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Il était à peine midi et le soleil qui jouait avec les nerfs depuis plusieurs semaines semblait s’être décidé. Les filles avaient sorti les jupes légères et les bodys, les garçons en bermuda exhibaient leurs mollets poilus, les chiens tiraient une langue longue comme le bras. Et Adèle, qui pédalait au loin sur son petit vélo, les seins nus sous le caraco, les cheveux au vent, avait roulé autour de sa taille le K-way bleu marine avec le petit liseré jaune. Oui, cette fois c’était l’été. Le Poulpe s’arrêta un instant, écouta le vacarme agressif de la foire du Trône, et comme il allait traverser l’avenue des Bartavelles lui aussi, quelque chose le submergea. Ce n’était pas juste, toute cette insouciance. Pas juste, à cause de Yanissa. Il avait l’impression de l’avoir un peu oubliée, Yanissa. Alvaro, c’était pas pareil, ses petites bougies brillaient toujours sur le terre-plein, ses amis avaient dit “tant que la police n’a pas arrêté l’assassin, on viendra, jour et nuit on se relaiera pour entretenir la flamme”, ils étaient assez nombreux pour ça. Alvaro, un salaud l’avait tué, oui, mais il continuait à vivre dans les cœurs, et c’était pas près de s’arrêter, tandis que Yanissa, elle, errait, quelque part dans le cadastre de la ville, ou ailleurs, dans un territoire inconnu, et l’on ne palpait plus les battements de son cœur. Elle était en danger. Le Poulpe savait qu’elle n’était pas morte, c’était ça qui guidait ses pas depuis trois jours. Mais là, tout à coup, elle lui échappait. Et c’était de sa faute. Un manque de concentration. Devant la villa de Rosciolli, une nouvelle équipe de cloqués montait la garde. Le voilà peut-être, le manque de concentration. Cette fixation sur Rosciolli. Après tout, Adèle avait peut-être raison. Ce type avait son musée, c’était un monument vivant, une institution municipale, et les institutions, on les soigne… Il se fourvoyait avec le peintre. Yanissa était vivante, il allait la retrouver. Le regain d’euphorie le poussa jusqu’au Roussillon et retomba sitôt passé le seuil. Un vrai cyclothymique. Cendrine avait appelé à dix heures, onze heures et midi. Toujours bredouille. Elle n’était pas retrouvée, Yanissa.

Le restaurant était bondé. Des touristes slovaques qui se prenaient leur première muflée à l’Ouest. Francis avait ajouté des tables en terrasse. Toujours ça que la Chantreille n’aurait pas. Il était aux anges, les affaires reprenaient ! Le Poulpe déjeuna sans faire attention à ce qui était dans son assiette. À treize heures vingt, Cendrine rappela.

- Gabriel… Abel a trouvé un squat rue d’Hautpoul. Un vrai nid de skins.

- À quel numéro ?

- Au 24. Tout en bas, métro Botzaris.

- Bougez pas, j’arrive, fit le Poulpe. Francis, t’as une voiture ?

- Mon C15 est garé devant, t’as qu’à le prendre, j’en ai pas besoin.

 

Le Poulpe n’avait pas conduit dans Paris depuis longtemps, et il n’aimait pas ça. Surtout qu’avec la chaleur, “la pollution dans la capitale atteignait des pics alarmants”, comme disait Le Parisien. Il culpabilisait un peu de participer à la démence collective, mais si par hasard Abel avait tiré le bon numéro, il fallait tout envisager. Il se voyait mal convoyer le skin en métro. Il passa par la place Daumesnil et fit un crochet par Ledru-Rollin, le temps de récupérer sa musette d’urgence à l’hôtel Cosmos. Ensuite il rejoignit la place Léon-Blum et remonta le 11e arrondissement du nord au sud en coupant par des petites rues préservées de l’extension inexorable des grossistes asiatiques. Avec la chaleur, Belleville avait un faux air de Tanger. La ratonnade du mardi avait laissé des traces sur les visages. Il arriva devant le squat quarante minutes plus tard.

Cendrine, Abel et toute la bande l’attendaient. La rue d’Hautpoul avait été traitée au béton à 90%. La plupart des constructions anciennes étaient au bas de la rue. Le 24, à l’angle de la rue Compans, était un immeuble de pierre de deux étages avec un porche menant à une cour pavée. Le Poulpe trouva une place pour le Citroën C15 en face de l’immeuble, de l’autre côté de la rue. Au fond de la cour, un bâtiment avec une haute verrière. Une ancienne menuiserie. Abel et Valentine l’avaient dénichée par hasard, en voyant sortir un troupeau de skins beuglants. Renseignement pris par Abel auprès du voisinage, ce n’était pas un squat, mais une location tout à fait légale. Le menuisier, retraité, avait transformé son atelier en loft, et il le louait à un type qui habitait ailleurs. Épaulard - c’était le nom sur la boîte - le sous-louait. En tout cas, il était au courant de la présence des skins.

- Tu pourrais essayer de savoir qui est ce type ? demanda Gabriel.

- Pas de problème, fit Abel. Au DAL, on a l’habitude.

- Tu m’épates, Abel. Excuse-moi pour hier, j’ai été un peu… cassant.

- Pas de problème, mec.

La main d’Abel vint claquer dans celle du Poulpe, sous l’œil attendri de Cendrine.

- Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Valentine. On continue la tournée ou quoi ?

- Ce serait peut-être pas plus mal, fit le Poulpe. Je fais le guet ici.

- Je reste avec toi, décida Cendrine.

Le Poulpe n’était pas très chaud, mais elle le devança :

- Comment tu le reconnais, Charveix, si jamais il se pointe ? Je l’ai pas oublié, ce salaud. Même le crâne rasé, t’inquiète, je le reconnaîtrai.