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Gabriel s’arrêta au Roussillon, le café-restaurant à l’angle du métro. Dans le fond de la salle, des vieux sirotaient des demis devant des dominos, ils avaient l’air évanouis. Pour un peu on se serait cru à la Sainte-Scolasse. Sauf qu’ici on avait refait les tapisseries. Il s’installa au bar et demanda s’il pouvait manger un morceau, il n’avait pas déjeuné. Le garçon lui répondit en riant qu’on n’était pas en province, il restait de l’andouillette du midi, l’andouillette, tout le monde aime pas, surtout par ce beau soleil, mais trois heures plus tôt, il flottait. C’était un blond athlétique de quarante ans, plutôt du genre à repasser les plats, et sur sa gourmette, il y avait écrit Francis. Gabriel acquiesça. C’était quand même pas la canicule. L’andouillette s’avéra excellente, et il eut l’exquise surprise de l’accompagner d’une bière blanche, une Duvel frappée à la température idéale.
- Vous connaissez le type qui fait la manche au métro ? risqua-t-il une fois repu.
- Joël ? Tout le monde le connaît. C’est un pays, il a toujours vécu ici.
- Pourquoi il est dehors ? Il s’est fait exproprier ?
- C’est une triste histoire… Ses parents sont morts dans un incendie, il y a longtemps. Ils vivaient dans un immeuble pourri des Petites Urines. Il s’en est jamais remis. Depuis, il rumine, vous voyez…
Gabriel pensa à ses parents, disparus tragiquement, eux aussi. Dans un accident de voiture. Cinq ans et des prunes, il avait.
- Les Petites Urines ?
- Les vestiges du Charençon ouvrier. Le boulot est parti, le saturnisme aussi, la misère est restée. Les “Petites Urines”, c’est à cause des odeurs pourries de l’autoroute. Vous traversez la voie ferrée, vous y êtes ! Vous savez comment il appelle la ville, Joël ? (Le Poulpe pouffa, ça il savait déjà.) La Pieuvre !
- Tout à l’heure, il s’est fait courser par les vigiles.
- Ceux du Chantreille, c’est des spéciaux. Ils peuvent pas comprendre qu’il fait partie du paysage ! N’empêche que le jour où il partira, ça fera tout drôle.
- Qu’est-ce que vous voulez dire ?
- Il rend des services à droite et à gauche. Il porte le cabas des vieilles dames, elles lui donnent à manger. Joël, c’est un peu comme une vache sacrée : s’il s’allongeait au milieu du carrefour, les flics installeraient une déviation.
- Eh bé ! Et elle habite où, la vache sacrée ?
Le garçon haussa les épaules.
- Depuis l’incendie, nulle part. Je croyais que vous aviez compris.
- Au temps pour moi… “La vérité de cette vie, ajouta Gabriel avec une moue digestive, ce n’est pas que l’on meurt, c’est que l’on meurt volé.”
- Ça, c’est envoyé !
- Louis Guilloux, Le Sang noir.
- Pas mal quand même. Dites, pourquoi vous en avez après lui ? Vous êtes journaliste ou quoi ? Parce que des journalistes, depuis deux jours !
- Mettons que je suis d’un naturel curieux.
- Alors, vous avez tiré le bon numéro. Seulement, pour le faire causer, Joël, faut se lever tôt.
- Justement, je suis du matin.
- Dommage, parce que si vous étiez du soir je vous aurais dit de repasser demain à neuf heures. Je vous aurais présenté du monde.
Vraiment liants, les autochtones. C’était pas toujours le cas.
- Au fait, comment vous vous appelez ? poursuivit le garçon.
- En général, c’est les autres qui m’appellent, lança le Poulpe en riant.
- Si vous le prenez comme ça !
- Je plaisantais ! Je m’appelle le Poulpe.
- Drôle de nom.
- C’est mon nom.
Le Poulpe eut un haut-le-corps. Ses longs bras battaient l’air. Il était ailleurs.
Il pensait à Joël.
À la mort de ses parents, s’il n’avait pas eu Tonton Émile et Tata Marie-Claude pour le choyer, peut-être qu’il serait devenu une espèce de Joël, lui aussi. Il régla l’addition en se demandant si le garçon n’avait pas un peu exagéré l’analogie avec les vaches sacrées.