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Passage à l’acte
Jeudi 22 mars
Ce matin, je suis dans l’Ain pour l’inauguration d’une maison de retraite dans la bien jolie et paisible ville de Divonne-les-Bains.
À l’atmosphère tranquille et reposée qui règne dans la cité thermale, on pourrait croire qu’il ne s’est rien passé de particulier cette semaine, ou qu’il y a, çà et là dans le pays, des enclaves où l’actualité craint de troubler la sérénité des choses. Le décalage est stupéfiant.
Le lundi précédent, je me trouvais dans le Puy-de-Dôme pour continuer ma tournée des départements et des inaugurations de maisons de retraite.
Au moment où la nouvelle se répand qu’un homme a tué un professeur et trois enfants dans une école juive, je suis en pleine conférence de presse avec les médias locaux. Ma conseillère en communication m’avertit d’une phrase, sans plus de détails. Les journalistes ont, bien entendu, le réflexe de m’interroger sur ce terrible événement. Je ne prends pas le risque d’émettre quelque commentaire, compte tenu du manque d’informations dont je dispose.
Les suites de cette tragique histoire donnent lieu à un emballement qui frôle souvent l’obscénité. La manière dont les médias relatent avec complaisance et voyeurisme la traque de Mohamed Merah sous les regards horrifiés et fascinés des citoyens me révulse.
Rien ne nous sera épargné et je m’interroge sur l’irresponsabilité de cette télé-réalité qui trahit un degré certain de folie collective. Chez quelques cerveaux faibles s’installe la tentation de donner à ces actes monstrueux une dimension héroïque.
Pendant trois jours, nous respirons une odeur de haine et d’hystérie.
Le président, lui, a fait son travail. Il a adopté l’attitude requise, rassurante et pacificatrice, en employant le ton adéquat. Il s’est présenté en père de la Nation.
Je suis consciente du fait qu’il a souvent donné l’image d’un homme colérique, impulsif et dépourvu de sang-froid. Rien n’est plus faux.
À chaque fois qu’une crise a éclaté, je l’ai vu maître de lui et de la situation. Lorsque l’heure est grave, lorsque les circonstances l’exigent, il déploie l’énergie nécessaire, car il est doué de cette espèce de trépidation intérieure, de force inépuisable qui caractérise les grands hommes. Curieusement, il s’énerve plus facilement sur des vétilles, car il est rétif à certaines bassesses et à certaines médiocrités.
Cette semaine, il a su garder la hauteur qu’on attendait de lui, et a pris les bonnes décisions dans un contexte particulièrement sensible.
Cette situation n’est pas sans me rappeler les nombreuses crises que j’ai eu à affronter dans mes différentes fonctions.
En tant que ministre de l’Écologie d’abord, et de la Santé ensuite, j’ai dû faire face à des crises parmi les plus importantes de la décennie : les inondations dans le Gard à la rentrée 2002, le naufrage de l’Erika trois mois plus tard, la canicule en 2003, l’épidémie de légionellose la même année, et, plus récemment en 2010, la crise de la grippe A.
Mon expérience m’autorise à noter que le processus des crises est chaque fois le même, se déroulant en trois phases : le choc et l’émotion, la solidarité et l’unité, et, enfin, le doute, la mise en cause et la recherche de boucs émissaires.
Ce scénario – dont j’ai pâti en 2010 – s’est encore produit cette semaine après la folie meurtrière de Mohamed Merah, mais sur un temps, cette fois, extrêmement court.
Dès le jeudi, soit trois jours après les faits, nous sommes déjà entrés de plain-pied dans la séquence de la mise en cause. Il est en effet reproché aux services secrets de n’avoir pas surveillé d’assez près cet individu, ce qui paraît passablement inconséquent comme accusation.
Divers experts autoproclamés se répandent dans les médias pour alimenter les critiques qui se déchaînent contre la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur) et les services de police, dans un indécent exercice de manipulation collective. Se vautrer dans les charmes de la lucidité a posteriori est un exercice sans danger.
Les politiques connaissent bien, eux aussi, cette défiance dont ils sont en permanence l’objet. On stigmatise leur manque d’anticipation, puis on les incrimine d’en avoir trop fait. L’épisode malheureux de la grippe A l’illustre à merveille…
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À l’annonce de cas de grippe A au Mexique, et de l’alerte lancée par l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé, la panique s’est rapidement emparée des Français. Ceci d’autant que certaines personnes, des jeunes en particulier, contractaient des formes très graves, voire mortelles de la maladie. L’inquiétude est augmentée par le caractère très contaminant du virus mis en cause. Il est évidemment urgent de prendre toutes les mesures de précaution, face à un risque d’épidémie qu’aucun spécialiste ne peut quantifier exactement, mais dont tous indiquent aux autorités sanitaires qu’il pourrait être grave.
Sur l’avis de ces médecins, virologues, infectiologues, épidémiologistes, nous passons donc dès le début juillet les commandes de vaccins qui nous permettront de faire face à l’épidémie qui pourrait se déclarer. Ma collègue, ministre de l’Intérieur, qui est en charge de l’organisation d’une éventuelle campagne de vaccination, se met au travail. À l’époque, on me reproche de ne pas en faire assez. Jean-Marie Le Guen, responsable des questions de santé au Parti socialiste, m’accuse de « ne pas avoir pris la mesure du danger », suivi par l’écologiste Yves Cochet. Celui-ci, encore moins sérieux que son comparse du PS, me somme, à l’Assemblée nationale, de procurer à nos concitoyens les moyens de se protéger, à savoir des lunettes de piscine et des combinaisons pour peintres en bâtiment.
Si je ne me trouvais pas au cœur d’une grave crise, j’en rirais !
Quelques jours plus tard, je reçois une romancière, amie de Carla Bruni-Sarkozy, qui me montre, surexcitée par sa trouvaille, la maquette d’un scaphandre en plastique. Par amitié, j’envoie le prototype au Laboratoire national d’essais pour qu’il soit expertisé. Malheureusement, l’avis qui m’est transmis plus tard est cinglant : le temps de survie à l’intérieur de la coque plastifiée est de… quinze minutes !
Tout au long de la crise, j’ai vu ainsi défiler un certain nombre de zozos qu’il a bien fallu gérer.
J’étais dans l’obligation, à la place de ministre de la Santé qui était la mienne, de prévoir un risque maximal, très difficile à évaluer.
L’OMS avait souligné la gravité de la situation, le seuil d’alerte était élevé, la communauté scientifique mettait l’accent sur les spécificités inquiétantes de cette grippe. Des personnes, parmi les plus robustes et les plus jeunes, étaient susceptibles de succomber, victimes de complications pulmonaires. Nous investissons donc également dans des matériels adaptés, comme des appareils d’oxygénation corporelle qui sauveront de nombreuses vies humaines.
Cette grippe déroute tout le monde. Elle ne ressemble à rien de connu. Alors, quand les spécialistes nous précisent – il s’avérera plus tard que c’était inutile – qu’il faudra deux injections de vaccin par personne, avec l’appui logistique de la Direction générale de la santé, nous calibrons une commande de vaccins correspondant aux normes retenues dans ce type d’épidémie. Avec les fabricants de vaccins, je dois négocier au cordeau pour obtenir qu’ils nous servent malgré la concurrence redoutable des États-Unis et des autres pays. Rapidement, ils annoncent qu’ils ne pourront pas usiner assez de doses pour satisfaire la demande et que les premiers servis seront les premiers à avoir passé commande, à temps, c’est-à-dire fin juin. Il était encore bien trop tôt pour évaluer exactement la nature du virus H1N1, dont on mesurera la relative bénignité six mois plus tard.
Après coup, bien sûr, on a estimé que j’avais fait des dépenses inconsidérées. Mais la commission d’enquête parlementaire a fini par trancher sur le fait que tout avait été calibré au mieux. Mes adversaires ont surfé sur la crise et l’ont instrumentalisée à des fins politiques. Quant aux syndicats de médecins libéraux qui m’ont reproché de ne pas leur avoir confié la vaccination, ils ont, eux aussi, instrumentalisé cette affaire pour se présenter dans les meilleures conditions aux élections professionnelles qui devaient avoir lieu quelques mois plus tard. Ils savaient bien qu’ils n’auraient pu faire face si la grippe avait été grave, leurs cabinets encombrés de malades et un grand nombre d’entre eux touchés par le virus. Une fois encore, je devais affronter un lobby qui manifestait, dans une situation d’urgence, une singulière conception de la solidarité.
Je revendique la manière dont j’ai agi pendant la crise de la grippe A. Je crois l’avoir gérée au mieux sans me dérober devant mes responsabilités, et même en les devançant. En passant d’un niveau 4 d’alerte à un niveau 5, la gestion de la crise passait entre les mains du ministre de l’Intérieur. Entre-temps, Brice Hortefeux avait remplacé Michèle Alliot-Marie et c’est peu de dire que ce remaniement tombait mal. Le temps d’installer son cabinet et de prendre la mesure de l’énorme ministère dont il avait la responsabilité, il ne commença vraiment à s’intéresser à la campagne de vaccination que trois mois plus tard.
Je reste aujourd’hui persuadée que les logiques du ministère de l’Intérieur ne sont pas adaptées à une crise sanitaire. La responsabilité devra maintenant en rester au ministère de la Santé, d’autant que, depuis la création des agences régionales de santé en avril 2010, il dispose d’une administration cohérente et opérationnelle qui n’existait pas alors.
Il m’a fallu, dans toute cette instabilité, me défendre contre les lobbies et les sectes anti-vaccination qui se déchaînaient sur le Net, la gauche qui inventait des arguments fallacieux et changeants, les syndicats de médecins qui défendaient leur pré carré, la presse qui passait du catastrophisme à la minimisation.
Finalement, six millions de personnes auront été vaccinées et la menace d’épidémie se sera évanouie, me laissant le souvenir d’un sacré maelstrom. Je raconterai plus tard tous les épisodes et toutes les péripéties de cet incroyable roman politico-sanitaire.
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En une semaine seulement, j’ai revécu en pensée toutes les étapes traversées pendant la grippe A.
À présent, nous avons droit à un ancien du GIGN (Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale) qui analyse sur toutes les chaînes les erreurs du Raid (Recherche, assistance, intervention, dissuasion). Plus rien n’arrête le ballet des soupçons. La théorie du complot refleurit. Internet bruit de l’innocence de Merah. L’obscénité n’a plus de limites. Instrumentaliser une telle tragédie est une folie sans nom.