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Le Poulpe ouvrit le hayon arrière du C15 et grimpa dans l’habitacle.
- Qu’est-ce que vous avez foutu ! s’exclama Cendrine.
- Ça va, Isabelle ?
Cendrine comprit au quart de tour. Le Poulpe avait prévenu : on n’est jamais trop prudent, autant utiliser des prénoms d’emprunt.
- Il a été sage comme une image.
- Bande-lui les yeux, Isa, ajouta-t-il en lui tendant un bandana.
Mickaël Charveix leva un œil éberlué sur lui et se pencha un peu en avant. À la vue du chemin creux et des arbres il fut pris de tremblements. Dans sa petite tête de tortionnaire, les images devaient défiler : la police parallèle décidée à faire le ménage, l’enlèvement clandestin et la corvée de bois qui en était le corollaire obligé. Le Poulpe jubilait, c’était peut-être la seule thérapie efficace pour leur faire passer le goût de la haine, à ces fachos. Il bloqua le bras libre du skin en arrière pendant que Cendrine lui bandait les yeux. L’autre secoua la tête comme un dément mais elle avait du cran. Le Poulpe prit dans sa musette un flacon de chloroforme, imbiba une compresse et tamponna le nez du skin. Sharon Stone lui maintenait la tête en arrière. Charveix s’écroula dans un soubresaut. Gabriel déverrouilla le bracelet des menottes de la barre d’appui, fit glisser le corps inerte sur le sol et lui menotta les mains par-devant. Il lui enleva sa ceinture et ses lacets de Rangers et lui confisqua son bracelet de force, sa croix celtique, et sa chevalière à tête de mort. Dans les poches de son treillis il trouva un nunchaku, une élingue, un coup-de-poing américain et un portefeuille. Pas d’arme à feu. Dans ses papiers d’identité, une carte d’adhérent du Franc national, une autre du Mouvement pour la Nouvelle Europe, une photo de Rudolf Hess, une autre de Léon Degrelle (dédicacée) et un répertoire téléphonique assez dégarni, où ne figuraient que des initiales. Le Poulpe rafla tout ça et décida de lui laisser le bandeau.
- Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Cendrine.
- On l’emmène chez moi, répondit Joël. J’ai une belle surprise pour toi, ma belle, ajouta-t-il en riant.
- Chez vous ! Mais je croyais…
- On lui dit maintenant ? fit le Poulpe.
Cendrine croisa le regard fiévreux de Joël, à qui il manquait un paquet de dents. Celui-ci hocha la tête et ferma les yeux, laissant au Poulpe le soin d’annoncer la bonne nouvelle.
- Don Quichotte a retrouvé Yanissa, Cendrine… Vivante.
Elle ouvrit la bouche mais ça ne sortait pas. Elle se courba en deux et se laissa lentement glisser contre la carrosserie du Citroën. Ils crurent un instant qu’elle allait tomber dans les nèfles, mais elle s’arrêta sur la position accroupie et se voila les tempes entre les mains en secouant la tête, tandis que Gabriel s’emparait des cent soixante livres du néonazi.
- C’est pas vrai… C’est pas vrai…
- Mais si, c’est vrai, fit Joël en la prenant par le bras. Allez, viens.
Le transformateur EDF était attenant à l’entrepôt. Joël poussa la porte ornée d’une plaque métallique Défense d’entrer avec une tête de mort peu engageante. Ça n’était pas fermé à clef, le local était désaffecté. Le Poulpe le suivit en traînant le skin par-dessous les bras, Cendrine était en retrait. À l’intérieur, il n’y avait que quelques grosses bobines électriques rouillées posées sur le sol cimenté. Joël en souleva une. Le Poulpe vit avec stupéfaction qu’elle était scellée au sol et servait de poignée à une trappe dissimulée sous le matériel électrique. Joël descendit quelques marches de l’escalier en béton qui partait de là, et il remonta avec une puissante lampe torche.
- Passez devant, faut que je referme, fit-il.
- Où on va, bordel ? demanda le Poulpe.
- Aux anciennes mines de plomb, expliqua fièrement Don Quichotte. C’est là que je vis, arago. Mais faudra le dire à personne, vous me promettez.
Le Poulpe croisa le regard interloqué de Cendrine. Il lui fit un signe engageant de la tête et commença la descente en traînant les quatre-vingts kilos du skin.
- Et Yanissa, où elle est ?
- Tu la verras dans cinq minutes, ma belle, fit Joël en riant. T’inquiète pas, là où elle est, il fait bon… Faites gaffe en descendant, ça glisse.
Cendrine descendit à son tour, rassurée par la présence de Gabriel. Don Quichotte referma la trappe et guida leurs premiers pas dans l’obscurité. En bas des marches, une bonne quarantaine au moins, le Poulpe eut la bonne surprise de buter sur un caddie Prisunic.
- T’as qu’à mettre le tondu là-d’dans, gloussa Joël.
Il ne se le fit pas dire deux fois. La direction du caddie était bloquée, les roues n’arrêtaient pas de se coincer à cause des graviers, mais c’était quand même mieux que de le traîner. Ils marchèrent en ligne droite pendant une bonne trentaine de mètres, éclairés par la lampe torche du clochard, que la situation amusait follement. Le sol était en terre battue, le plafond, assez haut, et les murs étaient étayés avec des planches, ça avait l’air solide, le couloir faisait au moins cinq mètres de large. Il y eut un premier coude à droite, puis un second, puis ils croisèrent une galerie un peu plus étroite, puis bifurquèrent dans une autre, ça rétrécissait un peu, et il y avait de la pente. Cendrine l’aidait à pousser le caddie, et quand ça frottait elle se baissait pour enlever les cailloux. Elle se collait contre lui et le prenait par le bras, elle avait un peu froid. C’est vrai qu’il faisait un froid de canard là-dedans, une petite laine n’aurait pas été du luxe. Ça sentait une drôle d’odeur aussi, un peu corrosive et humide. Ça allait, ça venait, ça disparaissait.
- Le plomb, Poulpe ! Le plomb !
Bon sang, comment il faisait…
- Charençon-le-Plomb, arago ! Ha ha ha !
Cendrine colla sa bouche sur l’oreille du Poulpe :
- Pourquoi il dit toujours “arago” ?
- J’en sais rien.
- J’ai la trouille, murmura-t-elle en lui serrant plus fort le bras.
- N’aie pas peur, ma belle, n’aie pas peur… On arrive bientôt.
Deux minutes plus tard la galerie butait contre une lourde porte métallique que Joël poussa. Dans le faisceau de la lampe torche, un long couloir et… nom de Dieu ! le sol n’était plus de la terre battue, mais du carrelage !
- Welcome home, les enfants. Entrez, entrez… Donne-moi le chariot, Poulpe. Je vais le mettre au frais, arago ! Ha ha ha ! Ha ha ha ha…
Don Quichotte tira le caddie sur le carrelage et disparut au bout du couloir avec sa pétoche. Le noir complet poussa Cendrine dans le giron du Poulpe. Attention à la crise de nerfs. Il la serra contre lui et lui passa machinalement la main dans les cheveux. L’humidité plombée avait englouti la mûre. Elle avait passé ses bras autour de sa taille, elle grelottait. L’hallucination dura une petite éternité. Enfermé dans une mine de plomb avec Sharon Stone blottie dans ses bras, tétanisée ! Puis il y eut un grésillement, et la lumière revint. Nom d’un chien ! La fée électricité ! Un, deux, trois tubes au néon ! Ce qu’il avait pris pour un couloir était en fait une pièce d’un seul tenant, d’au moins cinquante mètres carrés, avec tout le confort moderne éparpillé au petit bonheur : canapé, fauteuil, table, chaises, lit, frigidaire, buffet, gazinière. Pas du premier usage, mais tout de même ! Il y avait même un convecteur électrique près du lit. Le sol était recouvert de tapis, les murs tapissés avec des patchworks de toile de jute. Cendrine resta collée contre lui un petit moment et se dégagea enfin, un peu gênée.
Don Quichotte réapparut peu après et fila droit sur le frigo. Il en sortit une bouteille de Moët-et-Chandon. Le moteur se mit à hoqueter quand il claqua la porte.
- Madame Bernaudeau me l’a donnée la semaine dernière, fit-il en souriant. Je lui ai refait toute sa plomberie. On va boire un coup, et après, je vous emmène auprès de Yanissa.
Don Quichotte leur servit le Champagne au salon, dans des verres en Pyrex. Et il commença à leur raconter son histoire de troglodyte, au désespoir de Cendrine piaffant d’impatience.