte qui saille de Chicot, c’est celle qui lui pend au nez.

— Chicot, que sais-tu des pleurs des femmes, toi qui ne les peux mouiller ?

— Chicot, parlons sans ambages : au fond et à la forme, que connais-tu des dames ?

— Tout, dit Chicot. J’ai aimé une garce jadis. Je l’ai même un peu mariée, je cuide.

À quoi on rit, et d’autant sans méchantise que Chicot, encore qu’il jouât le fol à merveille, n’était ni petit, ni laid, ni contrefait, mais un gentilhomme gascon, grand coureur de chambrières et fort vaillant l’épée à la main, comme il le devait prouver au siège de Rouen, où il laissa la vie.

— Messieurs ! cria tout soudain, dominant la noise et la vacarme de la cour d’honneur, la voix stentorienne du maréchal d’Aumont, Messieurs, voici le roi !

Quoi dit, il ajouta, un octave plus bas :

— Et voici le roi de Navarre.

 

 

Quand le roi et Navarre, le conseil terminé, saillirent de Plessis, ils se boutèrent en selle et Navarre accompagna le roi jusqu’au Pont Saint-Anne que, pour regagner Tours, le roi franchit, ainsi que toute sa noblesse, laquelle je me préparais à suivre, quand mon père, accouru, me vint dire d’un air fort content que le Béarnais me voulait retenir encore quelques jours et que je devais donc, au lieu de suivre mon maître, réembarquer avec lui pour repasser la rivière de Loire. Ce que je fis, assez étonné, quand on eut posé pied sur terre, et retrouvé le gros de l’armée huguenote, de voir Navarre, avec sa noblesse et ses gardes, remonter la rive droite du fleuve en amont, et gagner Saint-Symphorien, qui est un faubourg au nord de Tours séparé de la ville par un pont fort long et fort beau.

Navarre se logea en une maison qui faisait face audit pont et me fit dire par Roquelaure d’avoir à dormir en cette même maison, partageant la couche d’ycelui – ce qui ne fut pas sans me déconforter, mon compagnon de lit étant si gros et si ronflant – et d’avoir à me désommeiller à cinq heures du matin. J’avais acheté à Blois – ville fameuse pour son habile façonnement – un réveille-matin, et mon Miroul l’ayant tiré de mes bagues, je le mis à l’heure, mais comme Du Halde, au château de Blois, la veille de l’exécution du Guise, je ne pus lui accorder de fiance assez pour dormir tout mon saoul et me relevai, plus las qu’à mon coucher, l’œil embouffi, la bouche collée et l’humeur mal’engroin.

En cette rechignante disposition, les gambes et le cul au surplus fort dolents de ma longue chevauchée de la veille, mon Miroul, qui combien que je l’eusse fait mon secrétaire, se voulait encore mon valet, achevait de m’habiller, quand on toqua à l’huis – ce qui ne réveilla pas Roquelaure qui ronflait comme soufflet de forge. Et mon Miroul désemparant la porte, apparut ce même page-libellule en livrée rouge et jaune qui m’avait, à Châtellerault conduit à la tente de mon père. Navarre, je gage, devait l’aimer pour son aérienne promptitude, car il ne marchait point : il volait. Et son parler était aussi preste et léger que son pied.

Il me bailla, se décoiffant, une bonnetade en arabesque si rapide autour de son torse fluet que je crus voir six bonnets au bout de son bras dextre.

— Monsieur, dit-il, mon maître vous veut à cheval à l’entrée du Pont de Tours à six heures.

— Seul ?

— Seul.

Ayant dit, il escampa si vite que je doutai l’avoir vu et ouï.

— Moussu, dit aigrement Miroul, son œil marron attristé et son œil bleu froid comme glace, qu’aviez-vous besoin de quérir de ce moustique si vous deviez y aller seul ? Si vous n’aviez rien requis, je vous eusse accompagné !

— Ha ! mon Miroul ! dis-je, prends patience ! Tu n’es pas à’steure à la cour de France, mais à celle de Navarre, où tout se fait à la soldate, avec une rigueur huguenote, chacun étant au commandement du Béarnais, corps et biens, tripes et boyaux.

— Lesquels boyaux me tordent de mon désappointement, dit Miroul, la crête basse. Au moins, Moussu, me conterez-vous bien le tout de l’affaire, quand reviendrez ?

— Tant promis, tant tenu.

J’arrivai le premier à l’entrée du Pont de Tours où les archers, à ma vue, prenant garde doter les chaînes, allèrent de prime quérir leur officier, qui se trouva être nul autre que Gerzé, lequel, sortant du corps de garde, s’écria :

— Tudieu, Siorac ! Que fais-tu à’steure à cheval ? Et vers où diriges-tu ses sabots ?

— Je ne sais, le roi de Navarre m’a donné jour céans.

— Quiert-il l’entrant à Tours ?

— Je ne sais.

— Le beau mystère que voilà ! dit Gerzé en riant. Allez-vous prendre la ville à vous deux ? Et en pourpoint ? Par la sang Dieu, voilà qui est plaisant !

Ce joyeux Gerzé, qui avait servi sous les ordres de Larchant à Blois, était maintenant maître de camp, capitaine d’une vaillance éprouvée et fidèle comme diamant à son roi, beau et grand gaillard de six pieds de haut, qui se tenait là, à l’aube de ce premier mai, si heureux de vivre, ses longues gambes écartées, boutonnant son pourpoint, le cheveu brun ébouriffé, riant de sa blanche et solide denture. Si on l’avait peint tel que je le vis à cet instant sur fond d’aurore rosissante, il eût pu bien passer pour l’image même de la santé et de la force. Hélas, pauvre Gerzé ! Peu se doutait-il dans la tiédeur de ce mai nouvelet, la nature mettant partout ses feuilles et ses fleurs, que huit jours plus tard – nenni, pas même huit jours, sept !  — on le coucherait, froid et sanglant, dans sa tombe.

Comme il achevait ses propos gaussants, Navarre apparut, monté sur sa grande jument blanche, suivi – nous n’en crûmes pas nos yeux – d’aucune suite de gentilshommes ni de gardes à l’exception du seul fluet petit page, lequel était monté sur un petit cheval arabe si vif et si fringant en ses allures que je me demandai s’il n’allait pas, comme Pégase, s’envoler. Et d’autant que le page ne devait pas peser à son dos plus qu’une puce. Un roi suivi d’un seul page et d’un unique gentilhomme, je crus que mon bon Gerzé s’allait pâmer de stupéfaction à voir ce train.

— Sire, dit-il se génuflexant, quérez-vous l’entrant ?

— Oui-da, mon fils, dit Navarre d’un ton de bonne humeur.

— Plaise à vous, Sire, dit Gerzé, de me permettre de vous accompagner jusqu’à l’autre bout du pont.

— Seulement si tu le tiens pour agréable. Fils, quel est ton nom ?

— Gerzé, Sire. Je suis maître de camp.

Navarre s’accoisa le temps que prirent les archers à ôter les chaînes, et s’engageant le premier sur le pont, Gerzé marchant à pied à son côté, moi et le page chevauchant derrière dans l’aube déjà levée, il dit :

— Gerzé, combien êtes-vous de maîtres de camp à Tours ?

— Trois, Sire. Crillon, Rubempré et moi.

— C’est peu. Et j’ai vu peu de troupes à Saint-Symphorien pour couvrir la ville au nord.

— Nous avons là, Sire, douze cents hommes de gens de pié et quelque cinquante chevau-légers.

— Est-ce tout ?

— Le régiment des Suisses occupe le faubourg de Saint-Pierre-des-Corps et couvre la ville à l’est.

— Est-ce là toute l’armée du roi de France ? dit Navarre.

— Nenni, Sire. Le roi a donné une armée au comte de Soissons pour en découdre avec le duc de Mercœur en Bretagne. Et une autre au duc d’Épernon qui tient l’Angoumois. Et baillé à Beaugency et Blois de grosses garnisons.

À cela Navarre ne dit ni mot ni miette, mais pour moi qui commençais à le bien connaître, j’opinai en mon for que la disposition des forces royales allait très au rebours de son estomac.

— Je vois peu d’eau couler, dit-il jetant un œil par-dessus la parapète. Peut-on passer à gué du faubourg de Saint-Symphorien à la grande île que j’aperçois dans le mitan de la rivière ?

— Oui-da, Sire, pour le présent, mais point quand fondront les neiges d’Auvergne. La rivière alors grossira prou.

— Mais pour l’instant elle est guéable, dit Navarre d’un ton qui ne me parut point trop content. A-t-on mis des troupes dans l’île et l’a-t-on remparée ?

— Non, Sire.

— Il me semble, pourtant, dit Navarre, que si Mayenne, qui est à Vendôme, tentait un coup de main par le nord et s’emparait du faubourg Saint-Symphorien, lequel est si faiblement tenu, la possession de cette île lui serait d’un immense avantage pour faire le siège de Tours.

— En effet, Sire, dit Gerzé, la crête rabattue assez.

Observant quoi, Navarre reprenant son ton de bonhomie lui posa des questions enjouées sur sa province et sa parentèle et ne laissa Gerzé à l’autre bout du pont qu’il ne l’eût par sa bonne grâce tout à plein conforté.

— Siorac, me dit Navarre, comme nous chevauchions au botte à botte dans les rues à’steure désertes de Tours, le fluet page nous suivant, le roi est-il tant lève-tôt qu’on le dit ?

— Assurément, Sire. Il ne s’acagnarde jamais au lit. Dès cinq heures, il abandonne sa coite, au grand dol de la reine.

— Que ne l’y retient-elle ? dit Navarre avec l’ombre d’un petit sourire. Et qu’opines-tu, poursuivit-il, de la manière dont Tours est défendue ?

— Sire, dis-je, non sans quelque prudence, encore que je n’aie pas appris la guerre, il me semble que vous ne la trouvez pas fort bonne.

— C’est peu dire.

— En ce cas, dis-je, comme il s’accoisait, pourquoi ne pas le laisser entendre à Sa Majesté, puisqu’il m’apparaît que c’est chez Elle que nous nous rendons.

— C’est que j’ai autre chose à lui dire, et de plus grande conséquence, sur la conduite de la guerre. En outre, Siorac, ajouta-t-il avec un fin sourire, ton maître et moi, nous ne sommes alliés que d’hier et je ne sache pas qu’il soit adroit d’y aller d’une main trop lourde : mieux vaut laisser son enfant morveux que lui arracher le nez.

Voilà, m’apensai-je, mon Béarnais craché : le parler peuplacier et la pensée subtile.

Nous n’eûmes aucun mal à trouver l’hôtel où logeait le roi, tant les rues avoisinantes étaient remparées de gardes, Navarre me priant de chevaucher au-devant de lui pour me faire reconnaître et ouvrir le chemin. Ce qui se fit à l’aise, sauf devant l’huis où je trouvai le brave Crillon, lieutenant-colonel de l’infanterie française, lequel, homme vif et de primesaut et à son roi fidèle, avait, comme le lecteur, se peut, s’en ramentoit, enfoncé son chapeau sur la tête plutôt que de saluer le Guise, quand celui-ci, en arrogante désobéissance d’Henri et contre son plus formel et répété commandement, avait osé apparaître en Paris, déclenchant de par là, comme il y comptait bien, la rébellion des Parisiens.

— Par la sang Dieu ! cria Crillon, c’est toi, Baron, à’steure ! Et demandes-tu l’entrant chez le roi, à la pique du jour ? Et cuides-tu, mordieu, le pouvoir obtenir de moi, tout médecin du roi qu’on te dise, toi qui manies épée mieux que lancette.

— Ce n’est pas je qui le quiers, dis-je en riant, mais le roi de Navarre qui me suit (lequel, en effet, s’était arrêté à quelques toises de nous, son petitime page derrière lui).

— Gausses-tu, Siorac ? dit Crillon sotto voce, est-ce là le roi de Navarre, suivi de ce seul petit pou de page, monté sur ce petit arabe encore trop gros pour ses petites pattes et précédé d’un unique gentilhomme qui n’est même pas à lui ?

— Foi de Périgordin, c’est lui !

— Foi de Provençal, dit Crillon, à peu que je n’en tombe sur le cul, tant me voilà béant. Ha ! Brave, brave Navarre ! poursuivit-il à voix basse ; s’aller fourrer tout seul ès mains de Sa Majesté, lui donnant toute sa fiance d’un coup, Elle qui, hier, le combattait encore ! Bagasse, Siorac ! Que vaillant ! Que noble ! Que généreux ! Par la sang Dieu, je sens que je vais adorer cet homme !

Qu’il y eût là vaillance, comme le voulait Crillon, je n’en doute point, mais aussi politique subtilesse, Navarre voulant, à mon sentiment, se rattraper d’avoir la veille occupé le château de Plessis avant d’encontrer le roi. Et je vis bien que le roi, à la façon dont il l’accueillit, entendit fort bien et la bravoure et la finesse, pour ce qu’il bailla à Navarre, de prime une forte et grande brassée, ne l’en aima que davantage à partir de ce jour et lui rendant fiance pour fiance, renvoya ses gens, hors Du Halde et moi-même et commença incontinent à l’entretenir des affaires du royaume sur le ton du plus complet abandon. Quant à ma personne, assise modestement avec Du Halde sur un coffre, dans un coin retiré de la chambre royale, avec quel frémissement de joie, retrouvant mon bien-aimé maître après quatre mois d’absence, je l’envisageais de tous mes yeux et l’oyais de toutes mes oreilles, tandis qu’il discourait en son « parler exquis », assis sur sa chaire d’apparat en sa majestueuse immobilité, vêtu, non de velours cette fois, mais de satin violet, ce 1er mai étant si tiède, et ce violet-là portant le deuil de Catherine de Médicis – la reine-mère, ayant peu de temps après le Guise, mais plus naturellement que lui, quitté ce monde d’intrigues, auquel elle avait, étant vive, apporté plus qu’aucune autre sa part de brouilleries.

Cependant, ce satin violet qui tant allait à sa peau mate, le roi l’avait relevé de toutes les perles dont il raffolait, et lui-même, à le voir du premier coup d’œil, paraissait, comme j’ai dit déjà, comme la pensée m’en frappa de nouveau avec force, profondément différent en sa langue, ses mœurs, sa vêture, ses habitudes, ses croyances, ses mystiques inquiétudes du rude, rufe et fruste visiteur qui le confrontait en son pourpoint gris râpé, si impatient de rester assis que je voyais quasiment ses muscles se raidir en la violence qu’il se faisait pour demeurer sur son escabelle ; au surplus, sentant le soldat de cap à pié, et le sentant même littéralement, suant prou et se lavant peu, pour ce qu’il n’en trouvait jamais le temps, sauf quand ses garces l’en pressaient. Et toutefois, malgré ces dissemblances – mon maître étant si raffiné, si italien – on ne pouvait que percevoir, pourtant, entre eux une profonde connivence, fondée sur la grande amour qu’ils portaient l’un et l’autre à la paix et à leur peuple, fondée aussi sur la grandissime estime que chacun nourrissait pour la finesse de l’autre et leur commune fermeté à défendre le principe de la succession monarchique contre la Ligue et l’Étranger.

Laquelle Ligue, pourtant, et lequel Étranger, le second nourrissant la première en écus et soldats pour entretenir la rébellion, le roi paraissait redouter beaucoup moins, malgré l’excessive urgence du péril, que l’excommunication dont le pape le menaçait.

— N’est-ce pas, s’écria-t-il d’emblée avec véhémence, comme s’il voulait exprimer à la pique du jour le pensement qui l’avait tourmenté la nuit, un scandaleux abus que cette confusion du temporel et du spirituel, laquelle mutine les vassaux et sujets contre leur souverain naturel, et renverse les fondements de l’ordre politique ? Si l’on accepte le droit que s’arroge le pape d’excommunier qui bon lui semble, voilà le pape maître de toutes les couronnes sur toute l’étendue de la chrétienté, et libre de les ôter à qui les doit porter, à qui les porte même…

J’abrège ce discours qui fut couché, bien qu’improvisé, en élégant français et que Navarre (quoi qu’il en pensât) ouït en refrénant sa naturelle impatience, et auquel il fit une réponse des plus brèves (que je connaissais déjà) mais si solide, substantifique et pertinente en sa claire vision des réalités de ce monde que le roi lui-même en fut frappé et tout de gob, s’en apazima :

— Ha ! Sire ! dit Navarre de sa voix occitane, rocailleuse et bon enfant, le seul remède à cette excommunication dont vous êtes menacé est de vaincre et bien battre la Ligue. Car dès lors que vous l’aurez vaincue et battue, n’en doutez pas, Sire, vous serez incontinent absous et désexcommunié. C’est toute l’affaire.

— Eh bien, dit le roi, puisqu’il s’agit de découdre la Ligue, qu’opinez-vous des chances que nous y avons ?

— Fort mauvaises, dit Navarre, de présent. Fort bonnes, si nous le voulons. Avec la même farine, on ne fait pas le même gâteau.

À quoi le roi sourit et leva le sourcil, et je vis bien que sans vouloir quérir Navarre de s’expliquer plus avant, sa mine le lui permettait.

— Ha ! Sire ! s’écria Navarre, je puis, je pense, vous bailler conseil plus hardiment que personne. Car étant votre héritier, que vous avez hautement avoué et soutenu contre vents et marées, et au péril même de votre trône, nul n’a tant d’intérêt à votre grandeur et conservation que moi, et nul ne peut vous aimer tant que moi, qui n’aurais que mon droit tout nu, si vous ne m’aviez pas proclamé votre successeur – à la grande ire des Guisards – après la mort du duc d’Alençon.

— Mon frère, dit Henri qui voyait à ce début que Navarre n’avançait si prudemment la patte que parce qu’il craignait de le piquer, plaise à vous de parler en toute liberté. Je vous ois.

— Sire, dit Navarre quand en notre dernière guerre, j’étais contraint, à mon très grand regret, de vous combattre, si j’avais ouï que vous rassembliez vos forces pour ne faire qu’une seule armée, je me serais estimé – selon le monde – ruiné. Au lieu de cela, oyant que vous donniez une armée à Guise, une autre à Joyeuse et une autre à vous-même, je me disais : « Dieu soit loué ! Me voilà hors danger d’avoir mal ! »

— Je vous entends, dit le roi, mais peux-je laisser en le présent prédicament les villes et provinces que je tiens encore sans soldat ?

— Sans soldat, non, Sire, mais sans armée, oui, pour ce que leur rôle doit être défensif, et rien de plus. Et quant à vous, Sire, rassemblant de tous côtés le surplus de ces armées diverses et dispersées, et vous fortifiant d’autant, vous pourrez assaillir la Ligue à l’avantage, au lieu d’attendre d’être par elle attaqué avec les faibles forces que vous avez céans.

C’était bien dit, et sans nommer le comte de Soissons, ni le duc d’Épernon en faveur desquels le roi s’était si imprudemment démuni, alors même que la conservation de la Bretagne et de l’Angoumois n’était point de si grande conséquence que sa victoire ou sa défaite. Henri, cependant, envisageait Navarre d’un air pensif, et encore qu’il répugnât, de par l’immense bénignité de son cœur, à enlever à Soissons et d’Épernon les troupes qu’il leur avait données, je vis bien que la raisonnableté des propos de Navarre l’en avait persuadé, et qu’il y viendrait, si du moins Mayenne lui en laissait le temps.

— Assaillir la Ligue, dit-il à la parfin, mais où ?

— À Paris, Sire, dit Navarre sans broncher. Les membres ne sont rien, quand on n’a pas la tête.

— Mais mon frère, dit le roi d’un air fort troublé, assiéger Paris est une tâche immense !

— Il y faudra bien venir, cependant, dit Navarre. Et le plus tôt possible. Pour moi, Sire, poursuivit-il, ressaisi par sa coutumière impatience, et se levant à demi de son escabelle, je compte, avec votre permission, départir dès demain pour Chinon afin de ramener céans le reste de mon infanterie. Et remparer d’autant vos troupes de Tours.

Lecteur, après les si grands intérêts qui furent en cet entretien débattus, j’ai quelque vergogne à dire que ma très humble fortune y fut aussi en quelques mots décidée. Alors que Navarre déjà se levait pour prendre son congé, et que le roi, le saisissant par le bras sans lui permettre de se génuflexer, le reconduisait…

— Siorac, mon fils, dit tout soudain le roi, en s’arrêtant et se tournant vers moi, tu m’as dans le passé si bien servi que je te veux laisser libre de choisir le champ, ou la capacité, où d’ores en avant tu me serviras.

— Sire, dis-je, quand votre diplomatie, de par la nécessité de caler la voile, était double, je fus votre instrument en celle des deux qui demeurait secrète, ce que désormais je ne saurais être, puisque de présent votre dessein véritable est celui que vous proclamez. Je serais donc infiniment obligé à Votre Majesté, puisqu’il est question d’assaillir la Ligue, que vous me permettiez d’apprendre la guerre sous l’un de vos capitaines.

— En ce cas, dit le roi, en souriant, cela ne peut être qu’avec le roi de Navarre, puisqu’il est le plus grand capitaine du royaume, et avec le baron de Mespech qui servit si bien mon grand-père à Cerisoles, et mon père à Calais.

Cette phrase scella mon sort, mais point, cependant, tout à plein, car si le roi me donna à Navarre, celui-ci ne me donna pas à mon père, mais à M. de Rosny. Et si j’appris sous M. de Rosny le métier des armes, vint un temps, comme on verra, où je fus remis derechef, en de quasi incrédibles circonstances, aux secrètes et périlleuses entreprises que je croyais à jamais révolues.