CHAPITRE IV

 

 

Le lecteur assurément se ramentoit qu’une année après la meurtrerie de mon bien-aimé maître, je quis du Grand Prieur de m’éclaircir sur une parole obscure que Sa Majesté avait dite à son sujet la veille de l’attentement, au maréchal de Biron, à savoir qu’elle voulait qu’il devînt « comme un pont entre ses ennemis et lui ». Et le Grand Prieur, m’ayant répondu à ma satisfaction, ses larmes coulant sur ses fraîches joues de par le pâtiment que ces remembrances lui causaient, il se laissa tout soudain aller à les évoquer avec le naturel et la candeur de son âge, comme si d’en faire le conte eût percé l’apostume de son âpre chagrin, le soulageant d’autant.

— Ha ! Siorac ! me dit-il, me prenant la main entre les siennes (ayant, tout Enfant de France qu’il fût, des manières si cajolantes), depuis un an, il ne s’est passé de jour que je n’aie maudit le misérable aveuglement de l’homme à ne pouvoir discerner le futur dans la trame du moment présent. Sans cela, encontrant ce moine à la cour du logis de Gondi, la veille de l’assassination, l’eussé-je laissé vivre plus d’une seconde ? Et le roi, le même soir, me donnant mon congé pour ouïr ses musiciens, aurais-je passé cette nuit-là à jouer frivolement à la Prime avec mes gentilshommes ? ne me couchant qu’à l’aurore et dormant, Siorac ! Dormant, quand le coup fatal fut porté ! Ha Siorac ! Que je me garde mauvaise dent de ce sommeil-là !

— Monseigneur, dis-je, eussiez-vous été à ce moment aux côtés du roi, comme Bellegarde et La Guesle, vous n’auriez pu faire davantage qu’ils ne firent.

— Je le crois, dit-il, mais avec la mine de quelqu’un qui le décroit, se berçant sans doute de cette rêveuse et tendre fallace qui veut que notre seule présence puisse protéger ceux que nous aimons. Et Dieu sait si le Grand Prieur aimait Henri, lequel lui était tout ensemble un oncle et un père, celui de par le sang l’ayant laissé orphelin à l’âge d’un an. Siorac, poursuivit-il, me serrant la main avec force entre les siennes, il reste que je dormais quand ce maudit moine enfonça son cotel dans les entrailles de mon unique parent[8], et ne fus désommeillé sur le coup de huit heures, à ce que je sus plus tard, que par un de mes valets de pied, hurlant à mes oreilles qu’on avait navré le roi ! Quoi oyant, me jetant du lit où une heure plus tôt je m’étais, tout vêtu, endormi, je volai jusqu’au logis de Gondi, tout le monde y courant avec des cris et des larmes, et peu de paroles, sinon interrompues de sanglots et de soupirs.

« En cette inouïe confusion et cohue j’advins enfin à l’huis dudit logis, lequel était remparé et gardé par des archers qui refusaient l’entrant à tous, et si hors d’eux-mêmes de douleur et de rage qu’ils me l’eussent à moi refusé, si Larchant, par chance, ne m’avait reconnu. Et traversant avec lui la cour, où la veille avec vous, j’avais encontré ce démon en robe de bure, je le vis – horrible spectacle – gisant sanglant et quasi rompu sur le pavé, ce qui me fit entendre, et que c’était lui le meurtrier, et qu’on l’avait occis et défenestré, son forfait accompli. Toujours précédé de Larchant qui m’ouvrait un chemin, je passai les quarante-cinq qui gardaient l’escalier, l’épée au poing, grinçant des dents, jurant, et versant des larmes. Oui, Siorac ! Ces hommes rudes pleuraient, ayant perdu le meilleur des maîtres ! Jugez alors de ma perte à moi, et de mon dol, l’un et l’autre incommensurables à aucun autre en ce royaume ! Ha ! Siorac ! Jugez enfin par là les sentiments qui m’exagitèrent quand, entrant dans la chambre royale, j’aperçus le roi étendu sur sa coite, sans qu’on l’eût encore pansé, le ventre inondé de sang, et sa plaie au ventre béante, cependant, la face, quoique fort pâle, sereine et composée.

« — Mon fils, me dit-il comme je me jetai à genoux à son chevet, mon fils, me dit-il de sa voix coutumière, calme et articulée, ces méchants m’ont voulu tuer, mais Dieu m’a préservé de leur malice : ceci ne sera rien.

« Et moi, répondant à ces paroles (qui eussent dû pourtant me conforter) par de convulsifs sanglots, François d’O et Bellegarde me prirent chacun par un bras, et me faisant lever, me conduisirent dans l’encoignure d’une fenêtre où François d’O me dit à voix basse de refréner mes larmes et mes soupirs, pour ce qu’ils ne pourraient qu’affliger Sa Majesté. Et moi, entendant, à la parfin, la raisonnableté de leur avis, j’entrepris de brider mon désarroi quant à la perte que je faisais, ne sachant pas, à la vérité, ce que j’allais devenir, m’encontrant deux fois orphelin, Henri étant, du fait de ma naissance – si illustre par mon père, si modeste par ma mère – mon unique soutien à la Cour, tant est que jusqu’ici je n’avais eu de vie, ni de moyens de vivre que par lui. En ces âpres pensers, cachant ma face toute chaffourrée de chagrin, je me cantonnai dans l’encoignure que j’ai dite tout le temps que Portail et Pigret furent à sonder la plaie du roi, mais leur tâche finie, le pansement fait, les voyant passer l’huis et gagner l’antichambre, je les y rejoignis et advenant, pour ainsi dire, dans le dos de Portail, j’ouïs de prime avec joie ce qu’il dit à Bellegarde et ensuite sotto voce à vous-même en latin qu’hélas j’entendis fort bien, ayant été nourri aux Lettres dès mon enfance et élevé avec tant de soins qu’il n’y a eu que la faiblesse de mon esprit qui m’ait empêché d’en profiter autant que je l’eusse dû. Tant est que prêtant encore l’oreille aux propos en latin de Portail et des autres médecins avec vous, j’ouïs que vous différiez d’avis avec eux quant au lavement qu’ils voulaient bailler au roi, mais sans entendre vos raisons, mon latin étant trop court pour aller jusque-là.

— Ha ! dis-je sentant quelque mésaise à mettre en cause les révérends docteurs de ma confrérie, ces disputes sur la médication sont la règle entre médecins et ne tirent pas à conséquence. Devons-nous en parler encore ?

— Plaise à vous, dit le Grand Prieur, sur le ton d’un prince qui, tout aimable qu’il fût, voulait être obéi.

— Eh bien, j’arguais que si le boyau, comme disait Portail, était percé, la pression de l’eau ferait saillir par la fente la matière excrémentielle dans la cavité du ventre, de laquelle la subséquente infection irait pourrissant le sang. Et encore que Le Febre fût de mon avis, Dortoman, Régnard et Héroard (Fogacer étant absent de Saint-Cloud) tenaient qu’il importait de toute guise de nettoyer le boyau de la matière fécale, afin que la plaie pût guérir.

— Et qui avait raison ? dit le Grand Prieur, le sourcil haut levé.

— Eux, si le boyau n’eût pas été percé. Moi, hélas, puisqu’il l’était.

— Ha ! Siorac ! s’écria le Grand Prieur, son jeune visage fort troublé de ce que je venais de dire, estimez-vous que cette médication causa la mort du roi ?

— Ho non, dis-je, que nenni ! Elle hâta sa fin, mais sans la provoquer. Henri ne pouvait en toutes guises en réchapper, l’intestin étant percé et la médecine ne connaissant aucun exemple qu’un homme ait survécu à ce prédicament.

— La Dieu merci ! dit le Grand Prieur en baissant la tête, je n’aurai pas à ajouter ce regret-là à tous ceux que je nourris jà. Mais je poursuis. Portail enallé, Bellegarde qui se dirigeait vers l’huis de la chambre royale, observant que j’avais changé de visage aux propos en latin qu’il vous avait tenus, revint sur ses pas et me demanda, ainsi que M. d’Épernon, qui se trouvait là, ce que le chirurgien vous avait dit. Toute la réponse que je leur fis fut de fondre en pleurs, et m’asseyant sur une escabelle, de m’y laisser aller, la tête dans les mains, et sanglotant mon âme. MM. Le Grand et d’Épernon voyant alors qu’ils ne pourraient tirer de moi rien d’utile, coururent après Portail qui, sur leurs vives et pressantes instances, leur dit la vérité, laquelle ils reçurent mieux que moi, toutefois en pâlissant prou et la face fort grave. Siorac, je ne vous dirai point le reste, vous le connaissez comme moi, étant entré dans cet instant dans la chambre royale à mes côtés.

— Que nenni, Monseigneur ! dis-je, car j’en ressortis aussitôt, le roi m’ayant commandé d’aller sur l’heure avec M. de Ventajoux quérir Navarre et le ramener à Saint-Cloud, tant est que je fus absent alors deux grosses heures, si diligent que je voulusse être.

— Ces deux heures, dit le Grand Prieur après un silence, ces deux heures hélas, ranimèrent notre fiance et me mirent même en doutance de la pronostique de Portail, tant le roi paraissait peu pâtir et parlait d’une voix ferme, haute et articulée, ce qu’il fit après la messe, dite devant lui par son aumônier Boulogne, adressant alors devant tous une prière à son Créateur qui frappa les assistants tant par la noblesse de ses sentiments que par cette élégance de langage à laquelle Henri s’était toute sa vie exercé, y voyant un attribut véritablement royal – le premier des Français devant, selon lui, parler le français à tout le moins aussi bien que les mieux disant de ses sujets.

— J’ai ouï parler prou de cette prière publique, Monseigneur, mais sans qu’on m’en citât les paroles.

— Ha ! je me les ramentois ! dit le Grand Prieur car je les trouvai fort belles, mais n’ose présumer de les citer correctement, sinon que je suis assuré assez du début qui commençait par ces mots : « Mon Dieu, mon créateur et rédempteur, maintenant que je me vois dans les dernières heures de mon être, si vous connaissez que ma vie soit encore profitable à mon peuple et mon État, je vous prie d’en prolonger les jours. Sinon, disposez-en, selon que vous le trouverez plus à propos pour l’utilité générale de ce royaume et le salut particulier de mon âme, laquelle proteste ici que toutes ses volontés sont d’avance résignées aux décrets de votre Éternité… »

« Ha ! Siorac, à voir alors la face du roi qui, quoique fort pâle, n’était travaillé d’aucune inquiétude, à ouïr sa voix, comme à son accoutumée, si ferme et si suave, on eût jugé qu’il ne pâtissait aucunement en sa chair : circonstance qui donna à tous ceux qui étaient là tant d’espoir mêlé à tant de désespoir qu’ils ne purent brider leurs pleurs davantage. De quoi Sa Majesté s’apercevant, elle sourit avec sa coutumière bénignité et dit :

— Je suis marri d’avoir affligé mes serviteurs.

Et incontinent demanda à Du Halde de lui servir de secrétaire pour ce que, ses dévotions faites, il voulait dicter une lettre à la reine Louise.

— Dont je n’eus pas, dis-je, connaissance.

— Dont, la Dieu merci, Siorac, je possède une moitié, le roi, après qu’elle fut dictée, commandant qu’on en fît des copies pour les dépêcher à d’aucunes personnes de conséquence en ce royaume. Une de ces copies, je ne sais pourquoi, resta inachevée (raison sans doute pour laquelle elle ne fut pas envoyée) et c’est elle qu’à mon instante prière et supplication, Du Halde me donna après la mort du roi, laquelle je conserve comme mon trésor le plus précieux et d’autant qu’elle est la partie la plus signifiante de la missive, la deuxième moitié que j’ouïs quand le roi la dicta n’étant que le récit de l’attentement, lequel, pour notre male heure, nous est si bien connu.

— Guimbagnette, poursuivit le Grand Prieur en s’adressant à son majordomo qui, assis en un coin de la chambre sur une escabelle, nous oyait, l’œil baissé et la mine chagrine, baille-moi ladite lettre.

Ce que fit Guimbagnette, les larmes roulant sur ses grosses joues, après qu’il eut retiré ladite lettre d’un coffret d’argent.

— Je vous la lis, Siorac, dit le Grand Prieur, et soit qu’il le voulût faire, soit qu’il le fît sans le vouloir, imita en cette lecture, le ton et l’articulation de mon bien-aimé maître, imitation si saisissante en sa vérité que j’en restai un moment sans voix.

— « Mamie, disait le roi (car je crus véritablement l’ouïr derechef en cette ressuscitation), après que mes ennemis ont vu que tous leurs artifices s’en allaient dissipés par la grâce de Dieu, et qu’il n’y avait plus de salut pour eux qu’en ma mort, sachant bien le zèle et la dévotion que je porte en la religion catholique, et l’accès et libre audience que je donne à tous religieux ou gens d’Église, quand ils veulent parler à moi, ils ont pensé n’avoir point de plus beau moyen pour parvenir à leur malheureux dessein que sous le voile et l’habit d’un religieux, violant, en cette maudite conspiration, toutes les lois divines et humaines et la foi qui doit s’attacher à l’habit d’un ecclésiastique. »

— Ha ! dis-je, c’est, comme à l’accoutumée, bien pensé et bien dit. L’infamie d’avoir fait usance d’un moine en cette meurtrerie étant avec force stigmatisée, et la dénonciation de l’attentement remontant jusqu’à ses auteurs véritables, lesquels, s’ils ne sont pas nommés, sont clairement désignés. Je ne m’étonne point que le roi ait fait faire des copies de cette lettre pour la communiquer aux principaux de ce royaume, tant ladite lettre, du moins en cette partie, était plus politique que privée, et destinée d’évidence à ruiner dans l’opinion le beau renom de la soi-disant Sainte Ligue en montrant son hypocritesse cruauté et son exécrable abus des choses de la religion.

— Siorac, dit le Grand Prieur, je ne l’eusse pas dit aussi précisément que vous, mais je sentis fort bien en revanche, au moment où Henri dicta cette lettre, que si l’homme en lui pâtissait prou, il ne parlait point en ce qu’il disait à la reine en homme, mais dépassant son dol, en roi, comme il fit d’un bout à l’autre avec Navarre, quand celui-ci advint.

Lecteur, plaise à toi de me laisser prendre ici le relais du Grand Prieur pour ce qu’ayant, moi aussi, été présent à cette scène, qu’on peut bien appeler mémorable, entre le roi mourant et son héritier, je l’ai vue et ouïe d’une part comme un très fidèle serviteur de mon bien-aimé maître (ayant pour le servir, calé la voile et fait profession de papisme) et d’autre part, comme huguenot de cœur, sinon tout à fait d’Église, et fort attaché aux intérêts de mes frères persécutés, même si je ne désirais pas que leur fussent sacrifiés ceux du royaume, mais au rebours, les voir ensemble s’accommoder : ce qui était le but même du roi, comme de Navarre.

 

 

M. de Ventajoux et moi-même eûmes fort à faire pour trouver Navarre, lequel nous encontrâmes escarmouchant au faubourg Saint-Germain et quasi sous les remparts de Paris, tâchant de se saisir du Pré-aux-Clercs, dont il pensait apparemment tirer avantage pour procéder plus outre contre les murailles. Dès le premier mot que lui glissa M. de Ventajoux à l’oreille, Navarre tressaillit, mais se reprenant tout de gob, il dit à M. de La Trémoille, qui était le maître de sa cavalerie légère, de ne pas pousser le chamaillis plus outre, mais de retirer les troupes en bon ordre dès qu’il serait parti, ayant quant à lui affaire au roi à Saint-Cloud. Là-dessus, il tourna bride, et sans autre escorte qu’une dizaine de ses gentilshommes, donna des éperons et galopa son cheval à tel ventre à terre que même ma Pégase – comme j’appelais la jument que j’avais acquise à Châteaudun – eut du mal à le suivre, sans parler ici du pauvre Ventajoux qui fut impiteusement distancé, son hongre étant gras et mal allant.

Il était vers les onze heures quand Navarre eut l’entrant chez le roi, lequel me parut avoir en mon absence fort changé, et de face, et de voix, la première étant travaillée par le pâtiment et la seconde détimbrée, quoique ferme. J’observai aussi que, par instants, il se donnait peine pour reprendre son vent et haleine, et pour moi, quérant à voix basse du révérend docteur Le Febre si on lui avait baillé lavement, celui-ci me dit que oui, hélas (y étant hostile tout comme moi), et que le roi n’en avait rejeté que la moitié, preuve, ajouta-t-il en latin d’un air chagrin, que Portail avait raison, que l’intestin était percé et l’issue, par conséquent, fatale.

Le roi présenta la main à Navarre, lequel s’étant génuflexé, la baisa et de tout l’entretien, resta sur un genou, ne voulant point par respect s’asseoir sur une escabelle que sur un signe de Sa Majesté Du Halde lui avait avancée.

— Mon frère, dit Sa Majesté, vous voyez comment mes ennemis, qui sont aussi les vôtres, m’ont traité. Prenez garde qu’ils ne vous en fassent autant.

— Sire, dit Navarre, je suis bien marri de vous voir ainsi accommodé. Mais les médecins disent que vous monterez à cheval dans dix jours.

— Dieu les entende, dit le roi, mais s’il ne les entend pas, ce sera à vous, mon frère, d’exercer le droit de succession que j’ai tant travaillé à vous conserver. Le fruit de ces efforts, c’est l’état où vous me voyez : ma navrure et quasi ma mort. Cependant, je ne le regrette en aucune guise (il sourit fugitivement en prononçant le mot guise) la justice dont j’ai été le protecteur en ce royaume, voulant que vous me succédiez. Toutefois (il reprit souffle sur ce « toutefois » et envisageant Navarre d’un air grave, il ajouta) : Mon frère, vous aurez beaucoup de traverses, si vous ne vous résolvez à changer de religion. Je vous y exhorte autant pour le salut de votre âme que pour le bien que je souhaite à votre règne.

À cela je pus voir, étant debout de l’autre côté du lit, et ayant de bonnes vues sur lui, que Navarre s’encontrait excessivement embarrassé, ne voulant ni s’engager avec le roi sur le sujet de sa conversion, ni répondre par un refus à une exhortation si solennelle, ni même se taire trop longtemps.

— Ha ! Sire ! dit-il à la parfin, choisissant fort habilement de répondre à Henri plutôt sur le sujet de son « règne » que sur celui de la religion, à Dieu plaise que ce jour que vous dites arrive jamais ! Tant il y a peu apparence que vous y deviez songer, ne faillant pas votre navrure à être curée, ayant été si tôt pansée.

Oyant quoi, le roi secouant la tête en signe de dénégation, mais avec une sérénité plutôt grave que triste, envisagea les seigneurs qui étaient là fort nombreux en sa chambre – tout le privé d’un roi devant devenir de nécessité chose publique, y compris sa naissance et sa mort – et leur dit :

— Messieurs, approchez-vous.

Et attendant patiemment qu’ils eussent obéi et que s’aquiétât la noise qu’ils n’avaient pas manqué de faire en obéissant, il reprit, faisant, à ce que je vis, quelque violence à son dol, et parlant d’une voix plus haute qu’il n’eût aimé sans doute :

— Messieurs, écoutez mes dernières intentions sur les choses que vous devez observer, quand il plaira à Dieu de me faire départir de ce monde. Vous savez comment à Blois, pour éviter ma ruine entière, et la subversion de l’État, j’ai été contraint d’user, à l’égard de mes ennemis, de cette autorité souveraine qu’il avait plu à la Providence de me donner sur eux. Mais comme la rage qu’ils en ont conçue ne s’est terminée qu’après l’assassinat qu’ils ont commis sur ma personne (ici le roi ayant pris un temps, prononça tout soudain ce qui suivit avec une voix dont la soudaine force frappa de stupeur les assistants) : Je vous prie comme mes amis, et vous ordonne comme votre roi (ici il prit encore un temps) que vous reconnaissiez après ma mort mon frère que voilà ; que vous ayez la même affection et fidélité pour lui que vous avez toujours eues pour moi, et que pour ma satisfaction, et votre propre devoir, vous lui en prêtiez le serment en ma présence.

À cette objurgation, toute la noblesse qui se pressait là obéit d’une seule voix, encore qu’avec des sanglots et soupirs, et jura le serment qui lui était demandé (et auquel hélas ! plus d’un ne tarda pas à être infidèle) tandis que Navarre, s’étant levé, recevait ces hommages, les pleurs coulant sur sa mâle face tannée et recuite par sa vie de soldat.

Tout aussitôt, cependant, Sa Majesté, comme si elle eût été pressée d’en finir, afin que de s’abandonner à la parfin à son mal, donna ses derniers ordres,

À Navarre, elle commanda d’aller visiter tous les quartiers et de dire à La Trémoille de se tenir sur ses gardes ; à Sancy, de se rendre au quartier des Suisses ; au maréchal d’Aumont, à celui des Allemands afin que les uns et les autres demeurassent fermes dans le parti de son successeur, s’il venait à disparaître.

Tous ces commandements prononcés d’une voix ferme n’avaient rien d’un homme qui se voyait mourir, mais dès qu’il les eut donnés, se repliant pour ainsi parler sur son pauvre corps souffrant, Henri donna alors congé aux Seigneurs qui se trouvaient là, ne gardant auprès de lui, outre ses médecins, que Bellegarde, d’Épernon et le Grand Prieur. Celui-ci, agenouillé près de son lit, lui tenait les pieds et nous vint dire qu’il avait senti par une espèce de contraction des orteils que le patient pâtissait prou. Nous lui donnâmes alors un grain d’opium et il s’ensommeilla une bonne heure, mais à son réveil ne put garder le bouillon qu’on lui donna. De cette heure jusqu’à la minuit environ, la chaleur naturelle se retira petit à petit de son être et sur la minuit s’étant désommeillé comme en sursaut, il quit du Grand Prieur d’une voix faible et sur un ton très anxieux d’aller chercher son aumônier.

— Sire, dit le Grand Prieur, sentez-vous du mal ?

— Oui, dit le roi d’une voix entrecoupée, et tel que le sang me va suffoquer.

Mais tandis qu’on allait quérir Boulogne, ce qui prit quelque temps, son mal s’accrut excessivement, avec fréquentes faiblesses, douleurs extrêmes, gémissements, fièvre aiguë, soif insufférable et très grandes inquiétudes.

Boulogne survenant enfin, il se trouva trop faible pour se confesser et demanda tout soudain pourquoi on avait retiré les lumières. Ce qui nous fit entendre qu’il avait perdu la vue, toutes les bougies étant allumées.

Cependant, vers deux heures du matin, il eut une soudaine rémission et Henri recouvra ses esprits assez pour se confesser à Boulogne, quoique brièvement. Après quoi, retombant épuisé sur sa couche, il fit deux fois le signe de la croix et expira.

Nous nous jetâmes tous à genoux, hormis le Grand Prieur qui, de par son âge et son excessive sensitivité, chut de son long sur le sol, tout à plein pâmé. Tant est que sur l’ordre de Bellegarde, lequel l’aimait prou, les valets le placèrent sur une coite et le portèrent en son logis. Et M. Le Grand me priant de l’accompagner, je le suivis, tâchant de le tirer de sa faiblesse. Cependant, dès qu’il eut repris ses sens et ses couleurs, il quit de moi, l’œil égaré, s’il était constant que le roi était mort. Et sur ma réponse qu’il l’était, en effet, il se jeta dans mes bras et sanglota comme un enfant.

 

 

Dans le royaume de France, le mort saisit le vif. Belle lectrice dont je chéris l’apparence et estime l’esprit, je vous prie de ne point vous rebéquer à cette expression obscure, mais d’avoir la patience d’apprendre de moi ce qu’elle signifie et vous désenchaînant alors des entraves que vos pères et maris ont passées à votre entendement, me permettre d’être en le cabinet où vous vous pimplochez (votre chambrière vous tenant le miroir) le maître et régent qui vous enseignera les choses de la Nation, sans pensum ni réprimande, mais modestement assis sur une escabelle, le genou contre le vôtre, et entre deux leçons, tenant vos belles mains.

— Moussu, dit mon secrétaire Miroul en recopiant ce qu’on vient de lire de sa claire écriture, voilà une éhontée captatio benevolentiae[9] ! Autant vous êtes peu aimable aux pères et aux maris, autant vous l’êtes prou aux filles et aux épouses. D’où viennent ces étranges partialités ? Cornedebœuf ! Dès qu’il s’agit des dames, que de caresses ! Que de cajoleries !

— La raison en est simple, Miroul, dis-je avec un soupir, j’ai plaisir à penser que de beaux yeux me lisent.

— Ho, ho ! Moussu ! dit Miroul d’un ton vif avec un petit brillement de l’œil, ce soupir ! Ces « beaux yeux » ! Est-ce que vous poigne encore le regret de la belle drapière ?

— Miroul, dis-je en sourcillant, si tu étais mon page et que je fusse ton gouverneur, cet inquisitoire te vaudrait le fouet.

— Ha, Moussu ! dit Miroul en riant, quelle chattemitesse ire ! Comment pourrais-je ignorer, vivant en votre quotidien, que d’ores en avant pour vous, « belle drapière » et « beaux yeux » ne font qu’un ?

À quoi je haussai l’épaule et me replongeant en ce rêveux pensement que j’ai dit, expliquai à mes lectrices que dans le royaume de France, s’agissant tout particulièrement des rois, le mort saisit le vif.

« — Mais comment, Monsieur, peut-il le saisir, puisqu’il est mort ?

« — Il le saisit de ses biens, lesquels entrent en la pleine possession de l’héritier, sans formalité ni cérémonie, dès la seconde où le roi mourant expire. Ainsi, le 2 août 1589, à deux heures du matin, Henri Troisième ayant perdu vent et haleine, Henri de Navarre devint Henri Quatrième. Nul besoin de le proclamer roi. Il le fut ipso facto[10], sans délai, retard, ni transition.

« — Je gage, Monsieur, que la raison en est que le trône ne saurait rester vacant plus d’une minute sans déchaîner des convoitises.

« — Lesquelles convoitises, Madame, s’étaient, chez les princes lorrains dont Guise était le chef, dressées en sifflant comme des serpents, dès l’instant où il apparut que Henri de Valois mourant sans enfant mâle, son héritier serait un huguenot. Beau prétexte que la différence de religion ! Belle raison pour contester sa légitimité !

« — Mais Henri III, le jour de sa mort, avait fait reconnaître Navarre par les Grands de sa Cour.

« — Partie desquels le déconnut, dès qu’Henri eut passé. Ha ! Madame, mon pauvre bien-aimé maître à peine embaumé, j’ai vu de ces yeux que voilà les mêmes personnages qui, la veille, les larmes leur coulant sur la face, avaient prêté serment à Navarre, enfoncer leurs chapeaux jusqu’aux yeux, ou les jeter par terre, fermer le poing, comploter et conciliabuler, se toucher la main et se faire mutuellement le vœu que jamais, jamais ils n’accepteraient qu’un réformé s’installât sur le trône de France ! Plutôt mourir de mille morts que souffrir un roi huguenot ! Plutôt se rendre à toutes sortes d’ennemis que d’accepter sa loi ! Madame, cette Cour écumait et bouillonnait en la sauce traîtresse comme le chaudron d’une sorcière ! Et d’autant qu’il y avait deux Cours ! Celle du feu roi et celle de Navarre, et que celle-ci bouillonnait aussi, mais les bulles qui crevaient à sa surface trémulante parlaient un bien autre langage. Car si on ne voulait point là d’un roi qui fût huguenot, ici on ne voulait pas d’un roi qui tournât papiste. »

Henri IV – que d’ores en avant en ces pages j’appellerai le roi, en tout respect, amour et soumission, mais non cependant sans que mon cœur se serre de nommer ainsi un autre prince que mon bien-aimé maître – n’ayant point voulu, après la mort d’ycelui, se loger en Saint-Cloud en la maison de Gondi, se peut par superstition, l’avait laissé au Grand Prieur dont, en revanche, il avait pris pour lui le logis, et c’est là, en cette maison que je connaissais bien pour y avoir dormi deux nuits, la première si bien, la seconde si mal, que le roi fut par ses fidèles assailli, car si d’aucuns de ses conseillers inclinaient à la conversion du roi, mais sans l’oser dire encore – Roquelaure parce qu’il était lui-même papiste, M. de Rosny parce qu’il était politique –, bien d’autres, en revanche, et d’aucuns de la façon la plus stridente, comme le ministre Marmet, M. de La Trémoille et M. Mornay-Duplessis (qu’on surnommait le pape des huguenots) prêchaient au roi la fidélité à sa foi avec d’autant plus de véhémence que le parti du défunt roi le pressait davantage de l’abandonner.

À moi qui envisageais le roi tandis qu’il marchait qui-cy qui-là dans la grande salle du logis, oyant les avis qu’on lui donnait et n’y répondant miette, il me faut bien avouer que Sa Majesté n’était pas tant majestueuse que mon défunt maître et que se trouvant plus accoutumée à faire le soldat que le roi, il trouvait de la peine à jouer ce personnage. Pour tout dire aussi, son physique ne s’y prêtait point si bien, pour ce que Navarre avait les gambes courtes, le torse long, étant de sa dégaine peu élégant, n’ayant point la royale stature et démarche d’Henri, ses bonnes proportions, sa vêture magnifique, son imposante immobilité, ni quand il bougeait, ses gestes harmonieux, ni dès qu’il parlait, sa suave rhétorique, ni les traits du visage si raffinés, ni les yeux si beaux, si parlants et si lumineux.

Le roi que je voyais là sentait les camps, le cuir et la sueur. Le moindre de ses mouvements annonçait beaucoup de force, et dans son torse long, comme en ses gambes de coq, maigres et musculeuses, se devinait une indéfatigable énergie. Il excellait, de fait, à toutes les athlétiques exercitations. Il était fruste, sobre, actif, passait moins de temps au lit que Mayenne à table, et encore, quand il n’y était pas seul, il y gaillardait plus qu’il ne dormait. Il déjeunait d’un quignon et d’un oignon, se régalait d’une piquette, s’ensommeillait sur une botte de paille, restait dix-huit heures le cul sur une selle, se battait comme un lion, pensait comme un sage.

À en juger par son crâne, qui était vaste et son front, large et puissant, il avait, pour citer Montaigne, « la tête tant bien pleine que bien faite », ce qui se voyait au regard aigu, direct et perçant avec lequel il jugeait d’un coup, et sans errer jamais, les hommes et les situations, et à sa parole brève, rapide, toujours opportune, ne disant à chaque difficile moment très exactement que ce qu’il fallait dire et rien de plus, ni rien de moins, et connaissant tout aussi bien, et sans se tromper non plus, la minute précise où il valait mieux s’accoiser.

Sa face n’était point belle, étant se peut trop grosse pour son corps, son nez courbe et long – plus long, disait-on à son avènement, que son royaume – lequel nez, le menton avait quelque tendance à joindre. Et cependant, le roi s’encontrait à son accoutumée si pétulant, si enjoué, si gai, si gaussant, si plein d’esprit, et à toute heure et en tout lieu trouvant pour chacun le mot si juste et si cajolant que je ne sais personne qui sût résister à son irrésistible charme.

Il demandait avec des paroles aimables. Il réprimandait avec douceur. Il pardonnait avec bonne grâce. Il louait délicatement. Cependant, ayant, comme j’ai dit, à juger les hommes, une vivacité et une promptitude merveilleuses, et par-delà le commun, il était défiant à l’extrême, pour avoir été si souvent trahi, et attendant la trahison de celui qu’il caressait le plus, il ne fut jamais dupe de personne, sauf toutefois des garces.

Les deux mots dont il usait le plus dans sa conversation ordinaire étaient raison et sagesse, et de raison et sagesse, il avait plus grande part qu’aucun autre homme, hormis en ses amours qui étaient bien en sa vie la folie, ou faiblesse, sans laquelle il n’eût pas été homme, mais Dieu. Quant à sa parladure, encore qu’il ne soit pas sûr que Montaigne pensât à lui quand il discourait sur le style qu’il préférait à tous, pour moi je retrouve le roi tout entier dans la description qu’il en a faite : Le parler que j’aime est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche, un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné que véhément et brusque, déréglé, décousu, hardi, non pédantesque, mais militaire.

Heureux, certes, dans les combats, mais malheureux en sa matrimonie, le roi avait l’infortune d’être sans reine, s’étant de prime éloigné de la reine Margot – épine dans sa chair – pour ce qu’elle putassait, et l’ayant à la parfin serrée en geôle pour avoir attenté de le faire empoisonner. Il en souffrait un petit dans sa gloire, mais fort peu dans son cœur, étant atteint d’une plus poignante navrure, née de la contrainte où il s’était encontré, sa vie durant, de passer d’une religion à l’autre.

Et puisque aussi bien ses ennemis n’ont cessé de lui faire reproche des traverses et des nécessités qui l’ont courbé à ces successives conversions, plaise à toi, lecteur, de me permettre de ramentevoir, sinon à toi-même, du moins à nos petits-enfants et à nos arrière-neveux ce qu’il en est de ce grief.

Né catholique, son père Antoine de Bourbon, adoptant la réforme, l’avait à six ans, converti au protestantisme. Puis deux ans plus tard, revenant à la religion de ses pères, cette tête folle d’Antoine avait obligé son fils, à coups de fouet, à retourner à messe. Navarre avait huit ans. Un an plus tard, Antoine arquebusé au siège de Rouen, s’étant par infantile forfanterie dressé debout sur le talus d’une tranchée pour pisser, la mère de Navarre reconvertit son fils à la religion réformée. Il avait neuf ans. Dix ans plus tard, à l’aube de la Saint-Barthélemy, son beau-frère Charles IX le somma, le cotel à la gorge, de choisir entre « la messe ou la mort ». Il avait dix-neuf ans. Il choisit de vivre. Quatre ans plus tard, Navarre, prisonnier de fait de Catherine de Médicis, au Louvre, s’évada de sa geôle dorée, retrouva les siens et se reconvertit à leur religion. Il avait vingt-trois ans.

De sa sixième à sa vingt-troisième année, l’inexorable pression des circonstances l’avait donc contraint à changer cinq fois de religion. Et ce jour-là que je conte en ces présentes lignes, le 3 août 1589, roi depuis quelques heures à peine, le voilà furieusement pressé par les uns de demeurer fidèle à sa foi huguenote et par les autres de l’abjurer. Cependant, s’il y consent, ce ne sera rien de moins que sa sixième conversion et qui la pourra croire sincère ? Étant assurément la plus illustre victime de l’inouï encharnement des Églises dans le trouble de nos temps, quoi que Navarre fasse ce jour d’hui, il est bien assuré qu’on va de prime, et de part et d’autre, suspecter sa bonne foi.

N’est-ce pas, ami lecteur, une chose véritablement infâme que ce siècle, ayant exercé de telles violences sur une âme, peuve ensuite, par un comble d’iniquité, lui en tenir rigueur ?

— Ha ! Sire ! disait Marmet, le ministre de la religion, en ce colloque que j’ai dit, tandis que le roi, incapable de se tenir assis, sauf sur une selle de cheval qui mouvait sous lui, marchait qui-cy qui-là dans la salle de son pas nerveux de montagnard, pouvez-vous devenir catholique sans violer lâchement (à cet adverbe, le roi cilla, mais continua à se taire) la foi et l’amour que vous avez si souvent jurés aux réformés, et vous, chef, abandonner vos troupes ?

À quoi le roi ne répondant rien, mais poursuivant sa navette, le front baissé, l’œil à terre et les mains derrière le dos, Mornay-Duplessis – « le pape des huguenots » – ajouta :

— Sire, tant plus Henri III vous a requis de vous convertir, tant plus vous lui refusâtes. Ce que vous avez tant de fois dénié à votre souverain, l’allez-vous accorder à vos sujets ? Un sujet n’a point ployé sous son roi. Un roi ploiera-t-il sous ses sujets ?

À quoi Henri ne fit d’autre réponse que de lever un sourcil pour montrer qu’il avait ouï.

— Sire, dit La Trémoille, le maître de sa cavalerie légère, aucun catholique n’acceptera, dit-on, de se soumettre à un roi hérétique. Vramy, pour quelle raison ? Un roi catholique a bien employé des réformés à son service. Pourquoi les catholiques refuseraient-ils de servir un roi de la religion réformée ?

À quoi Henri hocha la tête et jeta un coup d’œil à Mornay-Duplessis comme pour l’encourager à parler de nouveau.

— Sire, dit Mornay-Duplessis, on oppose que c’est chose nouvelle de voir un roi huguenot. La nouveauté, est-ce le vice de la chose même ? Il est nouveau certes, qu’un huguenot commande en France, mais non en Angleterre, en Écosse, au Danemark et au royaume de Navarre.

Ici, Henri fit une petite moue qui montrait, soit qu’il était peu touché par cet argument, soit qu’au rebours il le prenait à compte.

— Sire, dit La Trémoille – grand seigneur qui commandait quasiment à toute la noblesse huguenote du Poitou et qui l’avait amenée à Navarre –, il faut trancher !

À cette impatiente objurgation, Henri leva derechef un sourcil, mais sans davantage mot piper, ce qui tant impatienta La Trémoille qu’il se décida à jeter dans le chamaillis le plus gros et le plus lourd de sa troupe.

— Sire, reprit-il d’une voix forte, il importe sans retard de trancher, et dans le sens que nous avons dit. Car, ne doutez point, Sire, que si vous abandonnez votre ancien parti des réformés, ils ne vous abandonnent tout aussitôt !…

À cette adresse, dont la forme seule gardait quelque apparence de respect, le fond étant si menaçant, le roi cilla, pour ce que, même s’il était assuré de n’être pas abandonné par tous ses compagnons, il ne pouvait douter l’être, après ceci, par La Trémoille et sa cavalerie légère. Il n’en persista pas moins dans son silence en lequel, toutefois, il me sembla saisir maintenant une nuance de désapprobation quant aux propos qu’il venait d’ouïr. Ce qu’entendirent fort bien, je crois, le ministre Marmet et Mornay-Duplessis pour ce que d’un commun accord, ils s’accoisèrent l’un l’autre, ne voulant pas paraître renchérir sur les paroles de La Trémoille.

Cet étrange colloque où l’interlocuteur principal ne disait mot ni demi, laissant sa mine et sa mimique parler pour lui, prit fin avec l’arrivée en la chambre royale d’une délégation des principaux serviteurs du feu roi, lesquels avaient choisi pour porte-parole François d’O – d’Épernon, combien qu’il fut présent, et bien au-dessus de François d’O dans l’État, étant duc et pair, n’ayant pas voulu d’un rollet qui l’engageait trop avant dans l’affaire.

Dès que l’entrant fut baillé, sur l’ordre du roi, par son chambellan M. de L’Estelle (lequel il appelait « crapaud », de par la ressemblance de sa face avec cet animal, Sa Majesté, tout comme Sa Majesté, la reine d’Angleterre, aimant donner des surnoms à ses gens, Bellegarde étant devenu de prime feuille morte du fait de son teint tirant vers le jaune), la délégation des serviteurs du feu roi – comme elle s’était nommée, échangea de peu amènes regards avec les conseillers de Navarre, ceux-ci les contrenvisageant sans amour aucune, se doutant bien que le blé que ces seigneurs apportaient au moulin royal ne ferait pas farine à leur goût. Et je ne sais si cette bataille des yeux roidit le discours de François d’O, mais dès qu’il ouvrit la bouche, on eût cru voir des vipères s’en échapper, tant empoisonnés, rebelleux, maillotiniers et discourtois parurent ses propos, lesquels sommaient Navarre d’abandonner incontinent sa foi huguenote, condition hors laquelle sa légitimité de roi de France ne serait point par eux reconnue.

— Sire, dit François d’O, parlant d’une voix haute et claire, le royaume qui vous advient ce jour n’étant point une succession à mépriser, il la faudrait cueillir avec les conditions qui l’environnent. C’est pourquoi nous nous somme apensés que vous devriez considérer très précisément de quelle religion sont en ce royaume les princes du sang, les officiers de la Couronne, les Parlements, les trois Ordres et l’ensemble du populaire. C’est pourquoi il vous faut considérer aussi qu’aucun roi jusqu’à ce jour ne fût tenu pour tel en ce royaume sans être sacré et oint, le sacre étant pour ainsi parler les arrhes et les marques des rois de France, à telle enseigne que sans être sacrés et oints, ils ne sauraient véritablement régner. Nous tenons, donc, Sire, qu’il vous faut embrasser la religion du royaume avec le royaume même – ou à tout le moins consigner dès maintenant une promesse de vous faire instruire dans peu de jours en la religion catholique – ou bien choisir les misères d’un roi de Navarre et fuir le bonheur et l’excellente condition d’un roi de France.

Le roi, à ouïr cette quasi-sommation, ne put rester la face tant imperscrutable qu’il l’eût peut-être souhaité. Il pâlit de prime tout ensemble de colère et de crainte et arrêtant sa marche pendulaire et se tournant d’un bloc vers les serviteurs du feu roi (qui d’évidence n’étaient pas encore les siens) il les affronta et d’un ton abrupt, quoique cependant avec courtoisie, il dit, ses mots brusques et nerveux jaillissant de sa bouche comme carreaux d’arbalète :

— Messieurs, je proteste contre cette violence de me prendre ainsi à la gorge sur le premier pas de mon avènement, et de me vouloir quasiment sommer de me dépouiller l’âme et le cœur à l’entrée de la royauté ! Ha ! Messieurs ! Cette sommation (il accentua le mot avec force) de changer ma religion, elle me fut faite toute ma vie ! Mais comment ? La dague à la gorge ! Quand je n’eusse point eu respect à ma conscience, celui de mon honneur m’eût empêché d’y donner suite ! Messieurs, poursuivit-il avec véhémence, avoir été nourri, instruit et élevé en une profession de foi, et tout soudain, sans ouïr et sans parler, tout soudain, dis-je, se rejeter de l’autre côté, non Messieurs, ce ne sera jamais le roi de Navarre qui fera cela, y eût-il trente couronnes à gagner !

À ces paroles véhémentes, à ce « non » clair et abrupt, je vis, à envisager les faces à la ronde, celles des conseillers huguenots s’épanouir et en revanche, se rembrunir et se clore excessivement celles des serviteurs du feu roi. Ce que voyant Navarre, qui tout en parlant n’avait cessé de darder à l’alentour son regard perçant, il entreprit avec la vivacité coutumière de ses subtils retournements d’adoucir l’effet de ces propos, comme si, ayant parlé de prime en soldat, il se souciait d’ores en avant d’exprimer sa position davantage en diplomate, arrondissant son vinaigre de toute l’huile qui lui parut nécessaire.

— Or, Messieurs, reprit-il d’un ton bonhomme en marchant vers les serviteurs du feu roi, ses deux mains ouvertes comme pour serrer les leurs, or, Messieurs, laissons cela ! Si par la prière que vous m’avez faite, vous désirez seulement le salut de mon âme, je vous remercie. Mais si vous ne souhaitez ma conversion que pour la crainte qu’un jour je vous contraigne à vous convertir, vous errez ! Mes actions répondent à cela. En outre, Messieurs, est-il vraisemblable qu’une poignée de gens de ma religion puisse contraindre un nombre infini de catholiques à une conversion à laquelle, en un demi-siècle de combat, ce nombre infini n’a pu réduire cette poignée ?

C’était bien dit, avec cette éclatante raisonnableté qui marquait les moindres propos de Navarre, et encore que dans l’esprit de certains des serviteurs du feu roi, la religion ne fût, se peut, que le voile qui masquait de plus égoïstes calculs, et la poursuite, en les troubles du temps, de quelques très particuliers intérêts, ceux d’entre eux dont la sincérité était moins dubitable, ne faillirent pas à être ébranlés par la pertinence de cet argument. Ce que voyant le roi, dont le regard clair scrutait tour à tour les faces qu’il avait devant lui, il prit tout soudain un air grave et, quittant son ton familier, il dit non sans quelque solennité :

— Messieurs, je promets céans et je promettrai demain par écrit dans une lettre missive envoyée aux principaux de ce royaume, de maintenir et conserver en ledit royaume la religion catholique, apostolique et romaine en son entier sans y rien innover, ni changer chose aucune.

Mais voyant bien que cette promesse – pour importante qu’elle fût par la neuve tolérance qui l’inspirait – ne satisfaisait que maigrement le zèle de ses interlocuteurs, le roi reprit sa marche qui-cy qui-là dans la salle, les mains derrière le dos, et après un temps qui me parut fort long, revenant à la parfin devant eux, et résolu tout soudain à aller plus loin dans la voie des concessions, quoique gardant toujours, ce faisant, son ton abrupt et militaire, il dit :

— Messieurs, touchant le sujet de ma religion, je prie que vous laissiez quelque peu la bride à ma conscience. De grâce, ne me pressez ni ne me contraignez. Instruisez-moi. Je ne suis pas opiniâtre. Prenez le chemin d’instruire. Vous y profiterez infiniment. Car si vous me montrez une autre vérité que celle que je crois, je m’y rendrai…

Promesse assurément, mais tout ensemble formelle et vague, qui l’engageait sans le lier, et dont je vis bien à envisager les faces qui m’entouraient qu’elle alarmait excessivement les conseillers huguenots du roi sans toutefois tout à plein persuader les seigneurs catholiques et ceux, en particulier dont le secret dessein (possédant en propre quelques troupes) était de demeurer dans l’expectative entre la Ligue et le roi, afin que de pouvoir barguigner leur concours au plus offrant, ou au plus victorieux.

Non que les défections qui suivirent ce colloque fussent plus importantes du côté catholique que du côté huguenot : si d’Épernon, tout en protestant de sa fidélité au roi, quitta le camp royal en remmenant les troupes nombreuses qu’il avait levées pour mon défunt maître, La Trémoille, de son côté, n’eut pas scrupule d’en faire autant avec ses nobles réformés : de 40 000 hommes sains et bien armés que comptait l’armée royale le 1er août, elle tomba le 3 à 20 000 à peine, sans qu’il y eût aucun moyen de recruter d’autres soldats, les caisses royales étant vides.

— Messieurs, dit le roi, au soir de cette scène étrange, à ceux qui, dans les dents de sa mauvaise fortune, s’obstinaient à le vouloir servir, je vous sais un gré infini de votre fidélité et d’autant…

S’interrompant alors et souriant tout soudain avec cette gausserie qui cachait le plus souvent une émerveillable force d’âme, il ajouta, le sourcil haut et l’œil malicieux :

— …d’autant, Messieurs, que vous avez devant vous un mari sans femme, un général sans argent, et un roi sans couronne.

 

 

Devant que le roi fût contraint de lever le siège de Paris, n’ayant plus assez d’hommes pour le poursuivre, la male heure voulut que je fusse blessé au bras senestre d’une arquebusade qui me fut tirée du haut des murailles de la ville comme nous escarmouchions à son pied dans le faubourg Saint-Germain. Sur quoi, ramené au logis de Gondi par M. de Rosny et son écuyer Maignan, tous deux encadrant ma Pégase, pour ce que j’y branlais fort, ne tenant ma bride que d’une main, saignant prou et tout prêt à pâmer, Rosny me mit au lit, me fit incontinent panser par son chirurgien, et me venant visiter le lendemain, me dit se réjouir de me voir bonne face, peu de fièvre et bon espoir de curation rapide, laquelle, toutefois, selon le chirurgien, et moi-même, allait bien prendre un bon mois, du moins avant que l’usance de mon bras me revînt en son entièreté. Là-dessus, n’ignorant pas que je savais l’anglais, ayant été, au moment du procès de Marie Stuart, dépêché par le feu roi à Elizabeth dans les bagages du pompeux Pomponne, pour porter à cette grande reine un message secret (et tout contraire à celui de l’ambassadeur), il me requit de traduire une lettre de Navarre, à cette même princesse adressée, où, l’ayant appelée, sa très chère et très aimée sœur et cousine, il se voulait condouloir avec elle de la meurtrerie du défunt roi et par-dessus le tout, travailler avec elle à la continuation et plus étroit lien d’une bonne et assurée amitié et intelligence entre Elle et lui pour le bien commun de leurs affaires.

Je dictais incontinent en anglais cette missive dont j’entendis mieux le dessein, quand Rosny m’apprit que le roi allait lever le siège de sa capitale, et ayant mené le corps du défunt roi à Compiègne (ne le pouvant enterrer à Saint-Denis qui était aux mains des ligueux) se retirerait ensuite avec ses troupes à Dieppe, où il savait qu’il serait bien reçu des manants et habitants, tant pour s’y remparer contre Mayenne qui rassemblait contre lui une immense armée que pour assurer ses liaisons par mer avec Elizabeth, dont il attendait subsides et secours, la reine d’Angleterre ayant tant d’intérêt à ce qu’Henri IV ne succombât point sous les coups de la Ligue et de Philippe II, sachant bien qu’elle serait alors la plus proche cible et victime en ce mortel combat du papisme contre « l’hérésie ».

Comme M. de Rosny m’allait quitter, je voulus savoir de lui pourquoi le 3 août il n’avait pas conseillé au roi de se convertir, n’ignorant pas que tout ferme huguenot qu’il fût lui-même, Rosny tenait pour la conversion du souverain, n’estimant point possible qu’un prince huguenot pût raisonnablement régner sur un « nombre infini » de catholiques.

— Ha ! dit Rosny, c’est trop tôt ! Et le roi est encore trop faible ! S’il abjurait de présent, il serait en grand hasard de perdre son parti sans être assuré d’en retrouver un autre ! Ramentez-vous, Siorac, comment les ligueux affectaient de suspecter la religion du défunt roi, qui était pourtant fort dévot, pour la seule raison qu’il ne voulait pas l’éradication par le fer et le feu de ses sujets réformés. Navarre catholique, ce serait bien pis ! Catholique, il ne le serait jamais assez ! Ces mutins, pour qui la religion n’est que prétexte à révolte, disent chattemitement de présent : Ha ! Si seulement il était catholique et demain, s’il se convertit, ils diront : Ha ! si seulement il était bon catholique ! Et après-demain, ils ne failliront pas à dire : Cela lui a peu coûté d’aller à messe ! Ce n’est jamais que la sixième fois qu’il se convertit ! Ha ! si seulement Navarre avait quelque brin de religion !

— Et en a-t-il ? dis-je tout à plat.

À quoi Rosny cilla fort, et m’envisageant de son œil bleu, me dit :

— Et vous, Baron de Siorac, en avez-vous ?

— Certes ! Certes ! dis-je, fort béant de cette soudaine attaque.

— Pourtant, dit Rosny, vous n’avez pas fait scrupule, pour servir le défunt roi, de caler la voile et de vous faire papiste.

— Du bout du bec, dis-je.

— Mais, dit Rosny, quelle sorte de religion est-ce là qu’on ne professe que de bouche et que le cœur renie ?

— Je vous entends, dis-je, mais je crains que vous ne m’entendiez pas. Il est vrai que je n’ois la messe que d’une oreille et que je ne vais à confesse que d’une fesse. Mais ce n’est pas à dire que je sois skeptique. J’adore le Christ au-delà des Églises.

— Ha ! dit Rosny, voilà qui est clair. Vous pensez qu’il vous est loisible de faire votre salut dans l’une ou l’autre, indifféremment, de nos deux religions.

— Oui-da, Monsieur de Rosny ! C’est cela, fort précisément que je crois ! Peu me chaut, à la fin des fins, la façon du culte. Ce qui m’importe, c’est le Dieu.

— Eh bien, Siorac, dit M. de Rosny avec un victorieux sourire, je serais fort étonné si en son for Navarre ne partageait pas votre sentiment… Ce qui, ajouta-t-il avec un soupçon de gausserie, lui rendra les choses si faciles, quand le moment sera venu…

— Le suivrez-vous en cette voie ? dis-je au bout d’un moment.

— Nenni, dit Rosny roidement, rien ne requiert de ma personne ce sacrifice, puisque je n’ai pas, moi, de peuple à pacifier, ni de royaume à rétablir.

Il tint parole. Créé plus tard duc et pair de Sully, haussé par le roi au second rang dans l’État, et devenu le grand ministre que l’on sait, il ne renia mie sa foi huguenote. Raison pour quoi il ne put jamais, étant réformé, recevoir l’Ordre du Saint-Esprit, étant le seul duc et pair à ne l’avoir pas. Ce qui navra à ce point sa paonnante vanité qu’il se fabriqua un Ordre à lui tout seul, portant en sautoir, à l’accoutumée, sur la poitrine, une effigie en or d’Henri IV, garnie de diamants et de perles. Ha ! merveilleux Rosny ! Si piaffeur et si vertueux qu’on ne peut sourire de sa piaffe sans vénérer sa vertu. A very eccentric Lord ! disait my Lady Stafford, la femme de l’ambassadeur d’Angleterre. Un bizarre, disait le roi, qui le prisait prou. Que n’avons-nous en ce royaume plus de bizarres de ce bon métal ! Et un peu moins de ces avisés renards qui, au lieu que d’apporter leur concours en des temps difficiles au souverain, le lui barguignent et le lui vendent !

Le lendemain de sa visite, ma fièvre monta avec un assez fort pâtiment en mon bras navré, ce qui me fit craindre que l’infection ne s’y mît et qu’on ne fût obligé de me le couper pour prévenir la gangrène. Opération que déjà envisageait le chirurgien, mais sans que j’y donnasse mon assentiment, préférant, pour dire le vrai, me mettre au hasard de ma vie plutôt que perdre la symétrie de mon corps. Mon Miroul qui ne me quittait point et mes gens éplorés (même mes pages s’étaient assouagés, ne voulant pas que leur noise me troublât) me suppliaient d’y consentir, mais je ne le voulus point, et fis bien, comme l’heureuse issue le montra.

Je fus pourtant quelques jours et nuits à pâtir et même à délirer, délires pendant lesquels tous ceux que j’aimais et que je m’apprêtais, en mon pensement, à quitter, passèrent devant mes yeux en une infinie procession ! Mon père, mon joli frère Samson, ma petite sœur Catherine, Quéribus mon beau muguet de cour, le révérend docteur Fogacer, le maître en fait d’armes Giacomi, tout ensemble mon immutable ami et mon beau-frère, puisqu’il avait marié Larissa, la jumelle de mon épouse, celle-ci enfin et les beaux enfants qu’elle m’avait baillés. Je ne sais pourquoi c’est en mon natal Mespech que je les encontrais tous en mes rêves fiévreux, alors même qu’ils en étaient tous, comme moi-même, partis de longtemps, éparpillés et dispersés en le royaume. On eût dit que semblable à l’animal blessé qui, regagnant sa tanière, s’y ococoule pour lécher ses navrures, j’avais grand besoin de me retrouver par l’imaginative en mon nid crénelé pour reprendre des forces au contact de la terre qui m’avait vu naître, et me raccrocher à la vie par le truchement de ceux qui m’y avaient aimé.

Au matin du 15 août, ma fièvre baissa, le dol de mon bras parut s’ensommeiller, et déclosant mon œil, je me trouvai fort étonné de voir avec une clarté nouvelle en tous ses précis contours, la face de mon gentil Miroul, laquelle m’apparut toute chaffourrée de chagrin.

— Eh quoi, mon Miroul, dis-je, tu sanglotes ? Ne vois-tu pas que je vais mieux ?

— Ha ! que si, Moussu, dit-il d’une voix entrecoupée, je le vois ! et bien le sais-je aussi, le chirurgien de M. de Rosny tenant que votre bras va vers sa curation, et que la gangrène ne s’y mettra point.

— Comment se fait-il donc que je te voie pleureux et gémissant ?

— Ha ! Moussu ! ce n’est point pour votre santé que je me fonds en eau, car la Dieu merci, vous voilà sauf, et votre bras aussi, sans lequel vous ne sauriez tenir une épée, mais pour ce que j’ai deux nouvelles à vous apprendre des vôtres, qui sont l’une et l’autre excessivement larmoyables.

— Quoi ! criai-je, le cœur me toquant les côtes, et me dressant tant brusquement sur mon séant que mon bras dextre me fit mal. Des miens ! Tu dis des miens ! De quels miens s’agit-il ? De mon père ? De Samson ? De mon Angelina ? De mes enfants ? Parle, Miroul, au nom du ciel !

— Nenni ! nenni ! ces proches-là que je dis ne vous sont pas tant proches, combien que vous les aimiez prou et moi aussi, dit Miroul, lequel, à ce que je vis, ne m’avait fait craindre le pis que pour atténuer les coups qu’il allait me porter… Moussu, le maître en fait d’armes Giacomi fut tué hier en escarmouche par un félon à qui, l’ayant désarmé de son épée, il avait laissé, en sa noble âme, la vie, ce méchant lui tirant un coup de pistolet dans les reins dès qu’il eut tourné bride.

— Ha, dis-je, me cachant les yeux de ma main, Giacomi était un vrai maître à l’italienne, réglé, chevaleresque, humain. Il n’était point fait pour ces combats cruels et sans loi, où le frère égorge le frère qui vient de l’épargner. Bien sais-je qu’il n’a voulu mie user en ces corps à corps de la botte secrète qu’il m’a enseignée, pour ce qu’en la délicatesse de son cœur, il y voyait pour lui-même un trop grand avantage. Cornedebœuf ! Être occis par-derrière d’un traître coup ! Ha ! Miroul ! celui qui a dit que l’homme est un loup pour l’homme, n’a pas calomnié l’homme, mais le loup !

Ayant dit, je m’accoisai, adressant une prière à voix basse au ciel pour ce pauvre frère mien qui venait de passer, sans que je l’eusse revu, ni même à sa tombe accompagné.

— Moussu, dit Miroul, hélas, ce n’est pas tout.

— Diga me, dis-je, le souffle court, comme si parler d’oc m’eût donné plus de cœur pour accueillir le coup qu’il m’annonçait.

— Durant que vous déliriez, Moussu, nous avons reçu une lettre de Montfort l’Amaury, et celle-ci, bien qu’étant à vous-même adressée, se trouvant écrite, quant à l’adresse, de la main de ma Florine, j’ai pris, Moussu, la liberté de la déclore, craignant qu’il ne fût arrivé quelque mal à Madame votre épouse. La Dieu merci, poursuivit-il hâtivement, il n’en est rien. Mademoiselle Angelina est sauve, et n’a dicté la lettre à ma Florine que parce que la goutte gonflait et raidissait son pouce.

— Miroul ! dis-je soulagé et cependant le nœud de la gorge à me faire mal se nouant, que dit cette lettre ?

— Tenez, Moussu, je ne saurais la lire. Je pâtis trop à annoncer moi-même tant de morts.

Prenant alors de ma main senestre la lettre qu’il me tendait, j’y jetai les yeux et vis au premier mot qu’elle m’apprenait la mort de Larissa. Tant âprement que me poignit cette déplorée nouvelle, j’en fus encore plus étonné, n’en croyant pas mes yeux de cette étrange coïncidence du mari et de l’épouse fauchés tous deux quasi dans le même temps, tant est que je voulus voir de prime dans l’une des deux disparitions la conséquence de l’autre. Et lisant dans ladite lettre que Larissa avait été emportée en quelques heures d’un « transport au cerveau », je crus que la fatale arquebusade de Giacomi, toquant un esprit trop faible, avait amené cette funeste issue. Mais comme me le fit observer Miroul, il n’en était rien, la lettre étant datée du 11 août, et Giacomi ayant succombé le 13 à sa navrure, suivant, et non précédant Larissa dans la mort, et quant à lui aussi, ignorant miséricordieusement que son épouse n’était plus, quand lui-même mourut.

De son vivant, j’avais éprouvé pour Larissa des sentiments fort mêlés pour ce qu’elle était tout ensemble si semblable à mon Angelina par sa corporelle enveloppe, et si différente d’elle en son être moral. Elles étaient jumelles, comme j’ai dit, et plus malaisées à distinguer l’une de l’autre que deux grains de sable dans les déserts d’Arabie. La taille, la charnure, l’œil, les traits, la voix, les pas et la démarche, tout était, de l’une à l’autre, tant identique qu’on ne pouvait que les confondre, sauf toutefois que la nature avait voulu mettre une marque distinctive sur la face de Larissa : une petite verrue sur le côté senestre du visage, entre le menton et la commissure de la lèvre, verrue qui, si petite qu’elle fût, désolait tant Larissa que non contente de la dissimuler sous un point de pimplochement, elle avait obtenu de la bénignité d’Angelina qu’elle simulât en même place par le même artifice le grain de beauté qu’elle-même contrefeignait : Ce qui à moi-même eût rendu leur identification impossible, si le jésuite Samarcas ne m’avait appris, en passant mon doigt sur cette mouche, à y sentir, ou à n’y sentir pas, le relief qui était dessous.

Il s’en fallait de prou toutefois que l’identité des jumelles se poursuivît de la surface au cœur et de l’écorce à l’âme. À treize ans, Larissa avait été surprise à coqueliquer en sa chambre avec un page qui appartenait à son père, et celui-ci, en son ire, mettant l’épée à la main, le page, en sa terreur, s’était défenestré, et sur le pavé de la cour, rompu le col. Sur quoi Larissa se jetant sur la chambrière qui l’avait trahie, la dagua, et tomba incontinent dans un désordre si extravagant qu’on la crut possédée du démon. À’steure se versant à terre, elle s’y roulait en convulsions, battait et graffignait soi et poussait, des heures durant, de stridentes hurlades. À’steure se relevant, dénattant ses cheveux, et se mettant nue, elle courait par le château, se ruant à tout homme qu’elle encontrait, jeune ou vieil, et l’accolant avec un visage enflammé, proférait d’une voix rauque mille lubriques invites et incitations.

M. de Montcalm, son père, cuidant Larissa possédée, et ayant failli à la faire exorciser par un capucin de Montpellier, craignit qu’on ne la brûlât vive comme étant habitée par le diable, et la serra dans un couvent dont, après quelques années, le jésuite Samarcas, ayant établi sur elle une complète domination, la fit sortir, curée apparemment de ses folies. Avec le consentement de M. de Montcalm, Samarcas, alors, se l’attacha au point qu’elle ne le quitta plus, même en ses périlleuses expéditions à Londres, car plus encharné ligueux et plus indéfatigable comploteur que ce jésuite jamais ne fut, lequel, à la parfin, perdit la vie au milieu des toiles qu’il avait tissées, condamné à mort par les juges d’Elizabeth et supplicié sur la place publique pour avoir pris part à la conspiration de Babington. Ceci se passait dans le moment de ma mission (dans les bagages du pompeux Pomponne) à Londres, et tant fut satisfaite la reine de mon secret message qu’en récompense de mon truchement, elle voulut bien déclore Larissa de sa geôle où, comme complice et connivente de Samarcas, on l’avait enfermée et me permit de la ramener en ce royaume, où le maître en fait d’armes Giacomi, qui en était de longue date raffolé, la maria.

Je fus à la vérité fort soulagé de ce mariage pour ce qu’il mit fin à la mésaise où me jetait avec Larissa un commerce ambigueux. Et comment eût-il pu ne pas être tel, ni mon cœur ni mon corps ne pouvant rester à elle tout à plein indifférent, Larissa étant si étrangement semblable à mon aimée et se voulant en outre tant identique à elle que l’amour que je trouvais dans l’œil de mon Angelina, je rencontrais coutumièrement dans le sien, mais sans la réserve et pudeur que mon épouse y mettait, mais bien au rebours, criant et appétant. Ces regards, si fort que je les réprouvasse, ne manquaient pas de me troubler, et de ce trouble concevant des remords, je ne laissais pas de garder à Larissa quelque mauvaise dent de ce qu’elle les eût provoqués et, me cuirassant d’autant, je mettais entre elle et moi une distance et une froidure qui n’étaient assurément point en mes sentiments, et dont Angelina, dans sa colombine innocence, me faisait parfois reproche.

Le lendemain du jour qui m’apporta de si larmoyables nouvelles, M. de Rosny me vint visiter pour se condouloir de prime avec moi, et pour me dire ensuite que le roi, levant le siège de Paris faute d’une armée suffisante pour le poursuivre et s’en allant se remparer à Dieppe, il avait quis de lui et obtenu mon congé, pour que je pusse aller convalescer en ma seigneurie du Chêne Rogneux en Montfort l’Amaury et conforter ma famille des pertes qu’elle avait subies. En sa coutumière et quasi paternelle bénignité de cœur (combien que je fusse de dix ans son aîné) M. de Rosny me prêta une demi-douzaine d’arquebusiers pour renforcer ma petite suite, et me recommanda de me bien garnir en pécunes pour payer péage aux troupes papistes, sur lesquelles, en mon chemin, je me pourrais buter. Mais la Dieu merci, je n’en encontrai pas la moindre, Mayenne, en ces temps-là, battant tambour et sonnant trompettes, pour rameuter les zélés contre leur légitime souverain.

 

 

Mon cœur me toqua en mon poitrail dilaté quand j’aperçus dans les brumes de l’aube les tours de ma baronnie. Mon pauvre bien-aimé maître avait été avec moi tant libéral à récompenser mes services que j’avais, au cours des ans, avec les clicailles qu’il m’avait baillées, non point seulement étendu mes terres par de judicieux achats, mais immensément fortifié le château même, au point de le rendre inexpugnable, sauf par une troupe qui possédât canons. Je sais bien qu’il n’est bons murs que de bons hommes, et que le plus abrupt rempart n’est rien, s’il n’est bien défendu. Mais justement, les six arquebusiers de Rosny, ajoutés à mon domestique, faisaient une troupe d’une bonne vingtaine de gens de pié, à qui je donnais Pissebœuf comme sergent et mon écuyer Saint-Ange, comme capitaine, lesquels, de tout le temps que je fus là, les exercèrent quotidiennement dans les murs et hors les murs, ce déploiement devant imposer quelque respect aux ligueux circonvoisins. Il est vrai que les plus encharnés d’entre eux avaient rejoint Mayenne, mi par zèle, mi par appétit de sac et de forcement – comme s’était bien vu à Tours – et que ne restaient en le plat pays que les plus modérés, ou ceux qui, en leur prudence, attendaient la décision des armes pour se déclarer.

Le plus insigne de ceux-là était Ameline, le curé de Montfort l’Amaury, qui fut la première personne que j’encontrai dans la salle de mon logis, lequel s’étonnant de me voir là, et moi, dans l’inspiration du moment lui cachant ma navrure (comme je le pouvais bien faire, mon bras n’étant plus en écharpe) je lui dis que je m’étais retiré dans mes terres pour ce qu’étant catholique, j’avais scrupule en ma conscience à servir un roi huguenot, à tout le moins tant qu’il ne se convertirait point. Le curé Ameline me loua d’autant plus hautement de ce scrupule qu’il pensa deviner derrière lui la temporelle circonspection – qui était aussi la sienne – à ne pas prendre parti trop tôt. Tant est que par son truchement cette version de mon retour au Chêne Rogneux fut crue, glosée, commentée et approuvée dans le pays à l’alentour, ce qui me mit, au moins autant que l’étalement de ma force, à l’abri des surprises et entreprises guisardes de tout le temps que je demeurais là.

J’avais en mes travaux refaçonné la grande salle de mon logis de manière à en faire la réplique exacte de celle de Mespech, ayant bâti à chaque bout deux cheminées qui se faisaient face, pour ce que, comme mon père, j’abhorrais l’idée de me rôtir le devant en me glaçant le dos, et en outre, j’avais percé dans l’épaisseur du mur un viret qui menait droit à l’étage en ma chambre et en ma librairie, afin d’éviter le détour par ces vastes et froidureuses galeries qui sont la plaie des châteaux construits par nos pères. Ayant observé à mon advenue que Florine avait disparu par ledit viret, j’en conclus qu’elle allait prévenir Angelina de ma présence, si bien que m’asseyant avec ma suite affamée autour de la grande table du logis, où mes chambrières apportèrent incontinent viandes et vins pour apazimer ces gorges sèches et ces dents aiguës, je m’attendais, vu l’heure matinale, à une longue attente, m’apensant qu’Angelina ne voudrait mettre le nez en si nombreuse compagnie qu’elle ne fût habillée de cap à pié, et fus fort surpris, la porte du viret déclose par Florine, de la voir apparaître en ses flottantes robes de nuit, le cheveu blond dénatté et répandu à flots sur ses épaules nues. Quelque peu décontenancé qu’elle eût présumé se montrer en cet appareil, et à notre domestique, et à des étrangers, et d’autant plus béant que je connaissais mieux que personne sa native pudeur, je m’avisai que seule sa hâte à me voir la devait sur ce point excuser, et me levant, je lui souris, et m’avançai vers elle les deux mains tendues pour lui prendre les siennes. Mais elle ne l’entendit pas ainsi, et se jetant dans mes bras, me serra avec force dans les siens, tandis que poussant des soupirs et quasi des gémissements, elle me baisa les lèvres à me couper le souffle. Ce qui certes m’eût ému et troublé en notre chambre, dans le cocon de notre grande amour, mais produisit un effet tout rebelute dans la compagnie où nous étions, me laissant béant qu’Angelina se fût livrée si indiscrètement à ces transports publics, saillant de la chaste réserve à laquelle elle m’avait accoutumé, et cela dans le temps où elle eût dû montrer un esprit moins occupé des passions terrestres et davantage des deuils qui l’avaient coup sur coup accablée.

— Angelina, lui dis-je à voix basse à l’oreille, qu’est-ceci ? Vous ne m’avez point habitué à tant d’audace ! Retirez-vous, de grâce, en votre chambre, et ne reparaissez, je vous prie, céans que vous ne soyez vêtue.

À ces paroles, prononcées d’une voix douce et basse, elle rougit et se troubla excessivement, commença plusieurs phrases sans en finir aucune, et à la parfin se génuflexant profondément devant moi, elle s’en fut, ou plutôt courut jusqu’au viret dans lequel elle s’engouffra, sans se retourner, me laissant béant de cette confusion, pour le moins aussi excessive que l’effronterie qu’elle avait montrée. Car mon Angelina, toute bénigne et douce qu’elle fût, n’eût pas laissé d’ordinaire passer une remontrance de ma bouche sans se rebéquer quelque peu et tâcher d’y répliquer.

Je m’en retournai, songeard, à table partager selon l’us de Mespech, la repue de nos gens, la frérèche n’ayant jamais voulu, en vertu d’une certaine simplicité biblique, que notre domestique mangeât ailleurs qu’avec elle. Et là, à ma considérable surprise, je restai une grosse heure sans qu’Angelina reparût, tant est que, soupçonnant qu’elle ne pouvait passer tant de temps à se vêtir, je dépêchai aux nouvelles Florine, laquelle revint me dire sotto voce à l’oreille que mon Angelina, en ses robes de nuit, sanglotait son âme sur sa couche. Je fus béant que ma petite gourmanderie, prononcée si doucement, l’ait pu dégondée au point de la faire s’amalir en bouderie et fâcherie : déportement si étranger à mon Angelina que me levant de table, je montai à sa chambre où, de vrai, ayant fermé l’huis sur moi, et poussé le verrou, je vis, l’œil me sortant quasiment de l’orbite à ce spectacle incoutumier, mon Angelina se rouler de dextre à senestre sur sa couche, pleurant à chaudes et amères larmes, et tirant à poings furieux sur ses blonds cheveux épandus.

— Mon Angelina, dis-je, me jetant sur elle, la couvrant de mon corps, et la saisissant aux poignets pour qu’elle cessât de s’écheveler, qu’est-cela ? C’est folie ! Vous devez-vous mettre en si furieux chagrin pour quelques petits mots ?

— Ah Monsieur, me dit-elle à mots entrecoupés et son parpal à demi nu soulevé de convulsifs sanglots, je le vois, vous ne m’aimez plus ! Vous avez dû encontrer en vos guerres quelque gouge jeunette et fraîchelette par laquelle me voilà de présent repoussée dans les faubourgs et banlieues de votre bon plaisir : À la première brassée, vous me rebéquez ! Vous me chassez de votre vue ! Vous n’avez plus appétit à moi !

— Mais, mon Angelina, dis-je, béant de son irraisonnableté, voilà qui est fol ! J’ai blâmé votre appareil et votre déportement. Je n’ai pas repoussé vos transports, si hâtifs que je les trouvasse, et si publics aussi, après les deuils qui nous ont frappés.

— Monsieur ! Monsieur ! dit-elle, se tortillant sous moi comme un serpent, devez-vous me les ramentevoir si méchamment dans le moment où je tâche de les oublier dans la liesse de nos retrouvailles ! N’est-ce rien pour vous que l’amour d’une épouse ? Et le strident appétit qu’elle a de vous après tant de mois où elle a affreusement langui, vous appelant à grands cris dans le vide de ses nuits ?

Ce langage si nouveau chez mon Angelina m’eût déconcerté pas sa fureur, si le trouble qu’il me donna m’eût laissé l’esprit clair, mais je vis bien que mon corps, obéissant aux lascives invites qu’en même temps elle me prodiguait, n’allait pas tarder à devenir mon maître, et le sien : à quoi je consentis bien qu’en doute, mésaise et décontenancement devant tant d’inconvenantes nouveautés, me donnant comme excuse qu’une fois son impudicité satisfaite, il me serait possible de lui parler raison et de savoir d’elle la cause de ces bizarretés.

Nos tumultes apaisés, qui consumèrent bien la moitié du jour tant Angelina y mit un enchantement qui n’était pas dans ses us, je tâchai d’en savoir plus long sur l’infortunée intempérie qui avait emporté la pauvre Larissa. Mais Angelina répéta mot pour mot ce qu’elle avait dicté dans sa lettre à Florine, et qui plus est, elle le répéta, l’œil sec, sans battre un cil et là voix froidureuse.

— Mais, vramy, mon Angelina, dis-je au bout d’un moment, surpris au-delà de toute expression de la voir si composée, comment allez-vous souffrir la pérenniale absence d’une sœur qui était comme votre double ?

À quoi, me jetant tout soudain de côté un regard suspicionneux, elle dit en baissant la paupière sur son bel œil de biche :

— Mieux, mon Pierre, que je n’eusse de prime pensé. C’est que Larissa, qu’assurément je chérissais prou, me mettait par instants en grand doute d’être vraiment moi-même, et de vous seule aimée, tant est que le moindre regard que vous posiez sur elle me plongeait dans les tourments de la plus cruelle jaleuseté. Il me semble que de présent je me sens désentravée de mon autre moi-même et que je suis à la parfin la vraie, la seule Angelina !

— Mais, dis-je, ce discours m’ayant rendu fort perplexe et rêveux, si vous êtes dans ce sentiment, d’où vient alors que vous mettez encore entre le menton et la commissure de la lèvre ce point de pimplochement sous lequel Larissa dissimulait sa verrue ? Puisque Larissa n’est plus, il me semble que vous devriez discontinuer cet artifice qu’elle avait en sa tyrannie exigé de vous afin qu’on ne vous puisse l’une de l’autre distinguer.

— Mais, s’écria Angelina, l’œil tout soudain hagard, l’air effrayé et le corps trémulant de la tête aux orteils, c’est qu’elle l’exige encore de moi après sa mort, et que je n’ose contrevenir à ses ordres, de peur que son âme, revenant d’outre-tombe, ne se glisse en moi et me vole mon être ! Non ! non ! mon Pierre, je vous en prie et supplie, ne quérez pas de moi de cesser de me peindre là, poursuivit-elle mettant le doigt sur sa mouche comme pour la défendre de mes attaques : Il y va de ma vie même !

— Je ne songe pas à quérir de vous quoi que ce soit qui puisse vous effaroucher, dis-je, dans la crainte où j’étais de la voir derechef se tordre sur sa coite en sanglots convulsifs. Et combien que je ne cuide pas que les morts puissent commander aux vifs, ni se glisser en eux pour leur rober leur âme, gardez ce point de pimplochement là où vous le voulez placer. La chose n’est pas de conséquence pour moi et si elle l’est pour vous, faites à votre guise.

Ceci l’aquiéta quelque peu, mais point tout à plein car je ne faillis pas d’observer dans le cours de la journée qu’elle jetait autour d’elle des regards suspicionneux, comme si elle eût craint de sentir à l’alentour de son cotillon une présence invisible. Et à vrai dire, elle portait ces mêmes regards d’extrême défiance sur les personnes visibles de son entourage, sur Florine, sur Miroul, sur notre domestique, sur moi en particulier. Avais-je la male heure de prononcer une parole un peu brusque, elle se jetait dans les larmes, la fureur, ou la prostration, d’où je ne la tirais que par des protestations infinies et des cajoleries qui finissaient, comme on l’a vu, par une insatiableté qui me laissait pantois du changement que quelques mois d’absence avaient opéré dans les tranquilles dispositions de mon Angelina ; cependant, de tout ce temps, sur Larissa pas un mot, et sur Giacomi son beau-frère, auquel elle était pourtant de son vif grandement affectionnée, ni mot ni miette. Pis même, quand par aventure, je citais leurs noms, baissant la paupière tout soudain sur son grand œil de biche, elle s’accoisait, l’oreille sourde, les lèvres serrées, et le front fermé, comme si elle eût été attentive à ne laisser pénétrer en elle la plus petite parcelle des remembrances que ces noms évoquaient.

J’allai voir mon joli frère Samson et Gertrude du Luc en leur apothicairerie de Montfort l’Amaury et les trouvai fort heureux, bonheur que j’enviais en l’inexplicable mésaise où je vivais depuis mon retour au Chêne Rogneux. Je fus fort bien reçu par eux, et par la dame d’atour de Gertrude, Zara, toujours resplendissante en son indestructible beauté. Comme elle ne quittait pas l’enfantelet qu’elle avait contraint Silvio à lui faire, mais le portait continuellement sur son bras, elle avait l’air plus que jamais d’une madone italienne dans le tableau d’un maître et à mon avis ne servait à rien d’autre qu’à cette décoration du logis, car je ne la vis pas toucher un gobelet, ni une écuelle, ni un flacon de tout le temps que je pris ma repue avec mon frère et ma belle-sœur, ma Zara occupant à table la droite de Gertrude, le bambino dans ses bras, dans tout l’éclat de sa triomphante maternité et n’ayant pas, à ce que je vis, d’autre office en le domestique de mon frère que de s’offrir (avec des sourires ravis, adressés à sa propre chair, et à la chair de sa chair) à l’admiration de tous.

Cependant, si chaleureusement que Gertrude et mon frère me reçussent, ils furent bien moins prompts à me rendre ma visite, et moins encore à me parler d’Angelina, sur le compte de qui, sauf pour les salutations d’usage, je les trouvai muets.

À ma grande liesse et surprise, Fogacer apparut à cheval un matin de cette fin d’août au châtelet d’entrée du Chêne Rogneux, suivi d’un petit page aux cheveux bruns bouclés qui ne fut pas sans me ramentevoir Silvio. Il parut fort soulagé de se mettre à l’abri de mes murs, s’encontrant, dit-il, persécuté derechef pour sa bougrerie, et en grand danger d’être brûlé, sans, hélas, pouvoir compter sur la protection du roi comme du temps de notre pauvre bien-aimé maître, Henri IV, quant à lui, étant, dit-il, sans indulgence pour les vices qu’il ne pratiquait pas.

Pour moi, en ma longue convalescence, je fus heureux de retrouver sa pétillante compagnie, Saint-Ange étant plus muet que carpe et Miroul, à ce que je vis, fort déquiété de la tristesse de sa Florine à qui je vis plus d’une fois les larmes aux yeux, sans qu’elle m’en voulût dire la cause.

Il y avait toujours eu tant de filial amour entre Fogacer et mon Angelina (encore qu’il fût son aîné) et Fogacer, qui faisait volontiers avec elle l’enfant, éprouvait tant de satisfaction à être par elle tancé, gourmandé et cajolé, et elle baignait tant volontiers dans l’admiration sans limites qu’il lui vouait que je m’attendais, dès son entrant, à voir refleurir entre elle et lui ce connivent, subtil et intime manège qui m’eût porté ombrage, assurément, si Fogacer avait été un homme d’une autre farine. Mais à ma grande surprise et déquiétude, mon Angelina, loin de renouer avec Fogacer ce lien tout ensemble si fort et si innocent, repoussa ses avances, ses agaceries et ses enfantillages du même air suspicionneux qu’elle montrait à tous, et le parut englober dans la défaveur dont elle enveloppait de présent le genre humain.

Fogacer, qui avec sa haute taille, ses bras arachnéens et les sourcils méphistophéliques qui abritaient ses yeux railleurs, paraissait d’autant assuré de lui-même qu’il l’était le moins en son for, se trouvant fait de cette étoffe sensible sur laquelle les dents de la vie s’impriment profondément, se trouva plus navré qu’il eût aimé l’avouer de ce froidureux repoussis, et je vis tant de fois son œil noisette s’attarder, intrigué, songeard et penaud sur mon Angelina qu’à la parfin, me promenant avec lui dans la forêt de Montfort l’Amaury, je présumai de lui demander s’il ne la trouvait pas changée :

— Changée ! dit-il levant son sourcil diabolique, c’est peu dire qu’elle ait changé ! c’est une autre femme. Mon ami, je vous le dis comme je le sens : je ne la reconnais point. Elle qui fut si bénigne et piteuse, elle paraît tenir en haine et suspicion le monde entier, se défier de tous, se clore à tous. En outre, si à’steure elle retrouve par aventure son enjouement d’antan, aussitôt elle s’enfonce d’autant dans la taciturnité, l’œil tantôt hagard et tantôt vide. Parle-t-elle, elle tient des propos hautains et déprisants qui ressemblent bien peu à la colombine bénignité de cœur qu’elle montrait jadis. En son domestique, elle est souvent avec ses chambrières abrupte, injuste, injurieuse, voire même brutale, et d’autant qu’étant possédée d’une sorte d’incohérence, elle leur donne coup sur coup des ordres contradictoires.

— Ha, dis-je, Fogacer mon ami ! je suis infiniment soulagé de vous ouïr parler ainsi, car je me suis demandé si, à la trouver si différente, je ne devenais pas fol. Et à la parfin observant qu’elle ne voulait se défaire du point de pimplochement que Larissa exigeait d’elle de son vivant sous le prétexte que Larissa persistait à exiger sa continuation d’outre-tombe sous la menace de lui rober son âme (superstition si grossière, et qui me parut si étrangement jurer avec la douce raisonnableté de mon Angelina) j’ai, je dois dire, conçu quelques doutes…

— Mais moi aussi, dit Fogacer en tressaillant violemment ; et baissant la voix et jetant un coup d’œil sur le sous-bois à l’alentour il ajouta : Parlez, mi fili, je sais quels sont ces doutes ! Parlez et puisse cela vous conforter !

À quoi étant resté un long temps sans répondre, le nœud de ma gorge se nouant à me faire mal et les mains que je tenais derrière mon dos se mettant à trembler, je dis à la parfin :

— Il n’est nul besoin, mon ami, de préciser la suspicion que j’ai nourrie depuis mon retour, puisque de présent force m’est de confesser que je ne peux raisonnablement l’entretenir, tant de preuves contraires l’infirmant. Car j’ai, depuis quinze jours, par des questions adroites sur notre passé, sondé Angelina sur la connaissance qu’elle en a, touchant certains détails infimes, intimes et quotidiens qui ne sont connus que d’elle et de moi, et à chaque fois elle a si bien et si parfaitement répondu que je ne peux plus douter que j’ai bien devant moi la femme qui les a vécus avec moi.

— S’il en est ainsi, dit Fogacer qui me parut mal persuadé par ces raisons, vous voilà l’esprit en repos. À moins, ajouta-t-il avec un air interrogateur, que Larissa et Angelina, étant si proches, aient eu l’habitude dès l’enfance de se tout dire et jusqu’au plus menu de la vie. Ramentez-vous que l’unique but, appétit et ambition de Larissa en cette vallée de larmes était, non point de ressembler à sa sœur, puisqu’elle était déjà à elle identique, mais d’être sa sœur, d’être Angelina, elle seule et elle tout à trac.

— Le jésuite Samarcas, dis-je, prétendait plus, lui qui si bien la connaissait. Il prétendait qu’elle cuidait être Angelina, et que c’était là sa particulière folie.

— Je me ramentois, dit Fogacer avec un moment de silence, avoir ouï de vous que lorsque Larissa attenta de se faire passer pour sa sœur à qui vous aviez donné un rendez-vous secret dans la poivrière flanquant la tour est de Barbentane, Samarcas qui vous détrompa alors de l’erreur où vous étiez, vous dit que la seule façon de distinguer Larissa d’Angelina était de passer le doigt sur le point de pimplochement qu’elle portait à la commissure de la lèvre pour ce que chez Larissa vous y sentiriez le relief de la verrue, et non point chez votre épouse.

— Ha ! dis-je, la salive me séchant incontinent dans la bouché et parlant d’une voix exténuée, bien je me ramentois en effet cette recommandation de Samarcas.

— Eh bien, dit Fogacer, – me jetant un regard de côté en arquant son sourcil diabolique, l’avez-vous suivie en votre présent prédicament ?

— Non, mon ami, dis-je à voix basse. Non. Je ne l’ai pas encore osé.

Et si je ne l’avais pas jusque-là osé, ami lecteur, ce n’était point par couardise, mais par le sentiment confus où j’étais que le doute est parfois infiniment moins navrant que la certitude. Raison pour quoi par une certaine animale prudence, ne désirant pas nous enfoncer plus avant dans la male heure où jà nous sommes, ni voir notre mésaise devenir désespoir, nous ne poussons pas notre quête trop avant, reculant subrepticement devant la brutalité irréfragable des faits. Telle m’apparaît à y songer plus outre, la leçon d’Œdipe qui, enquêtant sur la meurtrerie du roi qui l’avait précédé, et dans son royaume, et dans la couche de la reine, apprit que l’assassinateur n’était autre que lui-même, l’assassiné, son père et la reine, sa mère. Oyant quoi, il se creva incontinent les yeux pour se punir, je suppose, d’avoir osé envisager la vérité face à face. Pour moi, je m’apense qu’Œdipe eût sauvé peut-être ses pauvres yeux, s’il était sagement demeuré en l’aveuglement où il vivait, avant qu’une force irréfrénable le poussât à en savoir davantage sur lui-même que son bonheur ne l’exigeait de lui.

Cependant, il n’est bandeau sur l’œil qui ne se défasse et déclose quand le touche, se peut indiscrètement, une main amie. Dès que Fogacer m’eut mis quasiment au défi de poser le doigt sur le point de pimplochement qu’Angelina portait à la commissure de la lèvre, afin d’y sentir, ou de n’y point sentir, le relief d’une verrue, je sus que j’allais le faire, combien que je laissasse encore passer huit jours (qui s’écoulèrent pour moi en d’infinis tourments) avant que de me décider. C’est que je voyais bien l’horreur à quoi j’aboutirais si mon attentement devait me révéler tout ensemble la mort d’Angelina – se peut dans des conditions suspectes – et l’imposture de sa jumelle, laquelle en usurpant sa place, non contente de braver les lois humaines, aurait sacrilégieusement outragé le sacrement du mariage.

— Ha ! me disais-je, me tournant et retournant sans fin sur ma couche désommeillée, que ferais-je, Dieu bon, si je me trouve confronté à cette double abomination : la disparition, se peut la meurtrerie, d’une épouse chérie et la simulation d’une criminelle ? Irai-je taire et sans mot dire avaler cette falsification monstrueuse ? Ou vais-je, si je la révèle, vouer Larissa au bûcher et ma maison au déshonneur ? Et d’autant plus sûrement que les juges ne failliront pas de trouver ma dénonciation tardive et ne pourront qu’ils ne me suspectent d’avoir été en quelque guise complice et connivent à l’incestueuse substitution de la sœur à l’épouse.

Mes tergiversations eussent duré se peut plus longtemps si un soir au moment du coucher, un lundi 30 août, comme bien je me ramentois, Angelina s’encontrant exagitée, fébrile et immensément déquiétée ne m’avait demandé un grain d’opium pour s’ensommeiller, lequel, dès que je le lui administrai, fit sur elle l’effet attendu. Et moi, la voyant à la lueur de la chandelle, endormie dans la tiédeur de ses blonds cheveux, ses traits plus détendus et suaves que je ne les avais vus depuis mon retour au logis, la pensée me frappa tout soudain avec l’inouïe brutalité de l’évidence, que le moment ou jamais était venu de poser le doigt sur son point de pimplochement, puisque mon attouchement ne saurait la réveiller en raison de la vertu dormitive de l’opium, et que je pouvais donc tenter l’expérience à son insu, et sans avoir à l’affronter ensuite en l’insensé et convulsif déportement qui lui était maintenant coutumier, dès qu’elle se cuidait haïe et rejetée. Même alors, dans le suspens de mon ultime hésitation, et l’envisageant coite et quiète en le désordre de ses cheveux, belle encore en son automne, l’épaule pleine, et le tétin rondi, je sentis comme un malenconique renouveau de mon amour, laquelle ses folies, depuis mon advenue céans, avaient quasiment tuée. Mais me réfléchissant que cette amour était odieusement déméritée, si elle s’adressait, dans le fait, à une autre qu’à elle-même, l’ire que j’en ressentis tout de gob me fit passer outre à mon lâche attendrissement, et avançant doucement la main dextre, passai, non pas une fois, mais trois ou quatre fois, le doigt sur sa mouche, et à mon inexprimable soulagement n’y trouvai pas l’ombre, le début ni le commencement d’un relief.

Il me sembla qu’un grand poids s’ôtait tout soudain de dessus mon poitrail et que pour la première fois depuis que le doute s’y était glissé, se lovant à l’alentour et petit à petit l’étouffant, je respirais enfin. C’était donc bien Angelina que je voyais dans la lumière tremblante et jaune de la chandelle si quiètement endormie, ses blonds cheveux épars autour de sa suave face, la paupière close sur son œil noir et l’air tant innocent que dans la poivrière de la tour est de Barbentane quand, dans l’éclat et la chasteté de ses vertes années, elle m’avait sa foi baillée. Le cœur me toquant alors comme fol et passant de défiance à fiance dans le temps d’un éclair, je voulus oublier les indécences de son présent déportement et je cuidai retrouver dans cet oubli la force et les délices de ma grande amour, à ce point atendrézi de ces retrouvailles qu’approchant le bougeoir pour la mieux éclairer, je restais un si long temps à la contempler qu’à la parfin se désommeillant de sa torpeur, elle ouvrit les yeux et épiant dans les miens les sentiments qui m’agitaient, et qu’elle n’avait guère eu l’occasion d’y lire depuis mon advenue céans, elle sourit sans mot piper d’un air de triomphante liesse et nouant ses bras frais et ronds autour de mon col, m’attira contre elle, comme si elle s’eût voulu écraser de tout le poids de mon corps.

Le lendemain de ce jour, chevauchant au botte à botte avec Fogacer dans la forêt de Montfort l’Amaury, je lui dis ce qu’il en était.

— Ha ! dit-il, mi fili ! je suis fort heureux pour vous que la chose n’ait pas été telle que nous l’avions craint, pour ce que si ces craintes s’étaient avérées, je ne vois pas comment vous auriez pu vous extriquer et vous dégluer de cette affaire. D’un autre côtel, faillant la sinistre hypothèse qui se trouve de présent déprouvée, je ne sache pas qu’on peuve rendre compte à vues humaines du grand bouleversement qui s’est fait jour dans l’humeur d’Angelina, lequel, poursuivit-il en arquant son noir sourcil, sur son œil noisette, j’abhorre d’expliquer par de surnaturelles raisons.

— Comme vous savez, dis-je après m’être là-dessus un petit réfléchi, Angelina elle-même m’a dit redouter que Larissa, morte, ne se glisse en elle et lui robe son âme…

— Cela, je le nie tout à trac ! s’écria Fogacer avec force, en levant au ciel ses bras arachnéens, c’est tout fallace, piperie et superstition que ces grossières imaginations ! Il est de fait que la présente Angelina en son déportement ressemble davantage à la défunte Larissa qu’à elle-même, mais je dis et déclare me contenter d’en ignorer le pourquoi et récuser d’ores en avant toute espèce et manière de magie, sorcellerie ou démoniaque possession par quoi les indoctes pourraient trompeusement l’expliquer. Se peut, ajouta-t-il après s’être un temps accoisé, que le grand changement de votre Angelina tienne tout bonnement à son âge, lequel la rapprochant du moment où la maternité ne lui sera plus possible, la jette en les fureurs et folies où nous la voyons.

« Fureurs et folies » hélas, était bien dit, et leurs effets déchiraient quotidiennement ma tranquillité domestique. Ce fut de prime Angelina qui un soir, ses grands yeux lançant des éclairs et la bouche quasiment écumante et tordue, me dit en le privé de notre chambre, que mon écuyer M. de Saint-Ange, tant par ses regards que par son inconvenant déportement, avait manqué avec elle à l’honnêteté. Je la décrus tout à trac et je le lui dis avec rudesse, tant l’accusation me parut improbable et odieuse s’agissant de ce farouche et virginal Hippolyte, dont je connaissais par mille exemples la peur qu’il avait des femmes, à telle enseigne qu’il n’osait même pas en mon logis s’adresser à une chambrière pour lui demander du vin. Et que M. de Saint-Ange ait été l’assailli et non l’assaillant, j’achevais le lendemain de m’en persuader quand l’écuyer, l’œil baissé et la voix trémulante, me vint demander son congé pour aller visiter ses parents, lesquels, dit-il, étaient vieils et mal allants et me requit, qui plus est, la permission de demeurer avec eux jusqu’à ma complète curation et mon retour aux armées du roi. Ce que je lui accordai incontinent, entendant bien que le pauvret, dans la réalité des choses, fuyait, comme Joseph dans le récit biblique, la femme de Putiphar.

Je n’avais pas toutefois la preuve de l’impudicité de mon épouse, et M. de Saint-Ange, en parfait gentilhomme, eût été la dernière personne au monde à me la vouloir fournir. Je me résolus donc, en l’occurrence, à ne point trop appuyer sur la chanterelle, mais à jouer les notes basses, me contentant de montrer à Angelina un front froidureux, et de désunir nos sommeils en couchant d’ores en avant en ma librairie.

Nous en étions là de ces silencieuses et subreptices tensions quand un autre, ou plutôt une autre de mes gens, me demanda son congé. La nouvelle me vint par Miroul qui me dit tout de gob se vouloir associer à cette décision, tout félice qu’il fût pourtant, depuis le départ de Saint-Ange, d’avoir ajouté la capitainerie de mes gens de pié au gouvernorat de mes pages.

— Moussu lou Baron, dit Miroul dont l’œil marron et l’œil bleu me parurent, pour une fois, porter la même expression, triste et déconsolée, le cœur me point d’avoir à vous dire que je ne peux que je ne vous quitte avec Florine pour m’établir se peut dans le Périgord, se peut dans le Bordelais.

— Ha ! Miroul ! dis-je en souriant sans liesse aucune, tu m’as fait mille fois cette menace, et dois-tu me la faire encore, en ces jours où tu me vois si tourmenté en mon chancelant domestique ?

— Hélas, Moussu ! dit Miroul, ses yeux vairons se remplissant de larmes, cette fois, hélas, est la bonne, car elle ne vient pas de moi, mais de ma Florine, laquelle ne veut point demeurer une minute de plus dans le service de Mademoiselle votre épouse, étant par elle quotidiennement tancée, tabustée, et même battue en son office.

— Battue ? dis-je en me levant, béant, de mon siège. Battue par la douce Angelina ? Es-tu certain, Miroul ? Battue !

— Ha ! Moussu ! je n’en peux point douter, ayant vu les traces de ces battures et frappements dans la chair de ma Florine, laquelle se trouve quotidiennement souffletée, pincée et même piquée d’épingles quand elle pimploche, ou coiffe, Mademoiselle Angelina. Et hier encore, trouvant le fer à friser ses cheveux trop chaud, Mademoiselle votre épouse le lança à la tête de ma Florine, que par miracle elle n’atteignit pas…

— Quoi ? dis-je indigné, et marchant en ma librairie, Angelina en est arrivée à de tels excès ! Certes, je n’ignore pas que de très hautes dames que je pourrais nommer se livrent sans scrupules sur leurs malheureuses chambrières à d’aussi malséants sévices ! Mais ce ne fut jamais lus à Mespech, sauf pourtant du temps de ma défunte mère, ni à Barbentane chez les bons parents d’Angelina, ni en mon domestique, lequel n’étant ni barbaresque ni turc, se veut avec tout un chacun chrétien de cœur et d’âme, et pas seulement de bouche. Miroul, va me quérir ta Florine. Je la veux là-dessus entretenir.

Laquelle Florine, qui était cette même blondinette de Paris que Miroul et moi avions arrachée en 1572 aux massacreurs de la Saint-Barthélemy et qui, depuis dix-sept ans, servait très fidèlement Angelina, étant à elle si affectionnée, et par elle jusque-là si bien traitée, davantage même comme une sœur cadette que comme une chambrière. Et moi, dès que Florine fut là, la faisant asseoir pour l’aiser sur une escabelle, je la priai de me dire quand les sévices dont elle était l’objet avaient commencé.

— Vramy ! Bien je me ramentois ! dit Florine, les larmes lui coulant sur la face, que ce fut au lendemain de la mort de Madame votre belle-sœur, pour ce que je m’apensais de prime que les méchantises de Mademoiselle Angelina tenaient à ce que son grand chagrin l’avait dégondée et fait saillir hors son bon naturel, auquel je m’apensais donc qu’elle allait petit à petit revenir, quand son dol serait assouagé. Mais hélas, il n’en fut rien ! Tout continua, et jusqu’à de présent, et de pis en pis !

— J’entends donc, dis-je surpris, – pour ce qu’Angelina depuis mon retour ne m’avait pipé mot de la mort de Larissa – que mon épouse pâtit cruellement de la disparition de sa jumelle.

— Ha ! Moussu ! dit Florine, immensément ! On eût dit qu’elle tenait de la lune tant elle criait et pleurait ! Et d’autant qu’un mois auparavant, Larissa s’encontrait dans la plus grande liesse.

— Et quelle raison, dis-je levant haut le sourcil, Larissa avait-elle d’être si joyeuse, ayant, comme Angelina, un mari à la guerre ?

— C’est qu’un magicien – passant par Montfort l’Amaury – lui avait sur sa verrue administré un onguent qui la fit disparaître toute.

— Quoi ! dis-je, me sentant blêmir et serrant mes mains derrière le dos pour les empêcher de trembler, toute ? Sans laisser de trace ? Sans même une cicatrice ?

— Aucune, sauf une petite marque blanche, laquelle, affirma le magicien, devait elle-même au bout d’un mois s’en aller.

Je fus si béant à ouïr cette nouvelle, et mon esprit bouillonnait d’une telle confusion, mes mains tremblantes et mes gambes trémulantes sous moi, que je gagnai l’encoignure d’une fenêtre, et tournai le dos à Florine, ne voulant point qu’elle fût témoin de mon trouble.

— D’où vient donc, dis-je en tâchant de raffermir ma voix et en parlant par-dessus mon épaule, qu’Angelina porte encore à la commissure de la lèvre ce point de pimplochement ?

— Ha ! c’est que l’une et l’autre sœur le trouvaient fort seyant, dit Florine avec un sourire, même quand l’utilité pour Larissa en eut disparu, puisque la mouche n’avait plus à cacher verrue.

— Et, dis-je au bout d’un moment, comment Larissa fut-elle saisie de la fatale intempérie ?

— Fort soudainement. Un matin, comme j’allais en sa chambre pénétrer, je trouvai sur le seuil Mademoiselle Angelina qui me dit de n’en rien faire, que Larissa reposait, qu’elle pâtissait prou et qu’on attendait le révérend docteur Merdanson.

— Florine, dis-je vivement, comment sais-tu que c’était Angelina qui te parlait ainsi ?

— Vramy ! Monsieur le Baron ! dit Florine avec son accent pointu de Paris, il n’y avait pas à s’y tromper, elle était vêtue de bleu pâle comme à l’accoutumée !

— Et Larissa ?

— En jaune pâle.

— Mais voilà qui est neuf ! dis-je. J’ai toujours vu les deux sœurs prendre soin de se vêtir identiquement, et par l’étoffe, et par la façon et par la couleur.

— C’est vrai, dit Florine, mais un mois avant le jour que je dis, je les ai ouïes débattre dans le cabinet de Mademoiselle Angelina où je la pimplochais – Mademoiselle Larissa étant assise sur un tabouret aux genoux de sa sœur – de la guise dont elles pourraient se distinguer l’une de l’autre, afin que le domestique ne s’y trompât pas.

— Souci nouveau, dis-je, plongé dans des réflexions dont je ne savais si je les aimais prou. Bien je me ramentois que dès l’enfance Larissa a, bien au rebours, furieusement appété à ce qu’on ne la distinguât pas d’Angelina.

— Et c’est elle pourtant, dit Florine qui, le jour que j’ai dit, dans le cabinet où je pimplochais Madame, plaidait pour qu’on les pût, par la vêture, reconnaître.

— En es-tu sûre, Florine ?

— Vramy ! J’en suis aussi sûre que le jour se lèvera demain.

Il se leva, en effet, mais, du moins en ce qui touche à moi, sur un homme dont le pensement perplexe était comme enserré dans un nœud de serpents plus menaçants l’un que l’autre, et dont chaque petit fait menu du récit de Florine avait nourri les crocs et le venin. Il me semblait encontrer partout, sous l’aspect le plus riant, la pourriture du doute. Je n’étais que défiance, regards épiants, oreille dressée, captieuse question, comme de quérir à l’improviste à la chambrière qui aidait Florine en le cabinet d’Angelina :

— Mamie, Madame mon épouse pâtit-elle toujours de sa goutte ? As-tu observé si son pouce droit parfois se gonfle et se raidit, l’empêchant de tenir plume ?

— Jamais, Moussu lou Baron.

— En es-tu sûre ?

— Vramy. Et eussé-je failli à le voir que j’eusse ouï Madame s’en plaindre, étant si tendre à la douleur, et faisant des plaintes de tout.

Ainsi le doute allait se nourrissant de sa propre chair, comme Ugolin, sans que jamais l’incertitude pût cesser, rien ne pouvant jamais prouver rien, pas même l’absence de relief sous la mouche de Madame mon épouse, puisque depuis l’effacement de la verrue, ladite mouche, chez l’une comme chez l’autre, ne cachait que la peau. D’une autre côtel, n’était-il pas évident et ne faut-il pas enfin l’écrire ici noir sur blanc que le matin où Florine se vit interdire la porte de la chambre de Larissa mourante par une des sœurs vêtue de bleu pâle, cette sœur eût bien pu être l’une ou l’autre : Une robe y eût suffi. Au rebours du dicton, l’habit, hélas, fait le moine, parfois même, comme on l’a vu, un moine meurtrier.

Depuis mon entretien avec Florine je m’arrachais chaque matin à ma couche seulette, à la pique du jour, sautant de ma coite à ma manière abrupte et militaire, combien que mon âme fût lasse et sans courage, et m’ébrouant comme chien hors de l’eau, mais cette fois faillant tout à plein à détacher de moi les songes noirs qui s’accrochaient à mes cheveux, m’engluaient les mérangeoises du cerveau, et me faisaient la bouche tant amère que je sentis que ma vie entrait dès cet instant dans un grand et tortueux pâtiment dont je ne trouverai pas facilement l’issue.

Il me fut facile d’arranger avec Gertrude du Luc qu’elle prit Florine à son service, ce qu’elle fit sans même en demander les raisons – tant celles-ci, sans qu’elle en pipât rien, lui parurent évidentes – mais sans omettre, toutefois, de quérir là-dessus, l’agrément de Zara, dont la jaleuseté eût pu ménager à la nouvelle venante tout un buisson de piquants, si elle avait suspecté en elle une rivale en l’affection de sa maîtresse. Mais celle-ci lui ayant assuré, sous de grands serments, qu’elle serait la seule, d’ores en avant comme par le passé, à partager sa couche et son sommeil – privilège auquel Zara tenait plus que la vie même, comme l’avait montré son suicide heureusement failli – Zara, toute chambrière qu’elle fût, donna du haut de sa royale beauté son consentement à notre plan et rentrant ses épines, m’en retira du même coup une fort grosse du flanc, puisque Florine, arrachée aux battures et frappements dont elle était chaque jour visitée, Miroul demeura à mon service, en sa double capacité de secrétaire et de capitaine de mes gens de pié en l’absence du pauvre Saint-Ange.

J’écrivis le même jour à mon aîné François, baron de Fontenac et futur baron de Mespech – dont il ménageait le domaine en l’absence de mon père – pour le quérir de me donner pour mon épouse la chambrière Alazaïs, sorte de dragon austère et huguenot, plate comme limande et forte comme bœuf, laquelle avait dompté ma mère et dompterait bien Angelina dans ses fureurs, sinon en ses folies.

Je savais que François ayant tourné casaque et étant devenu papiste, non du fin bout du bec comme moi, mais zélé, confit, confessant et processionnant, serait ravi de se débarrasser de cette roide huguenote qui refusait d’aller à messe et faisait la chasse, en son logis, aux images de la Benoîte Vierge pour les détruire.

Je fus un moment sur le point d’aller trouver le révérend docteur médecin Merdanson qui avait soigné Larissa en sa dernière intempérie. Bien je le connaissais pour avoir en mes vertes années eu nos culs fouettés de concert par le Bedeau sur l’ordre du Chancelier Saporta lors de la rentrée de l’École de médecine de Montpellier. Mais me réfléchissant que je ne pourrais l’interroger sur les symptômes du mal qui avait emporté Larissa sans éveiller sa méfiance, ses soupçons et se peut, être amené à lui faire part des miens, je ressentis tout soudain une telle nausée à l’idée de remuer cette boue que je préférai renoncer à cet entretien.

Pour la même raison, je tus à Fogacer l’éradication de la verrue de Larissa par celui que Florine avait appelé le magicien et qui était, je suppose, quelque charlatan colporteur de drogues, habillé d’un grand manteau noir étoilé et d’un chapeau pointu pour séduire les chalands.

À mon sentiment, et puisque aussi bien la justice serait à jamais impuissante à démêler le ténébreux écheveau de cette affaire, moi-même y ayant failli, mieux valait l’enfouir sous le silence. Si je le romps en ces Mémoires, c’est pour me justifier de l’accusation méchante que mes ennemis (qui sont aussi ceux de mon roi) ont sur moi répandue, affirmant malicieusement et mensongèrement que j’avais quasi abandonné mon épouse en ma seigneurie, où elle serait avec ses enfants quasi morte de faim sans le secours de ses bons voisins. Il en est de cette fallace comme de bien d’autres qui s’accréditent dans la cervelle des ignares et des fols. Mes enfants à ce jour sont beaux et florissants sans que l’aide d’un père leur ait jamais failli, et quant à Angelina, elle n’a manqué d’aucune des commodités de la vie, et n’en manquera d’aucune, tant que je serai vif.

Cependant, pour revenir à ces temps si aigres et tracasseux pour moi, les piliers noirs ayant succédé aux piliers blancs dans le portique de ma vie, dès qu’Alazaïs fut arrivée du Périgord, portant les dix commandements de Dieu écrits sur sa large et forte face, je pris congé de Madame mon épouse et rassemblant ma suite fis sonner le boute-selle, ayant à l’esprit de rejoindre au plus tôt les armées du roi pour m’y bien battre et m’y faire bien tuer.