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Adèle attendait Gabriel à la gare routière de la porte de Charençon. Avec sa bicyclette, sa sacoche et son petit blouson en nylon bleu marine. Elle venait de finir sa tournée. Elle était méconnaissable avec son attirail.

- Tu ressembles au type dans My Beautiful Laundrette, avec ta banane, fit-elle. Joël nous a raconté pour hier soir. T’étais drôlement bourré, mon vieux.

- Quand même, c’est pas croyable, j’ai à peine mis les pieds ici et…

- C’était peut-être pas à toi qu’ils en voulaient. Ils savent qu’on se réunit tous les lundis et qu’on sort de chez Francis à minuit, alors, dans la confusion!

- Mais qui ça, “ils” ?

- Les mecs qui ont essayé de t’écrabouiller.

- T’es en train de me dire que des gens vous en veulent au point d’essayer de vous faire la peau, c’est ça ?

- De nous faire la peau, peut-être pas, mais de nous faire peur, oui. D’ailleurs, ils t’ont loupé… Quand je dis “ils”, je pense à personne en particulier, on a l’embarras du choix. On emmerde pas mal de monde, tu sais.

Elle avait débité ça calmement, sans s’alarmer. Gabriel était époustouflé.

- Et comme un con, j’ai paumé le numéro de la bagnole.

- Pas grave, Joël l’a recopié. Il a la mémoire des chiffres. On a un pote à la préfecture, il va essayer de l’identifier.

- Magnifique. Et pour ce qu’on a convenu hier soir, toujours partante ?

- Pas de problème. Je me suis arrangée avec une copine pour avoir la tournée des Bartavelles toute la semaine. Et voilà la surprise du chef.

Adèle sortit une enveloppe de sa sacoche et la tendit à Gabriel.

- Association pour la Sauvegarde des Bartavelles. Nom et adresse des deux cent quatorze adhérents. La plupart des conseillers de droite en font partie. Tirage papier plus disquette, avec un logiciel d’impression pour étiquettes et un modèle de leur en-tête. Et en prime, leur balance comptable de l’année.

- Ça, c’était pas prévu.

- Je voulais pas t’en parler avant de savoir qui tu étais vraiment.

- Ah ouais ! T’as eu une apparition cette nuit ?

- J’ai des potes au tri, à Charonne. T’es connu comme le loup blanc, là-bas.

Le Poulpe éclata de rire. On parle toujours trop au bistro.

- Je sens qu’on va faire du bon boulot, Adèle. Comment t’as eu ça ?

- Pur coup de bol. Un jour, je discutais à l’arrière avec une copine, le secrétaire de l’asso est venu déposer un envoi en nombre. Les enveloppes me sont passées sous le nez. J’ai tout raflé, tout photocopié, et j’ai remis ça en place le lendemain. Comme je faisais une doublure de brigade, je te dis pas comment j’étais crevée.

- Bonjour la prestation de serment !

- J’arrêterai ce genre de conneries le jour où je serai titularisée.

- Et la disquette ?

- Secret de postière. Bon, je te laisse, faut que j’aille faire la sieste. On se voit demain.

 

La Mata-Hari postale enfourcha son vélo hollandais et caracola sur les pavés, toute légère et menue. Gabriel la suivit des yeux jusqu’aux Maréchaux, avec un pincement bizarre au cœur. Les maigres, d’habitude, le mettaient mal à l’aise, mais là, mystère. Il traversa le pont sub-périphérique, après le cimetière, et alla déguster une Leffe dans un café dont le patron ressemblait à Lecanuet. Le pincement disparut comme il ouvrait l’enveloppe. Adèle n’avait pas menti. Classement alphabétique, avec une exception pour le président d’honneur André Ceriseray, le président Dino Rosciolli, la secrétaire Edmée de Jonchy et le trésorier Maurice Camoin, placés en tête. Avec un astérisque en face du nom des conseillers. Le document le plus instructif était le bilan comptable 1994. Subvention municipale : cent mille francs, dons divers : trente mille, plus deux cent quatorze cotisations à huit cents balles, ça faisait une somme coquette. Gabriel était bluffé. Si ces rupins fragiles de la feuille avaient la moindre part de responsabilité dans la mort d’Alvaro Pereira, on pourrait toujours se payer sur la bête.