CHAPITRE II
En départant pour rameuter son infanterie de Chinon et la ramener au roi, Navarre laissa M. de Rosny à Tours – et moi-même par conséquent – afin d’y donner avis et conseils à ceux qui commandaient les forces du roi en la ville.
La tâche n’en fut pas aisée, Crillon, Gerzé et Rubempré – les trois maîtres de camp – étant hommes à espincher de travers un nouveau venant, au surplus huguenot, qui leur voulait bailler leçons. Et il faut dire aussi que lesdites leçons tombaient sur eux d’assez haut, Rosny se paonnant prou de l’expérience qu’il avait gagnée sous Navarre depuis dix ans, et comme on a vu déjà, bien que fort bon et bénin en son cœur, il montrait telle roidesse et hauteur en son abord qu’elles pouvaient bien, par contrecoup, escarper autrui contre lui. Navarre lui-même eût pâti de cette disposition d’esprit de Rosny, s’il n’y avait opposé le souple enjouement de son humeur gaussante – arme qui lui était propre et qu’il maniait bien plus souvent, et à meilleur effet, que la froidure ou le rebèquement.
Deux jours après le département de Navarre, M. de Rosny, suivi de son écuyer (lequel s’appelait La Vergne), de moi-même, et du fluet petit page que Navarre lui avait donné, lequel, à ne pas y croire, s’appelait Moineau, alla reconnaître les défenses du bourg de Saint-Symphorien, opinant que Charles de Mayenne, qui occupait Vendôme, ne pourrait attaquer Tours que par le nord, pour la raison que s’il voulait l’attaquer à l’est et à l’ouest, il devrait traverser la Loire et se trouver fort incommodément entre Loire et Cher, cette position au confluent des deux rivières le fourrant dans une nasse dont la retraite ne serait pas facile.
Or, Saint-Symphorien, comme j’ai dit, est un faubourg sur la rive droite de Loire, au nord de Tours, dont il est séparé par ce grand pont que Navarre, Gerzé, le page Moineau et moi-même franchîmes à l’aube du premier mai pour visiter le roi. Il est sis au bas d’un coteau et n’est d’aucun côté fermé par un obstacle naturel, tant est que l’ennemi y peut pénétrer de tous les côtés à la fois, à moins qu’on ne rempare et qu’on ne fortifie les routes, rues et allées qui y donnent accès. Et M. de Rosny, les reconnaissant une à une et les trouvant fort mal défendues, le dit tout de gob aux maîtres de camp.
— Mais nous y avons dressé des barricades, dit Gerzé.
— Lesquelles ne valent rien, dit Rosny d’un ton abrupt.
— Monsieur, dit Crillon d’un air piqué, plaise à vous de nous apprendre la guerre, puisque vous la savez mieux que nous.
— Je n’y prétends pas, Monsieur, dit Rosny, mais quand on a peu de monde, comme c’est le cas céans, et pas de canons du tout, ceux-là étant à Tours, il y faut de l’obstacle, et pour ceux que je vois céans, je n’en donnerais pas un carolus.
Ceci n’était pas pour les maîtres de camp fort plaisant à ouïr, car le carolus, forgé par Charles VIII, et décrié par Louis XII, ne valait pas plus que dix deniers.
— Et qu’y eût-il fallu, Monsieur ? dit non sans quelque ironie M. de Rubempré, lequel était un fort beau jeune homme, l’œil bleu et le cheveu blond.
— Les faire plus hautes et plus larges. Monsieur. Les flanquer à l’avant d’un fossé profond qui ne ménageât qu’un étroit passage pour les chariots et les cavaliers ; et ce passage lui-même coupé de chicanes pour prévenir les surprises. Et enfin, garantir votre barricade à dextre et à senestre pour l’empêcher d’être enfilée par les arquebusades.
— Cela est bel et bon, mais il y faudrait un siècle ! dit Crillon avec un sourire gaussant et en donnant le clin d’œil à Gerzé et à Rubempré comme pour se gausser de la prétention de Rosny à légiférer sur eux.
— Avec vos mille hommes, dit Rosny, il y faudrait deux jours.
— Mordedienne ! dit Gerzé non sans quelque dédain, tant remuer de terre, c’est travail de laboureur, point de soldat !
— Pour arrêter une balle d’arquebuse, mieux vaut terre que poitrine, dit Rosny.
— Pour moi, dit Rubempré non sans quelque impatience, j’opine que nos barricades sont bonnes assez.
À quoi Gerzé et Crillon hochèrent la tête en signe d’assentiment, encore qu’ils me parussent plus piqués par les façons de Rosny que décroyant ses raisons.
— Messieurs, dit Rosny haussant haut le sourcil, je vois que mes avis sont déprisés. Je vous salue bien, et suis, Messieurs, humblement dévoué à votre service (cet « humblement » étant prononcé avec une incrédible hautesse). La Vergne, poursuivit-il en se tournant vers son écuyer, allez incontinent à ma maison de Saint-Symphorien, sellez mes chevaux, chargez mes bagues et menez le tout dedans la ville et m’y trouvez à loger.
— Par la sang Dieu ! dit Gerzé en riant, Monsieur de Rosny, avez-vous peur ?
— Je n’ai plus peur pour mon bien, Messieurs, puisque le voilà en sûreté. Quant à moi, quand M. de Mayenne fondra sur vous, avec votre permission, je viendrai mourir à vos côtés sur ces chétives barricades.
En quoi il fut mauvais prophète, car, plus heureux que les trois maîtres de camp, il réchappa du combat sans une égratignure. Le beau Rubempré fut blessé aux deux gambes et boita le reste de sa vie. Crillon eut le corps traversé d’une arquebusade dont miraculeusement il guérit. Le pauvre Gerzé fut tué roide. Sa poitrine arrêta une balle d’arquebuse moins bien que cette terre qu’il n’avait voulu remuer.
Mais j’anticipe. Et puisque j’anticipe, lecteur, plaise à toi de me permettre de le faire plus avant. On sut quatre mois plus tard, en août, à l’occasion d’un procès qu’on fit à Tours à quelques ligueux qu’on pendit, que ce parti, fort puissant en la ville, avait au jour le jour informé Mayenne par le menu de tout ce qui s’y passait : de l’arrivée de Navarre, de sa réconciliation avec le roi, de son départ pour Chinon ; du faible nombre et de la disposition des troupes royales, partie au faubourg de Saint-Symphorien au nord, partie au faubourg de Saint-Pierre-des-Corps à l’est ; des chétives défenses de Saint-Symphorien ; de l’habitude qu’avait le roi de s’aller chaque matin promener à cheval, et franchissant le Pont de Tours, de traverser Saint-Symphorien et de gagner la Membrolle, site où il se plaisait à galoper.
Ces intelligences amenèrent Mayenne – lequel avait ce genre de finesse qu’on s’étonne d’encontrer chez les bedondainants – à concevoir deux plans, le second venant à la rescousse du premier, si celui-ci venait à faillir. Cheminant toute la nuit son armée du Vendômois à Tours, et atteignant le lundi 8 mai au matin les alentours de Saint-Symphorien, il devait mettre une embuscade à la Membrolle au lieu où le roi était accoutumé à faire son galop et le capturer. S’il faillait à le surprendre et le saisir, son armée, qui était bien supérieure à celle dont le roi disposait à Tours, attaquerait Saint-Symphorien sur trois côtés, mais par escarmouches et lentement, afin que le roi eût le temps de faire passer ses Suisses de Saint-Pierre-des-Corps à Saint-Symphorien en renfort des assaillis. Tours se trouvant alors dégarnie de forces royales, les ligueux intra muros sonneraient le tocsin, prendraient les armes, saisiraient le roi et se rendraient maître de la ville, tandis que lâchant à la parfin les chiens, Mayenne, à Saint-Symphorien, accablerait les royaux sous le nombre.
Ces deux plans de Mayenne, l’un commandant l’autre, témoignaient d’une assez émerveillable adresse : si le premier tournait à bonne heure, Mayenne capturait le roi. Si le second triomphait, la ville le lui livrait et se donnait à lui. Dans les deux cas, la face de l’Histoire en eût été changée, notre alliance avec Navarre tuée dans l’œuf, le parti des politiques annihilé et Sa Majesté elle-même sacrifiée ignominieusement en Paris aux mânes du Guise.
Peu se doutait le roi, tout au bonheur et à l’espoir nouvelet que lui donnait son accommodement avec Navarre, de ces toiles où la Ligue le voulait engluer, quand au matin du 8, le ciel étant fort beau en la douce lumière des pays de Loire – lumière à mon sentiment semblable à aucune autre qu’ailleurs je vis jamais – il décida, comme à l’accoutumée, de s’aller promener au-delà du Pont de Tours et de Saint-Symphorien jusqu’à la Membrolle, suivi de François d’O, du maréchal d’Aumont, de Bellegarde, de Rosny, de moi-même et d’une dizaine d’autres seigneurs, tous, comme leur souverain en pourpoint, et n’ayant d’autres armes que leurs épées.
Or à peine avions-nous monté le chemin qui menait à la Membrolle et passé la dernière barricade qui défendait l’entrant de Saint-Symphorien, à l’endroit où le chemin tout soudain se creuse, que nous encontrâmes un vieil homme qui s’en revenait au faubourg tout courbé sous un grand sac d’herbe qu’il avait, se peut, coupée pour ses lapins en quelques communaux qui sont du côté de delà. À sa vue, mon bien-aimé maître en sa bénignité brida son cheval et fouillant en son escarcelle, lui jeta une piécette. Le manant, surpris, la ramassa et levant la tête pour mercier, reconnut le roi et cria :
— Ha ! Sire, est-ce bien vous ? Par la Benoîte Vierge, Sire, ensauvez-vous ! J’ai vu au bois de la Membrolle d’aucuns cavaliers en cuirasse qui m’ont paru être de la Ligue, vu que je connais bien les nôtres, étant logé en deçà de la barricade.
— D’Aumont, dit le roi au maréchal en haussant le sourcil, avez-vous avancé un peloton de soldats à la Membrolle ?
— Nenni, Sire.
— Alors, dit Henri sans battre un cil, le bonhomme a raison.
Et tournant bride, il prit le galop et nous à sa suite, tandis qu’à cent pas de nous, dans le creux du chemin, apparut, jaillissant d’un bois, un fort parti de cavaliers en corselet et morion qui nous coururent sus, mais ne nous purent atteindre, eux à nous montant, et nous descendant jusqu’à Saint-Symphorien où, la barricade passée, le corps de garde, alerté par nos cris, la ferma derrière nous, se mit aux créneaux et les poursuivants déchargeant sur eux leurs pistolets, les arquebusa si bien que, laissant mort sur la poussière du chemin leur capitaine, ils se retirèrent.
Mais à en juger par la vacarme qui de partout s’oyait, ce n’était là que l’embûche et le gros de l’ennemi allait fondre sur nous, tant est que le roi, ayant repassé la Loire et s’étant mis en sûreté dans les murs de Tours, d’Aumont, Rosny et moi-même quérîmes de Sa Majesté la permission de nous en retourner à Saint-Symphorien d’où venait pour lors une forte noise de mousqueterie.
— Quoi ? dit le roi. Messieurs, en pourpoint ?
— Sire, dit Rosny, il faut bien que votre noblesse apparaisse à la mêlée : vos soldats en seront confortés.
Le roi défendit le congé à d’Aumont qu’il voulait garder à lui, mais à nous deux le permit, fort touché, à ce que je vis, que Rosny, tout huguenot qu’il fût, eût dit votre noblesse en parlant de soi.
Et regalopant le pont, et au faubourg rentrant, Rosny, suivi du seul La Vergne et moi-même de Miroul, nous retrouvâmes le pauvre Gerzé, lequel à une barricade se battait comme lion, et à nous envisager, ne dit rien d’autre que :
— Hé quoi, Messieurs ? En pourpoint ?
Et sourit. On nous bailla des arquebuses et toute la matinée, nous demeurâmes aux escarmouches à défendre quatre ou cinq maisons du faubourg en haut de la colline, lesquelles, fort branlantes et misérables, ne valaient certes pas le sang qui fut répandu pour elles et qui était des deux côtés français – le nôtre, à en croire les prêchereaux de la Montpensier, tenant du Diable, et le leur, des anges. Quoi qu’il en soit, tout le matin, ces chétives bicoques furent à’steure perdues, à’steure regagnées, et à la parfin par nous quittées, quand Mayenne amena du canon dont on vit bien qu’il les allait pulvériser.
— Tudieu, Messieurs ! dit le pauvre Gerzé, tandis que nous nous retirions, tiraillant toujours, vous en avez fait assez ! Allez de grâce vous mettre en cuirasse. Si l’on en vient au chamaillis du corps à corps, ces pourpoints seront votre mort.
Et combien étrange que les derniers mots que j’ouïs de sa bouche fussent ceux-là, qui résonnent encore sous ma plume comme son propre glas ! Nous quittâmes Gerzé, fort noirs de poudre, suivis de La Vergne et de Miroul, l’un et l’autre s’entendant fort bien. Mais nous eûmes quelque difficulté, ayant franchi le pont, à rentrer en la ville, le roi ayant sagement commandé à d’Aumont de ne laisser personne aller hors ni dedans. Cependant, le maréchal, nous ayant reconnus, nous bailla l’entrant et nous pûmes gagner la maison de ville où nous logions.
— Ventre Saint-Gris, Siorac ! dit Rosny qui avait emprunté ce bénin juron à son maître, la cuirasse du dehors n’y suffit pas ! Il nous faut cuirasser aussi le dedans ! Manger à tas et boire à pichet, avant que de retourner au chamaillis !
Ce que nous fîmes, étant possédés d’une faim canine et d’une soif à boire la Loire. Et que je trouve surprenant que cette modeste repue de jambon, de pain et de vin (que je retire, comme j’écris ceci, de la gibecière de ma mémoire) me soit demeurée, tous ces ans écoulés, une si précieuse et savoureuse remembrance, comme si l’appréhension du retour au combat et de la mort si proche lui eût donné plus de prix !
Après quoi on s’aida tous quatre – La Vergne et Miroul ayant avec nous mangé, puisqu’ils avaient avec nous combattu – à s’entrecuirasser, M. de Rosny me disant :
— Siorac, qu’est-cela ? Vous ceignez votre épée coutumière ? Rien n’en vaut ! Il vous faut un estoc de combat pour frapper de pointe et fausser les joints des armures. En voici deux.
— Deux, Baron ! dis-je en riant.
— Pour ce que vous ne faillirez pas au combat à briser l’un des deux. Et ces pistolets que je vous vois sont néant. En voici deux, à long canon, chargés par La Vergne de carreaux d’acier. Voilà qui va bien ! Et tenez-vous à ma dextre au chamaillis. Et Miroul à votre dextre aussi. Et si votre monture s’abat, éperonnez-la. Sauf quand il est blessé aux gambes, un cheval, même navré et saignant, se relève toujours, pour ce que la course est son instinct.
Je fis à M. de Rosny un grand merci de se faire ainsi mon mentor et m’apprendre la guerre, mais ce jour-là je n’eus pas l’usance de ses avisés conseils, comme je vais dire. À peine, en effet, avions-nous sailli du logis, que nous vîmes partout en la ville, cantonnés en les avenues et places, les Suisses en armes que le roi avait retirés du faubourg de Saint-Pierre-des-Corps pour les mettre dedans Tours. Et comme nous cheminions vers le pont, nous ouïmes des crieurs aller de rue en rue commandant aux manants et habitants de se claquemurer chacun en sa chacunière, volets clos et huis remparé, et de ne point mettre le nez ès rues ou aux fenêtres sous peine de vie. À la porte du Pont de Tours, nous trouvâmes le roi entouré de ses officiers qui nous voyant de loin demander le passage, nous manda à lui et dit à mon compagnon :
— Ne sortez pas, Monsieur de Rosny. J’ai plus à faire de mes bons serviteurs dedans la ville que dehors. Aussi bien vous n’empêcherez pas la prise de Saint-Symphorien.
— Et pourtant, Sire, dit M. de Rosny, il me semble que Mayenne n’y va que d’une fesse.
— Mais c’est là ruse de guerre, dit le roi avec un petit brillement de son œil italien. Mon cousin Mayenne, qui est un grand capitaine, alentit exprès l’escarmouche pour m’amener à engager mes Suisses à Saint-Symphorien. Ce qu’à Dieu ne plaise que je fasse, les voulant garder en deçà du pont, l’ennemi n’étant pas que dehors. J’ai envoyé de prime cette matine au duc d’Épernon à Blois et au roi de Navarre à Chinon, et il n’est que d’attendre les renforts.
Preuve, comme je m’en avisais plus tard, quand se connut le dessous des cartes, que mon bien-aimé maître avait éventé le piège à lui tendu par le Gros Pourceau, et restait dans ses murs plutôt que d’aller donner dans la nasse, ses Suisses et ses crieurs faisant si bien en la ville qu’aucun ligueux n’osât mettre le museau dehors, ni du tout branler ni broncher.
Pour nous, voyant la couleur des choses et que notre présence n’était d’aucune usance, le passage étant clos, nous montâmes aux Jacobins d’où on avait de bonnes vues, et sur Saint-Symphorien, et sur le pont, et là vers les cinq heures de l’après-midi, nous vîmes Mayenne lancer à trois endroits différents du faubourg trois fortes colonnes qui submergèrent les nôtres, les barricades étant si chétives et l’assaut si furieux. Tant est qu’en un tournemain, tout céda et quitta, le gros des royaux refluant vers la ville en une telle presse et confusion sur le pont que si l’ennemi avait alors avancé deux canons pour tirer à l’enfilade sur celui-ci, il n’en serait pas réchappé un.
Par la bonne heure, il n’en fit rien, soit que Mayenne, comme je me l’apensai plus tard, espérait toujours attirer les Suisses du roi, soit que ses soldats se fussent mis déjà à la pillerie et au forcement des femmes, le faubourg étant à eux. Les nôtres purent donc rentrer à la file par la porte qui défendait le pont, laquelle porte fut incontinent terrassée par de gros blocs de pierre, ainsi que celle à l’autre bout du pont, et toutes dispositions prisés pour faire sauter les arches dudit pont, si l’ennemi venait à s’y engager.
Nous descendîmes des Jacobins vers sept heures, l’escarmouche étant si alentie qu’on n’entendait plus qu’une intermittente mousqueterie et regagnant la porte du pont, pour nous mettre aux ordres du roi, nous l’atteignîmes en même temps que M. de Châtillon qui arrivait, à l’instant, avec les arquebusiers de Navarre, précédant son maître, dit-il, de trois heures. Jamais je ne vis catholiques royaux plus réjouis de voir des huguenots, ni tant les louer de s’être tant hâtés d’accourir, louanges qui volaient de bouche à bouche, ces mêmes bouches qui plus tard, quand Navarre se fut converti, trouvaient nos réformés indignes des charges de la Cour ou de recevoir l’Ordre du Saint-Esprit, que M. de Rosny, pour ne citer que lui, n’eut jamais, même quand il fut créé duc et pair.
De tout le temps où j’avais été avec Navarre, je n’avais – je ne sais par quel hasard – encontré M. de Châtillon et sa mélancolique face, et à la voir de prime en cette soirée du huit mai, tant me frappa sa ressemblance avec l’amiral de Coligny que lorsque Rosny me présenta à lui, j’en restai sans voix. Tant est que M. de Châtillon, observant mon trouble, mais gardant imperscrutable, à ouïr mon nom, son clair et beau visage, ne me dit alors ni mot ni miette, pour ce que nous étions si proches du roi qu’il ne pouvait, sans offenser Sa Majesté, évoquer la tragique circonstance où j’avais connu son père. En outre, le temps pressait, la nuit était proche, l’heure ne convenait point aux remembrances. Il fallait aviser de la meilleure défense qu’on pourrait faire, si Mayenne, maître de Saint-Symphorien, attaquait la ville.
Je ne fus pas partie à cette délibération et Rosny non plus (lequel me parut nourrir quelque pique à l’égard de M. de Châtillon, combien qu’ils eussent le même maître) mais j’appris par les effets de ce conseil ce qu’on y avait résolu. Car sitôt que le débat entre le roi, d’Aumont et Châtillon cessa, les arquebusiers de Châtillon passèrent dans les deux îles du milieu de la Loire, qui à gué, qui par bateau plat, et commencèrent incontinent à les fortifier. Je me ramentus alors ce que Navarre avait dit le premier mai à Gerzé en traversant le pont pour aller visiter le roi à la pique du jour : qu’il eût fallu de longtemps occuper et remparer ces îles pour l’immense avantage qu’ils auraient donné à l’ennemi dans le siège de Tours, s’il s’en était saisi.
Me trouvant à la nuit tombante avec Rosny dans la plus grande de ces îles, laquelle était aussi la plus proche de Saint-Symphorien, et Rosny en ayant reçu la charge, je fus béant d’admiration à observer l’art, l’expérience, et la considérable peine auxquels se mirent incontinent, et mon mentor, et ceux qu’il commandait (lesquels avaient, pourtant, galopé tout le jour depuis Chinon) pour rendre imprenable la position qu’ils occupaient, creusant des tranchées courbes pour éviter qu’un tir d’arquebuse les enfilât et disposant devant des blocs de pierre. Ceux-ci, ils trouvèrent quasi sur place, protégeant du courant les arches du pont et les enlevant d’où elles étaient, les disposèrent d’une façon très adroitement calculée sur le remblai des tranchées, ménageant çà et là des créneaux, mais des créneaux non point perpendiculaires à l’ennemi, mais obliques par rapport à lui, tant est que tirant sur lui, ils ne pouvaient être de lui atteints par un contre-tir, même si celui-ci visait la meurtrière. J’ajoute, lecteur, que l’oblique de chaque créneau était à l’inverse de l’oblique du créneau précédent, afin que tout le champ devant nous pût être couvert. C’est la première fois que je vis cette émerveillable disposition, qui me donna une fort haute idée des qualités guerrières de mes huguenots, lesquels, contraints de se battre à deux contre dix depuis quasi un demi-siècle, avaient appris qu’ingéniosité et travail pouvaient suppléer au poids du nombre.
La lune, en cette nuit du 8 au 9 mai, était pleine et lumineuse, le ciel tout à plein sans nuages, la nuit tiède, et il y avait pour moi quelque chose d’incrédible à envisager ce labeur de fourmi sur cette île qui n’avait ni arbre ni maison et ne servait coutumièrement à rien d’autre, je gage, qu’à abriter, à la belle saison, les amours sans toit.
La clarté était telle qu’on eût pu lire un livre et que se voyaient fort distinctement Saint-Symphorien et les sentinelles ennemies de la rive droite, lesquelles n’étaient guère plus éloignées de nous que par un jet de pierre et nous envisageraient à nos labours, mais sans nous tirer sus, n’ayant pas d’ordres. De fait, le seul tir, fort intermittent, qu’on oyait, venait du faubourg même, où quelque malheureux manant ou prisonnier payait de sa vie le zèle d’un capitaine ligueux ou l’avarice d’un soldat qui le voulait dépouiller. Non que la noise et vacarme manquassent : toquements sourds d’une porte enfoncée à coups de hache pour la picorée, chants hurlés par bribes par les soldats enivrés, hurlements d’agonie d’un gautier qu’on daguait, ou cris d’épouvante des femmes que l’on forçait.
Vers les deux heures du matin, M. de Châtillon nous vint voir sur un bateau plat, de l’autre île, parla aux arquebusiers et se dit fort content de leurs fortifications. Comme il allait s’embarquer, il m’avisa à la senestre de M. de Rosny, tête nue et le saluant. Aussitôt, me prenant par le bras, il me tira à part et dit d’une voix grave et quelque peu trémulante :
— Monsieur, encore que je n’aie jamais jeté l’œil sur vous avant ce soir, bien sais-je, à votre nom seul, qui vous êtes et que vous avez, avec Ambroise Paré, soigné mon père, quand il tomba dans cette lâche embûche qui précéda de si peu la Saint-Barthélemy.
— Ha ! Monsieur de Châtillon, dis-je envisageant à la clarté de la lune sa belle face malenconique, cela m’est à grand honneur d’avoir pansé l’amiral de Coligny, qui fut et restera pour moi le plus noble exemple de vaillance et de fidélité à sa foi qui fût jamais.
— Monsieur, dit Châtillon à voix fort basse, d’aucuns s’étonnent que j’aie quant à moi poussé de toutes mes forces pour que Navarre s’accommode au roi, lequel, quand il était duc d’Anjou, eut, dit-on, quelque responsabilité et dans l’attentement contre mon père, et dans la Saint-Barthélemy.
— Ha ! dis-je avec feu, on le dit, mais pour moi, je le décrois tout à plein, pour ce que je connais bien de mon maître la coutumière bénignité de cœur et sa répugnance à sang verser. Par surcroît, il n’était point alors le roi de France et Charles IX, seul, doit porter devant Dieu le poids de ces ignominies.
— Ha ! Monsieur ! dit Châtillon en poussant un soupir, comme je suis aise de vous ouïr parler ainsi, vous qui connaissez bien le roi ! Je le confesse à vous, ma conscience me poigne quand et quand d’embrasser mes ennemis d’hier, craignant que la noble âme de l’amiral, du haut de son paradis, ne m’en puisse blâmer. Et pourtant Navarre ne poursuit-il pas, ce jour d’hui, le même but que mon père, quand l’amiral voulait unir contre Philippe II les catholiques et les huguenots de ce royaume ? Et n’est-ce pas mon devoir, comme mon père lui-même à ma place l’eût entendu, que de bannir toutes ces fâcheuses et barbares passions d’aigreur, de querelle et de vengeance, quand la paix du royaume est en jeu ?
Et moi, le voyant encore très troublé en sa conscience de huguenot de se vouloir infidèle à son personnel ressentiment par fidélité à la nation, j’entrepris de le conforter et consolider en le sacrifice qu’il en faisait, lui assurant que son père n’avait pas, en effet, agi autrement en se réconciliant avec Charles IX après les persécutions dont lui-même et les siens avaient été les malheureux objets.
Sur ces mots, je fus interrompu par des cris et interpellations que faisaient aux nôtres les sentinelles de Mayenne lesquelles, comme j’ai dit, se trouvaient sur la rive droite de la rivière de Loire à un jet de pierre de nous et bien visibles, la lune étant si claire.
— Arquebusiers, cria l’un de ceux-là, je vous reconnais à vos écharpes blanches ! Vous êtes les huguenots de Châtillon !
— Oui-da ! cria en réponse l’un de nos soldats avec un rocailleux accent gascon. Oui-da ! répéta-t-il en gaussant, et pour vous servir, Messieurs !
— Écharpes blanches ! hucha un autre de ces ligueux, retirez-vous de là ! Nous n’avons pas affaire à vous, mais à ce bougre et traître de roi, couard, assassin et suppôt d’enfer !
— L’insulte, cria le Gascon, ne sied qu’aux femmes qui ont la bouche humide et le con sec ! Cap de Diou ! Nous verrons demain si vous êtes aussi vaillants que médisants !
— Quérez donc de M. de Châtillon, cria alors l’un des capitaines de Mayenne qui, pendant cet échange, s’était rapproché de la berge, s’il est content de servir les meurtriers de son père !
— Monsieur, dit Châtillon en avançant et en montant sur le remblai de la tranchée pour être des interpellants bien visible. C’est je, Châtillon, qui vous parle, et je vous voudrais dire ceci : Quand il s’agit du service de l’État et du roi – ce roi qui est le mien comme il est le vôtre – je mets sous les pieds toute idée de vengement ou d’intérêt particulier, et j’en ferai autant avec vous, Monsieur, quand vous serez rentré dans votre devoir !
— Monsieur de Châtillon, ôtez-vous de là, dit le Gascon en lui prenant familièrement le bras et en le tirant dans la tranchée, ces pendards vont vous tirer sus ! Il n’y a pas à se fier à ces Guiseux qui font cette nuit les chattemites et nous voudront massacrer demain. Un ligueux loyal est bête plus rare que putain qui file, ou curé qui laboure !
Saillie qui fit rire nos gens à gueule bec, comme bien on pense, et les remit du bon du cœur à l’ouvrage et d’autant qu’il était devenu bien visible par l’échange des propos avec l’autre bord que les ligueux n’étaient pas si ravis à la pensée d’avoir à se frotter à eux au matin.
Les nôtres continuèrent à se remparer encore deux grosses heures après le départ de M. de Châtillon, et Rosny, s’estimant à la parfin satisfait, posta des sentinelles. Et dans la tranchée qu’ils avaient creusée, sans retirer morion ni corselet, les arquebusiers s’écroulèrent dans le sommeil, tant ils étaient las d’avoir galopé tout le jour et peiné la moitié de la nuit, d’aucuns se plaignant d’avoir soif et faim, mais sans aigreur aucune, en gens habitués à ne se remplir le ventre qu’au hasard des occasions, bonnes ou mauvaises, qui se pouvaient encontrer.
Pour moi, je ne m’ensommeillais pas, tant m’agitait l’émeuvement de mon premier combat, car je ne comptais pour rien les embûches, duels et périls où j’avais été jusque-là en mon aventureuse vie. La mort, de ce jour, devenait quotidienne, et celle à laquelle j’avais réchappé ce matin me pouvait atteindre demain. Cependant, si navrant que fût pour moi le pensement d’abandonner ce monde que tant j’aimais, cette vie dont j’étais raffolé, ces êtres qui tenaient si fort à mon cœur, je voyais une si pressante, urgente et contraignante nécessité à battre la Ligue pour établir la paix et la liberté des consciences, que j’acceptai la possibilité de ma personnelle annihilation comme prix à payer pour cet incommensurable bienfait. En ces dispositions si résolues et si fortes, et m’étant en elles recueilli, j’adressai une ardente prière au Seigneur pour qu’il permît que ce but fût atteint, et cependant, la vie des miens préservée, et la mienne, s’il lui plaisait. La pensée, tandis que j’achevai mes oraisons, me frappa que les meilleurs des ligueux – ceux qui ne se ruaient pas pour lors à la picorée ni au forcement des filles – étaient se peut, à’steure, occupés, eux aussi, à réciter leur chapelet. Hélas, c’était le même Dieu, mais non pas la même prière, car en leur farouche et fanatique zèle ces malheureux demandaient au Seigneur l’extirpation par le fer et le feu des hérétiques, tandis que nous voulions, nous, que les Français naturels pussent vivre côte à côte, qui allant à messe, et qui au culte, et sans qu’aucun fût molesté.
Cependant, je dus m’assoupir, car me désommeilla Miroul à la pique du jour, me cornant à l’oreille en me secouant :
— Le roi ! Voici le roi !
Pourtant, ce cri, que d’aucuns des sergents et des sentinelles çà et là répétèrent, eût failli à ébranler les arquebusiers de leur profond endormissement, si une voix gasconne que je commençais à bien connaître n’avait dit :
— Cap de Diou, il apporte pain et vin !
Ces mots « pain » et « vin » frappèrent les ouïes ensommeillées plus fort que n’avait fait le mot « roi », et cornedebœuf ! quel tohu-vabohu ce fut dans les tranchées – corselets et cuirasses se toquant et s’entrechoquant comme enclumes dans le remue-ménage. qui s’y fit – quand nos ventres-creux se levèrent, et joyeusement s’ébrouèrent, la salive jà en bouche !
Le roi, dès qu’il eut mis pied dans l’île, ordonna que l’on déchargeât de l’embarcation qui l’y avait mené les subsistances que j’ai dites et qu’elles fussent tout de gob équitablement distribuées aux cinq cents arquebusiers qui se trouvaient là. Pendant ce temps, nous ayant gracieusement présenté la main à Rosny et à moi, Sa Majesté voulut voir les remparements que les écharpes blanches avaient construits, et fit le tour de l’île avec Rosny et moi-même, se faisant expliquer la raison des créneaux obliques et des tranchées courbes, et ne celant pas son émerveillement devant un tel ouvrage.
— Hé quoi, Monsieur de Rosny ! dit-il, travaillez-vous toujours ainsi ? L’ennemi ne saurait surprendre une troupe ainsi fortifiée !
À cela Rosny fit un profond salut, mais tant ému de ce beau compliment (qu’il consigna plus tard en ses Mémoires) que sa gorge se nouant, il ne put articuler mot ni miette. Je ne sais comment, de reste – car le roi avant parlé sur le ton de la conversation la plus ordinaire – son hommage au labour huguenot, à peine prononcé, vola de bouche à oreille parmi nos soldats, tant est que le roi, départi pour aller visiter l’autre île où se trouvait Châtillon, tous les nôtres connurent l’éloge qu’il avait fait d’eux, lequel s’amplifia excessivement de proche en proche, et leur mit la crête fort haute, d’autant qu’au même moment le vin de Loire coulait dans les gorges sèches et les dents aiguës mâchellaient le beau pain blanc doré de Tours.
— Cap de Diou ! dit mon Gascon, j’aime ce prince, et je décrois qu’il soit couard : sans cela serait-il monté en première ligne pour nous envitailler, tout roi qu’il est !
— Oui-da, Pissebœuf ! dit son compère, la bouche qu’il avait fort large emplie à craquer.
Ce compère se nommait Poussevent, et que ces noms de Pissebœuf et Poussevent fussent des noms ou surnoms, je ne le sus jamais, si longtemps que je les connusse, car je fus avec eux à la bataille d’Ivry et au siège de Paris, et prêtais souvent l’ouïe à leurs gaussants propos. J’eusse dû dire à ses gaussants propos, car Pissebœuf, long et maigre, comme un échassier déplumé, était le seul des deux qui parlât, le gros Poussevent opinant « se peut » ou « oui-da » ou « c’est raison parler », et au-delà, rien qui valut.
— Se dit, reprit Pissebœuf sotto voce, que cet Henricus-là n’est point comme notre Henricus à nous, et qu’il ne court pas le cotillon.
— Se dit, répéta Poussevent.
— Se peut, dit Pissebœuf, qu’il y perde prou. Car œuf d’une heure, pain d’un jour et fille de quinze ans sont des morceaux friands.
— Oui-da, dit Poussevent.
— Et pour deux culs qui font connaissance, c’est cent ans de reconnaissance.
— Cent ans, c’est prou, dit Poussevent.
— C’est pour la rime, sottard, dit Pissebœuf. Je poursuis. Adonc cet Henricus que je dis, ne faisant aucun cas des garces, préfère le braquemart à la meurtrière.
— J’entends bien.
— Adonc, étant hérétique en gaillardies comme le Béarnais l’est en religion, il ne peut qu’il ne soit notre allié.
— Qu’y redire ? dit Poussevent.
— Je poursuis. Qui mieux est, cet Henricus de France, le voilà brave et couillard assez pour monter en ligne afin que de nous régaler.
— Adonc ? dit Poussevent.
— Bougre se peut, mais bon bougre.
— Voilà, dit Poussevent, qui est chié chanté.
— Mais que vois-je, cap de Diou ! dit Pissebœuf en montant sur le remblai de la tranchée, la bouche pleine du beau froment doré de Touraine, que vois-je en ce Saint-Symphorien de merde ? Les sentinelles ligueuses disparues ! Quel tour nous mijote le Carolus ?
— Carolus ? dit Poussevent qui se rinçait la bouche d’une bonne goulée de vin.
— Charles, duc de Mayenne. Et ramentois, Poussevent, que je fus clerc et servis la messe, avant que de lire dans le Saint Livre, de ces yeux que voilà, la vérité de Dieu. Monsieur le Capitaine ! Monsieur le Capitaine ! cria-t-il après M. de Rosny, et comme M. de Rosny à quelques toises de là ne l’oyait point, il se mit à courre après lui en longues gambées d’échassier, poursuivi par le gros et poussif Poussevent qui huchait : «Voire mais ! Ton morion, Pissebœuf ! M. de Rosny va te tancer s’il te voit sans ta salade ! »
Ce que M. de Rosny fit, en effet, puis le mercia et le loua de sa vigilance, et dépêcha un arquebusier à l’île de Châtillon, lequel arquebusier posa ses armes, se décuirassa, se dévêtit et entra dans la rivière de Loire en jurant que : « Cette bougresse d’eau était dix mille fois plus froide que dix mille garces ligueuses mises à tas. » Ce qui, répété, fit rire cinq cents arquebusiers pour ce que l’humeur gasconne – la fatigue de la veille envolée – était ce matin à l’enjouement, tant les avait ragaillardis, et d’être envitaillés, et de l’être par le roi en personne.
— Je raque ce morion, grommela le long Pissebœuf à nous revenant tout en bouclant ledit morion sur son chef, je le raque, je lui chie sus, et je le contrepisse. Qui plus est, Poussevent, je le voue à l’enfer papiste pour qu’il y soit pilé en mortier comme l’âme du Carolus.
Il achevait quand le bruit courut que la barque plate revenait de l’île de Châtillon avec le roi dessus, et à ses côtés Navarre, lequel était juste advenu. Auquel nom de Navarre, un tel trémulant frémissement de fiance et d’amour courut parmi nos gens qu’ils se seraient bien pêle-mêle précipités sur l’autre bord de notre île pour le voir, si Rosny et les sergents, donnant de la gueule, ne les avaient commandés de se mettre tous aux tranchées, le morion attaché, le corselet sanglé, et le mousquet en main à vérifier la pierre du rouet. Ce qu’ils firent, l’œil irrassasié, mais la voix active, quoique fort basse.
— Voilà nos deux Henricus, dit Pissebœuf en glissant un œil par-dessus son épaule. L’un grand, l’autre petit. L’un cerf ou biche, l’autre bouc.
— Qui est le bouc ? dit Poussevent.
— Le nôtre : tu le connais à l’odeur. Et aussi à ses esteufs, car plus couillard que Navarre jamais ne fut. Poussevent, la journée est à nous ! Le bouc béarnais va besogner la chèvre Carolus !
— M’est avis que la chèvre prend les pattes à son cou, dit Poussevent placidement, pour ce qu’au même moment, distinct et fort en son nasillant trompettement, on entendit, des hauteurs de Saint-Symphorien, sonner le boute-selle.
— Ventre Saint-Gris, le boute-selle ! cria Navarre en devançant tout soudain le roi en quelques pas de ses courtes, maigres et musculeuses gambes et en sautant sur le haut du remblai. Ha ! mio cozin Mayenne, ajouta-t-il en oc, que cagada[5] !
Sur quoi, l’avis unanime des arquebusiers, quoique prononcé à voix basse, et en oc, pour ne point offenser le roi et son armée, fut que le Mayenne s’était par peur des seules écharpes blanches ensauvé au diable de Vauvert et que ledit diable le bouille à jamais en ses marmites, Amen !
Navarre dépêcha quelques éclaireurs pour reconnaître le faubourg, lesquels revinrent confirmer que Mayenne avait fait retraite, laissant derrière lui d’aucuns traînards, éclopés, ou navrés qui, capturés, confirmèrent le département de l’armée ligueuse, se retirant aussi vite qu’elle s’en était advenue. À se voir par nous interrogés, les pauvres croquants trémulaient comme feuilles de peuplier, leurs dents et genoux s’entrechoquant, croyant qu’on les allait pendre – d’autant, à ce que les émissaires avaient rapporté, que le chevalier d’Aumale (cousin de Mayenne) avait fait à Saint-Symphorien mille méchantises, daguant hommes et forçant femmes – mais Sa Majesté, en vrai bon roi chrétien qu’Elle était, les envoya à l’hôpital de Tours avec nos propres blessés pour y être comme eux pansés, arguant que, le combat fini, il ne voulait point faire de différence entre les Français naturels.
J’envoyai Miroul quérir ma trousse de médecin à Tours, et demandai à M. de Rosny d’être de ceux qui iraient au secours des nôtres en Saint-Symphorien, dont voulurent être aussi Miroul, le page Moineau, et à mon grand étonnement, Pissebœuf, « pour pourvoir, dit-il, à mes sûretés », mais, partie aussi, à ce que je pense, parce qu’il voulait voir de ses yeux la cagada de Mayenne en ce faubourg, étant plus curieux qu’écureuil dont il avait d’ailleurs, emmanché sur un long cou maigre, la tête petite, l’œil vif et noir, l’oreille immense.
Il y avait là, en effet, par la male heure, prou à voir et du plus horrible en cette belle aube de mai : maisons brûlées et demi brûlées que les nôtres labouraient à éteindre, verrières brisées, huis éventrés pour la picorée, hardes et meubles sur le pavé jetés, puantissimes chevaux morts et jonchant les rues çà et là, des cadavres par centaines, les leurs, les nôtres – le chamaillis du corps à corps par les rues et ruelles ayant été, à ce que je vis, des plus meurtriers.
Ni son ni noise en tout cela, tant est que la cité paraissait morte, sauf qu’en passant devant l’église, une sourde, longue et lugubre plainte dans le silence général tant me frappa que je décidai d’entrer et, l’huis franchi, risquai un œil et vis de prime, massées et accroupies au pied de la chaire, une bonne trentaine de garces échevelées, lesquelles se balançant d’avant en arrière, pleuraient, priaient et gémissaient à cœur fendre. Et moi me voulant assurer du dol qui les poignait ainsi, avançai alors, suivi de mes deux arquebusiers, à la vue de qui et de moi, les femmes tout soudain se mirent à hucher des cris d’épouvante si déchirants que j’en fus comme transi, et cloué sur place, béant d’être ainsi reçu. Cependant, mon immobilité peu à peu les rassurant, elles s’accoisèrent, et saillit alors de derrière la chaire où sans doute il se cachait, un prêtre chenu qui, appuyé sur une canne, s’approcha en clopinant et dit :
— Monsieur, êtes-vous à M. de Mayenne ou au chevalier d’Aumale ?
— Ni l’un ni l’autre, la Dieu merci ! Je suis au roi !
— Ha ! la Dieu merci, en effet ! dit le vieux prêtre. Nous sommes saufs !
— Oui-da ! Mayenne a fui ! le faubourg est à nous ! N’avez-vous pas ouï le boute-selle ?
— La Dieu merci, dit le vieux prêtre en levant la main au ciel, ce calvaire est fini ! Du moins pour moi, ajouta-t-il à voix basse et en me prenant par le bras pour m’éloigner des garces qui, quelque peu rassurées par ce qui s’était dit entre lui et moi, continuaient néanmoins leurs lugubres plaintes sans branler de leur position accroupie. Mais pour elles, Monsieur, il ne fait que commencer, poursuivit le vieux prêtre. Ces malheureuses que vous envisagez céans se sont réfugiées, le faubourg pris par M. de Mayenne, en mon église, croyant que les ligueux qui se disent si fervents défenseurs de notre foi, respecteraient le saint lieu. Hélas il n’en fut rien ! Car à peine le chevalier d’Aumale, à mettre le nez dans la nef, eut-il aperçu ces femmes, qu’il les livra à ses soldats, jurant les blessures de Dieu que puisqu’elles tenaient le parti du roi, c’était gibier d’hérésie et qu’il les fallait traiter comme putains au bordeau. Ha ! Monsieur ! À peu que je n’ose dire ce qui se passa ensuite, ici même, sur les dalles que voilà. D’aucunes de ces infortunées qui voulurent s’opposer à ces bêtes brutes, furent traînées par les cheveux jusqu’au pied de l’autel et battues à pieds et poings jusqu’à pâmoison. L’une, la plus opiniâtre à la résistance, fut tout de gob daguée par un de ces démons pour lui apprendre, dit-il, à se tenir coite et faire sa volonté. Après quoi, il besogna son corps expirant. Moi-même, de prime transi à ces horreurs, mais reprenant cœur en mon indignation, et tâchant d’assouager la férocité de ces méchants par mes remontrances et le respect qu’ils devaient à la maison du Seigneur, l’un d’eux, fatigué de m’ouïr, me saisit par le bras, me posa le cotel sur la gorge et menaça de me dépêcher, si je présumais de l’importuner plus avant par mes prêchailleries. Sur quoi un autre, ce me semble un sergent, ou un quelconque gautier qui était en autorité parmi eux, ajouta qu’il n’était rien qui ne leur fût permis par la Sainte Église, puisque, combattant pour une bonne cause, avec l’aveu du pape, et pour ainsi parler, sous sa bannière, tous leurs péchés, voire les plus grands, et jusqu’au parricide, ne pouvaient qu’ils ne leur fussent remis : privilège infini où il comptait bien, pour sa part, se ventrouiller tout son saoul…
— Ha ! Monsieur ! poursuivit le prêtre. N’est-ce pas inique que se réclamant de l’Église, ils la considèrent si peu ! L’un de ces vilains, violant le tabernacle, et coupant la chaîne qui attachait mes deux ciboires, jeta sur les dalles avec déprisement celui d’étain, disant en gaussant qu’il voyait bien qu’il était en métal vil, donc royal et hérétique, mais en revanche, empocha le second, celui-là, dit-il, ne pouvant être que de la Sainte Ligue, étant d’argent.
Un autre, dévêtant une garce, et la trouvant trop vieille, même pour son appétit, et toutes autres étant ès poings de ses compères, se vengea de sa déconvenue en lui fourrant de force en les parties un de ces pétards dont les assiégeants font sauter les poternes des villes, y mit le feu et fit exploser la malheureuse. De quoi il fut gourmandé par le sergent, non pour l’inhumanité de son acte, mais pour avoir mésusé de ses munitions de poudre, là où une dague aurait suffi.
Ce sacquement infâme dura jusqu’à l’aube, où tout soudain, ils se retirèrent, non sans avoir souillé et profané l’autel d’une manière que je répugne à dire : sacrilège qui s’accommodait bien à la roberie, la meurtrerie, la torture, le forcement et les autres vilenies auxquels ils avaient couru.
L’émeuvement me serra le nœud de la gorge à ouïr ce lamentable conte, et je vis bien que Pissebœuf et Poussevent, dont la conscience, se peut, n’était pas elle-même sans reproche – ces exploits n’étant que trop habituels aux soldats des deux camps – trouvaient cependant à ceux-ci une excessive crudélité. Quant au petit page Moineau dont le cœur en ses tant vertes années était tendre comme celui d’une fille, il ne pouvait retenir ses larmes, et tout pleurant allait de l’une à l’autre de ces pauvres garces gémissantes, et à sa manière simplette et gentillette, attentait de les conforter. Pour moi, je leur dis que j’étais un des médecins du roi et que je les exhortais à ne point céder à la désespérance, et chacune se retirant en sa chacunière, de se laver incontinent des souillures qu’elles avaient subies.
— Ha ! souillées, assurément, nous le sommes ! dit une grande et forte brune qui par ce qui restait de sa vêture en lambeaux, paraissait être de bon lieu – car il n’est aucune d’entre nous qui n’ait été plus de trente ou quarante fois forcée, mais la plus griève navrure tient à la honte et vergogne où nous sommes d’avoir à reparaître, en notre présente condition, devant un fils, un frère, ou un mari, salies et engrossées par ces monstres, et montrées du doigt par tous, en notre rue, en notre maison même. Ha ! révérend docteur médecin, si Notre Seigneur n’avait point défendu à l’homme de porter la main sur sa propre vie, de quel élan j’irais, après ceci, me noyer en la rivière de Loire !
— Hé ! ma fille ! dit le vieux prêtre en branlant son chef chenu, ce serait péché, et capital.
— Mais n’est-ce pas péché aussi de porter se peut en mon sein le fruit de ces méchants, fruit si vil et abhorré, et de moi et de mon mari, que je le voudrais, dès sa naissance, détruire.
— Hélas, ma fille, dit le curé, ce serait péché encore, et en outre, crime odieux contre les lois de ce royaume et pour lequel vous ne sauriez faillir d’être pendue.
Combien que le bonhomme eût dit vrai, j’eusse mieux voulu qu’il n’eût rien dit, tant ses paroles achevèrent de désespérer les malheureuses, les convainquant que la mortelle offense faite à leur faible chair ne serait pas que le pâtiment d’un moment, mais le calvaire de toute une vie, la roideur des lois prenant contre elles, pour ainsi parler, le relais des soudards.
Cependant, mes pressantes objurgations et celles du bon curé les persuadant, d’aucunes de ces pauvrettes se levèrent, quoique avec de grands pleurs et des gémissements et une fois debout, aidèrent les autres à se mettre sur pied et toutes alors s’en furent, la tête basse et la face fort triste, resserrant sur leur corps souffrant du mieux qu’elles pouvaient les loques de leurs habits.
Tant est que ne demeura à la parfin, étendue et pâmée au pied de la chaire, qu’une fillette d’une douzaine d’années, nue en sa natureté, qu’une garce plus âgée, vêtue comme une chambrière, attentait de ranimer, tandis que le page Moineau, lui prenant la main et la trouvant glacée, à ce que je pense, tâchait de la réchauffer entre les siennes, lesquelles étaient si petites qu’elles la couvraient à peine.
— Celle-ci, me dit le vieux prêtre à voix très basse en me prenant par le bras, et en me tirant à l’écart, est une demoiselle noble de Tours, laquelle, étant par malheur en visite chez sa tante au faubourg de Saint-Symphorien, devint, sa tante occise, la proie particulière du chevalier d’Aumale, lequel la jeta sur une coite, lui mit le couteau sur la gorge, à peine de lui désobéir, et lui ayant arraché sa vêture, la força deux fois, l’une par les voies de nature, l’autre par les voies dénaturées, la déchirant à chaque coup.
« Sa chambrière, qui du fond d’un placard où elle s’était dissimulée, avait été le témoin de ces ignominies, en saillit dès que le chevalier d’Aumale fut départi. Et la pauvre déflorée, huchante et hors d’elle-même, ne parlant que de s’aller jeter en Loire pour éteindre, disait-elle, le feu de l’enfer que ce grand diable avait mis dans son corps, ladite chambrière l’amena ou plutôt la porta en mon église, afin d’y trouver le secours de la religion.
Ce récit nous laissa béants, tant nous parut proprement incrédible qu’un gentilhomme de bonne et ancienne noblesse comme le chevalier d’Aumale[6], lequel était cousin des princes lorrains, fût descendu à ces bassesses, l’âge de la pauvrette nous paraissant multiplier la crudélité de son acte, ainsi que l’observa à sa manière naïve Pissebœuf, que j’ouïs fort bien – encore qu’il eût parlé bas – dire à son compère Poussevent : « Quinze ans, passe ! Mais douze ! C’est par trop meurtrir la chair nouvelette ! »
Quand la pauvrette, à la parfin, se dépâma, je lui donnai un grain d’opium pour l’assouager quelque peu, puis je fus deux grosses heures à la laver, à la recoudre, à la panser. Ces curations finies, je lui donnai derechef un grain d’opium, et quand enfin elle s’ensommeilla tout à plein, demandant le secret absolu au bon vieux prêtre, j’allai avec la chambrière visiter son père à Tours, et exigeant de l’encontrer bec à bec, lui dis le tout de l’affaire, en l’avisant de ne pas l’ébruiter, afin que Mlle de R. ne fût pas, dans la suite de son âge, rejetée par le monde et quasiment contrainte à s’enfouir en un couvent.
M. de R. était veuf, et n’ayant d’autre enfant que celle-ci, tous les autres étant morts en bas âge, il était tendrement raffolé de son Ariette, et encore qu’il brûlât de se revancher, étant gentilhomme de bon lieu, sur le chevalier d’Aumale, il convint avec moi que le silence valait mieux qu’un cartel, en la circonstance impuissant. Et comme Mlle de R. se trouvait tout à plein déconnue des malheureuses de Saint-Symphorien avec qui elle avait été mêlée, cette ignorance, la prudence du père, la discrétion du curé, de la chambrière, pour ne point parler de la mienne, tout concourut à dissimuler aux yeux de tous le cruel outrage que Mlle de R. avait subi. Dissimulation qui, même si elle ne supprima pas sa navrure, lui épargna du moins l’opprobre qui en fut l’inique conséquence pour ses infortunées compagnes.
Belle lectrice, dont le cœur tendre s’intéresse à Mlle de R. et voudrait sur elle en savoir davantage, sachez donc que de son être physique, c’était une brunette bouclée aux yeux noirs, profonds et pensifs ; que sa charnure, fort puérile en ses douze ans, dessinait à peine la femme qu’elle allait être ; et qu’enfin elle était, de son humeur, naïve, douce, confiante, et en outre, si affectionnée que l’ayant visitée quatre jours à peine à Tours pour lui continuer mes soins, elle pleura à chaudes larmes à mon départir et me fit promettre de lui écrire. Ce que je fis. En bref, c’était la plus mignonne angelette qui fût du haut des cieux sur terre descendue. Et encore que notre correspondance se discontinuât – pour ce qu’elle écrivait fort peu et fort mal – j’ai ouï dire qu’elle s’était, sur ses seize ans, heureusement mariée à un gentilhomme de Blois, lequel ayant appris la vérité des lèvres de son futur beau-père, la voulut aussitôt rejeter dans la gibecière de son oubli et d’autant que le chevalier d’Aumale, ayant été entre-temps tué, et je dirai pourquoi et par qui, on ne pouvait que s’en remettre à Dieu de son châtiment.
Après la retraite et département de Mayenne, le 9 mai au matin, il fut débattu entre le roi et Navarre s’il fallait incontinent courre sur le Gros Pourceau avec les deux armées conjointes. Je n’assistai point à ce conseil, mais j’en sus la substance par Rosny qui en fut, et me dit que la poursuite de Mayenne par les deux Henri n’était pas apparue comme un moyen fort sûr, Charles ou Carolus, comme on aimait aussi à dire, ayant sur eux trop d’avance pour qu’ils pussent espérer gagner sur lui, et en outre, y ayant trop de bonnes villes ligueuses où, refusant le combat, il eût pu s’enfermer. À cette occasion, me rapporta Rosny en riant, mon pauvre bien-aimé souverain fit un de ces giochi di parole dont il était raffolé, disant qu’il ne fallait pas hasarder deux Henricus contre un seul Carolus, faisant allusion au fait que l’écu d’or, frappé par son père Henri II, valait encore soixante sols, alors que le Carolus, fort décrié, ne valait plus que dix deniers.
À la vérité, je ne puis me ramentevoir si c’est à ce conseil ou à un de ceux qui suivirent qu’il fut décidé par les deux rois d’aller mettre le siège devant Paris. Mais le projet, néanmoins, planait quelque peu dans l’air déjà, puisqu’il fut résolu ce jour que Châtillon et Rosny iraient capturer incontinent Chartres, laquelle ville, comme on sait, est le grenier de la capitale, tant est que quiconque la tient, tient et retient l’envitaillement de la bonne ville en blé et froment de la Beauce.
Cette attaque contre Chartres devant être menée dans le secret et la célérité fut la raison pour quoi Navarre confia à Châtillon trois cents chevaux et cinq cents arquebusiers à cheval, à l’exclusion de tous gens de pié, mais avec des échelles, un pont volant pour passer les murailles, et des pétards pour faire sauter les portes ; le départ fixé fort tôt à l’aube pour n’alerter point les espions ligueux de Tours ; point de boute-selle, mais un département sans noise et si je puis dire, à sabot de velours ; le secret bien gardé sur notre destination que seuls Châtillon et Rosny connaissaient ; et enfin de Tours à Bonneval, une seule grande traite sans démonter et prenant, le cul sur selle, nos deux repues, à la fortune du pouce et le vin à la régalade.
Comme on approchait de Bonneval, on tomba sur une petite troupe ligueuse commandée par M. de Recrainville, laquelle ne comptait pas plus de vingt-cinq chevaux. Elle s’ensauva à notre vue, mais nos coureurs en avant-garde lui tapèrent fort sur la queue, sans la pouvoir anéantir, mais en faisant quelques prisonniers : Ce qui fut fort heureux, car on apprit par eux qu’il y avait dans le voisinage trois ou quatre cents chevaux ennemis en campagne. Ne les voulant pas avoir dans le dos en notre chevauchée sur Chartres et doutant bien que ceux de Recrainville qui avaient réchappé leur allaient dire où nous étions, on décida de les affronter et de marcher à eux. Par une décision qui m’étonna, Châtillon envoya ses arquebusiers par le chemin de Chartres, comme s’il estimait sa cavalerie à cheval bien suffisante pour détruire celle de l’ennemi. Tant est que ce fut à égalité de nombre que le combat se fit.
Il se fit fort à l’improviste, car escaladant une petite colline abrupte, pour gagner des vues sur les alentours, parvenu au sommet, on vit tout soudain l’ennemi qui montait la pente de l’autre côté vers nous, séparé par deux cents pas à peine. Il s’ensuivit un affrontement d’une épouvantable violence. Les deux gros s’entretoquèrent si fortement par la lance et l’épée qu’en un clin d’œil il se fit un monceau à terre de plus de quarante chevaux et d’hommes pêle-mêle, les uns sur les autres gisant. Grâce au ciel, je ne tombai point, évitant une lance et donnant de l’épée comme je pus sous le heaume de mon assaillant. Mon estoc se cassa net à la poignée, laquelle je jetai tant violemment à la tête de mon ennemi qu’il en vida les étriers, je pense, car j’eus le temps de dégager de mon arçon mon deuxième estoc avant d’être de nouveau assailli, mon Miroul pendant ce temps lançant le cotel, à dextre et à senestre, aux valets ou autres goujats qui couraient entre nos chevaux pour leur donner dans les tripes. Le mauvais de ces mêlées, c’est que lance ou épée se brisant, on se trouve tout soudain sans arme devant un nouvel assaut, à moins que de tirer le pistolet, ce qu’on ne fait qu’en dernier ressort, et qu’une fois. Et ce que fit Rosny, quand le petit page Moineau, accourant sur son petit cheval arabe pour lui apporter un nouvel estoc (deux s’étant jà rompus) un des cavaliers ligueux, foulant au pied les lois de la chevalerie qui voulait qu’on épargnât les pages, transperça le pauvret de sa lance : Crime qu’il paya incontinent de sa vie, les carreaux d’acier de Rosny lui déchiquetant corselet et poitrine.
Au long de cet encharné combat, M. de Rosny, tout affairé qu’il fût et donnant de son estoc, comme disait Jeanne d’Arc, de bonnes buffes et bons torchons, me gardait à l’œil néanmoins, comme étant novice à ce combat, et me voyant poursuivre l’ennemi qui tournait jaquette, me cria de n’en rien faire. Et moi obéissant et à lui me remettant au botte à botte, il me dit que ce n’était pas là vraie retraite, comme je cuidais en mon innocence, mais que les ligueux ne se décrochaient de nous que pour se rallier, et furieusement nous recharger. Ce qu’ils firent, et ce qu’ils firent tant qu’ils furent dix ensemble : bravoure qui m’émerveilla.
Au bout de deux grosses heures qui me durèrent un siècle, le combat s’alentit et à la parfin, les ligueux se retirèrent, laissant deux cents d’entre eux sur le terrain, lesquels nous enterrâmes à côté des nôtres, joints dans la mort comme ils eussent dû l’être dans la vie, étant des Français naturels et sujets du même roi. M. de Rosny, chancelant sur son cheval – lequel, ayant reçu un coup de lance tout au travers du nez qui lui traversait la mâchoire, tenait encore debout –, versa des larmes grosses comme des pois, quand on mit dans la terre à ses pieds le pauvre page Moineau, duquel il avait coutume de dire qu’il était trop fluet pour qu’une balle l’atteignît jamais.
À peine avait-on porté tous ces pauvres gens en la froidure et obscurité de la glèbe, que le ciel noircit comme démon. Et creva alors sur nous la plus violente pluie qui fût jamais, laquelle nous traversa et transperça, n’ayant sur nous que nos cuirasses, tant est que tout suants que nous étions de la chaleur du chamaillis, nous devînmes tout ruisselants, et dehors et dedans, de ce déluge. Cette incommodité porta à son comble la mésaise, tristesse et fatigue où nous étions et redoubla notre appétit à nous loger, à nous repaître, à nous remettre. Mais comme nous cherchions bourg ou village où nous rafraîchir, parvint à M. de Châtillon un avis très certain que Mayenne, ayant su notre présence par ceux qui avaient réchappé du combat, suivait nos traces avec douze cents cavaliers. Je gage que Châtillon, à cette nouvelle, dut âprement regretter les cinq cents arquebusiers à cheval qu’il avait dépêchés sur Chartres. Mais de toute guise, nous ne pouvions rêver d’affronter Mayenne, recrus que nous étions et quasiment sans estoc, ni poudre pour nos pistolets, et les chevaux si las que c’est à peine s’ils pouvaient mettre un sabot devant l’autre. Toutefois, sur la décision que nous prîmes de chevaucher toute la nuit sans démonter pour gagner Beaugency qui était au roi, les pauvres et vaillantes bêtes nous portèrent encore jusque-là, chancelantes et trébuchantes.
À la parfin, Beaugency nous ouvrit ses portes à la pique du jour, et qui mieux est, les referma et reverrouilla derrière nous. Au gîte que l’on nous donna, M. de Rosny et moi parvînmes si affamés, si altérés et la paupière si lourde que nous ne savions lequel de ces besoins nous devions de prime satisfaire. Cependant, Rosny, ayant commandé à son écuyer La Vergne de nous quérir viandes et vin, s’affala sur l’unique coite, où je le rejoignis incontinent, tous deux sur le ventre, le cul nous brûlant et ardant d’une trotte sans démonter ni discontinuer d’un jour et de deux nuits. À peine jetés là, nous ronflâmes à tels poings fermés que La Vergne et Miroul n’ayant pas failli, en leur adresse, à nous quérir la collation commandée, faillirent tout à plein à nous désommeiller pour la manger, tant est qu’ils l’avalèrent eux-mêmes à belles dents, avant que de s’écrouler sur le plancher, endormis à leur tour comme plomb et sans même s’ôter de dessus le corps corselet et morion.
Le roi de Navarre était à Beaugency et sur le midi du lendemain, nous ayant fait quérir, La Vergne et Miroul nous tirèrent à la parfin de notre endormissou et gagnant le logis du roi, titubant encore de lassitude, nous trouvâmes Navarre qui conversait amicalement avec Châtillon, le bras passé dessous son bras, lequel bras, à la vue de Rosny lâchant, il lui bailla tout de gob une forte brassée, et à moi aussi, me laissant tout béant de cet honneur, d’autant qu’il ajouta de sa voix gasconne et enjouée :
— J’ai bien ouï de vous, Monsieur de Siorac, et en honneur, en ce combat de Bonneval ! À père vaillant, fils intrépide !
— Trop, dit Rosny avec un sourire. Il lui faudrait passer la bride.
— Je m’émerveille ! C’est vous qui dites cela, Rosny, mon ami ? dit Navarre. Vous qui êtes toujours le premier à la mêlée et le dernier à la quitter !
— C’est que je vous imite, Sire, dit Rosny, reprenant un débatement qui était coutumier, comme je l’appris plus tard, entre le roi et lui, chacun gourmandant l’autre de se hasarder trop au combat.
— Or, laissons cela ! dit Navarre. Et que tout soit liesse, ce jour ! Pour ce que je viens d’apprendre, mon Rosny, que le brave La Noue, commandant une armée du roi, a défait sous Senlis une forte armée de la Ligue.
— Défait, Sire ? s’écria Rosny, ivre de joie.
— Défait et mis à vauderoute ! Le duc d’Aumale et Balagny blessés !
— Voilà qui est bien, dit Rosny, mais j’eusse préféré que le chevalier d’Aumale fût navré, plutôt que le duc, lequel, à tout prendre, vaut mieux que son fils.
— Mais qu’ois-je ? dit Roquelaure, un large sourire fendant sa rubiconde face. Souhaiter mort et navrure au petit d’Aumale ! Un si bon catholique ! Un chevalier de Malte ! Et qui mieux est, abbé du Bec et général des galères de la religion ! Raison pour quoi il a si bien dit sa messe en l’église de Saint-Symphorien !
À quoi Navarre rit, aimant fort que le catholique Roquelaure fît tout haut les réflexions qu’il ne faisait lui-même que tout bas, étant, comme je l’ai dit déjà, si ménager, et de l’Église romaine, et de ses dignitaires, et du pape, son grand dessein étant d’accommoder un jour les deux religions pour asseoir la paix en son royaume.
— Cependant, dit Châtillon, dont la belle, austère et malenconique face ne s’était point égayée au persiflage de Roquelaure, il est, parmi les ligueux, des gens d’une autre farine que le chevalier d’Aumale : j’ai ouï dire, Sire, que Maineville s’était fait, sous Senlis, fort vaillamment tuer.
— C’est vrai, dit Navarre.
Là-dessus, observant qu’au nom de Maineville, j’avais levé haut le sourcil, Navarre tourna vers moi son nez en bec d’aigle et ses yeux perçants, et dit :
— Le connaissiez-vous, Monsieur de Siorac ?
— De sa personne, peu. De son action, prou. Car Maineville figurait dans tous les rapports que me fît Nicolas Poulain avant la journée des Barricades et que je communiquai au roi. Maineville animait grandement les ligueux de Paris, en leur apportant les consignes, les commandements et les encouragements du duc de Guise. Tant est que Sa Majesté, qui le tenait pour un ligueux encharné et zélé, l’avait surnommé « Maineligue ».
— Voilà bien, dit Navarre en souriant, l’esprit de mon beau cousin, dont le petit doigt a plus de finesse que les cervelles mises à tas de tous ses conseillers. Rosny, n’avez-vous point ouï conter partout que le roi est par eux poussé à aller reconquérir la Bretagne contre le duc de Mercœur ?
— Je l’ai ouï, Sire, dit Rosny.
— Ha ! J’enrage ! dit Navarre en marchant de long en large dans la pièce de son pas de montagnard, ses gambes courtes et musclées comme avides d’escalader les monts de son Béarn, j’enrage, Rosny ! C’est folie ! C’est folie toute pure ! Le roi usera ses forces à nulle usance en ce pays ! Pour regagner son royaume il lui faut rien de moins que passer sur les ponts de Paris, et, Ventre Saint-Gris ! Après Bonneval, après Senlis, nos armes partout victorieuses, le moment en est venu ! Il est là ! Il le faut saisir ! La Bretagne, Ventre Saint-Gris ! C’est tourner le dos à la victoire que de s’y aller fourvoyer ! Si le roi fait diligence, comme j’espère il fera bientôt, mes amis, bientôt, nous reverrons les clochers de Notre-Dame de Paris !
Ce bouillant propos me jeta quasiment hors mes gonds par l’enthousiasme qu’il me bailla, et observant qu’il produisait le même effet sur tous ceux qui étaient là, je m’apensai en cette occasion comme en mille autres qui suivirent, que Navarre était avec ses gentilshommes comme le levain dans la pâte : il les faisait lever par la seule vertu de sa langue gasconne, si prompte, si parleresse, si frétillarde, et trouvant, sans jamais faillir, les mots qu’il fallait aux moments opportuns. Les mots, et non comme mon bien-aimé souverain, les discours, car la rhétorique du Béarnais était toute en saillies, boutades et dictons, sans apprêt aucun, rustique mais forte, et tant entraînante que s’il galopait, fort en avant de nous, l’épée au poing – ce qu’il ne manquait jamais à faire, au reste, en ses combats.
Nous ne restâmes que la journée à Beaugency, pour ce que Navarre voulut gagner Châteaudun, où nos cinq cents arquebusiers à cheval, n’ayant pu prendre Chartres, s’étaient mis. Et là, attendant que le roi se décidât à marcher avec Navarre sur Paris (comme Navarre, par ses lettres, l’en avisait tous les jours) nous séjournâmes en la bonne ville huit à dix jours en très grande liesse, et quant à moi, comme plus loin je dirai, fort bien et plaisamment logé. Cependant, désappointé assez de ce que mon père, Giacomi et Quéribus se trouvassent alors avec l’armée du roi qui avait vaincu les ligueux à Senlis. Armée que commandait en nom le duc de Longueville, mais en effet, et sur la prière du duc lui-même, le brave La Noue, lequel, tout huguenot qu’il fût, était si respecté de tous pour ses hautes vertus que les catholiques royaux le surnommaient « le Bayard protestant ».
Pour le logis où je fus si bien accommodé, je ne m’y trouvai pas de prime, mon Miroul, fureteur comme rat en paille, ayant d’abord arraisonné pour moi un hôtel de la noblesse (dont le maître s’était mis à la fuite, étant ligueux) mais Rosny, me visitant, et le trouvant plus beau et spacieux que le sien, je vis bien qu’il allait en concevoir quelque dépit, se jugeant, maugré son âge, fort au-dessus de moi, étant mon mentor en la guerre. Tant est que, connaissant sa hautesse et naturelle gloriole (laquelle était pour le moins aussi immense que ses talents) je le priai vivement d’échanger nos logis, le mien convenant mieux, dis-je, à sa nombreuse suite, et pour moi qui n’avais que le seul Miroul, sa plus simple maison me suffisant. Il refusa courtoisement, mais de l’air de quelqu’un qui désire qu’on fasse son siège avant que de céder : ce que je fis, avec tant d’instances, de bonne grâce et de bonnes raisons qu’à la fin il voulut bien consentir à me dépouiller. Cependant, il ne m’en aima que davantage d’ores en avant, et n’étant pas ingrat, et ayant quelque tendance à l’hyperbole, il se fit à la cour de Navarre le trompette de mes vertus, lesquelles, d’ailleurs, ne tardèrent pas, en mon logis nouveau, à être récompensées de la façon que je dirai plus loin.
Rosny fut assez bon pour me venir en remerciement visiter le lendemain de son installation, à laquelle il laboura avec le soin et la méthode qu’il mettait à tout, alors même qu’il savait fort bien qu’il n’était point pour demeurer à Châteaudun au-delà d’une semaine.
— Ha ! Siorac, mon ami, me dit-il à l’entrant – calquant sa bonhomie sur celle de Navarre, et me donnant pour la première fois une forte brassée –, vous n’êtes point si mal céans, à ce que je me suis avisé, n’ayant pour suite que votre seul Miroul, et l’hôtesse étant si accorte. Voire mais, puisque je suis sur ce sujet, comment se fait, mon ami, que votre escorte soit si chétive ? Vous n’êtes point pauvre, ce me semble, ayant belle seigneurie en Montfort l’Amaury et le roi, d’après ce que j’ai ouï, s’étant montré fort libéral avec vous de ses clicailles.
— C’est là, dis-je, vérité d’Évangile et j’avoue que pour un cadet, je me trouve étoffé assez. Mais employé jusque-là à de secrètes missions, et contrefaisant le marchand en mes déguisures, je ne pouvais me faire suivre que du seul Miroul, ycelui figurant mon commis.
— Voilà qui est bel et bon, dit Rosny, mais maintenant que vous vous battez, à visage découvert, aux armées, il vous faut tenir votre rang et avoir du monde derrière vous, faute de quoi vos mérites seront mesurés à l’aune de votre chicheté, laquelle est vertu chez un marchand, et vice chez un gentilhomme. Je vous le dis, moi qui suis fort bon ménager de mon bien, et tiens mes comptes quotidiennement. Étant cadet comme moi, Siorac mon ami, et sans héritage en avant de vous, vous avez dû comme moi vous attacher à un prince. Moi à Navarre, vous au roi de France. En ce service, vous avez, comme moi, prospéré, vous par vos missions, moi par la picorée et pillerie des combats, tant est que vous avez, comme on dit, fait maison, et sans attendre un siècle.
— Que fait donc là ce siècle ? dis-je en riant.
— Façon de dire de Monsieur mon père qui allait repétant à ses cadets :
Faites en cent ans civière !
Faites en cent ans bannière !
Ce qui devait dire que ses fils cadets ne devaient mourir qu’à cent ans, et au bout de ce siècle, faire maison et se retrouver seigneur.
— Si avez-vous fait, dis-je, et moi aussi.
— Si ai-je commencé à faire, dit Rosny en levant haut la crête, et ne suis encore que dans le bas du chemin, ma baronnie ne me contentant point, n’étant que petit marchepied pour les grandeurs auxquelles j’ai appétit, servant Dieu, l’État et moi-même au mieux de mes suffisances.
— Lesquelles grandeurs de tout cœur vous souhaite, Monsieur de Rosny, dis-je avec un salut.
— Lesquelles pour vous je n’appète pas moins, dit Rosny en inclinant la tête, mais du ton dont il prononça cela, je vis bien qu’il doutait que mes grandeurs atteignissent jamais à la demi-cime des siennes. En attendant, poursuivit-il avec enjouement, vous m’obligeriez, Monsieur de Siorac, puisque aussi bien vous êtes de mes gentilshommes, à grossir grandement votre suite, augmentant d’autant la mienne.
— Ha ! certes, dis-je, je le ferai, s’il y va de votre gloire autant que de la mienne. Mais donnez-moi avis, de grâce ; jusqu’où dois-je aller en cet effort ?
— Beaucoup plus loin que vous n’êtes et beaucoup moins loin que moi, qui suis au-dessus de vous, le roi de Navarre vous ayant à moi donné. Tant est que vous devez être mon reflet, sans toutefois égaler mon éclat.
— Monsieur de Rosny, dis-je avec un nouveau salut, je vous ois.
— Eh bien, partons de mon exemple et de mon train de guerre. J’ai attaché à ma personne un médecin, La Brosse. Un masseur, un fol, un cuisinier, un diseur de bonne aventure, un comédien qui me lit les poètes, deux secrétaires, MM. Choisy-Morelli et La Fond, deux écuyers, M. La Vergne, que vous connaissez, et M. Maignan qui me doit rejoindre céans, deux valets d’armes et quatre pages :
— Quatre pages ?
— Primo, un page de la chambre qui me sert en mon domestique, m’apporte pantoufles et bougeoir, dispose ma coite, me sert à table, et qui m’est, en bref, une sorte de chambrière, sans cependant descendre à ces basses usances, lesquelles Calvin condamne, mais hélas ! ne sont point rares en campagne, même chez des seigneurs qui de leur naturel ne s’adonnent point à la bougrerie. Secundo, un page d’écurie, qui panse et cure mes chevaux. Tertio, un page de mission que j’envoie par pays porter lettres missives, ou mot de vive bouche. Quarto, un page de combat qui porte mon arquebuse et me fournit en estoc quand le mien vient à briser. C’était là la charge du pauvre Moineau et vous savez ce qu’il est advenu du discourtois vilain qui l’a occis à Bonneval.
— Comptant les pages, dis-je comme effrayé, cela fait seize bouches à nourrir et seize corps à vêtir ! C’est prou !
— Touchant votre personne, dit Rosny, vous pourriez vous contenter du tiers. Si m’en croyez, Siorac mon ami, ayez deux pages. L’un pour votre domestique, l’autre pour le combat. Un écuyer qui soit de bonne maison, qui charge vos pistolets, vous épaule au chamaillis et vous fasse honneur à la Cour. Deux valets d’armes et d’écurie. Et enfin votre Miroul qui sera tout ensemble votre secrétaire et le gouverneur des pages et les fouettera, à l’occasion, et l’occasion s’en présentera, ces coquelets, à peine sortis de leurs coquilles, étant hardis et turbulents. Qui aime bien châtie bien.
— Je les aimerai bien, Monsieur le Baron, dit Miroul, l’œil bleu froid comme glace et l’œil marron fort marri, car le pensement qu’il ne serait plus le seul à régner sur mon domestique le prenait très à rebours de son estomac.
— Ha ! dis-je, voilà qui est bien, mais comment donner pain à tout ce monde ?
— Mais par la picorée, dit Rosny en levant le sourcil. La guerre nourrit fort bien son homme, quand elle ne le tue pas. En 1580, après la prise de Cahors, mes gens, diligentés par moi à trouver provende dans le sac de la ville, me dénichèrent une cassette de fer, laquelle, à l’ouverture, découvrit quatre mille beaux écus. Et pour tout dire, il n’y a eu, depuis, combat victorieux qui ne m’ait rapporté clicailles, sans compter les prisonniers nobles que j’ai faits et qui m’ont dû verser rançon. Raison pour quoi, Siorac, votre suite vous aidant à faire votre fortune, il vous faut choisir vos gens, non point seulement pour leur vaillance, mais pour leur adresse, leur œil vif et leur main prompte. Qu’ils soient même un peu fripons ne serait pas à regretter, pour peu qu’ils vous soient fidèles.
Ayant dit, et le cœur content d’avoir réglementé les affaires de mon domestique, et aidé à ma gloire, à mes prospérités et partant, en quelque mesure, aux siennes, Rosny s’en alla, me laissant avec Miroul, lequel, l’huis à peine reclos, me dit, ses yeux vairons lançant des flammes :
— Moussu, pour le coup, cela est insufférable ! Passe encore de vous suivre à la guerre et d’être séparé si longtemps de ma Florine, mais vivre en votre suite en ce tohu-vabohu de six personnes, c’est trop ! Je quitte votre service ! J’ai du bien, comme vous savez, lequel j’ai confié à un honnête juif de Bordeaux pour lui donner du ventre. Je vais m’acheter terre et m’établir, comme j’ai dit toujours que ferai.
— Ha ! mon Miroul ! dis-je, contrefeignant des alarmes que je n’éprouvais point, cette démission étant pour le moins la centième, que ferais-je sans toi ? Ne pouvant que je ne me soumette à Rosny et privé de ta fraternelle présence, quand plus elle me fait besoin, et non point seulement cette fois comme ami et secrétaire, mais comme gouverneur de mes pages et majordome de mes valets, lesquels pages et valets, j’eusse voulu aussi que tu recrutes, puisqu’ils seront sous toi.
— Moussu, dit Miroul avec gravité, si vous subordonnez à moi les pages et les valets, voilà qui change quelque peu la physionomie de la chose. Mais quid de cet écuyer de merde ? Voudra-t-il, étant noble, me commander ?
— Que nenni, dis-je, il n’aura pas affaire à toi, mais à moi seul.
— Mais, dit Miroul, son œil bleu douteur encore, et désolé, ce gentillâtre étant noble, ne voudra-t-il point me morguer et prendre ma place en votre confidence et intime amitié ?
— Nenni, Miroul ! criai-je en lui donnant une forte brassée, et en couvrant ses joues de chaleureux poutounes, vingt et un ans se sont écoulés depuis que je t’ai surpris à rober un jambon dans la souillarde de Mespech, pauvre gueux orphelin réduit par la male faim à ribauderie armée ! Vingt et un ans que je t’ai arraché à la hart et que tu ne m’as pas quitté, me sauvant à ton tour tant de fois la vie que j’en ai perdu le compte et te trouvant plus quotidiennement mon compagnon que même mon Angelina ; si fortement uni et conjoint à mon être qu’à peu que je te sente différent de moi-même ! Partant, irais-je donc de moi te disjoindre, te perdre et me diminuer pour un nouveau-venant ! Fi donc ! Suis-je un homme d’étoffe si changeante ! M’as-tu trouvé tel avant ce jour ? Tu m’offenserais, Miroul, à tenir ce pensement davantage !
— Ha ! Moussu ! s’écria Miroul, point d’offense ! Vous m’assouagez tout à plein par votre affectionnée condescension. J’accepte votre parole et formelle promesse de me garder en bonne amitié et si vous me l’ordonnez, je vous trouverai moi-même ce petit gentillasse de merde.
— Voire mais, mon Miroul, dis-je en riant, si tu le dois toi-même recruter, il ne convient pas que tu le merdoies plus avant.
On toqua à l’huis, et avant que j’eusse donné l’entrant, apparut, la porte s’entrebâillant, la fort amène face de mon hôtesse, laquelle me quit si elle pouvait entrer. Et moi acquiesçant et le fluet, agile et élégant Miroul s’ensauvant, non sans quelque vif brillement de son œil bleu, je me levai et dis avec un petit salut :
— Madame, outre que vous êtes céans chez vous, je suis charmé que vous me veniez voir.
— Ha ! Monsieur le Baron, c’est trop de bonté de vous ! dit ma visiteuse, laquelle, je gage, se trouvait immensément caressée de ce que je l’eusse « madamée » au lieu de l’appeler « ma commère », comme Rosny avait fait devant moi, lui voulant par là marquer sa place – bien au-dessous de lui par la naissance –, la belle étant, d’après ce que nous avions ouï, une chambrière que son maître avait, en quatrièmes noces épousée, ses trois précédentes garces étant mortes en couches.
Ledit gautier était un drapier qui, se trouvant fort étoffé par ses bargouins et à ce que je crois, par ses usances, avait à la parfin, rendu à la présente dame, le double service de la marier, étant vif, et de l’enrichir, mort. Il est vrai qu’à en juger par ce qui restait de beauté à mon hôtesse et qui était considérable, la dame avait dû être, en son premier bourgeon, un fort friand morcel. Qui plus est, se trouvant haussée de chambrière à bourgeoise, elle avait si bien pris le ton, les manières, la vêture et la parladure qui convenaient à son état, que vous eussiez cru, à l’ouïr et la voir, qu’elle était demoiselle de bon lieu. D’autant que prenant de soi soin de son éducation, elle s’était appris à lire, à écrire et compter – sciences où nos hautes dames n’excellent pas toujours –, avait l’œil au ménagement de sa boutique et ses commis, et commandait tout à baguette.
De son apparence, le mieux que je puisse en dire, c’est qu’elle était fort savoureuse, comme se dit d’un fruit, auquel elle ressemblait tant par sa resplendissante et se peut, finissante maturité. À vrai dire, de son âge, je ne sais s’il était plus proche de trente ou de quarante, tant elle avait le bec cousu sur les dates, feignant même de n’avoir jamais ouï parler de la Saint-Barthélemy que par les contes de son père. Ce dont fort je doutais, car je voyais bien, à l’examiner plus outre (ce que je faisais fort volontiers, la dame étant si accorte) que l’âge la griffait çà et là, et dans les endroits où la beauté de nos pauvrettes se défend toujours mal ; aux yeux, au menton et au cou. Mais le corps tenait encore fort vaillamment sa partie en cet ensemble, le parpal rondi, mais non défaillant, le dos droit, les gambes musclées, la fesse ferme, et pardessus le tout, une grande force et souplesse à se mouvoir qui était très plaisante à envisager.
Mais pour en revenir à son visage, le plus beau en était l’œil, le plus immense que je vis jamais, et jusqu’à occuper quasi le tiers de la face, avec une ouverture incrédible en hauteur et largeur, éclairant tout comme un phare, l’iris chaud et mordoré, le regard prenant et cependant suave, vous baignant, à se tourner sur vous, de ses rayons de lune ; la bouche, grande aussi, rouge, charnue, et qui mieux est, sans cesse en un branle délicieux, les lèvres s’ouvrant sur de belles dents en un jeu de souris, de demi-souris, de mines et de moues d’une mignardise infinie. Tant est qu’à l’entretenir, comme je faisais en ce matin d’été en ma chambre, mon œil allait sans cesse du sien à sa bouche, et de sa bouche derechef à son œil, et ainsi de suite en continuelle navette, comme si j’eusse été aussi prisonnier de par son bec et sa prunelle qu’un souriceau de par les pattes d’un chat.
Quant à sa vêture, qui était celle d’une dame de qualité, elle portait vertugadin de satin bleu pâle, et corps de cotte de même étoffe, avec un col de dentelle au point de Venise, le cheveu en bouclettes très bien testonné, le front lavé d’eau claire, fort peu de pimplochement, sauf à l’œil, le tout propret et parfumé.
— Monsieur le Baron, dit-elle, quand à ma prière elle se fut assise, j’aimerais quérir de vous ce que vous appétez à manger pour votre repue de onze heures.
— Ha ! Madame ! dis-je (son bel œil cillant au plaisir toujours neuf que ce « Madame » dans ma bouche lui baillait), je suis soldat et j’aimerais ce que vous aimerez. Car j’espère bien que vous ne me priverez pas à table de votre tant belle face, me laissant mâcheller seul mes viandes, comme Suisse ou chanoine.
— Ha ! Monsieur ! dit-elle en battant du cil, je connais mon rang. Et je n’oserais m’asseoir à dîner avec le baron de Siorac, tant charmant que je présume de le trouver.
Cette franche attaque me laissa si béant que je lui fis un petit salut pour me donner le temps de me reprendre.
— Madame, dis-je à la parfin, je suis ravi que vous vouliez bien trouver du charme à un barbon de trente-huit années.
— Monsieur, dit-elle, il est vrai que je suis plus jeunette que vous (à quoi je souris en mon for) mais il y a en vous, Monsieur, si j’ai l’audace de parler ainsi, un je-ne-sais-quoi de bien trempé comme une bonne lame que je me permets de trouver infiniment confortant.
— Madame, vous ne sauriez croire comme je suis atendrézi par ce joli compliment, et n’était le fait que je vous dois quitter dans huit jours, et me mettre, comme il sied à mon présent état, au hasard de ma vie, j’eusse conçu pour vous une extraordinaire amitié.
— Ha ! Monsieur ! dit-elle avec un soupir, ses beaux yeux mordorés m’inondant d’une lueur suave, c’est trop présumer de notre humaine condition que d’appéter à un lien éternel. À trop prétendre, on ne prend rien. Pour moi qui ai l’infortune d’être veuve, je ne vois point de grâce aux hommes de ma condition, les trouvant rufes, discourtois, paonnants et piaffeurs. Leur donnerais-je un doigt qu’ils voudraient la main, et la main, la maison. Fi donc ! Je me veux, de moi et de ma fortune, maîtresse, délicate en mes choix et décidée à ce que ceux-ci ne m’engagent point au-delà du temps de ma fantaisie.
C’était bien dit, et sans la moindre ténébrosité, et mon regard allant de sa bouche à sa prunelle, et de sa prunelle à sa bouche, plus je méditais sur ce que je venais d’ouïr, plus je trouvais ce discours étonnant.
— Si bien je vous entends, Madame, dis-je à la fin en lui prenant la main, le charme que vous voulez bien trouver au soldat que je suis est de ne point vous devoir oppresser par une présence continuelle, mais de vous laisser avant que vous soyez lassée.
— Monsieur, dit-elle avec un air de confusion si joliment chattemite que les bras me démangèrent de la serrer incontinent contre moi, il me semble que vous vous mettez trop bas en cette occasion : votre charme n’est pas que de passer. Sans parler de votre claire face et de votre membrature sèche et musculeuse, vous portez un air de raffinement qui ne se prend qu’à la Cour. En outre, votre appétit n’est point brutal, mais tendre et délicat. Avec mes chambrières même, comme je l’ai observé, vous n’y allez point à la soldate, vous êtes poli et cajolant, tant est que l’une, ou l’autre, se rendrait bientôt à merci, si je n’y mettais ordre. Et j’y mets ordre en votre intérêt même, Monsieur le Baron, puisque vous pouvez prétendre à plus. Qui aimerait se contenter du pot, quand le rôt lui est assuré ?
À ce discours tant candide, où toutes choses étaient si bien mises à plat qu’un aveugle y aurait vu le jour, je restai sans voix, cette occasion étant bien la première où toute la mousqueterie de la persuasion était tirée du bord féminin, et non du mien. Et n’ayant pour une fois délicieusement rien à dire, je m’accoisai, et me mettant à son genou, je lui baisai la main, fort surpris et ravi qu’on fît mon siège, sans que j’eusse à monter moi-même à l’échelle ni sauter la muraille.
— Monsieur, poursuivit-elle avec une rougeur fort docile à son commandement, je ne voudrais pas non plus que vous me trouviez trop facile. Ayant quelque vertu et quelque apparence aussi à sauvegarder, en cela aussi je vous trouve infiniment rassurant. À Châteaudun, vous ne connaissez, la Dieu merci, que moi, et étant de votre qualité, vous n’irez point clabauder, et de toutes guises, vous n’en aurez point le temps, ni même le désir, pour ce que la conquête de la veuve d’un drapier ne vous serait pas à honneur.
— Madame, dis-je avec feu, je voudrais que vous soyez assurée qu’elle me serait, si elle se fait, autant à honneur que celle d’une duchesse. Cependant, je tiens que cet honneur n’est point de ceux dont on se doit piaffer et paonner, trouvant, comme mon ami Michel de Montaigne, je ne sais quelle bassesse en l’usage des hommes de notre temps, lesquels osent en public indiscrètement pétrir et fourrager les tendres et mignardes douceurs dont on les a dans le privé nourris.
— Ha ! Monsieur ! dit-elle en battant du cil, le parpal houleux, c’est parler là en homme de cœur ! Je vous sais un gré infini de vos bonnes dispositions, et pour dire le vrai, je suis au comble du ravissement de me pouvoir abandonner avec vous à l’inclination que j’ai conçue, sans du tout craindre pour ma réputation. En outre, poursuivit-elle avec un soupir, le lien que voici ne se devant nouer que pour huit petits jours, je n’aurais même pas à l’avouer à mon confesseur, étant bien assurée que ce n’est point pécher que de pécher si passagèrement.
À ces mots ma conscience huguenote se rebroussa quelque peu, mais emporté que j’étais déjà dans le feu du moment, je pris le parti de la faire taire en m’accoisant moi-même et de l’étouffer, pour ainsi dire, par mon silence, mes lèvres ne se voulant occuper qu’à couvrir les mains de la belle drapière de mes enflammés baisers.
— Monsieur, dit-elle en parlant d’une voix étouffée, comme si le vent et haleine s’en allaient d’elle, Monsieur, dit-elle en se levant, c’est assez… Cette porte se pourrait déclore. Je m’ensauve, et vais, sous quelque prétexte, envoyer mes chambrières à ma maison des champs. Dès qu’elles seront hors, la maison est à nous. J’aurai l’honneur de cuire moi-même votre rôt et de vous le servir en votre chambre. Monsieur, j’y vais vaquer. Ayant si peu à attendre du temps, l’heure me paraîtra année que serai de vous absente.