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Irrécupérables
Vendredi 6 avril
Le petit Louis a grandi, et on ne l’entend plus dire : « Bonne chance mon papa. » Il accompagne, avec un ami américain, son père qui tient meeting à Caen.
Dans la loge où Nicolas Sarkozy se prépare, je retrouve un adolescent en plein âge ingrat, renfrogné et taciturne, qui répond à toutes les tentatives de son père pour l’amadouer par un « C’est nul » typique des ados de son âge. Après tout, peut-être est-ce salutaire à cet âge de s’émanciper de son père, surtout quand celui-ci est président de la République. C’est un aspect méconnu et sympathique de la personnalité de Nicolas Sarkozy que ce profond attachement à sa famille, et tout particulièrement à ses enfants. Il se comporte en véritable chef d’une vaste tribu, en pater familias protecteur et bienveillant.
Je me souviens d’avoir passé un grand moment avec lui à Bercy, un dimanche de 2004, dans son bureau de ministre des Finances. Il vaquait aux affaires de l’État tout en surveillant ses fils Pierre et Jean, qui faisaient leurs devoirs.
Aujourd’hui, et cela me rassure, le candidat paraît avoir repris des forces et retrouvé cette vitalité qui le caractérise, même si un stress bien compréhensible émane de lui.
Conséquence inévitable d’une campagne électorale, il s’est légèrement empâté. Je remarque que sur le buffet sont disposées les friandises dont il raffole. Il est entré dans une phase où il se comporte comme un athlète qui court dans son couloir en jetant toutes ses forces dans la compétition sans se soucier de ce qui se passe sur les autres lignes.
Nous commençons à y voir clair sur le deuxième tour : il se fera entre les candidats du PS et de l’UMP, mais, hélas, même si les experts nous indiquent la fragilité des sondages de deuxième tour réalisés avant le scrutin du premier tour, les résultats sont concordants et l’écart en faveur de François Hollande est trop important pour que cela ne soit pas significatif. En revanche, les inconnues du premier tour sont de taille. Qui virera en tête le 22 avril ? La dynamique sera alors de son côté. Qui sera le troisième « homme » de ce combat ? La bataille fait rage entre Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et François Bayrou.
Une fois de plus, comme à chaque meeting, je rencontre des élus et des responsables UMP qui tirent la sonnette d’alarme : « Les sondages se trompent, Marine Le Pen est bien plus haut qu’ils ne l’indiquent. » Et, une fois de plus, je pense in petto que nos militants sont traumatisés à l’excès par ce Front national que la gauche instrumentalise pour nous nuire depuis trente ans.
En tous cas, nous sommes rassurés car la possibilité d’une élimination – qu’évoquaient certains sondages il y a seulement trois mois – de notre candidat au premier tour est maintenant définitivement écartée.
À Caen, les militants sont venus nombreux et Nicolas Sarkozy est ovationné. Nul parfum de défaite ne flotte, plutôt une envie ardente d’y croire.
Il reste deux semaines avant le premier tour, et dans une campagne, tout peut arriver…
*
Tout peut arriver en effet, et c’est bien la difficulté avec notre candidat.
J’assiste à Caen au dérapage sur son voyage au Japon : « Avec Nathalie Kosciusko-Morizet, nous sommes allés à Fukushima, François Hollande, non. Parce que s’il avait été à Fukushima se renseigner, il se serait rendu compte que ce qui s’est passé à Fukushima, c’est d’abord un tremblement de terre, ensuite un tsunami extravagant. »
Pourquoi déclarer s’être rendu à Fukushima alors qu’évidemment c’est impossible ? Pourquoi ce raccourci dans la pensée, emporté par sa fougue qui le dessert ? Et voilà comment on détruit une magnifique argumentation contre les atermoiements et les ambiguïtés de François Hollande sur le nucléaire, par un laisser-aller de tribune.
Les gazettes vont s’en donner à cœur joie, ignorant comme d’habitude le fond du dossier pour ne relever que le mensonge. On paie cher une provocation qui fait exulter les militants, puis fait les choux gras de Dailymotion et du Petit journal.
Nicolas Sarkozy n’est pas un méchant, bien au contraire. Mais sa générosité instinctive et sa volonté de spontanéité constituent un accélérateur de bourdes.
À la Ire Conférence nationale du handicap, voulant exprimer une compassion non feinte, il avait jeté à un public consterné : « Quand je vous vois, je réalise la chance que j’ai de ne pas être handicapé… » Puis avait salué ensuite Jean-Marie Barbier, président de l’Association des paralysés de France, d’un sonore : « Salut, mon vieux ! », en lui tapant sur l’épaule. Évidemment, le « vieux » n’en est pas encore revenu : « J’ai des mains, quand même », s’indignait-il.
Cela n’a pas empêché le président de recommencer à la IIe Conférence nationale du handicap de juin dernier où, devant un auditoire de personnes en fauteuil roulant, il a insisté lourdement sur le « drame épouvantable que représentait pour des parents la naissance d’un enfant handicapé ». Les conseillers du pôle social de l’Élysée étaient abîmés en prières pour qu’il en revienne au texte parfaitement calibré qu’ils lui avaient préparé.
Ces sorties de route peuvent heureusement être moins graves. Lors des vœux au monde sportif à l’Institut des sports, début 2009, il sort du discours étayé que j’avais validé avec Bernard Laporte, mon secrétaire d’État. Et nous entendons avec stupéfaction l’annonce de la création de lycées sportifs ! Évidemment, dès que le président fut remonté dans sa voiture, les journalistes nous harcelaient pour connaître le montant des crédits que nous allions consacrer à ces lycées et leur localisation.
Heureusement, l’accélération médiatique a fait oublier cette annonce dont nous n’avions pas le premier euro. Quasiment chaque déplacement avec le président de la République a été l’occasion de ces dérapages, minimes sur le fond, mais qui ont emporté le sérieux et la profondeur des politiques menées. Par la suite, nous étions contraints avec le cabinet et les services d’expliquer à nos interlocuteurs le fond des décisions gouvernementales. Lorsqu’il annonce, par exemple, que la durée des études d’infirmière va passer de trois à quatre ans, alors qu’il n’en a jamais été question, il faut ensuite des mois pour calmer la véritable émeute ainsi provoquée. Il faut ramer pour contredire le président, exercice toujours délicat, et pour convaincre les citoyens qui pensent, que, décidément, les politiques disent n’importe quoi.
Nicolas Sarkozy est un homme d’une exceptionnelle intelligence, d’une profonde créativité, d’une mémoire phénoménale et d’un amour sincère pour son pays. Mais ces facilités lui jouent des tours. Il veut aussi se sentir libre et sortir du carcan des prises de parole trop encadrées, trop préparées.
Hélas, dans notre monde médiatisé, cela n’est plus possible. Ce n’est pas le moindre des paradoxes pour un responsable politique que de se voir reprocher de pratiquer la langue de bois et pourtant d’y être condamné par le retentissement disproportionné et injuste de la moindre erreur, du moindre oubli ou du moindre lapsus.
*
Le « petit arrangement avec la vérité » sur Fukushima décrédibilise à la fois le discours et fragilise son auteur. Quand cela s’ajoute aux configurations lunaires de l’organisation de la campagne, tout est à craindre.
En témoigne le coup de fil inattendu reçu de sa porte-parole dans lequel elle m’explique : « Nous sommes en train de préparer le deuxième tour, mais surtout on n’en parle pas au président. »
Elle s’active plus que jamais, a décidé d’organiser un grand appel de personnalités à voter pour lui au second tour, et me demande si je peux lui communiquer une liste de personnes du secteur social qui pourraient s’engager à nos côtés, liste que je lui communique dès le lendemain. Elle me sollicite également pour que j’imagine un événement significatif pour ce deuxième tour. Je lui soumets une proposition de manifestation autour du handicap, sujet capital qui concerne un Français sur trois. Cela me paraît d’autant plus pertinent que notre bilan en ce domaine est remarquable, et que les propositions de François Hollande sont quasi inexistantes. Nathalie Kosciusko-Morizet juge cette proposition excellente. Mais, après un coup de téléphone à l’Élysée pour valider le projet, je constate qu’un déplacement du candidat sur ce thème est déjà programmé !
Le moins que l’on puisse dire est que la communication est brouillée entre la présidence et le staff de campagne. Cela ne présage rien de bon.
Je suis triste de voir les efforts de Nathalie ainsi ignorés. Pour lui éviter de perdre trop de temps mais aussi pour la protéger de la vexation et de la tristesse, je l’informe incidemment, au milieu d’une conversation, que « quelque chose se prépare du côté de l’Élysée ». Je ne tiens pas à la démotiver et à la fragiliser plus encore.
Finalement, Nicolas Sarkozy ne sait pas gérer les ressources humaines qui l’entourent. Il a humilié beaucoup de ses ministres et de ses collaborateurs. Il vexe inutilement des corporations ou des organisations pourtant a priori bien disposées à son égard.
Il commet des erreurs de casting dont les plus graves ont été sans conteste les nominations de Rachida Dati et de Rama Yade. Ces deux femmes qu’il a nommées à des postes stratégiques, par leur inexpérience, ont porté préjudice à notre famille politique. Brillantes, elles ont déçu en adoptant des comportements insupportables d’enfants gâtées. Ces comportements ont accrédité l’idée que ces nominations ne relevaient que du fait du prince et d’un coup médiatique, alors que ces deux jeunes femmes valaient sans doute mieux.
La politique et le pouvoir demandent par leur dureté de s’être au préalable confronté au cursus progressif d’un parcours politique classique. Pour ma part, j’ai commencé par me présenter dans un canton où François Mitterrand avait fait 58 % des voix, et où mes chances de gagner étaient inexistantes. Mais j’ai prouvé ainsi que j’étais assez solide pour remporter une victoire sur un cacique socialiste réputé indéboulonnable. Puis, j’ai gravi un à un les échelons, conseillère générale, puis conseillère régionale, députée et ministre. J’ai acquis les fondamentaux qui me donnent les connaissances, le sang-froid et la distance qui sont les conditions de la résilience en politique…
Il faut le temps d’apprendre pour comprendre. On évite ainsi d’humilier les préfets en les éjectant de leur propre voiture, de martyriser ou d’ignorer les personnels de son cabinet ou d’avoir mille caprices qui vous font détester par une administration qu’il faut pourtant mobiliser au service de vos politiques. Sans oublier le mépris abyssal pratiqué vis-à-vis des parlementaires de terrain qu’il faudra convaincre ensuite de voter vos projets de loi et vos budgets. La détestation dont étaient l’objet Rachida Dati et Rama Yade au groupe UMP ne résulte que de leur totale ignorance des codes de la vie parlementaire.
Cela a beaucoup nui au président de la République, et on conçoit que des parlementaires compétents qui avaient tout donné à la promotion de Nicolas Sarkozy aient vécu ces nominations comme un véritable camouflet. Le président a d’ailleurs reconnu que ces nominations avaient été une faute pour lui et pour elles, mais il était trop tard.
Mais Nathalie Kosciusko-Morizet survivra, car elle aura beaucoup enduré. Maintenant, elle est une vraie grande !