30
Ils s’installèrent à l’avant de la fourgonnette, mais la chaleur dans l’habitacle était intenable. Le Poulpe répartit dans les poches de son blouson les objets magiques de sa musette. Avec l’Astra, ça permettait de voir venir. Et ils se rabattirent sur un banc situé un peu plus bas.
Cendrine avait retrouvé des couleurs depuis la veille. Elle avait troqué sa jupette contre un 501 crasseux, et le Poulpe comprit à ce détail qu’en cas de baston, la petite Sharon Stone n’aurait pas besoin de doublure. La première heure, côte à côte sur le banc, fut tendue. La deuxième un peu moins. Cendrine alla chercher des Pelforth en boîte au bistro du coin, et en revenant, elle se mit à dérouler le fil de sa vie. Elle faisait des efforts terribles pour éluder tout ce qui la ramenait à Yanissa, mais leurs vies étaient si étroitement entremêlées que peu à peu il n’y eut qu’un seul fil à dévider. Elles s’étaient rencontrées à l’école communale de la rue de Charençon, à l’époque où Yanissa avait encore son père, et depuis elles ne s’étaient plus quittées. À la mort du père, la mère de Yanissa, sans travail, avait demandé un HLM à la ville de Paris, mais à défaut d’être membre de l’intelligentsia, du RPR ou de la faculté, ils avaient dû passer le périph et s’installer à Charençon. Cendrine était restée à Paris, et l’amitié avait suivi. Elles avaient tout partagé, les vacances, les premiers pétards, les galères, les coups de blues, les petits amis, même. Et quand Yanissa avait voulu larguer le lycée, en avril 94, après la nuit de cauchemar du commissariat de Charençon, Cendrine l’avait poussée comme une malade à continuer, en la menaçant d’arrêter les frais elle aussi, si elle laissait tomber. Elle avait cru que Yanissa tiendrait jusqu’au bout, mais le jour de l’épreuve de philo, elle ne s’était pas présentée.
À quatre heures et demie, Abel les retrouva sur le banc.
Le locataire, un certain Jérôme Épaulard, quarante-six ans, était un ancien militant d’Occident. Il dirigeait une officine de sécurité rue de Londres. On le voyait rarement au loft. Les skins étaient six ou sept. Les commerçants du coin voyaient avec effroi débouler chez eux ces dangereux débiles aux sobriquets éloquents de Marteau, Rudolf Haine, Mégret Noir, Radovan 88 ou Cap’taine Arkan. La bande avait aussi une égérie, une exhibitionniste qui répondait au nom de Vulva Braun et qui montrait ses seins aux passants quand ça lui prenait.
À cinq heures - Abel était reparti depuis peu -, trois skins rentrèrent au bercail. Ils ressortirent dix minutes plus tard avec des provisions de canettes et s’installèrent un peu plus bas, presque à leur hauteur. Et ils commencèrent à s’imbiber. Une demi-heure passa, dans un silence pesant. Cendrine observant leur manège à la dérobée, avec une trouille bleue d’attirer leur attention. Le Poulpe, accroupi sur le banc, rompu à ce genre d’exercice. Au bout d’un moment, Cendrine s’étira sur la pointe des pieds, elle sentait un parfum bizarre, et elle lui glissa à l’oreille :
- Il est pas là, Charveix. J’en suis sûre.
- C’est quoi ton parfum ? répondit le Poulpe.
- La mûre! Eh ! t’as entendu c’que j’ai dit ?
- Il a entendu, il est pas sourd, fit une voix derrière eux.
Cendrine poussa un cri, elle en fit un bond en avant. Elle se retourna.
C’était le morceau de bravoure, sans ses sacs Prisu, une capote de poilu de 14 sur les épaules.