CHAPITRE VII
Ayant envisagé mon Alizon revivre, tandis qu’elle gobait ses deux œufs, ne prenant même pas le temps de les cuire tant la faim la poignait, je pris d’elle mon congé, l’assurant que mon aide et secours ne lui failliraient plus d’ores en avant, et au saillis de l’huis je suivis la rue de la Ferronnerie jusqu’à la rue Trouvevache, afin que d’y aller visiter mon cher Pierre de L’Étoile que je n’avais vu de huit jours, ayant été si pressé par mes bargouins. Ceux-ci, pour le dire en passant, m’avaient été d’un tel et si grand profit, qu’il m’en laissa tout étonné, pour ce que je croyais le négoce plus difficile, alors qu’il suffit, pour en voir le bout, d’y mettre ce qu’il y fallait d’âpreté avec un grain de malice.
Cependant, comme je m’approchais à quelques toises du logis de mon ami – la rue, d’ordinaire si passante, étant déserte assez, hormis quelques pauvres guillaumes et maries, pâles comme des spectres, qui déambulaient à pas petits en se tenant aux murs, tant ils trébuchaient en leur démarche — je vis me passer quasiment entre les gambes, un chien roux fort apeuré qui s’enfuyait aussi vite que le pouvaient porter ses faibles pattes, la pauvre bête étant maigre comme un cerceau, ses côtes que soulevaient son vent et haleine saillant sous sa peau. Comme je m’arrêtais, étonné de sa vue, m’avisant pour la première fois qu’il y avait beau temps que je n’avais plus vu ni chien ni chat en cette Paris qui d’ordinaire en comptait tant (les Parisiens étant si raffolés de ces bêtes que les plus pauvres même partageaient avec eux leur pitance), j’ouïs derrière moi des pas pressés sur le pavé et me retournant, je vis une meute des gens, qui femmes, qui hommes, les uns armés de cotels, les autres de cordes, les autres même de broches de rôtisseurs, lesquels, avec des cris tout ensemble faibles et sauvages, couraient aussi vite qu’ils le pouvaient – ce qui était fort peu, se trouvant si maigres, et non point seulement pâles, mais véritablement verdâtres – leurs prunelles seules brillant d’un éclat inhumain en leur face décharnée.
Et pour moi, craignant que ce fussent là ligueux qui m’avaient découvert, et qui en voulaient à ma vie, je me jetai dans une encoignure de porte et dégainant des deux mains les dagues à l’italienne derrière mon dos sous le couvert de mon mantelet, je les brandis devant moi, décidé à faire face. Mais la meute me passa sans même me voir, leurs dents appétant à tout autre gibier que moi, comme je vis bien en les suivant, ce qui fut fort facile, leur course étant si lente, encore qu’encharnée. Et moi m’adressant à un petit gautier à la face chafouine qui clopinait parmi les derniers, sa main portant, et portant à peine, tant elle était faible, une scie de menuisier, je lui dis :
— Compagnon, à qui courez-vous sus ?
— Quoi, mon maître, dit-il du bout des lèvres, n’avez-vous point vu ? Un chien !
— Un chien ! dis-je. Un chien roux ?
— Oui-da !
— Et qu’a-t-il fait ? A-t-il mordu quelqu’un ?
À quoi le gautier, m’espinchant de côté, comme si je n’avais pas toute ma raison, fit entendre un petit rire lugubre et dit :
— Vramy, c’est bien plutôt nous qui l’allons mordre.
Ayant dit, soucieux, à ce que je vis, de ménager son souffle pour rester dans la chasse, il fit de la main un petit geste pour me signifier qu’il n’allait plus ouvrir le bec. Et moi le dépassant alors, si peu que je pressasse le pas, je m’encontrai, du fait de mes forces intactes, porté au premier rang de la meute par ceux qui me talonnaient, lesquels poussaient ces grognements tant faibles que sauvages qui m’avaient de prime frappé, et huchèrent tout soudain plus haut, quand le chien roux, en sa trébuchante course, s’engagea dans une impasse dont une clôture en bois haute de deux toises fermait l’extrémité. La meute des hommes se brida alors, tant parce qu’elle était hors souffle, que parce qu’elle voyait bien que sa proie ne lui pourrait plus échapper. Et en effet, si fort que le chien tâchât de franchir la clôture en sautant, il y faillit, ses pattes étant si faibles, malgré qu’il recommençât deux fois, à chaque fois sautant moins haut. Après quoi, il s’affala sur ses hanches, et la tête tournée vers nous, haletant, mais sans songer aucunement à nous montrer les crocs, il envisageait les poursuivants de ses yeux bruns, doux et suppliants, en poussant des petits jappements à vous tordre le cœur. Cependant, voyant que le cercle autour de lui peu à peu se resserrait, le chien d’un dernier et désespéré effort, se remit sur pied, comme s’il allait tâcher derechef de sauter la clôture, mais avant qu’il eût pu même se ramasser sur soi, il fut rejoint, jeté au sol, égorgé, et tout pantelant, mis en pièces. Je m’écartai pour ne point être pris dans la masse tourbillonnante et rampante des dépeceurs, mais cependant demeurai là, cloué au sol par l’horreur de ce grouillement à terre d’êtres humains se disputant avec une incrédible férocité les morceaux, et bientôt les lambeaux de la bête, d’aucuns même, à ce que je vis, la nausée me montant aux lèvres, empoignant ses entrailles à pleines mains pour les dévorer et se chaffourrer la face de leur sang.
M’arrachant à la fin à cette scène qui dépassait ce que j’avais pu voir de plus répulsif sur le champ de bataille, je me retirai de cette impasse le plus vite que je pus et j’allai frapper rue Trouvevache à l’huis de M. de L’Étoile, et dire par le judas qui j’étais. L’huis ouvert et refermé sur moi, une chambrière qui me parut, quant à elle, avoir fort peu souffert de la faim, tant elle était mignardement contournée et rondie, m’apprit que son maître n’était point au logis, venant de saillir hors pour gagner le palais, ayant ouï d’un quidam qu’il y avait là de présent un grand tumulte du populaire.
— Pour moi, ajouta la mignote, mon maître départi, je suis seule céans et serais bien aise, Monsieur, d’avoir votre compagnie jusqu’à son retour, pour ce que je crains que l’huis soit enfoncé par ces furieux, le bruit courant en notre rue que nous sommes trop gras pour être de la Ligue.
— Seule ? dis-je, et la famille de M. de L’Étoile ? Et ses gens ? Et son train ?
— Hier départis tous, mon maître ayant obtenu passeport de M. de Nemours et moyennant pécunes, un laissez-passer du capitaine Saint-Laurent, de franchir les lignes royales.
— Tiens donc, dis-je, le capitaine Saint-Laurent ! Il en est donc que cette guerre nourrit ! Mais, mamie, d’où vient que tu aies telle fiance en moi, ne m’ayant jamais vu.
— Vramy, dit-elle, je vous connais, moi ! Vous ayant, lors de votre dernière visite, espinché fort curieusement par l’entrebâillement de la porte, étant béant, que M. de L’Étoile, qui est de bonne noblesse de robe, et au surplus, allié par sa première femme à un baron, descendît à faire tant de cas d’un simple marchand drapier.
À quoi je ris à gueule bec, ce qui me fit grand bien.
— Mamie, dis-je, toujours riant, à t’ouïr, on te croirait noble toi-même.
— Nenni, dit-elle en redressant la crête, mais quand même que je ne sois pas noble, si suis-je pourtant de bon lieu.
— Mais moi aussi.
— Vramy, je le crois, dit-elle, à vous voir si bien causant, et surtout si poli. Car je sais d’aucuns de votre état qui, se trouvant seuls avec moi, m’auraient déjà biscotté les tétins.
— À Dieu ne plaise, dis-je, que je manque de respect à tétins de bon lieu.
— Monsieur, vous vous gaussez.
— Nenni, nenni, et pour tout dire, je t’aime assez, tout simple marchand drapier que je sois.
— Adonc, avec moi demeurez.
— Hélas, cela ne se peut. J’ai affaire urgente avec ton maître, et cours de ce pas au palais.
— Ha ! Monsieur ! je serai seule derechef ! Je tremble ! Je vais mourir !
— Mamie, l’huis est de chêne robuste, aspé de fer et fort bien remparé. Et qui oserait le vouloir rompre n’en aurait pas seulement la force.
— Monsieur, dit-elle avec un grand soupir, avant que de départir, une brassée de grâce, et un baiser, je vous prie, là, sur ma joue, pour me donner fiance et vaillance, quand serez de moi enallé.
Ce que je fis du bon du cœur, ayant autant besoin qu’elle d’être conforté, non point comme elle de chimériques craintes, mais des horreurs nauséeuses que je venais d’envisager. Et certes, mon familier démon, lui aussi sur sa faim, m’eût peut-être porté à m’attarder davantage à ces enchériments si le souci de ma mission, laquelle était, comme bien on sait, de tout voir et tout ouïr de ce qui se passait en Paris, ne m’eût arraché, à la parfin, au tendre licol de ces bras potelés pour courre au palais.
Le quidam n’avait point menti à L’Étoile. Je trouvai là un grand concours de peuple qui criait à la faim, pour la plupart pauvres et maigrelets, à qui se mêlaient pourtant des bourgeois, d’aucuns en presque aussi mauvais point ; d’autres gras assez, et même, à ce que je vis, quelque noblesse, et aussi, des ligueux notoires qui promenaient dans la foule leurs yeux aigus et leurs grandes oreilles, suspectant que derrière le mot « faim » se cachât le mot honni de « paix ». En bref, il s’encontrait là une multitude moutonnante et bigarrée où il m’eût été plus aisé de trouver une aiguille sur le pavé que mon cher L’Étoile. Je demeurai, néanmoins, voyant bien que la Ligue se trouvait fort décontenancée par ces gens qui, n’étant ni armés, ni rebelles, ni politiques, criaient tout bonnement le grand dol de leur estomac creux, de leurs forces déclinantes et de leur imminente mort : cris jaillis des entrailles vides, où le plus encharné ligueux n’aurait pu trouver rien de séditieux, et pas même matière à pendre : ce qui eût pourtant tout résolu.
Cette presse s’accroissait à chaque minute et emplissait les quais de la cité et les rues avoisinantes sans violence aucune, mais fort têtue en son unique et gémissante prière : qu’on leur donnât du pain ! du pain ! du pain ! Vœu qui finit, je gage, par parvenir jusqu’aux oreilles des puissants, pour ce qu’une demi-heure à peine s’était écoulée depuis mon advenue devant le palais que l’on vit arriver des arquebusiers, lesquels précédaient, suivaient et entouraient un carrosse découvert, plus orné de dorures qu’un retable d’église romaine et où avait pris place ce que mon cher L’Étoile appelait si bien la quadruple monarchie de la capitale : à savoir le duc de Nemours, le cardinal légat Cajetan et l’ambassadeur Mendoza. À vrai dire, une tête faillait là : celle des Seize, qui comme l’Hydre de Lerne en avait tant qu’elles n’eussent pu prendre place en ce carrosse, à moins qu’on ne voulût considérer que les représentât toutes Pierre d’Épinac, archevêque de Lyon, assurément le plus rusé, renardier et cauteleux ligueux de la création.
Mais de celui-là, qui était le quatrième en cet étincelant carrosse (qui paraissait d’or sous ce soleil d’été) je ne parlerai qu’en dernier. De reste, étant le seul Français en cette galère, laquelle comptait un prince du clan lorrain, un Italien et un Espagnol, tous trois bien plus puissants que lui, il est juste qu’ayant épousé contre son roi le parti des étrangers, il leur cédât le pas en ce discours, mon propos étant, en ces lignes, de compléter par quelques touches le portrait de ces funestes princes.
Le terrible Mendoza qui était le soleil de cette galaxie, ayant ordonné d’arrêter le carrosse, quit d’un air hautain à un de ses officiers ce que faisaient là tous ces faquins et ce qu’ils demandaient. À vrai dire, il ne prit pas l’air hautain, il l’avait, étant doté de par sa nature et sa complexion d’un sourcil sourcilleux, d’un œil noir perçant et d’un menton excessivement avancé (comme celui de son maître Philippe II) lequel, par contrecoup, avançait aussi sa lèvre inférieure en perpétuelle et dédaigneuse moue sur laquelle tombait un long nez ibérique. Au demeurant, fort carré de sa membrature, la fraise haute, austère et petite, le cheveu noir lui tombant roide jusqu’aux oreilles, la moustache petite et cirée, et sous la lèvre du bas, une touffette de poils.
En son côté en ce rutilant carrosse, et lui-même rutilant en sa pourpre cardinalice, s’encontrait le légat Cajetan, qui à ce Mendoza, comme je sus plus tard, était lié par de telles connivences qu’il en arriva à faire la politique de l’Espagne davantage que celle de son maître le pape Sixte-Quint, encore qu’il la fît à l’italienne, doucement et finement, là où Mendoza eût employé le gant de fer. Cajetan, quant à lui, était un homme d’une beauté romaine, tout de velours, fort bien né, d’un esprit infini, suave en ses manières, mais fier en son for et méprisant secrètement Sixte-Quint (qui en son jeune temps avait gardé les pourceaux) et misant son propre avancement sur le triomphe du parti espagnol.
Face à l’Espagnol et à l’Italien, l’un tant arrogant et l’autre si chattemite, et en flagrant contraste avec nos deux larrons, était assis le duc de Nemours dont, sous le clair soleil, la claire face brillait, ayant le cheveu blond doré, l’œil azur, les joues nordiques et cet air de vaillance (bien réel) et de franchise (fausse) qui le faisait aimer du populaire à l’égal de François de Guise, dont pourtant il ne descendait pas, étant fils de Nemours, et n’appartenant au clan lorrain que par sa mère. Mais tout comme un Guise (qu’il n’était pas), ambitieux à frémir, et prétendant, sans l’oser dire, à la couronne de France, étant arrière-petit-fils de Louis XII.
Aspirant, lui aussi, mais ni à la couronne comme Nemours et Mendoza, ni à la mitre comme Cajetan, mais au chapeau de cardinal, l’archevêque Pierre d’Épinac côtoyait le blond Nemours en ce carrosse, et aussi noir que celui-là était blond – d’œil, de poil, de peau et d’âme, ayant nourri avec sa sœur un commerce infâme pour lequel Henri III, quasi publiquement, le blâma. Raison pour quoi il avait conçu pour mon pauvre bien-aimé maître une haine inapaisable, inspiré contre lui des libelles et conspiré indéfatigablement, tant est qu’arrêté à Blois en même temps que Guise, et le cardinal de Guise, et n’ayant dû la vie sauve qu’à l’intervention de son neveu, le baron de Lux, il sentit, redevenu libre, sa haine redoubler contre Henri III qui l’avait épargné. Cependant, comme si cervelle et cœur se fussent ignorés à l’intérieur de cette noire enveloppe, l’une tirant à hue et l’autre à dia, ce méchant avait beaucoup d’esprit, d’expérience, d’éloquence et de discernement : Vertus qui faisaient de lui, au service de la Ligue, un conseiller infiniment sagace.
Pour en revenir à Zeus, j’entends à Mendoza, dès qu’il eut fait arrêter son carrosse quasiment en face de la grande et belle horloge qui décore le palais, il promena son olympien regard sur la multitude qui se pressait autour de lui, et de l’air de morgue qu’il n’aurait pu, quand même il l’eût voulu, effacer de ses traits, il demanda à l’un de ses officiers :
— Que hacen aquí estos ganapanes ? E que piden ?
— Pán, su Excelencia, dit l’officier.
— Así piden pán ![21] dit Mendoza qui avait attendu orgueilleusement qu’on lui traduisît « pain » par « pán », pour entendre le mot huché autour de lui par des milliers de bouches, alors qu’il savait le français aussi bien que le castillan, et outre le français, l’anglais, l’italien et le latin, étant un diplomate tout à plein accompli, quoique brutal.
— Bernardino, dit-il en s’adressant à un grand laquais aux couleurs du roi d’Espagne, qui se tenait assis au côté du carrosse, etcha lès moneditas ![22]
Sur quoi ledit Bernardino, puisant de sa large main dans un grand sac de toile, se mit à jeter à dextre et senestre, dans la foule, des poignées de demi-sols, ce qui, à ce que je vis, fit fort sourciller le duc de Nemours, pour ce que Mendoza, usurpant le privilège du roi de France de frapper monnaie en son royaume, avait osé, en Paris, forger de son autorité privée ces piécettes, et qui pis est, à l’effigie du roi d’Espagne.
À ce que j’appris plus tard par L’Étoile, ce n’était point la première fois que Mendoza ordonnait cette distribution et toujours avec succès, le populaire rampant à ses pieds, le cul levé, pour ramasser ces demi-sols. Mais cette fois, la chiche largesse de l’Espagnol faillit tout à plein.
Car, bien loin de se vautrer à croupetons devant l’arrogant Castillan, pour se disputer les moneditas à l’image de Philippe II, la multitude, chose inouïe, les méprisa, ne se voulut même pas baisser pour les saisir, criant qu’elle n’avait que faire de ces petites pécunes, qu’on ne trouvait rien à acheter pour un demi-sol, ni pour un sol, ni même pour un écu, et que si on la voulait conforter, et la retenir de mourir de verte faim, il lui fallait jeter, non des clicailles, mais du pain. Et avec cette vivacité de cervelle des Parisiens, ayant bien entendu le mot espagnol pour le vivre qu’ils réclamaient, se mirent à hucher tous ensemble :
— Pán, Señor, pán !
Ce qui fit sourire à la dérobée l’élégant Cajetan pour ce qu’il avait, je gage, trouvé à part soi du ridiculeux dans l’affectation de Mendoza à ne pas entendre le mot français que le peuple lui avait corné à l’oreille. Quant à Mendoza, il se trouva fort offensé du dédain que le populaire opposait à ses moneditas, lesquelles gisaient sur le pavé par centaines, l’image du roi d’Espagne souillée par la poussière, et foulée par les pieds des manants. Et ne sachant que dire ni que faire en son ire, contre ce peuple ingrat, il jetait sur lui, de toute sa hauteur, des regards qui, s’ils avaient été balles et poudre, l’eussent anéanti.
Cependant, l’archevêque de Lyon, très déquiété du péril qu’il flairait pour la poursuite de la guerre, dans ce refus du bon peuple à ramasser clicailles – chose que dans sa longue expérience, il n’avait jamais vue – s’étant penché en avant et à voix basse entretenu avec Mendoza et Nemours, se leva de son siège capitonné et se tenant d’une main à la porte du carrosse, il leva la dextre pour réclamer le silence et cria d’une voix forte :
— Bonnes gens, nous entendons votre misère et nous allons aviser à la soulager promptement. Allez en paix, regagnez vos logis, chacun en sa chacunière, et ne perdez pas fiance en la sollicitude de notre Sainte Mère l’Église dans le bon combat que vous menez avec elle contre les hérétiques !
Ayant dit, il appela la faveur du ciel sur la foule qui, en effet, se dispersa sagement assez, et quasi contentée, étant nourrie à tout le moins par le pain de ses bénédictions.
Ayant perdu tout espoir d’encontrer L’Étoile en cette grande masse de peuple, je fis pourtant une autre encontre qui s’avéra féconde. Ayant repassé le pont aux Changes et le Châtelet, je cheminais dans la grand’rue Saint-Denis, quand je vis, marchant devant moi, un géantin laquais dont ni la taille, ni la dégaine, ni la livrée ne m’étaient déconnues. Pressant alors le pas, pour me porter à sa hauteur, je reconnus la bonne face carrée de Franz, le laquais de Mme de Montpensier, à qui, comme on s’en ramentoit, j’avais, mû par quelque compassion, baillé un écu pour ce que sa maîtresse l’avait fait fouetter à mon occasion : Écu à bon escient déboursé, pour ce que dans la suite, Franz m’avait averti des embûches mortelles que la démone m’avait dressées. À vrai dire, si la face de Franz avait conservé son ossature carrée, elle avait perdu, en revanche, et sa chair, et sa couleur de jambon cru, et me parut fort maigri, non moins que son grand corps qui déambulait sans beaucoup de force à pas petits :
— Franz ! dis-je à mi-voix.
À quoi il tourna vers moi un œil terne et dit d’une voix ténue :
— Monsieur, avez-vous affaire à moi ?
— Oui-da ! Et bien te connais-je aussi !
— Monsieur, dit-il avec sa politesse lorraine, excusez-moi, mais je ne vous connais point.
— Si fait, pour m’avoir la vie sauvée.
— Monsieur, vous vous gaussez !
— Nenni, et pour te montrer quelle bonne dent je t’en garde, si tu veux bien me suivre, je te baillerai deux œufs.
— Deux œufs, Monsieur ! dit Franz en baissant la voix et en jetant un œil dans nos alentours dans la crainte qu’un gautier ou guillaume eût surpris ce propos, vous avez bien dit deux œufs ? Ha, Monsieur ! reprit-il, ce n’est pas de se moquer d’un pauvre laquais qui se meurt de verte faim !
— Je ne me moque point. Suis-moi. Point déçu ne seras.
Mais à la porte de la ménine, rue de la Cochonnerie, je ne voulus pas le laisser entrer, de peur que sa livrée aux couleurs de Guise effrayât la vieillotte. Et je le commandai de m’attendre dans une impasse qui s’ouvrait là et où ne passait pas un chat – bien sagement, car le pauvre matouard n’eût pas vécu plus d’une minute, s’il eût mis le museau hors.
J’achetai quatre œufs et après en avoir dissimulé deux dans mon pourpoint, je saillis de nouveau dans l’impasse et en baillai deux à Franz qui sur l’heure, sortant son couteau, y pratiqua des trous et les goba en un tour de langue, les cachant dans sa large main de peur d’être aperçu. Cependant, comme au lieu de jeter les coquilles, il les empochait, je lui en demandai la raison.
— Pour les manger, dit-il, quand la faim me reviendra tenailler. Savez-vous, Monsieur, que ma maîtresse, ne me voulant donner davantage par jour qu’une tranche de mauvais pain, lequel est fait de son et d’avoine, j’en suis venu à dévorer en cachette l’oing de ses chandelles.
— Ce n’est point pourtant, dis-je, que ta maîtresse manque d’écus.
— Ha, Monsieur ! dit Franz, à qui quelque couleur et vigueur paraissaient un petit revenir, bien savez-vous comme moi, que l’envitaillement en cette Paris est maintenant aux mains des politiques, pour ce qu’ils sont seuls à pouvoir nouer des connivences par-dessus les murailles avec les officiers du roi (il jeta autour de lui un coup d’œil apeuré) j’entends, du roi de Navarre. Et que personne ne voudra rien vendre, même à prix d’or, à ma bonne maîtresse, de peur d’être par elle dénoncé et pendu.
— Ta maîtresse serait donc quasiment au bout de son pain ?
— Si crois-je, car toute paonnante et piaffante qu’elle soit, elle a désoccupé petit à petit tout son domestique, et de quarante que nous étions, n’en a gardé que trois. Moi et deux chambrières, desquelles il ne reste qu’une, la seconde ayant été trouvée morte hier en sa chambre.
— Morte de faim ?
— Hélas, oui, Monsieur ! de faim ! Et je le serais moi-même sans l’oing des chandelles.
— Et l’autre chambrière ?
— Je la nourris du même vivre, dit Franz et baissant la paupière sur son œil naïf, vu que je suis d’elle raffolé et me trouve que de la vouloir marier, si du moins je survis à ce siège et elle aussi. Ha ! Monsieur ! ajouta-t-il, cela me chagrine prou la conscience d’être contraint de rober les chandelles de ma bonne maîtresse !
— Laquelle n’est point tant bonne, dis-je sotto voce, puisqu’elle te fit fouetter pour avoir osé toussir en sa présence.
— Monsieur, comment savez-vous cela ? dit Franz comme effrayé, seriez-vous le diable ?
À quoi je ris.
— Un bon diable, en tout cas, puisque je t’ai alors baillé un écu comme onguent à tes fesses.
— Ah ! Monsieur le Chevalier, est-ce vous ? dit Franz béant. Qui vous eût reconnu en cette bourgeoise vêture, sauf se peut, à vos yeux.
— Point de chevalier, je te prie, Franz ! dis-je, ne jugeant pas utile de lui apprendre qu’Henri m’avait fait baron à Blois. Je suis céans en secret. Me nommer, c’est m’occire.
— Monsieur, dit Franz en se redressant avec roideur et suspicion, si vous complotez contre ma bonne maîtresse, je ne saurai en rien vous aider, maugré vos œufs.
— Mais bien le rebours, Franz, dis-je, prenant le parti de la franchise comme étant pour une fois le meilleur en cette intrigue, je suis céans pour envitailler ta maîtresse d’ordre du roi.
— Monsieur, peux-je vous croire ? dit Franz, béant.
— Franz, te mentirai-je ?
— Assurément non, Monsieur, dit-il en confusion, mais d’un autre côtel, ne sais-je pas bien que ma maîtresse hait de mort ledit Navarre.
— Ha ! Franz ! dis-je, ne sais-tu pas bien aussi que nos princes à’steure se caressent et à’steure se tuent, sans que personne n’y entende miette ?
— Cela est bien vrai, dit Franz en hochant la tête d’un air de sagacité.
— Et où est le mal d’envitailler ta maîtresse ?
— Monsieur, dit-il, dois-je tout de gob courre le lui dire ?
— Non point ! non point ! l’encontre n’est point sans péril pour moi, Mme de Montpensier ou La Vasselière ayant attenté deux fois de me faire dépêcher, comme bien tu sais.
— Hélas ! Monsieur ! dit Franz (lequel, la deuxième fois, sa bonne maîtresse avait chargé de ce soin qui, grâce à lui, faillit).
— Je veux donc être assuré, dis-je avant de me découvrir à elle, qu’elle soit tout à plein au bout de son pain. Franz, me veux-tu encontrer chaque jour à midi sous la grande horloge du palais pour me dire ce qu’il en est ?
— Monsieur, dit Franz après avoir balancé un petit, si vous me jurez par le Dieu tout-puissant, et la Benoîte Vierge, et les saints, que vous n’en voulez pas à la vie de ma bonne maîtresse, je le ferai.
— Franz, dis-je (abandonnant au passage Marie et les saints) je te le jure par le Dieu tout-puissant. Es-tu content ?
— Oui-da ! Car je ne voudrais point faire des cachottes à ma maîtresse qui lui seraient à dol. D’autant que ma conscience me tabuste jà de lui rober ses chandelles pour nourrir ma grande carcasse et le petit corps de ma liebchen.
Ces paroles tant m’atendrézirent que je lui dis, obéissant tout soudain à l’émeuvement du moment :
— À laquelle, Franz, tu bailleras ces deux œufs que voilà.
Quoi disant, je les sortis de mon pourpoint et les lui mis dans les mains.
— Ha ! Monsieur ! Monsieur ! Monsieur ! dit Franz, les larmes lui venant aux yeux.
Mais voyant que sa gorge trop l’étouffait pour me dire un merci, je lui donnai son congé et l’envisageai, tandis qu’il s’en allait aussi vite que la faiblesse de ses grandes gambes le lui permettait, le cœur, à ce que je gage, lui toquant de joie dans le pensement qu’il allait apporter, pour le jour du moins, sang et vie à sa liebchen. Et quant à moi, regagnant, comme nous en avait avisé le rusé et incestueux archevêque de Lyon, ma chacunière, je m’apensai que l’adage si souvent cité (y compris en son oc par ma Babille) « Tel maître, tel valet » est bien plus faux que vrai, le méchant aimant à se faire servir, lui aussi, par de bons serviteurs.
D’avoir pensé à Babille me fit penser à celle dont elle m’avait consolé, mais cette pensée m’attristant, je la chassai incontinent, ayant assez de sujet de chagrin à voir les spectres qui peuplaient de présent les rues où j’allais cheminant.
À dire le vrai, je ne trouvai de retour au logis ni chagrin ni tristesse, mais bien le rebours, mes gens étant attablés avec Héloïse devant des gobelets de vin, et avec elle jasant joyeusement, mon Miroul montrant bien, toutefois par son déportement, qu’il était le gouverneur, et non l’égal, des deux arquebusiers.
— Ha ! Moussu ! dit-il, son œil marron fort chaleureux et son œil bleu à demi froid, mais à demi seulement, subissant, pour ainsi parler, la contagion de l’autre, avec votre permission, j’aimerais vous parler bec à bec.
Ayant dit, et sur un signe d’assentiment de moi, il me suivit dans ma chambre où je me défis de prime de ma vêture bourgeoise, le temps étant fort pesant, et la marche m’ayant mis en eau.
— Eh bien, Miroul, dis-je, me tournant à lui, quelle est donc cette pressante affaire ?
— Moussu, dit-il, répondant par question à question avec sa coutumière adresse, est-il constant qu’Héloïse ait quis de vous d’être notre chambrière et que vous l’ayez refusée ?
— Miroul, dis-je d’un ton rogue assez, sans lui jeter un œil, contrefeignant d’être tout à ma dévêture, si tu le sais, pourquoi me le demandes-tu ?
— C’est que, Moussu, je me suis apensé que ce ne serait pas une mauvaise idée que d’avoir Héloïse céans pour cuire notre pot, rendre les chambres proprettes…
— Faire et défaire les lits…
— Moussu, je n’ai pas dit cela.
— Mais, tu le penses, c’est tout le même.
— Moussu, je ne suis pas le seul à l’avoir en l’esprit.
— Tiens donc ! Pissebœuf et Poussevent aussi ! Voilà notre chambrière de tous côtés arquebusée. À ce jeu, elle ne court pas grand risque de rester maigrelette.
— Moussu, êtes-vous fâché et dépit contre votre Miroul ?
— Seulement de ce que mon Miroul se bande avec mes valets.
— Ha, Moussu, dit Miroul, fort alarmé, cela n’est point ! Je ne regarde qu’à vos intérêts !
— Mes intérêts vont à ne pas faire cinq parts de notre pain, quand quatre suffiraient.
— Moussu, touchant au pain justement, vos valets et moi-même sommes accordés à rogner sur nos parts pour faire celle d’Héloïse.
— Tiens donc ! Que voilà une chanson nouvelle ! Souvent valet varie !
— C’est que, Moussu, il n’y a pas que la faim du ventre. Celle-là contentée, il reste l’autre.
— Ne le sais-je pas bien aussi ?
— Mais, Moussu, vous n’êtes pas compté hors en ce bargouin.
— La grand merci à toi, Miroul, mais outre que je ne suis pas grand partageux, si la pauvrette grossit trop vite, je ne veux point être réputé le père.
— Moussu, vous êtes docteur médecin, vous connaissez les herbes et où les mettre.
— C’est merveille comme tu as pensé à tout.
— Ha, Moussu ! Ce fut merveille d’ouïr en cette maison le rire clair d’une garce.
— Pauvre Florine !
— Moussu, dit-il avec un sourire entendu, je me vêts du drap que je peux, ne fût-il pas de Châteaudun…
Et moi, voyant qu’il me renvoyait si adroitement le caillou en mon petit jardinage, je ne pus que je ne m’esbouffasse, tant j’aimais ce fripon, si vif et si frisquet.
— Moussu, dit-il en prenant cœur à me voir rire, n’avez-vous pas compassion à la pauvrette ?
— Pourquoi, dis-je, pour citer notre Pissebœuf, avoir plus de compassion à cette drola plutôt qu’à l’une quelconque des milliers de garces qui à’steure en Paris crèvent de verte faim ?
— Parce que nous l’avons là, sous la main.
— Sous la main est bien dit. La défendriez-vous si fort, si elle n’était pas pliable à vos appétits ?
— Non, certes.
Ayant dit, je m’accoisai, lui laissant les plumes fort rebroussées par mon silence, lequel il ne manqua pas de rompre à la parfin pour me demander du ton le plus modeste :
— Moussu, en tout respect, qu’allez-vous décider ?
— Je le dirai demain.
À vrai dire, la chose en mon esprit était jà conclue, encore que je fusse bien aise de laisser Miroul mûrir en son mijot. Mais, m’apensai-je après mon entretien avec Franz, dans huit jours, dix jours au plus, ou bien la Montpensier m’aura par Nemours baillé passeport, et je l’aurai envitaillée à plein, et nous avec. Ou bien je serai dagué et mes gens envoyés tout bottés au gibet. Dans le meilleur, Héloïse ne rognera guère sur nos parts. Dans le pire, que mes gens aient du moins ce soulas de l’avoir eue huit jours, eux que j’entraînerai à coup sûr dans ma mort, tout bon maître que je sois.
Toutefois, je me trouvai très peu content de moi, m’ayant laissé rafler par mes droles la drola que je n’eusse assurément pas refusée, si mon entretien avec elle avait suivi, et non précédé, mon encontre avec Franz et les espoirs qu’elle m’avait donnés d’un prompt aboutissement. Qui pis est, je n’étais pas fort fier de m’être avec Miroul montré si graffigneur, trahissant jaleuseté et dépit, sentiments que je tiens pour infantins, tout universels qu’ils soient.
Je courus le lendemain au logis de mon cher L’Étoile pour le désir que j’avais de quérir de lui ce qui était résulté du tumulte du Grand Palais où le peuple avait tant mortifié Mendoza en dédaignant ses moneditas. Mais je n’y trouvai que la chambrière que j’ai dite, laquelle me voulut derechef retenir, et dans les filets de qui je m’eusse volontiers entortillé, si je n’avais commencé à croire, observant l’épousante humeur de la mignote, que si L’Étoile avait envoyé hors les murs sa femme (qui était grosse), sa sœur et son fils Mathieu, c’est qu’il y trouvait, se peut, une commodité autre que vivrière. En outre, voyant à ma montre qu’on était proche de midi, je me désenlaçai des vrilles de cette enveloppante vigne, et partis à grands pas vers le palais où sous la grande horloge Franz m’attendait, à qui je remis tout de gob, enveloppé dans un linge, un morceau de lard salé.
— Ha ! Monsieur, la grand merci à vous pour moi et ma liebchen, dit-il avec confusion, enfouissant le paquet en ses chausses, et d’autant, poursuivit-il, de son ton scrupuleux, que j’ai peu à vous répéter, hormis une conversation que ma liebchen a ouïe dans le cabinet de sa maîtresse entre elle et la reine-mère (vous voyez qui je veux dire) ces deux hautes dames débattant d’une proposition que M. de Mendoza avait faite la veille en une assemblée chez M. Courtin, conseiller à la Cour, à savoir que pour donner ordre à la famine grandissante, il fallait conseiller aux plus pauvres de déterrer les morts du cimetière des Innocents, moudre leurs os en farine, et ayant délayé cette farine avec de l’eau, en faire du pain.
— Franz, ta liebchen a-t-elle vraiment ouï cela ?
— Assurément, dit Franz avec chaleur, ma liebchen ne saurait mentir.
— Mais, Franz, c’est une abomination !
— Monsieur, c’est ce qu’opina aussitôt la reine-mère, proclamant bien haut qu’elle préférerait mourir de verte faim plutôt que d’y toucher. « Mêmement », dit ma maîtresse, ajoutant cependant qu’elle donnerait ordre à ses prédicateurs de recommander en son nom ce pain des morts à leurs ouailles : qu’ainsi le peuple, ayant l’estomac rempli, se tiendra plus quiet et ne criera plus à la paix. « Mais ils en mourront », dit la reine-mère. « Ainsi en seront-ils plus tranquilles », dit ma maîtresse.
— Et que dit la reine-mère ?
— Rien. Mais faisant la moue, et haussant le sourcil, elle s’accoisa et peu après départit.
— Franz, dis-je d’un ton pressant, si ce pain-là apparaît jamais en le logis de ta maîtresse, n’y touche point, fût-ce du bout de la langue, et ta liebchen non plus.
— Monsieur, est-il donc vrai qu’on en meurt ?
— Infailliblement. Et dis-le en tes alentours, sans me nommer.
Je conservai, cependant, quelques doutes sur ce qu’avait ouï ou cru ouïr la liebchen de Franz, tant la chose me paraissait immonde et nauséeuse, mais elle me fut confirmée dès le lendemain par L’Étoile (qu’enfin j’encontrai au logis) et qui me dit la tenir de ce même Courtin chez qui Mendoza avait donné la recette du pain des morts, d’aucuns sujets de Philippe II s’en étant, me dit L’Étoile, nourris lors d’une de ces effroyables famines dont l’Espagne, maugré tout l’or des Amériques, se trouvait souvent travaillée : Preuve que cet or ne retombait pas en pluie miséricordieuse sur le populaire.
— Le bon de la chose, dit L’Étoile, c’est qu’avec ledit pain, on meurt plus promptement que de faim. Toutefois, l’archevêque de Lyon, se réfléchissant sans doute que s’il n’y avait plus de Parisiens, on ne pourrait plus défendre Paris, et partant la Sainte Ligue, imagina un autre remède, et convoqua une assemblée des curés, des marguilliers de paroisses et des supérieurs de couvents.
— Vous y fûtes, je gage.
— En catimini, dit L’Étoile, son œil gris fort pétillant, n’y ayant de reste aucun droit.
— Et vous trouvâtes les curés fort gras ?
— Point autant que les moines, d’aucuns même étant maigres assez, mais point du tout aussi maigres que les marguilliers. Tant est que je ne fus pas étonné que l’un des marguilliers, parlant au nom de tous, proposât que ceux d’entre les ecclésiastiques qui avaient des vivres au-delà du nécessaire les vendissent à ceux qui n’avaient que des pécunes, et en outre, nourrissent les pauvres quinze jours gratis pro Deo.
— Ce gratis dut les graffigner prou !
— Ha ! Mon Pierre ! Si ce marguillier avait marché sur un nœud de vipères, il n’eût pas produit plus d’effet. Mais Nemours, qui présidait l’assemblée de nos saints hommes, trouva la proposition louable, et ordonna, pour rechercher vivres, une visite de toutes les maisons ecclésiastiques.
— Ha ! L’imprudent béjaune ! dis-je. D’ores en avant, on ne priera plus beaucoup pour lui dans les couvents ! Je gage toutefois qu’entre le commandement de Nemours et son exécution, il y eut de grands remuements.
— Immenses et feutrés. Mais point si feutrés, quand même, qu’ils ne transpirassent. C’est ainsi qu’on sut que Tyrius, le recteur des jésuites, avait été trouver le légat Cajetan, pour le supplier qu’il lui plût d’exempter la maison de son Ordre de la visite. À quoi, le prévôt des marchands qui se trouvait là répliqua d’une voix tonnante : « Monsieur le Recteur, votre prière n’est ni civile ni chrétienne ! N’aurait-il pas fallu que tous ceux qui avaient du blé l’exposassent en vente pour subvenir à la nécessité publique ? Pourquoi seriez-vous exempt de cette visite ? Au nom de quoi ? Votre vie a-t-elle plus grand prix que la nôtre ? »
— C’est La Chapelle-Marteau qui a dit cela ?
— Ipse[23]. Le connaissez-vous ?
— N’est-ce pas un grand escogriffe, jaune comme coing, le nez tordu, et le regard lui aussi jaunâtre ?
— Son portrait tout craché.
— C’est donc bien lui, dis-je, qui nous a rançonnés au nom de la Ligue, de trois écus, Alizon et moi, le jour des barricades, pour franchir lesdites et rentrer au logis.
— Le chiche Sire vous a bien martelé pour sa chapelle ! dit L’Étoile en riant. Lisette, poursuivit-il en se tournant vers sa chambrière qui venait d’apparaître, portant sur un plateau un flacon de vin et deux gobelets, pose ceci sur le coffre, à côté de la cheminée.
— Monsieur, verserai-je ? dit Lisette.
— Oui-da !
Quoi voyant, et craignant que mes regards ne trahissent l’appétit que j’avais à la mignote, je m’allai planter devant la verrière, tournant le dos, mais toutefois gardant l’œil sur la scène par un petit miroir à ma dextre. Et c’est ainsi que je vis, tandis que l’accorte garce se baissait pour verser le vin, L’Étoile en tapinois lui mignonner les arrières. Geste qui prouvait, d’un côtel, que L’Étoile n’était point tant rigide moraliste qu’il l’eût voulu, et d’un autre côtel, que rigide, il l’était bien encore en quelque mode et manière, maugré son âge.
— Eh bien, dis-je, quand Lisette eut fermé l’huis sur nous et que L’Étoile m’eut mis le gobelet en main, que fut le résultat de ces recherches en les maisons de nos ecclésiastiques ?
— Édifiant. En toutes, on trouva des vivres au-delà de ce qu’il était nécessaire pour la demi-année. Chez les jésuites, en particulier, on trouva de grandes provisions de blé, de chair salée, de légumes et de biscuits. En bref, de quoi les nourrir tous plus d’un an, sans rogner sur les parts.
— J’imagine que Nemours commanda la saisie d’une partie de ces vivres et leur distribution aux pauvres.
— Nemours l’eût voulu en sa colombine innocence. Mais la reine-mère l’en détourna, craignant pour lui, qui aspire en secret au trône, la haine des dévots.
— D’où vient, dis-je, que Mme de Nemours soutienne l’ambition de son cadet, et non celle de son aîné Mayenne, lequel est fort bon capitaine et, qui plus est, un Guise ?
— Pour ce qu’elle n’est Guise elle-même que par alliance. En outre, Mayenne est bedondainant ; il gloutit comme quatre ; il boit comme un soulier percé ; il s’apparesse au lit ; il est goutteux. Et Nemours est si charmant avec son œil bleu et l’aurore sur ses joues…
— Mon cher L’Étoile, dis-je en riant, comme je vous sais gré de m’expliquer les mystères de la Sainte Ligue !
— Il n’y a pas de mystère, dit L’Étoile. Le peuple et le clergé croient défendre la maintenance de la religion catholique. Mais quand on en arrive aux princes, la religion n’est que prétexte. Seul le couvre-chef fait question.
— Le couvre-chef ?
— La couronne. La mitre. Le chapeau. La couronne pour Mayenne, Nemours ou Philippe II. La mitre pour Cajetan. Le chapeau de cardinal pour Pierre d’Épinac. Comme bien vous savez, poursuivit-il en souriant, toute la vanité de l’homme se porte sur ses cheveux.
— Nenni, nenni, mon cher L’Étoile ! dis-je en riant à mon tour, elle se porte aussi sur les colliers, qu’ils soient de Saint-Michel ou du Saint-Esprit. Pour les Anglais, elle se porte sur la jarretière. Et pour tout le monde sur l’outil que l’on brandit en sa dextre : Le sceptre pour le roi, le bâton pour le maréchal et la crosse pour l’évêque.
— Et touchant notre vanité à nous, qu’allons-nous dire ? dit L’Étoile, à qui je trouvai, depuis le département de sa famille, l’œil fort jeune au milieu de ses rides.
— La mienne, dis-je promptement, est de m’abaisser à jouer les marchands, afin de mieux servir mon roi. Aussi me paonné-je prou, en mon for, de mon humilité.
— La mienne, dit L’Étoile, est d’être l’oreille et l’œil de cette grande Paris, y étant à toute heure l’homme le mieux informé de tout.
— Buvons donc à nos vanités, dis-je, lui tendant mon gobelet contre lequel il toqua le sien en disant :
— Qu’elles durent autant que nous, puisqu’elles nous rendent félices !
Langage bien neuf chez mon cher L’Étoile, et dont je me permis de m’apenser qu’il n’était plus tout à plein celui d’un moraliste.
— Adonc, repris-je, voici Nemours retirant vivement la patte des vivres ecclésiastiques de peur de s’y brûler. Que fit-il donc de ce marron trop chaud ?
— Il le repassa aux Seize, lesquels décidèrent que les couvents bailleraient à manger une fois le jour aux pauvres de leur quartier.
— Voilà qui paraît honnête.
— Et quasiment trop pour être vrai, dit L’Étoile qui, étant homme de robe, n’aimait guère la soutane, et moins encore, depuis qu’elle avait tourné ligueuse et à son roi rebelle.
Huit jours après cet entretien, j’appris par Miroul, qui avait lié langue avec un sergent de Nemours, que la ville de Saint-Denis s’était rendue au roi, ce qui me parut avancer grandement les affaires de Sa Majesté, Saint-Denis étant comme la citadelle de la capitale. Ce sergent qui s’encontrait dedans la ville, avait été capturé par les royaux, et relâché par le roi, ayant femme et enfants à Paris. Et il avait ouï, durant qu’il était captif, que lors de sa visite à l’église Saint-Denis, Navarre, se faisant montrer les sépultures de nos rois, et s’arrêtant devant celle de Catherine de Médicis, avait dit avec un petit sourire : Ho, qu’elle est bien là ! Remarque qui m’ébaudit fort, me ramentevant comment la Florentine avait persécuté le malheureux prince, Nostradamus ayant prédit en sa présence qu’il aurait tout l’héritage, lequel, toutefois, Catherine morte, on lui disputait encore.
Le dimanche suivant, j’allai ouïr la messe à Notre-Dame de Paris, pour ce qu’on m’avait dit que le curé Boucher, archiligueux s’il en fut, y ferait un sermon de grande conséquence. Lequel j’endurai une heure durant avec une patience d’ange, n’y trouvant rien que son ordinaire et sanguinaire violence, sinon, à la fin de son enfiévrée harangue, un vœu solennel que Boucher présuma de faire au nom de la ville de Paris, promettant à Notre-Dame de Lorette, sitôt que le siège serait levé, une lampe et un navire d’argent pesant trois cents marcs, en reconnaissance de la délivrance que son intercession auprès de son divin fils aurait apportée à la ville. Vœu qui scandalisa prou ma conscience huguenote, étant en mon opinion doublement païen : En premier lieu, parce qu’il suggérait que Notre-Dame de Lorette se pouvait paonner de plus d’influence que Notre-Dame de Paris sur les décisions du ciel. En second lieu, parce qu’il supposait qu’on pouvait intéresser Marie à la défense de la capitale par des cadeaux. Cependant, ce vœu, annoncé à grands sons de trompe, eut un grand succès auprès du populaire, lequel accourut de tous les quartiers de la ville en Notre-Dame et emplit si bien l’église que d’aucuns n’y purent pénétrer, l’affluence étant, dans le fait, telle et si grande qu’une femme grosse y fut étouffée par la presse avec son fruit. Quant au cadeau promis, le siège levé, personne n’y songea plus, et la pauvre Dame de Lorette resta sur sa faim. Ainsi en va-t-il des hommes. Ils mentent, même à leurs petits Dieux et Déesses.
Avec Aubry, avec le petit Feuillant et l’Écossais Hamilton (qui avait joué les sergents lors de la cléricale procession que j’ai plus haut décrite), Boucher, le bien-nommé, était, des prêchaillons de la Ligue, un des plus violents, rajoutant même aux billets que la Montpensier lui faisait tenir. Et il faut dire que les curés – j’entends les curés de la Ligue, d’aucuns, même en Paris ne l’étant pas, et prêchant tout bonnement l’Évangile –, avaient fort à faire à maintenir le bon peuple dans le parti de la guerre, ce qu’ils faisaient par des processions, des prières de huit jours, et des sermons où ils lui assuraient que dans peu Paris serait secourue par Mayenne et par les Espagnols du duc de Parme, dont l’imminente advenue était annoncée tous les jours par eux depuis deux mois, affirmant, en outre, aux fidèles que si par aventure, ils venaient à mourir avant la très certaine délivrance de la ville, ayant quitté la ville pour la cause de la sainte religion, leurs âmes seraient incontinent portées par les anges auprès du maître du ciel. Oyant quoi, leurs ouailles s’en retournaient chez elles, saoulées de ces promesses et contentes, tant elles avaient appétit à gagner ce beau paradis qui ne se pouvait atteindre autrement qu’en se laissant mourir de faim, ayant été bien exhortées à tous leurs devoirs par leurs bons bergers, sauf toutefois au jeûne, qu’il n’était pas utile de leur recommander. Quant à ces bénins et honnêtes curés de Paris qui n’étaient point ligueux, et avaient eu la rare vaillance de refuser, et les billets de la Montpensier, et les écus qui les accompagnaient il m’est arrivé, après avoir été tympanisé par les harangues du sanguinaire Boucher, et autres prêtreux de même farine, d’aller me rafraîchir l’âme en oyant les prêches de ces ministres vertueux qui ne parlaient que de paix, de bonne volonté et d’amour. Je suis bien marri, lecteur, de ne point me ramentevoir leurs noms, mais du moins me souviens-je des églises parisiennes où ils prêchaient : Saint-Séverin, Saint-Sulpice et Saint-Eustache.
C’est peu après le vœu solennel fait par Boucher à Notre-Dame de Lorette que, cheminant par les rues, je commençai à voir qui-cy qui-là en divers quartiers de Paris, étendus sur le pavé, les cadavres de gens morts de faim, tant riches que pauvres. Ils furent peu de prime, mais crûrent prou en nombre comme les jours passaient, la puanteur devenant si forte que La Chapelle-Marteau, comme en temps de peste, recruta des fossoyeurs pour les ramasser et les aller jeter en la fosse commune, quand leurs familles ne les réclamaient pas. Mais souvent, hélas, leurs familles mêmes étaient mortes ou mourantes. Et encore que la faim fût l’originelle et principale cause de ces décès, d’aucuns étaient provoqués par les nourritures immondes que ces malheureux avaient glouties, et d’autres par les intempéries à qui leur grande faiblesse avait permis l’entrant en leur corps.
Parmi les funestes vivres que je viens de dire, le pain des morts ou, comme disaient les Parisiens, le pain à la Montpensier, du nom de celle qui l’avait recommandé, venait premier. Mais il y en avait d’autres. Et bien je me ramentois qu’à la mi-juillet, me rendant au palais pour y encontrer Franz sous la grande horloge, je vis un vieux gautier assis sur une borne devant sa porte cochère et pilant une ardoise dans un mortier. Et m’arrêtant alors pour quérir la raison de cette étrange opération, il me dit d’une voix très ténue que, l’ardoise étant réduite en poudre, il la délayait avec de l’eau et la mangeait. Je lui demandai s’il avait essayé l’oing de chandelle.
— Ha ! Monsieur mon maître, dit-il, vramy, j’ai tout essayé, y compris les orties qui, bien cuites, ont le goût de l’épinard. Mais on n’en trouve plus une seule en aucun, champ, jardin, ou jardinet qui s’encontre en la capitale. Et quant aux chandelles, on en a tant mangé qu’elles se font fort rares et qu’on vous en demande, de présent, quatre écus les dix.
— Bon homme, dis-je alors, qu’en est-il de cette farine d’ardoise que tu piles ? Ne douloit-elle pas ton estomac ?
— Excessivement, Monsieur, mais je préfère ce pâtiment à celui d’un estomac vide.
Je lui baillai alors un quignon que j’avais dans mes chausses, mais en me cachant et l’œil sur les alentours, craignant d’être assailli par les passants et plus encore par les passantes, tant de Parisiennes étant tournées ribaudes par famine et offrant leur devant pour un morceau de pain.
Il y avait bien dix jours que Franz ne m’avait rien rapporté qui valut, mais le midi que je vis le guillaume piler l’ardoise en son mortier, j’aperçus à son œil, avant même que de l’aborder, sous la grande horloge, qu’il était content d’avoir matière à jaser sur la Boiteuse pour me repayer des quelques vivres que je lui baillais quotidiennement, pour lui et sa liebchen.
— Ha ! Monsieur ! dit-il à voix basse, dès qu’il eut empoché mon présent en ses chausses, c’est merveille ce que j’ai ouï ce matin par l’entrebâillement de la porte ! Je n’eusse pas de prime fait grand cas d’une conversation entre ma maîtresse et le prévôt des marchands si je n’avais vu ledit prévôt sortir de ses poches des pierreries et des bijoux, lesquels il dit valoir deux mille écus et les offrir tout de gob à ma maîtresse.
— Deux mille écus ! Ventre Saint-Antoine ! Que voulait-il de la duchesse en échange ?
— C’est ce que j’appétais aussitôt à savoir, dit Franz. Encore que, ajouta-t-il en baissant l’œil, je ne sois pas curieux de ma complexion. Mais, deux mille écus ! Voilà qui me piqua. Je m’approchai donc de la porte le plus que je pus et laissai traîner mon oreille au plus près de l’entrebâillure.
— Et qu’appris-tu ?
— Rien que de fort étrange. Ces bijoux, disait le prévôt, n’étaient point à lui, mais à un sien parent qui était affecté d’une mortelle intempérie, laquelle, selon les médecins, il ne pourrait guérir que s’ils lui faisaient un bouillon de la cervelle d’un chien.
— Voilà qui est plaisant ! dis-je, et sent quelque peu la fallace. Je gage que les médecins, après avoir décocté ladite cervelle en un bouillon, auraient mangé le reste du chien. Mais où trouver la pauvre bête en cette Paris que voilà ? Il y a beau temps qu’on les a tous gloutis !
— Pardon, Monsieur, dit Franz, ma maîtresse en a un.
— Gros ?
— Petit assez.
— D’où le troc, j’imagine. Peste ! Deux mille écus de pierreries contre un chien dammeret ! Quel bargouin pour ta maîtresse !
— Mais justement, Monsieur mon maître, elle le refusa.
— Cette chiche-face le refusa ? Je n’en crois pas mon ouïe ! Et pourquoi !
— Pour ce que, dit-elle, désespérant de voir jamais venir les Espagnols, et cuidant que la famine ne saurait cesser encore, elle se voulait garder son chien pour sa propre maintenance.
— Ha ! Elle fait donc dire à ses prêchaillons le contraire de ce qu’elle croit ! L’espérance pour le sot peuple ! la désespérance pour elle !
— Et le chien, dit Franz. Monsieur, m’est avis que vous ne serez pas le mauvais venu, si vous l’allez de présent visiter.
— La merci à toi, Franz, j’y vais songer.
Et je demeurai, dans l’effet, tout rêveux pendant la repue de vesprée au logis et me retirai tôt en ma chambre où, alors que je me dévêtais, on toqua un petit à l’huis. Et sur l’entrant que je baillai, Héloïse apparut, et closant la porte derrière soi, s’y adossa.
— Monsieur, dit-elle, vous ne fûtes guère causant ce soir. Vous avez des soucis ?
À quoi, étonné de sa perspicacité, bec bée, je l’envisageai, et mon regard m’entraînant à faire d’elle le tour, admirai à quel point ces deux semaines chez nous l’avaient « de partout rondie », comme elle en avait fait la promesse, grandette et jolie drolette qu’elle était, active au labeur domestique, et chantant au logis de l’aube à la nuit.
— En effet, dis-je.
— Monsieur, pardonnez-moi de mettre mon nez en vos affaires, courez-vous donc un péril ?
— Se peut.
— Péril de mort ?
— Se peut.
— Sommes-nous donc céans au bout de notre pain ? dit-elle, la peur se peignant tout soudain en son grand œil bleu.
— Nenni.
— Ha ! Monsieur, poursuivit-elle avec un grand soupir, vous m’aquiétez ! Monsieur mon maître, encore une question, je vous prie.
— Mamie, curiosité n’est point péché mignon, même en mignote.
— Voire mais, Monsieur, mais encore ! Êtes-vous bien celui que vous prétendez être ? Vos gens, quand ils jasent entre eux en oc, à quoi je n’entends miette, vous appellent lou baron.
La fine mouche ! m’apensai-je, et la fine oreille que voilà !
— » Lou baron », dis-je en prenant le parti de rire, veut dire « le maître » en oc.
— Monsieur, poursuivit-elle, si vous avez des soucis, ne pourrais-je les assouager ?
— Comment cela ?
— En demeurant céans, ce soir.
— Pour quoi faire ?
— Pour coqueliquer avec vous, vramy !
Réplique qui fila droit comme carreau d’arbalète et m’atteignit au point faible, ou au point fort, selon que la nature, ou la morale, voudra en décider.
Cependant, si hameçonné que je fusse jà, je me baillai le temps de réfléchir un petit.
— Mamie, dis-je à la parfin, je ne rogne pas sur la part de mes gens.
— Monsieur, pour le pain, vous rognez cependant sur la vôtre, tout comme eux, pour me faire la mienne.
— C’est que je suis félice de t’avoir céans, Héloïse, opinant que les trois choses les plus tristes du monde sont un foyer sans feu, une table sans pain et un logis sans femme.
— Couche sans femme, dit-elle, n’est pas tant gaie non plus. Et je sais bien, moi, à qui et à quoi vous avez appétit, tant votre œil est déshabillant.
— Mamie, c’est vrai. Mais je ne veux pas mettre dans le cas d’être jaleux de mes gens, ni eux de moi. Mamie, ensauve-toi, ou tu vas ajouter à mes soucis au lieu de les assouager.
— Monsieur, dit-elle en ondulant de la tête à l’orteil, sans mentir, me trouvez-vous de ma charnure accorte, maintenant que je mange à ma faim ?
— La peste soit de ton caquet ! Ensauve-toi sans tant languir !
— Monsieur, votre œil contredit votre bec. Et à peine aurai-je passé l’huis que vous vous en mordrez les doigts.
— Assurément ! Mais passe-le quand même et me laisse ! Et la grand merci à toi pour ta gentille pensée.
À quoi elle obéit, à la fois dépite assez de mon refus et toutefois fort contente du regret évident que son département me laissait. Au demeurant, outre que je ne voulais boire qu’en mon propre gobelet, j’avais fort à penser. Et ne pouvais qu’y penser seul sans me ventrouiller en délices, la nuit ne portant conseil qu’à celui qui se porte conseil à lui-même, après un long et désommeillé débat. Or, il ne m’échappait pas que si même la Montpensier avait perdu à ce point espoir en les secours espagnols qu’elle songeait à manger son chien, je me mettais en son pouvoir, m’en allant fourrer en son antre ; la dame, à jeter seulement l’œil sur moi et sans réfléchir plus outre, me pouvant dépêcher, vraie furie qu’elle était, et ne faisant pas plus de cas de la vie d’un homme que de celle d’un poulet. Ayant tourné la nuit durant dans ma bourdonnante tête les épines de mon projet, j’allai le lendemain à midi encontrer Franz sous la grande horloge du palais, et quis de lui si Mme de Nemours allait à jours fixes visiter sa fille en son hôtel.
— Oui-da, Monsieur mon maître, dit-il, la reine-mère est aussi réglée en ses us que l’horloge que nous voyons céans. Elle se rend chez ma maîtresse les mardis et vendredis, de deux heures de l’après-midi à quatre heures. Le vendredi, elle est accompagnée de son fils, M. de Nemours, lequel toutefois ne reste que quelques minutes, ne rendant ses devoirs que du bout du bec à sa demi-sœur, ayant peu d’amour pour elle, et elle non plus pour lui, qui a le tort de n’être Guise, ni par son père ni par sa mère. Comme bien vous savez, pour ma maîtresse, le seul prétendant qui vaille, c’est Mayenne.
— Bien le sais-je, dis-je. Et cuides-tu, Franz, que si je quiers l’entrant vendredi à trois heures, demandant un entretien à ta maîtresse, et à la reine-mère, touchant leur envitaillement, elles me recevront ?
— Il se pourrait bien, Monsieur.
— Et Franz, crois-tu que Mme de Guise ait quelque influence sur les princesses ?
— Monsieur, dit Franz sentencieusement, une dame, si haute soit-elle, n’a de poids que par le frère, le fils ou le mari qu’elle sait envelopper de ses cajoleries. Guise occis, Mme de Guise ne pèse rien.
— Et Jeanne de La Vasselière ?
— Elle pesait prou dans les conseils de ma maîtresse, laquelle toutefois, lui montre de présent la froidureuse épaule.
— Pourquoi cela ?
— Ma maîtresse est sur le chemin de perdre ses rondeurs, tandis que Mme de La Vasselière a gardé les siennes.
— Ce qui veut dire ?
— Que ma maîtresse la suspicionne d’avoir des vivres qu’elle ne partage point.
— Ha ! dis-je, je n’aime pas cela ! Quelle raison La Vasselière aurait-elle d’épargner ma vie, si elle mange à sa faim ?
— Voire mais ! dit Franz, pour vous vouloir mal, il faudrait de prime qu’elle sache qui vous êtes, maugré votre déguisure.
— Elle l’a jà percée, Franz, le jour des barricades.
— Ha ! dit Franz avec un soupir, elle n’est point fille de Belzébuth pour rien ! Monsieur, poursuivit-il après s’être un petit accoisé, je serais bien marri de vous voir renoncer à cause d’elle à votre propos d’envitailler ma maîtresse. Je suis à son petit chien très affectionné.
Cette naïve remarque m’ébaudit fort, malgré le grave de l’heure, et tout riant (ce qui étonna Franz) je lui donnai jour pour le vendredi suivant à trois heures.
— Ha ! Monsieur, dit-il, vous n’avez pas à craindre que je n’y sois pas, étant de présent, avec ma liebchen, tout le domestique de ce grand hôtel, lequel fourmillonnait de monde avant le siège. Et ne perdez point cœur, je vous prie, si je vous fais espérer un moment à l’huis, après que vous l’aurez toqué. Pour ne point donner l’éveil à ma maîtresse, je contrefeins une grande faiblesse des gambes et me traîne au logis comme limace sur laitue.
Les deux jours qui suivirent, je débattis âprement avec mon Miroul la question de savoir s’il serait ou non de ma suite le vendredi de ma visite, craignant d’être trahi derechef par ses yeux vairons, maugré ses lunettes. Mais à la parfin il l’emporta, me vergognant quasiment de ne le point vouloir avec moi, alors qu’en ces sortes d’encontres, il m’avait sauvé plus d’une fois la vie, et m’inspirant, pour ainsi parler – futé fripon qu’il était –, une sorte de superstitieuse crainte de son absence en le péril de l’heure. Mais comme, de toutes manières, je voulais Pissebœuf avec moi – laissant au logis Poussevent, lequel, à cause de son impudente bedondaine, faisait de présent scandale dans les rues de notre maigre Paris – je décidai, primo : que tous trois, nous revêtirions des cottes de mailles sous nos habits, afin de ne pas être assaillis à l’avantage au détour d’une galerie, secundo : que Miroul et Pissebœuf porteraient des hottes sur le dos, contenant des soies et des satins qui me restaient de mes bargouins, Pissebœuf entrant seul avec moi, et Miroul demeurant en l’antichambre, sa hotte contenant, cachées sous les étoffes, trois épées dont nous pourrions, se peut, avoir l’usance. En outre, chacun de nous porterait dans le dos, dissimulées sous notre mantelet, deux dagues à l’italienne.
C’est en cet appareil – lequel nous eût laissés toutefois sans défense aucune devant un pistolet – que nous prîmes ce vendredi le chemin de l’hôtel de Mme de Montpensier, lequel, comme je l’ai dit jà en cette chronique, était construit sur la rivière de Seine, le pied de son mur sud baignant dans l’eau. Il faisait fort chaud en ce juillet, et le poids de notre cotte de mailles sous nos habits nous mit terriblement en eau, si lentement que nous marchions à destination, sans compter aussi quelque émeuvement de ce qui nous pouvait échoir en l’antre de ces sorcières – je parle ainsi de la Boiteuse et de La Vasselière, Mme de Nemours n’étant point faite de la même infernale chair, tant s’en fallait.
Franz fut fort long, comme il m’en avait prévenu, à répondre au toquement de l’huis, lequel se faisait par un petit marteau de bronze doré, aux armes des Guise, et lui ayant dit ce dont nous étions convenus, il fut plus long encore à me rendre réponse et à nous donner l’entrant : ce qui fut pour moi, cause tout ensemble de contentement – puisque je touchais au but – et d’enfiévrée déquiétude.
— Franz, dis-je, comme il allait me précéder dans une longue galerie, laquelle, à ce que je vis, donnait à l’aplomb sur la rivière de Seine, plaise à toi de laisser Miroul et sa hotte céans en ce recoin pour l’appeler au cas où j’aurais de lui besoin, mon commis Pissebœuf seul me suivant.
— Qu’y a-t-il dans ces hottes ? dit Franz d’un air suspicionneux, pour ce qu’il se voulait fidèle à sa maîtresse, maugré sa chicheté et ses mauvais traitements.
— Rien que des étoffes, Franz, dis-je, sourcillant. Me crois-tu homme à assassiner ta maîtresse ? C’est elle, et non pas moi, qui tient boutique et marchandise de meurtreries, et par ta main, et ici même, les corps des malheureux étant ensuite jetés en Seine par cette fenêtre que voilà. Le nieras-tu ?
— Hélas non ! dit-il, tournant tout soudain pâle et vergogné. Je vous l’ai dit, et ne m’en dédis point, et assurément, le souvenir m’en tabuste excessivement la conscience, combien que le chapelain de ma maîtresse m’ait absous à chaque fois, pour la raison que j’ai obéi à ma dite maîtresse, laquelle, dit-il, ne pouvait errer, étant si haute dame et si bonne catholique, et les hommes que j’ai dagués, de vils hérétiques et autres suppôts d’enfer.
— Et moi, Franz, dis-je le prenant par le bras, et l’envisageant œil à œil, me daguerais-tu, si elle me baptisait fils de Belzébuth ? Moi qui vais à messe, à confesse et à communion ?
— Assurément, Monsieur, dit-il promptement, comme s’il avait jà tourné le problème en sa cervelle, assurément, Monsieur, je le ferais. Fort heureusement, ajouta-t-il sans sourire le moindre, je n’en ai pas la force et brandirais ma dague avec tant de lenteur que vous me pourriez désarmer en un battement de cil.
À quoi, je lui souris d’un seul côté du bec, mais sans qu’il me contresourît, chattemite même vis-à-vis de soi, du moins touchant la fidélité à « sa bonne maîtresse », comme il l’appelait. Car pour ce qui est de sa complexion il était franc comme écu non rogné.
Cependant ainsi devisant, nous étions parvenus au bout de la longue galerie que j’ai dite, laquelle de hautes fenêtres donnant sur la rivière de Seine éclairaient tout à plein. Nous montâmes alors deux étages par un petit viret, Franz, sans plus songer à visiter les hottes, m’expliquant que la duchesse avait ses appartements au plus haut du logis, abandonnant le rez-de-chaussée et le premier étage à ses gens, pour ce qu’elle craignait prou l’humidité de la rivière.
— Madame la Duchesse, dit Franz après avoir déclos l’huis d’un petit salon, peux-je donner l’entrant au marchand drapier que j’ai dit ?
— Fais donc, dit une voix aigre que j’eusse entre mille reconnue.
— Madame la Duchesse, dis-je en ôtant le chapeau et quasi balayant le sol de mon cheveu, je suis votre très humble, très obéissant et très dévoué serviteur.
M’avisant alors qu’il y avait là, assises avec la Montpensier sur des cancans (comme eût dit ma belle drapière), Mme de Nemours – que j’avais deux ou trois fois aperçue en compagnie de Catherine de Médicis, du temps que je vivais à la Cour – et Jeanne de La Vasselière qu’hélas je connaissais beaucoup mieux, je fis à ces deux hautes dames des saluts mesurés à l’aune de leur importance et de mon propre néant, un marchand drapier, à leurs yeux, tirant à moindre conséquence qu’un petit chat. Et me retournant vers la Montpensier, commençai :
— Madame la Duchesse, peux-je dire…
— Ni mot ni miette, coupa-t-elle du ton le plus offensant. Quand je voudrai que tu dises ta râtelée, drapier, je te le commanderai.
À quoi, je m’accoisai et lui fis derechef un profond salut, ravalant mes homicidières pensées, et Mme de Montpensier poursuivant comme si je n’étais pas là son propos, je l’ouïs conter l’histoire, justement, de La Chapelle-Marteau et de son propre petit chien, ce qui me donna le temps, voilant mes aigus regards sous un apparent respect, d’envisager à loisir la jaseuse et les écouteuses.
Le lecteur connaît jà Mlle de La Vasselière qui, pour lui rober une lettre, avait dagué ès auberge (après s’être à lui prostituée) mon pseudo-valet Mundane, lequel était dans la réalité un gentilhomme de la reine Elizabeth que j’avais, sur l’ordre de mon roi, caché dans ma suite, quand j’accompagnai d’Épernon en son ambassade auprès de Navarre en Guyenne. Et de cette démone incarnée, je ne dirai rien d’autre, sinon qu’elle était grande, et brune, et frisquette, et belle, si le lecteur la veut belle, encore que je doute, s’il la connaissait tant bien que moi, qu’il aurait appétit à ses sulfureux appas.
La Montpensier avait, si je présume de m’exprimer ainsi, la cruauté plus innocente, et comme naturelle, pour ce que fille d’un François de Guise, qui aspirait à la royauté, sœur d’un Henri de Guise qui appétait au sceptre, et ces deux-là ayant été successivement occis, elle était la sœur d’un Mayenne qui, à son tour, rampait sur sa bedondaine vers les degrés du trône, et donc ne se pouvait concevoir autrement que royale et quasiment au-dessus de la commune humanité. Cependant, en sa quotidienne pratique, et combien que les prêches de ses curés fussent assassins, elle ne tuait point au-delà du nécessaire et sans y mettre la furia et l’acharnement de La Vasselière.
De son être physique que je connaissais bien, pour ce que lors de ma prime et unique visite en son logis – sous mon véritable visage – elle m’avait contraint, quasi le cotel sur la gorge, à coqueliquer avec elle de la façon bizarre que j’ai contée (la dame étant de ces Messalines qui, selon le mot de l’auteur latin «s’épuisent sans se rassasier ») ; elle était grande, blonde, l’œil bleu fort vif, et de sa charnure « bien rondie de partout », comme eût dit Héloïse, sauf que depuis deux mois ses rondeurs avaient prou pâti de la famine. Mais ronde ou point, et combien que j’aime le sexe auquel, en sa mûrissante maturité, la Montpensier appartenait, je ne pouvais m’empêcher en mon for de l’envisager avec haine et dégoût, pour ce que bien je savais qu’elle avait armé contre mon pauvre bien-aimé maître le bras de Jacques Clément.
Encore que de son coloris, de sa stature, de son habitus, la Montpensier fût toute lorraine, sa mère, Mme de Nemours, était mi-française, mi-italienne, sa mère étant Renée de France et son père, le duc de Ferrare. Ces origines, à soi seule, me la rendaient aimable, Renée de France ayant, de son vivant, fort protégé les huguenots et le duc de Ferrare lui-même inclinant à la réforme. Il est vrai que de par son mariage avec François de Guise, la princesse ne peut qu’elle ne devînt catholique et ligueuse, mais le fut, sa vie durant, très tièdement, par devoir plutôt que par amour. En outre, les passions violentes de la Ligue ne s’accordaient guère à sa bénignité naturelle, laquelle était si unanimement reconnue que notre ami périgordin Brantôme était accoutumé de dire que Nul ne s’était jamais trouvé, à qui elle eût fait mal ni déplaisir. La terre, sinon le ciel, s’étonnera un jour que cette femme angélique ait pu donner naissance à Guise, au cardinal, à Mayenne et à la Montpensier, la pire de ses enfants.
Les deuils ne lui avaient pas manqué, ayant perdu son premier mari et deux de ses fils par assassination, et son deuxième mari, Nemours, par intempérie, mais rien ne pouvait durablement aigrir cette âme douce dont la corporelle enveloppe brillait d’un éclat céleste, n’étant pas sans rappeler sa grand-mère, Lucrèce Borgia, dont elle avait, hors les vices, tout hérité, le cheveu blond, épais comme fourrure, l’œil bleu azur, la bouche mignarde et le long cou flexible. Mon père qui l’a vue quand à dix-huit ans elle épousa François de Guise (sous lequel il avait combattu à Calais) me devait répéter souvent qu’il tenait la princesse, en ses jours verdoyants, pour la femme la plus belle de la chrétienté.
Elle avait, ce jour que de présent je conte, passé cinquante-sept ans, le cheveu fort beau encore, mais par l’âge poudré à frimas, ce qui n’avait d’autre effet que d’adoucir encore ses traits suaves, sa face étant demeurée, en dépit de ses ans, émerveillablement jeune, la chair ne se trouvant pas affaissée du tout, mais tout le rebours, lisse, ferme et bien tirée sur les os, et toutes sa personne, au surplus, en son déportement, en son œil, en son souris, en la manière dont elle courbait sa jolie tête sur son cou élégant, montrant une grâce italienne que sa fille n’eut jamais.
J’imagine que mes regards, tout prudents qu’ils fussent, durent trahir les sentiments avec lesquels je l’envisageais car, tandis que la Montpensier jasait interminablement, en ne faisant pas plus de cas que moi que si j’avais été le tabouret sur lequel elle posait les pieds, Mme de Nemours parut s’aviser de mon humiliante situation, debout et bec clos derrière elles, alors même que sa fille m’avait baillé l’entrant. Et mettant à profit une pause dans le caquet de la Boiteuse, elle tourna vers moi sa tête fine et poussant la condescension jusqu’à me voussoyer, elle dit avec enjouement :
— Eh bien, maître drapier, qu’avez-vous donc à nous apprendre ? Je suis curieuse de vous ouïr.
— Madame, dis-je avec un profond salut, j’attends que Madame votre fille me commande de parler.
— Parle donc, drapier ! dit la Montpensier d’un air mal’engroin assez, la douce rebuffade de sa mère n’ayant pas manqué de la piquer.
À quoi, je lui fis un salut de la même aune qu’à sa mère, et un autre encore à Jeanne de La Vasselière, ayant observé que les marchands les plus âpres à barguigner pour un demi-sol ne sont jamais chiches en civilités.
— Madame, dis-je en me tournant vers la Montpensier puisque j’étais chez elle, je me nomme Coulondre, et suis marchand drapier, ayant boutique en Châteaudun avec ma cousine, laquelle est veuve devenue, et en raison de quelque mévente des étoffes en ma province, je conçus fin avril, le projet de venir vendre en Paris, à tout le moins mes brocarts, mais fus début mai capturé en Corbeil, avec ma coche et mes commis par le roi de Navarre.
— Drapier, dit rudement la Montpensier, si ton clabaudage tend à nous vendre les brimborions qui sont en cette hotte, c’est temps perdu.
— Nenni, Madame, dis-je en m’inclinant et le dos fort lassé de ces infinis saluts, je n’ai pas ce propos. Ma hotte sert un tout autre dessein.
— La peste soit de ces mystères ! s’écria la Montpensier. Veux-tu parler clair à la parfin ?
— Poursuivez, maître drapier, dit Mme de Nemours. Nous vous oyons avec patience.
— La grand merci, Mesdames, dis-je, contrefeignant de croire en mon humilité que ladite patience m’était montrée par toutes. Je fus donc retenu deux jours captif en Corbeil, et tout soudain amené devant le roi de Navarre, il me dit qu’il allait me bailler passeport pour passer ses lignes, mais qu’il m’avisait, si je persistais à vouloir aller en Paris, de bien m’envitailler à l’avance, pour ce qu’il était pour réduire la ville par la famine. Ce que je fis.
— Et ce que bien je crois, dit la Montpensier avec aigreur, te voyant gras comme rat en paille.
— Il n’est pas gras, dit Mme de Nemours avec sa coutumière bénévolence, il est sain et bien-portant.
— Mais, que me chaut, à moi, qu’il soit sain et bien-portant ? dit la Montpensier. À quoi tend tout ceci ?
— J’y viens, Madame, dis-je avec une autre de ces épuisantes courbettes. Navarre me dit aussi que si j’apprenais en Paris, que ses bonnes cousines, les princesses lorraines, pâtissaient de la faim, il m’envitaillerait pour elles, si je pouvais à lui revenir, ne voulant point faire la guerre aux femmes.
— Le chattemite ! s’écria La Vasselière, laquelle jusque-là n’avait pas le bec décloui, se contentant de m’observer fort curieusement. Ce bouc puant, poursuivit-elle, a trouvé un bon moyen de nous empoisonner !
— Ce que je décrois, dit Mme de Nemours, Navarre est à l’égard de notre famille tout à plein innocent : Il n’y a pas apparence que Navarre qui, à l’époque avait dix ans, ait trempé dans l’assassinat de mon mari. Et quant à la meurtrerie de mes fils, elle fut l’œuvre du seul Henri Troisième, Navarre étant alors fort occupé à prendre des villes audit Henri.
— Quand même qu’il n’aurait pas offensé les Guise, votre Navarre est l’ennemi de l’État et de la Sainte Religion ! s’écria avec feu La Vasselière.
— Il n’est pas, toutefois, l’ennemi de ma famille, dit doucement Mme de Nemours qui, comme Catherine de Médicis, inclinait à faire passer sa famille avant le royaume.
— Mais il est hérétique ! hucha La Vasselière tout à fait hors d’elle-même.
— Babillebahou, Madame ma nièce ! dit Mme de Nemours (voulant dire par là dire « Bah », à ce que j’imagine) ma mère fut quasi hérétique, et mon père aussi, et tous deux finirent pieusement leurs jours en le giron de notre Sainte Mère l’Église. Si Navarre prend Paris, nos bons évêques rhabilleront son hérésie, et le tourneront catholique en deux coups de goupillon.
— Le pape, cria La Vasselière, sa face tournant au rouge brique, l’a déclaré hérétique et relaps, et il ne l’absoudra jamais !
— Babillebahou ! dit Mme de Nemours avec un petit rire, le pape sera trop aise d’avoir en France un roi catholique, fût-ce du bout du bec, pour ne point à la parfin l’absoudre. Et pour moi, Madame ma nièce, poursuivit-elle de sa voix suave et son long cou gracieux inclinant sur le côté sa fine tête, si ce siège se prolonge encore, je préférerais manger du pain hérétique que pas de pain du tout.
À ce mot « pain », il y eut un grand silence dans la pièce, et de grands pensements de part et d’autre dans les cervelles, qui ne se voulaient pas mettre en mots, La Vasselière, à mon sens, n’en manquant point, et la Montpensier qui s’encontrait à ce que je crois, quasiment au bout du sien, ne voulant pas, comme sa mère, l’admettre, et sachant fort bien ce qu’il en était de La Vasselière, voyant sa bonne mine, et lui lançant par-dessous des regards haineux, tout amies, cousines et complices qu’elles fussent. Pour moi, il me parut fort étonnant que ces dames, si hautes qu’elles fussent dans l’État, et se voulant plus hautes encore, si riches au demeurant, et possédant des centaines de fermes dans le royaume, lesquelles je voyais, en outre, en ce beau salon, pimplochées à ravir, parées de merveilleux brocarts, et couvertes de leurs coutumières et coûteuses perles, n’appétassent, pour lors, à rien d’autre qu’à un simple morceau de pain blanc, ayant mortellement peur en leur for de n’en plus connaître l’odeur ni la saveur.
— Drapier, dit tout soudain la Montpensier qui s’était accoisée pendant que sa mère et sa cousine débattaient, si Navarre t’a bien baillé cette étrange mission, d’où vient que tu sois resté deux mois en Paris sans nous venir visiter ?
— C’est que, Madame, dis-je en lui faisant un nouveau salut, j’ignorais que vous fussiez dans les difficultés, et ne l’ai su qu’hier, ayant appris que vous avez refusé votre petit chien au prévôt des marchands, craignant d’être réduite à le manger.
— Maraud ! cria La Vasselière, sur le ton de la plus grande violence, tu n’as pas eu à chercher loin pour trouver cette explication : Mme de Montpensier vient de conter l’histoire devant toi.
— Si est-il pourtant constant, Madame, dis-je avec fermeté, que je l’ai apprise hier.
— Comment s’en étonner ? dit Mme de Nemours avec un sourire. Elle court les rues. C’est ma chambrière qui me l’a de prime contée. Et vous aurais-je demandé ce qu’il en était, Madame ma fille, si je ne l’avais sue ?
— Il n’empêche, dit La Vasselière, ses yeux noirs fort orageux, il y a en Paris trop de grands, et même de très grands, qui se voudraient en secret accommoder avec ce bouc puant de Navarre, pour que nous, qui sommes Guise, consentions à nous aboucher à lui.
Mais éclair contre éclair, l’œil bleu de la Montpensier valait bien l’œil de jais de sa cousine.
— Aboucher est bien dit, ma chère ! cria-t-elle, et on voit bien que votre bouche, elle, n’est pas menacée de vide !
— Madame, dit alors Mme de Nemours avec un air de grande dignité en se tournant vers La Vasselière, j’espère que vous ne vous faites pas céans l’écho d’une méchante rumeur au sujet d’un supposé mariage de mon fils Nemours avec la sœur de Navarre.
— Madame ma tante, dit La Vasselière en se levant de son cancan pour faire à Mme de Nemours une profonde révérence, je vous assure que je n’ai jamais eu en cervelle une telle pensée, tant elle m’aurait paru odieuse et nauséeuse.
Mme de Nemours parut se contenter de cette ambigueuse réponse et s’accoisa, les deux mains à plat sur son giron, et son long col inclinant un petit à dextre sa fine et jolie tête. Et je fus tant frappé par cette gracieuse attitude, à la fois si sereine, si suave et si ferme, que maugré son cheveu neigeux et son rang, je serais tombé d’elle tout de gob amoureux, je gage, si le souci de ma mission ne m’avait tant poigné.
— Drapier, dit de sa voix rude la Montpensier, qu’y a-t-il dans cette hotte. Et que fait-elle céans ?
— Ha ! Madame ! s’écria La Vasselière, l’œil étincelant et le ton fort encoléré, qu’on en finisse à la parfin avec ce faquin, sa hotte et ses jaseries ! Je ne crois ni mot ni miette de son conte, tant il me paraît loche, branlant et fallacieux et j’opine qu’on le remette sans tant languir au lieutenant de police pour qu’il le mette à tourment, et qu’il en tire la vérité !
À cela, je ne dis moi-même ni mot ni miette, la sueur me coulant dans le dos et tâchant toutefois de garder bon visage.
— Il n’y a pas apparence que cet homme mente, dit Mme de Nemours du ton le plus tranquille.
— Avec votre permission, poursuivit furieusement La Vasselière, j’opine le rebours. Je n’aime pas ses yeux.
— Je les aime prou, dit Mme de Nemours avec un sourire si délicieux que je me serais incontinent jeté à ses genoux, si je ne m’étais bridé.
— J’opine dans tous les cas, qu’on le remette au prévôt et qu’on le pende ! cria La Vasselière tout à plein hors d’elle-même.
— Belle récompense, Madame, dis-je en la saluant, pour quelqu’un qui travaille à vous envitailler.
— Ne présume point de me parler, maraud ! hucha La Vasselière, je ne veux pas de tes vivres d’enfer !
— Pour les tant mépriser, sans doute en avez-vous d’autres, dit tout soudain la Montpensier d’une voix sifflante. Et sans doute aussi, ma cousine, avez-vous d’autres visites à faire dans le voisinage, auquel cas je ne voudrais pas, pour un royaume, abuser de vos instants précieux.
À ce congé, Mme de Nemours haussa le sourcil, tant elle le trouvait brutal, et adressa un sourire des plus bénins à La Vasselière, quand celle-ci, la face de marbre, vint se génuflexer devant elle, et derechef devant sa cousine, mais l’œil noir et sans mot piper, quittant la pièce dans un tournoiement menaçant de son vertugadin. Ce qui me déquiéta fort, car je ne l’eusse pas voulue si suspicionneuse à moi, ni à mon projet si hostile, connaissant bien la ménade et à quelles extrémités elle se pourrait porter.
— Eh bien, drapier ! dit la Montpensier en se tournant vers moi, son œil encore allumé de son ire, n’ai-je pas quis de toi ce qu’il y avait dans cette hotte ?
— Madame, dis-je avec une autre de ces courbettes qui me mettaient d’autant plus à torture que ma cotte de mailles, à me baisser, me rentrait dans le ventre, elle contient un présent fort modeste, que je présumerai d’offrir à votre grâce, si elle daignait me faire l’honneur de l’accepter.
— Quoi ! s’écria la Montpensier avec le plus malgracieux déprisement, des soies ! Des satins ! À moi ! C’est porter de l’eau à la rivière de Seine !
— Nenni, Madame, dis-je, les soies et les satins ne furent mis là que pour cacher le véritable présent aux yeux du populaire, tandis que nous cheminions par les rues.
Quoi disant, je fis signe à Pissebœuf qui portait la hotte, de se tourner et de se baisser, et plongeant ma dextre et ma senestre sous les étoffes, j’en retirai l’un après l’autre, deux pains de froment, blonds, dorés, cuits du midi, chauds au toucher, craquelants à l’oreille, savoureux à l’odorat, lesquels tout soudain, brandis par moi des deux mains, parurent tant emplir le petit salon de leur émerveillable présence, que je jure par tous les dieux qu’il n’y eut jamais, en boutique, sur le pont aux Changes, perle, pierrerie, ou diamant qui furent par ces hautes dames plus ardemment convoités. Juste retour des choses, me sembla-t-il, que ces princesses pussent connaître, au moins une fois dans leur vie, les stridents appétits qui agitent continuellement, d’un bout à l’autre du royaume, tant de leurs sujettes irrassasiées.
Ni l’une ni l’autre, à ce que j’observais pourtant, n’ouvrirent le bec, ni ne branlèrent, étant comme transies et immobilisées par cet inouï spectacle, tandis qu’allant me mettre de prime aux genoux de la Montpensier, qui me recevait en son logis, je lui tendis un des pains, et ensuite baillai l’autre à Mme de Nemours, m’agenouillant devant elle avec combien plus de respect véritable que devant sa fille, laquelle, d’ailleurs, sans m’adresser le moindre merci, me donna incontinent mon congé (tant, se peut, elle était pressée de mordre à ce beau pain blanc) me disant du ton le plus sec :
— Reviens demain, drapier, à la même heure. Je te dirai si Mme de Nemours a pu obtenir de son fils un passeport pour saillir hors avec ta coche et pouvoir en la ville rentrer.
— Je vais m’y employer, dit alors Mme de Nemours, en m’envisageant avec son suave sourire, de mon mieux. Et en attendant, maître drapier, la grand merci à vous pour ce bel et bon présent.
— Franz, dit la Montpensier, demeure céans. J’ai affaire à toi, le drapier trouvera sans toi son chemin jusqu’à l’huis.
— Plaise à vous, Madame la Duchesse, dit Franz.
Suivi de Pissebœuf, je descendis alors le viret de deux étages jusqu’à la longue galerie qui surplombait la Seine. Et là, me hâtant vers l’huis et poussant un gros soupir d’avoir mené à bien cette redoutable entrevue, j’ouïs tout soudain une voix claire dire derrière moi :
— Baron de Siorac !
La voix me prit sans vert et hors mes gardes. Par la plus sotte et mortelle des erreurs, je me retournai et me trouvai confronté à La Vasselière, laquelle sortait d’une pièce que je venais de passer en cheminant dans la galerie et que j’aurais juré vide. Elle tenait un pistolet dans chaque main et était suivie de deux laquais (porteurs de sa chaire j’imagine), lesquels avaient des épées nues.
— Nenni, Baron, dit-elle, ne branlez point, la détente de ces pistoles étant fort fine. Je suis bien aise que vous répondiez à votre nom, mais à la vérité, j’avais peu de doutes sur votre personne, combien parfaite que fût votre déguisure. Vos yeux vous ont trahi. Non point tant leur forme ou leur couleur, mais la manière dont vous avez envisagé Mme de Nemours. Votre violente amour des personnes du sexe, jeunes ou vieilles, vous aura perdu, Baron ! vous allez entrer dans un très long repos, et des mains d’une femme. N’est-ce pas pour vous bien confortant ?
À voir cette furie si gaussante, ricanante et parleresse, nullement pressée de m’expédier, mais prolongeant, si je puis dire, la volupté du moment, je conçus aussitôt le projet de l’entreprendre en jaserie, afin que de laisser le temps à Miroul, dont je voyais nulle trace, de venir à secours.
— Madame, dis-je, je n’entends pourquoi vous ardez si vivement à ma mort. Je ne suis pas un ennemi des Guise : je les envitaille.
— Ha ! Baron ! dit-elle avec un petit rire, me croyez-vous si sottarde ? Ce cauteleux renard de Navarre, dont vous êtes l’outil, dispose d’une arme redoutable : sa mansuétude. Soit calcul, soit naturelle bonhomie, il sait gagner les cœurs par l’oubli des offenses. Il a fait des conditions si douces aux habitants de Saint-Denis pour obtenir leur reddition que ces fols, de présent, lui mangent au creux de la main ! Croyez-vous que ma cousine, s’il l’envitaille, le haïra autant qu’elle le devrait ? Je ne parle même point de sa mère qui, à défaut de voir son Nemours sur le trône, le voudrait du moins marier à la sœur de ce bouc !
— Madame, dis-je, avez-vous toutefois réfléchi que si je ne les nourris point, elles mourront ?
— Voire mais ! La belle perte pour la Ligue ! s’écria La Vasselière avec une dérision infinie. Ma tante est une poire blette qui tant est molle que le doigt s’y enfonce. Quant à ma cousine, elle n’est dure que d’écorce. Grattez, vous trouverez la femelle. Avant le jour des barricades, il m’a fallu barguigner avec elle une grosse demi-heure avant que je pusse à votre vie attenter, tant elle vous gardait bonne dent de vos coqueliquades.
— Mais vous-même, Madame, dis-je, poussant ma pointe, n’avez-vous pas joué à la femelle femellisante ès auberge avec Mister Mundane ?
À cela je crus qu’elle allait tout de gob me tirer comme un lapin, tant elle pâlit de frémissante rage.
— Ha ! cria-t-elle, l’abominable remembrance ! Et comme je vous sais mauvais gré de me l’avoir ramentue ! Sachez, Monsieur, puisque vous allez mourir, que j’ai prononcé des vœux secrets, que je ne suis dans le monde que sur ordre et qu’en cette auberge que vous dites, j’accomplis avec ce porc anglais le plus nauséeux sacrifice jamais fait pour une sainte cause !
— Madame, dis-je, la relançant encore et priant Dieu que Miroul pût intervenir à temps, soit par ses cotels, soit par ses épées, si vous êtes dans les Ordres, je ne m’étonne guère que le pain ne vous fasse point défaut. Mais éclairez-moi d’un doute. Vous m’allez, dites, dépêcher. Et assurément, cette galerie en a vu d’autres. Elle est si isolée. La Seine est si commode. Toutefois, un coup de pistolet fait grande noise. Et ne craignez-vous pas que la vacarme n’attire céans Madame votre cousine qui pourra s’étonner que, ne partageant point avec elle vos vivres, vous dépêchiez au surplus le sire, fût-il le baron de Siorac, qui la devait envitailler.
— J’y ai rêvé, dit-elle, aussi ces pistoles ne sont là que pour vous empêcher, à la désespérée, de vous ruer sur moi. Mon propos est de vous tuer de ma main, à l’épée, dans un duel loyal, pour peu que vous ôtiez incontinent la cotte de mailles dont vous êtes, sous votre habit, revêtu, et qui vous a tiré tant de grimaces, à chacune de vos courbettes.
— Ha ! dis-je, un duel ! J’aime mieux cela !
— Voire ! dit-elle avec un petit rire.
— S’il doit y avoir un duel, dit tout soudain Pissebœuf, avec son terrible accent gascon, alors je pose ma hotte à terre.
Ce qu’il fit, se rendant incontinent libre de ses deux bras, La Vasselière sourcillant, mais les laquais ne faisant rien pour l’en empêcher.
— Madame, dis-je pour divertir son attention, qui retiendra vos laquais de me passer une épée au travers le corps dès que j’aurai ôté ma cotte de mailles ?
— Ils n’oseraient me rober ce plaisir, dit La Vasselière, son œil de jais étincelant.
— Adonc, à Dieu vat, Madame, pour peu que loyal soit le duel !
— S’il ne l’est pas, dit La Vasselière, aucun des présents ne survivra assez pour le dire.
— Avez-vous ouï, compagnons ? dis-je vivement aux laquais qui avaient quelque peu pâli à ces paroles imprudentes, le baron de Siorac occis, on s’assurera de votre silence par le plus court chemin.
— Qui a dit cela ? s’écria La Vasselière tout à plein hors d’elle-même. Assez jasé, Baron, dévêtez-vous à la parfin ou je tire !
Ce que je fis, prenant soin toutefois de dissimuler mes dagues à l’italienne dans l’habit que je quittai et posai sur un coffre qui se trouvait dans l’embrasure d’une fenêtre. Et quant à ma cotte de mailles, une fois ôtée, j’en tins le col dans ma main, la laissant pendre au bout de mon bras.
— Picard, dit La Vasselière les dents serrées, à un de ses laquais, prends ces pistolets et me donne les épées.
C’était là, d’évidence, où j’attendais la preuve de sa loyauté, laquelle ne faillit pas, car dès qu’elle eut les deux épées en main, au lieu que de m’en tendre une, elle me donna de la lame qu’elle tenait en sa dextre une pointe si furieuse qu’elle m’eût traversé le corps si je ne m’étais tout soudain dérobé, et enveloppant ladite lame d’un brusque mouvement tournant de la cotte de mailles balancée au bout de mon bras, — comme un rétiaire dans la Rome Antique eût fait de son filet – je la lui arrachai des mains, non sans lui meurtrir les doigts, à ce que j’imagine.
— Tire, Picard, tire ! hucha La Vasselière avec rage.
Mais soit que Picard, après ce qu’il avait ouï de sa bouche (et de la mienne) ne fût pas si chaud pour m’assassiner, soit qu’il hésitât un petit avant que d’agir, il fut libéré de ses hésitations par Pissebœuf, qui, tout soudain, lui envoya sa lourde hotte à la face, les deux pistolets chéant sur le carreau, aucun des deux laquais n’osant les ramasser, Pissebœuf ayant fait jaillir aussitôt de son mantelet ses dagues à l’italienne.
Dans les temps que prit ce bref assaut pour se dérouler – et simultanément et non successivement, comme mon récit se trouve contraint de le conter – Miroul, qui s’était glissé derrière le dos de La Vasselière, la saisit à la gorge de son bras replié, et l’immobilisa le temps qu’il me fallut pour ramasser l’épée que je lui avais arrachée. C’est du moins ce que me dirent plus tard et Miroul et Pissebœuf, car pour moi, occupé que j’étais à désemmailloter de ma cotte de mailles la lame de La Vasselière, je m’étonnai confusément qu’elle n’en profitât pas, en sa « loyauté », pour me larder de celle qui lui demeurait. Et ce fut fort béant que je me trouvai tout soudain debout, à égalité d’armes, de nombre et de terrain, en face de cette incarnée démone.
— Madame, dis-je en la saluant de mon arme, on dit que vous avez pris, dès l’enfance, des leçons du grand Silvie et que vous valez deux hommes, ceci en main.
— Vous allez l’éprouver, dit-elle, les dents serrées. Vous errez, Baron, si vous vous croyez sauf !
Elle disait vrai, hélas, car tout soudain liant sa lame à la mienne, elle montra un jeu si prompt, si fin et si savant, pressentant si bien à chaque moment la botte que je lui préparais que je commençai, en effet, à nourrir quelque appréhension sur l’issue du combat, ayant par deux fois dû d’échapper à sa mortelle pointe par un retrait du corps – ce que mon pauvre Giacomi eût bien haut condamné. Je m’avisai alors que le moins mal que je pusse faire était de la fatiguer, en cédant du terrain, ma vive retraite la forçant à tant de mouvements en son lourd vertugadin qu’elle perdrait peu à peu par lassitude de son émerveillable précision. Je fis ainsi, quasi fuyant ou tournoyant devant elle deux fois la longueur de la galerie, et la ramenant à la parfin vers le pied du viret, je sentis que sa riposte, au tâtement de ma lame, devenait moins rapide, sa réplique moins sûre, son souffle plus pressé. Mais même alors, hasardant un coup, j’échappai à son contre de justesse et tout soudain perdis cœur.
— Moussu, votre botte ! cria Miroul en oc, preuve évidente qu’il me voyait en grand péril, puisqu’il savait bien que j’avais juré à Giacomi de n’en user qu’en désespoir de ne pouvoir sauver autrement ma vie.
L’oyant, et surtout oyant l’accent de terreur que décelait sa voix, à la parfin je m’y résolus. Et certes, si je l’eusse servie plus tôt, elle eût failli. Mais La Vasselière étant quasiment hors de son vent et haleine de l’exercitation où je l’avais contrainte, elle para le coup, mais trop tard : son jarret était navré bel et bien. Et comme je me retirai vivement, elle poussa un tel cri de rage et de fureur qu’on l’ouït, je gage, de l’autre côté de la Seine, et se jeta de toutes ses forces contre mon épée, se châtiant elle-même de ne m’avoir pas vaincu.
Je tombai plutôt que je ne m’assis sur la première marche du viret, la sueur ruisselant de ma face, et tremblant de tous mes muscles, tant mon effort avait été violent, envisageant sans y croire, étendu devant moi, le corps de La Vasselière dont je n’avais pas eu la force de retirer mon arme.
— Moussu, dit Miroul en me mettant la main sur l’épaule, que faisons-nous ?
À quoi, j’ouvris le bec pour répondre, et ne pus articuler un seul son, ma gorge étant si serrée et si sèche que le peu de salive qui me demeurait entre les lèvres s’était quasiment épaissi au point de les coller. Je fis alors vers l’une des fenêtres qui donnaient sur la rivière de Seine un geste, un seul, et aussitôt me sentant fort nauséeux, et prêt à raquer mes tripes, j’enfouis ma tête dans mes mains.
— Moussu, les laquais ? dit Miroul.
— Avec nous, dis-je.
Mais ma voix étant à la parfin revenue, je fus un long moment encore à pouvoir branler du degré où je me trouvais assis.