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La pente est raide et la route est glissante
Mercredi 18 janvier
Nous nous faisons gronder comme des écoliers pris en faute. Le président est fâché parce qu’il est persuadé que ses ministres ne prennent pas suffisamment leur part de campagne et économisent leurs déplacements. Il nous secoue d’un : « Allez, il faut sortir, il faut partir, il faut bouger ! »
Je conçois qu’il faille sillonner la France pour porter le bilan du quinquennat et le programme de notre candidat et je crois l’avoir déjà amplement démontré. Piquée par cette exhortation qui, dans mon cas, sonne comme un reproche infondé, j’ai fait porter à l’Élysée au lendemain de ce sermon le calendrier de mes déplacements en 2011. Il apparaît que, du 1er décembre 2010 au 1er décembre 2011, j’ai effectué cent quarante-deux déplacements ! Cela donne la mesure de la charge ministérielle qui est la mienne.
Même pendant mes trop courtes vacances, je ne rechigne pas à faire une visite dans une maison de retraite temporaire au bord de la mer, ou dans une colonie de vacances pour enfants de milieux défavorisés, ou sur des plages aménagées pour les handicapés.
Le jour de Noël, je l’ai passé sans hésiter dans un foyer de femmes battues. Ce sont des moments formidables que je ne regrette jamais, même quand on a tenté, comme le 25 décembre avec des cornes de gazelle et des gâteaux au chocolat à 3 000 calories par cuillerée, de me faire prendre du poids !
De nouveau, ça sent la poudre dans notre camp. Le visage de Nicolas Sarkozy marque la tension, le stress, et la pression à laquelle il nous soumet trahit une agitation revenue. Nous nous trouvons au milieu d’un événement crucial pour moi, le Sommet social, et je remarque que les défauts caractéristiques de notre président-candidat sont réapparus.
Des formules toutes faites qui glissent, des « pardon » qui scandent ses phrases défensives, une espèce de logorrhée compulsive et épuisante donnent une impression de fébrilité qui nous dessert certainement et installe l’inquiétude.
Le Sommet social est une bonne initiative mais qui survient au mauvais moment : un peu tardivement dans le calendrier politique et consécutivement à la dégradation de notre note par une des agences de notation le 13 janvier.
Le président en a été ébranlé : s’il s’y attendait, il espérait néanmoins l’indulgence de ces agences de notation. On lui reproche d’ailleurs de n’avoir pas déclaré que nous risquions d’être dégradés sans évaluer combien une prophétie peut être auto-réalisatrice. On nous accuse de mentir quand nous nous contentons de ne pas affoler les foules. Oui, nous sommes contraints d’être rassurants par crainte du catastrophisme. Ceux qui assuraient que la perte de notre triple A aurait des conséquences directes sur les citoyens ont-ils menti, eux, ou se sont-ils trompés ?
L’hebdomadaire Marianne, par exemple, promettait une hausse des taux d’intérêts pour les particuliers, hausse qui n’a pas eu lieu. Au contraire, les taux ont baissé. Le débat autour de la dégradation, en si grand décalage avec l’échéance électorale, est faussé par les offensives de nos ennemis politiques qui n’ont aucun scrupule à instrumentaliser les mauvaises nouvelles pour le pays.
Ces mauvaises nouvelles sont à relativiser et à interpréter avec justesse et discernement. C’est la fragilité globale de la zone euro qui est pointée par cette rétrogradation. Neuf pays l’ont également subie et elle demeure minime. Nous sommes encore bien notés et, vis-à-vis du Portugal ou de la Grèce, il est presque inconvenant de nous lamenter. La cristallisation sur ce A perdu me paraît très artificielle…
Il est d’autant plus facile de tenir sur ces sujets des discours irresponsables que les citoyens n’y comprennent goutte compte tenu de la complexité des enjeux. Les fameux experts se trompent d’ailleurs régulièrement sans procéder à aucun mea culpa, sauf à continuer à donner aux politiques des cours méprisants.
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Dans la grande salle de l’Élysée, la « salle des Fêtes », tous les acteurs majeurs des problématiques sociales sont rassemblés pour un sommet qui réserve quelques surprises.
Autour du président et du Premier ministre, quatre ministres seulement : les deux économes, François Baroin et Valérie Pécresse, les deux dépensiers, Xavier Bertrand et moi. À son arrivée, le Premier ministre m’a effleuré affectueusement le cou pour me saluer. Son geste ne m’a pas étonnée compte tenu de nos liens fraternels mais l’information, qui m’est livrée par Valérie Pécresse quelques minutes plus tard, selon laquelle son attention a été prise en photo et circule déjà sur les réseaux sociaux, m’agace. Quoi ? Un de ces pontes du dialogue social a en douce, avec son portable, pris un cliché et l’a envoyé sur le Net ? On ne peut plus faire confiance à personne.
Nous prenons part à un rendez-vous important qui réunit le gouvernement, les syndicats, le Medef et au cours duquel des sujets de premier plan doivent être abordés, mais quelques-uns choisissent d’alimenter une curiosité futile encouragée par le succès de l’info people. L’anecdote ne m’agace pas, finalement, elle m’exaspère.
Ce qui me frappe immédiatement, hormis la grise mine du président, c’est l’inversion des rôles à laquelle nous assistons.
Après l’intervention de Bernard Thibault, le leader de la CGT, Nicolas Sarkozy réagit d’abord sur la défensive (« On ne va pas laisser dire que la réforme des retraites, nous l’avons faite en nous pliant aux agences de notations »), puis par l’ironie (« J’aime bien votre regard malicieux »), empruntant finalement une phraséologie et un lexique communistes !
Le discours qu’il tient sur les banques qui ne soutiennent pas l’économie pourrait presque provenir de la bouche de Jean-Luc Mélenchon : « Mais que font la BNP, la Société générale, le Crédit agricole ? Oui, je sais bien que certains m’ont dit qu’il faudrait mettre la faucille et le marteau sur le drapeau tricolore. Mais j’ai montré que les dividendes, ce n’est pas un mot tabou. Et puis ces rémunérations, vous les trouvez indécentes. Mais vous avez bien raison, je suis d’accord avec vous. »
Il dénonce les banques, puis le peu de soutien apporté aux entreprises, il évoque son projet de grande Banque de l’Industrie, emporté dans un fougueux élan marxiste… ! Il attaquera tout à l’heure Louis Schweitzer, militant socialiste et ancien PDG de Renault, sur son hypocrisie à promouvoir le Smic à 1 500 euros quand la firme automobile délocalise en Roumanie. Et, surtout, il défend la taxe sur les transactions financières, dite encore taxe Tobin.
En face de lui, le patron de la CFDT, François Chérèque, qui d’ordinaire ne cultive guère l’agressivité, interpelle vigoureusement le président et lui reproche de n’avoir pas organisé le sommet plus tôt alors qu’il le réclamait à grands cris depuis cinq mois, et de n’avoir pas été reçus, lui et ses propositions, par les ministres.
C’est au tour ensuite de Xavier Bertrand de se faire tacler pour sa gestion de la communication de l’événement.
Bernard Thibault cherche, pour sa part, à établir un dialogue fructueux. Quand il propose un comité permanent de concertation entre le gouvernement et les partenaires sociaux, Nicolas Sarkozy répond avec intelligence. Il argue du risque de populisme auquel sont confrontés tant les syndicats que le gouvernement. Mais il commet ensuite une maladresse en faisant remarquer aux syndicats qu’ils ont été « déstabilisés » par la réforme des retraites, ce qui ne manque pas d’irriter François Chérèque.
Le rôle et la place des partenaires sociaux sont sans cesse réévalués et réfléchis car ils sont au cœur du fonctionnement social du pays. Contre la vision, projetée par le président, de syndicats qui aboient et d’un gouvernement qui caresse, Chérèque se révolte. Il prône, lui, un système de cogestion et de démocratie participative. Plus tard, les propos du président sur le rôle des syndicats donneront un nouveau relief à ces passes d’armes.
Cet échange nerveux est finalement interrompu par Jean-Claude Mailly, le secrétaire général de FO, qui, parodiant Jean-Pierre Raffarin, nous fait la grâce d’une saillie drolatique : « La pente est raide et la route est glissante. » Un éclat de rire secoue toute l’assistance et détend un peu l’atmosphère. Mais la conversation qui reprend après l’interlude n’a plus rien de comique.
Alors que le syndicaliste s’engage dans le dossier technique de la transposition d’une directive européenne, intitulée « Directive détachement » dont il craint les dérives, le président de la République commet un impair : il fait référence à la nomination d’un interlocuteur chargé de discuter cette directive en dehors du sommet et sans les autres syndicats.
Une bourde dont il prend conscience quand Bernard Thibault s’exclame : « Mais nous aussi, nous voulons discuter la Directive détachement ! » et qu’il rattrape aussitôt en conviant tout le monde à la concertation sur la directive.
En dépit de ces quelques maladresses, le bilan du Sommet social est bon car il a permis d’approfondir un échange et d’esquisser un plan d’action.
Je ne suis donc pas mécontente et j’observe que les médias non plus.
Mais quand, l’après-midi, je retrouve le Premier ministre, je déchante quelque peu. Il est furieux de s’être fait avoir par Jean-Louis Borloo avec des annonces qui s’établissent à 500 millions d’euros alors qu’il les avait calibrées à 400 millions. Il soupçonne Borloo d’avoir négocié la veille dans son dos. Ces cent millions en plus, en effet, posent problème. Nous serons tous, chaque ministre, mis à contribution pour les financer. Nous devrons sacrifier certaines dépenses, pourtant utiles, que nous avions prévues.
Derrière ces dépenses, ces chiffres, ces budgets, il y a autant de gens, de structures à qui nous ne donnerons pas ou moins. Dans mon secteur, il faudra me résoudre à ne pas ouvrir finalement cette maison pour autistes si nécessaire, ou à ne pas donner un supplément de salaire à certains fonctionnaires de mon ministère qui gagnent très peu, ou à ne pas verser les subsides indispensables à telle ou telle association…
Ce budget amputé nous place dans une situation délicate et désagréable. Je comprends la colère de François Fillon, contraint de nous serrer la ceinture d’un cran supplémentaire. Non seulement les mesures annoncées par le président ne lui feront peut-être pas gagner de points dans la campagne, mais elles nuisent, pour certaines, à notre gestion sereine d’un pays qui souffre.
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J’ai reçu une carte de vœux qui, dans ce tumulte du Sommet social, m’arrache un sourire. Elle m’est adressée par Martine Aubry qui manie l’humour avec délicatesse : « Bonne année, ma chère Roselyne, pour toi et pour ceux qui te sont chers. Pour le reste, je ne fais pas de vœux. »
Je ne manque pas de lui répondre, par politesse et par amitié, et je finis mon petit mot par un : « Pour le reste, je ne fais pas de vœux mais moi, c’est par pure bonté d’âme. »