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Depuis le temps qu’il surfait avec la légalité, le Poulpe en avait fait des vertes et des pas mûres, mais kidnapper un chien, c’était une première. En sonnant chez les Génessier, il se dit qu’il y allait un peu fort. Mais si Rosciolli était mouillé jusqu’au cou, comme il le croyait, il fallait mettre le paquet, et c’était un moyen efficace pour tenir le gorille.

Le rapt du chiot Grognard fut l’affaire d’une minute. Avec son bleu et sa sacoche de gazier, il faisait illusion. Pas besoin de se présenter. Martine Génessier ne lui demanda même pas qui il était.

- Vous avez bien décroché votre téléphone, madame ? Je vais encore vous déranger, mais ça ne sera pas long.

La fille hocha la tête. Elle tenait le chiot dans ses bras. Aussitôt, des braillements retentirent du fond de l’appartement.

- J’ai mon petit qui fait ses dents, vous permettez ? J’en ai pour une minute.

Martine Génessier lui colla Grognard dans les bras et s’élança dans le couloir. Le Poulpe prit dans la poche de son blouson le petit mot qu’il avait préparé. J’emmène Grognard. Loïc vous expliquera. Vous le récupérerez d’ici quelques jours. Et il posa le message bien en évidence sur la desserte du téléphone. Puis il sortit avec le chien dans les bras, en fermant doucement la porte. À peine dans l’ascenseur, Grognard lui pissa dessus. Dans le taxi qui l’emmenait chez Pedro, il le léchouilla consciencieusement, sous l’œil attendri du chauffeur.

 

Pedro déclina son invitation à dîner, prétextant une grosse fatigue. Gabriel comprit que c’était un de ces soirs où l’affection d’un toutou valait toutes les énergies humaines. Il le connaissait bien, Pedro, jamais il n’avouerait un truc pareil. Il lui laissa la garde de Grognard pour quelques jours. Finalement, il tombait bien, ce chien.

Le Poulpe mangea seul au Tex Mex de la rue Basfroi et s’avachit dans le petit salon de l’hôtel Cosmos à l’heure des infos télé.

Le meurtre d’Alvaro était relégué à la mi-journal, après la Bosnie.

Manif du Trocadéro, gros plan sur madame Pereira, commentaires débiles du strabiste de service de la 2 sur “l’incroyable force d’une mère brisée qui avait pourtant évacué la haine” - qu’est-ce qu’il en savait, ce bouffon ? -, micro-trottoir dans une banlieue black, skinheads relâchés par la police… Il regarda tout ça avec l’œil blasé du citoyen conscient que l’info télé n’est qu’une mise en scène perverse et grossière, mais qui regarde quand même, pour suivre l’évolution des techniques de conditionnement du petit peuple sacrifié. Quand l’aboyeur officiel du Duce breton apparut sur l’écran, éructant ses fantasmes de racisme anti-français, il regagna sa chambre. Le Poulpe pensa à Théo et à son téléthon antifasciste. Il avait raison, Théo : à chaque fois qu’un crime raciste est commis en France, les idéologues inspirateurs potentiels des tueurs sont invités à donner leur avis. C’était un peu comme si, à chaque fois qu’une fille était sauvagement violée et assassinée, on extrayait de sa taule le dernier des tueurs en série pour lui demander ses réactions à chaud.

Il parcourut la liste alphabétique des adhérents de l’ASB. Sur les deux cent quatorze noms, environ deux tiers vivaient aux Bartavelles. Un vrai Who’s Who ? de proximité. Ça pouvait toujours être utile. Le reste s’égaillaient dans les quartiers rupins jouxtant Saint-Maurice, une vingtaine hors de Charençon, la plupart à Saint-Mandé, Vincennes ou Paris - le gorille de Rosciolli n’en faisait pas partie. Le Poulpe nota avec amusement que la Cerise habitait à Passy. Pour un maire qui prétendait aimer sa ville comme le fruit de ses entrailles, ça faisait un tantinet bigame. Il y avait aussi une adresse dans la banlieue nord et… nom de Dieu ! le type en question s’appelait Mickaël Charveix ! Ça ne pouvait pas être un homonyme.

Le Poulpe nota l’adresse : 8, rue Paul-Valéry, 92700 Colombes. Il appela Adèle pour la prévenir de sa découverte, mais elle était de sortie. Il laissa un message sur son répondeur, prit l’Astra, changea de papiers d’identité et courut à la station de taxi de la rue Ledru-Rollin, complètement surexcité.