CHAPITRE X

 

 

— Dis donc, il paraît que tu es convoqué chez Brodick ?

Ils stationnaient maintenant dans une autre région, près d’une mer intérieure ou l’Escadron serait plus en arrière des zones de combat. Ils venaient d’ailleurs juste d’arriver. Cette fois les Tracteurs avaient déposé les Saucisses en ordre, séparées les unes des autres d’une vingtaine de mètres, le Tracteur de chacune près d’elle.

On leur distribuait du matériel pour installer le campement. Plusieurs Escadres occupaient ainsi les deux continents afin d’être mises en alerte de jour. Les décollages et les retours étaient trop tangents en pleine nuit. Et ils devaient bien dormir…

— Tu veux dire, immédiatement ?

Djakar secoua la tête.

— Non, quand on rentrera à bord. C’est peut-être pas pour tout de suite, d’après ce qui se raconte. Avec qui tu fais équipe ?

— Je ne sais pas, je ne suis pas encore passé là-bas. Il se dirigea vers le véhicule d’assistance d’où on sortait des paquets volumineux. Il arriva comme un sergent auxiliaire disait :

— … Pas assez de monde. Donc vous montez vous-mêmes les abris. Vous verrez, il y a toutes les explications sur les sacs.

— Hé ! le héros, tu nous donnes un coup de main ou quoi ? Rom avait les bras encombrés et lui montrait d’un signe de tête le reste, au sol.

— J’arrive.

Ils s’éloignèrent en direction de quatre arbres serrés les uns contre les autres. A cinq heures de l’après-midi il faisait fichtrement chaud. Pas tellement de végétation pour se mettre à l’ombre, en outre Du sable et des amas rocheux plus quelques arbres aux petites feuilles ovales, épaisses. Les branches s’inclinaient comme si leur poids les empêchait de s’élever.

D’après le sergent auxiliaire, ils se procuraient leur propre humidité en protégeant le sol, autour des troncs, grâce au feuillage. Comment trouvaient-ils dans ce sable assez d’humidité pour pousser ?

— Karang est allé chercher des trucs pour dormir. Ils ont des espèces de couchettes amovibles, parait-il, ajouta Rom en tordant la tête pour regarder où il marchait.

Ils jetèrent tout au sol et lurent les explications annoncées. Tout ce qu’il y avait de simple, en effet. Il suffisait de déboucher une bouteille de gaz branchée sur l’ensemble qui se gonflait automatiquement ! Ils virent apparaître devant leurs yeux un abri rectangulaire dont le toit était à deux mètres du sable. Apparemment les flancs se relevaient, ce qu’ils firent immédiatement pour laisser passer le peu d’air qui circulait.

Karang arriva comme ils achevaient de fixer la dernière paroi. Il traînait derrière lui deux énormes sacs et transpirait.

— Ne me demandez pas comment ça se monte, j’ai rien compris. Le sergent dit que si on y arrive pas ce soir on trouvera bien après une nuit passée sur le sol…

Le système devait être simple mais ils mirent un moment à trouver.

— Il faudrait aller à la distribution de tenues, fit Karang. J’ai pas pu les prendre. Pas question de rester en combinaison de combat par cette chaleur. On leur avait promis des vêtements légers.

— D’accord, j’y vais, dit Gurvan. Quand il revint, le quatrième occupant de l’abri était là. Il se retourna, tendant une arme à Gurvan.

— Tiens, le spécialiste, tu nous montreras comment ça fonctionne. Ça n’a plus de secret pour toi.

Dji !

Gurvan tendit la main machinalement pour saisir le thermique de poing. Elle était vraiment gonflée, la rosse. Après…

— Bon, tu me sautes dessus ou tu fais la paix ? Sa façon de dire ça… Il rougit et elle inclina un peu la tête en le regardant. Il était encore en rogne. Davantage, peut-être, qu’elle vienne lui forcer la main. Ils restèrent l’un en face de l’autre, silencieux. Elle se décida soudain, ramassant un sac par terre et faisant demi-tour pour s’en aller à grands pas coléreux. Quelqu’un parla mais Gurvan n’entendit pas. Il regardait la mince silhouette s’éloigner. Mais quelle foutue bonne femme ! Il se mit en marche derrière elle et dut accélérer pour la rattraper. Il la prit par le bras.

— Quel nom de Dieu de caractère… Tu es la tête de lard la plus…

— La plus quoi ?

Ses yeux bleu-violet étaient furieux et sa petite cicatrice avait blanchi tant elle crispait les mâchoires.

— La plus j’en sais rien ! Mais la plus, en tout cas !

— C’est idiot ce que tu dis.

— Je sais. Je suis idiot, c’est bien connu. Il en avait assez, soudain. La colère était tombée. Il n’avait pas compris sa sortie de l’autre jour et elle ne lui avait ensuite donné aucune explication. Il n’avait pas à s’excuser de quelque chose qu’il ignorait… Une brutale lassitude le saisit et il retourna vers le campement sans ajouter un mot.

Quand il y arriva, il vit un sac projeté au sol violemment, venant de derrière. Elle était revenue !

— Karang, passe-moi les thermiques, lâcha Rom. Pas envie de laisser ces machins à leur portée. On n’est déjà pas si nombreux… Ces deux là, quels excités. Je savais bien qu’ils s’accrocheraient un jour ou l’autre. Ça va être chouette, ici…

— Hé ! Rom, fit Gurvan.

— Quoi ? dit l’autre en relevant la tête, sur ses gardes.

— Fais-moi le bisou !

Le petit gars resta la bouche ouverte de stupéfaction.

 

*

**

 

La mer n’était guère à plus de six cents mètres du campement et les pilotes allèrent s’y baigner. C’était la première fois qu’ils voyaient autant d’eau et ils étaient assez gauches. Tous savaient nager, il y avait des cours d’eau dans les Materédus, mais pas d’eau salée. Et celle-ci l’était incroyablement.

Pour Gurvan ce fut une révélation. Il se « regardait » vivre ici, comme détaché de lui-même. Au point que Rom lui demanda pourquoi il faisait encore la gueule. Il tenta de lui expliquer ce qu’il ressentait mais tout était assez confus, en lui. Il se bornait à répéter : « Je ne fais pas la gueule, mais c’est tellement fantastique, tout ça. »

Dji ne lui parlait guère mais au moins ne faisait pas la tête. Il ne s’en rendait d’ailleurs pas très bien compte, trop fasciné par les couleurs, les odeurs de l’air, le ciel d’un bleu-mauve, le soir, et cette eau fabuleuse ou il se plongeait plusieurs fois par jour. Il restait ensuite pendant de longs moment assis, immobile, sur les rochers qui bordaient le rivage.

II se souvenait avoir entendu parler de vagues, quand il était gosse. Ici rien de pareil. La surface était parfaitement plate, à peine brouillée par un petit vent léger, à la tombée de la nuit.

Même la présence de Sank, qui débarqua un matin, ne le rendit pas plus loquace. Ils allèrent se baigner ensemble et parlèrent peu. Le pilote de Tracteur sembla impressionné, lui aussi.

Chaque jour ils décollaient pour empêcher les raids de Géos, venant régulièrement à chaque fois qu’une formation de Transports était en approche pour ravitailler en batteries d’énergie les troupes au sol. Elles avaient théoriquement assez de vivres pour tenir un mois mais les armes consommaient apparemment plus d’énergie que prévu. Ou alors c’étaient les combattants encore peu expérimentés qui tiraient trop.

Très vite on les fit mettre en orbite d’attente à l’heure prévue d’arrivée d’un convoi. Les décollages se faisaient plus facilement. L’expérience venait et les pertes étaient devenues nulles, à ce stade du vol.

En revanche les combats étaient vraiment durs et trois pilotes furent portés disparus. Deux du B et un du. C. Rom était maintenant chef de Patrouille assez souvent et Karang apprenait vite. Il discutait avec Dji, lui demandant de décrire ses combats. C’était un bon pilote, un peu brutal mais manœuvrant efficacement.

Gurvan venait de battre un record. Il était le plus ancien N°2 du 6021… Même ceux du dernier renfort avaient des victoires. Lui toujours rien ! Mais il n’y pensait plus, se disait que c’était comme ça, qu’il n’abattrait jamais de Géo. La vie sur cette planète l’aidait considérablement à se détacher de ce qui avait été son but jusque-là. 

Sank trouva le moyen de se faire apporter du bois et entreprit de leur faire la cuisine sur un feu. Il y avait foule, le premier soir, autour de leur abri pour regarder ça ! On ne leur refusait rien et la liste donnée par le pilote du Tracteur fut acceptée par Padge. Des légumes frais et de la viande congelée furent livrés, qu’il cuisina dans des engins de métal. Finalement le gout était différent mais leur plut…

La nouvelle tomba un soir, alors qu’ils étaient là depuis trois semaines. Ils allaient être équipés de nouveaux Intercepteurs ! Padge donna les ordres pour le lendemain. Le 6021 était de retour dans le secteur et ils allaient y retourner pour prendre livraison des machines.

Tout le monde était très excité. Enfin un Intercepteur capable de rivaliser avec les Géos. Jusqu’ici ils devaient faire face, c’est tout. L’initiative était toujours du côté ennemi ! Pas question de poursuite, par exemple, et les tactiques de combat qu’on leur avait apprises n’avaient jamais pu être mises en œuvre avec des appareils dépassés. C’est les Géos qui décidaient du moment où ils rompaient le combat, et s’ils avaient l’avantage numérique, il fallait faire des prouesses pour tenir en voyant les copains abattus les uns après les autres. 

Le plaisir de recevoir enfin des engins performants fut atténué, pour Gurvan, par le regret de partir. Il dormit mal, cette nuit-là, et alla se baigner une dernière fois, dans l’obscurité.

Il revenait vers la rive en nageant doucement quand une silhouette se dressa. Il avança encore et, de l’eau jusqu’aux chevilles, s’immobilisa.

— Incurable, hein ?

La voix de Dji, qui poursuivait :

— Et si des commandos s’étaient infiltrés ? Tu n’as même pas emporté ton arme.

— Comment le sais-tu ?

— J’ai fouillé tes affaires, tiens. Tranquille avec ça.

— Eh bien ils m’auraient grillé, c’est tout simple.

Elle avança d’un pas et vint coller son visage près du sien dans l’obscurité. Sa voix tremblait de colère.

— Tu n’as pas le droit, tu m’entends ? Ni de te suicider ni de prendre des risques inconsidérés. J’ai déjà essayé de te le faire admettre une fois, mais tu es trop bouché. Toi, tu rêves de je ne sais quoi. On a pris un engagement, celui de combattre jusqu’au bout. Tu dois le tenir.

Il entendait ses paroles, mais comme au second degré. Elle se tenait contre lui et il était troublé ! Pour la première fois il prenait conscience de son corps. Les tuniques de voile qu’on leur avait distribuées étaient si légères qu’il sentait les seins de la jeune fille sur sa propre poitrine et son cœur commençait à cogner. Il passa la langue sur ses lèvres avec une impression de sécheresse, alors qu’elles étaient encore humides d’eau de mer. Ce n’était plus un copain pilote mais une fille ravissante… 

— Ne te fâche pas, Dji… s’il te plaît. Elle fut désarçonnée par le ton…

— Oh ! Gurv, tu ne peux pas faire un peu attention ? On s’use, Rom, Djakar, Sank et moi, à essayer de te protéger et…

Elle regretta immédiatement ses paroles. Il fit un pas en arrière.

— Tu veux dire que je suis si mauvais que vous devez me protéger en combat ?

— Mais non… Tu déformes tout ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. Simplement que, mentalement, tu ne fais pas le nécessaire pour… comment dire, te mettre dans les meilleures conditions.

— Oui. Je comprends, enfin j’essaie. Je ne m’en étais pas rendu compte. Je veux dire : des efforts que vous faites, tous.

— Mais c’est pas des efforts, bon Dieu. Si ça nous pesait on aurait laissé tomber. Tu… Oh ! et puis tu ne comprends jamais rien !

Il avait bien admis ce qu’elle annonçait mais avait l’impression qu’il y avait autre chose, qu’elle le ménageait, comme s’il n’était pas en état d’entendre d’autres réserves. Il essaya de réfléchir, perturbé à nouveau par sa présence. Et elle qui ne voyait rien de ce qui se passait ! Il valait mieux qu’elle ne puisse distinguer son visage…

Mais pourquoi aujourd’hui, aussi ? Elle était jusque-là un pilote comme les autres, un camarade de combat, anonyme, ou plutôt asexué. Oui, elle ne DEVAIT pas être une jolie fille. D’abord c’était interdit et puis… et puis il ne savait quoi.

Ils restèrent silencieux, se regardant tant bien que mal sans se distinguer, l’un en face de l’autre, dans l’obscurité. Il avait l’impression que leurs paroles étaient incomplètes, qu’ils auraient du dire autre chose, utiliser d’autres mots, se comporter différemment. Que cette scène était fausse, ou anormale. Et pourtant il était aussi certain de sa sincérité à elle que de la sienne. A son trouble près. Mais ça c’était naturel et sans importance. Il y avait probablement trop longtemps qu’il n’avait pas dragué une fille. A bord ils étaient crevés et pensaient davantage à dormir qu’à aller au mess d’une autre Escadre pour rencontrer une pilote d’une autre unité.

Oui, c’était forcément ça qui le perturbait. Il en fut curieusement rassuré, soudain, et lui prit gentiment la main.

— Allez, viens, on va se coucher, il dit, un sourire dans la voix. Elle se cabra.

— Quoi ?

— On va dormir, non ?

Elle secoua la tête, mais ne retira pas sa main pendant le retour.

 

*

**

 

Un grand silence tomba sur l’Escadre quand ils découvrirent les nouveaux Intercepteurs. Ils étaient rassemblés dans un hall de décollage ou des quantités d’auxiliaires de mécanique s’occupaient des machines.

Elles leur paraissaient énormes. Plus grandes que les Saucisses d’au moins un tiers et une allure… Les Saucisses avaient un air si bonasse, si peu guerrier. C’est ce qui leur avait valu ce surnom. Autant que leur forme longue et arrondie.

Mais ça !

— Une pointe de flèche, murmura quelqu’un.

— Tiens ? dit Padge. C’est exactement ce qu’ont remarqué les autres. Je sens que ça va leur rester.

Trois patins seulement étaient fixés au bout de longs pieds d’atterrissage, dégageant bien le ventre plat de l’appareil. C’était un triangle isocèle tellement allongé que la pointe avant paraissait effilée comme une aiguille. Des tubes sortaient, de part et d’autre du poste de pilotage situé dans l’extrémité. Des sorties de thermiques, nettement plus petits que celui des Saucisses. Mais on distinguait six tubes, en tout, et ça devait représenter une sacrée puissance de feu !

Ils tournaient autour de l’appareil, l’admirant sous tous les angles. On remarquait une sorte de treillage, dans la coque, dessous.

— Voilà le système antigravité, expliqua Padge. On sera totalement autonome, en atmosphère planétaire. Plus besoin de Tracteur.

Une confirmation que la guerre avait changé. On envisageait manifestement de les faire descendre souvent sur des planètes. Ce qui impliquait des débarquements. Donc l’offensive se poursuivait.

— 0,9 de lum, en vitesse de pointe, lâcha le chef d’Escadre. Avec ça on rattrape comme on veut les Géos. Du moins s’ils n’ont pas trop d’avance. En tout cas, on pourra engager le combat à notre convenance. Et ça va changer les choses. Nous aussi on sait manœuvrer, on va le leur montrer. Ses yeux brillaient, il se voyait déjà à la tête de la formation !

— Et puis le poste de pilotage est « largable », c’est la grande nouveauté. Si vous êtes touchés gravement, l’ordinateur de bord vous en préviendra en recommandant l’éjection. S’il y a urgence, il la commandera de lui-même. Toute la pointe avant se sépare de l’appareil, vous ne sentez rien. Une partie de l’instrumentation reste en activité sur des batteries de secours. Un circuit d’air secondaire continue à débiter, il suffit d’attendre qu’on vienne vous récupérer, après le combat. Des. Tracteurs s’en chargeront, ils ont été modifiés pour cela. Mais pas question de les appeler trop tôt, ce sera à chacun de veiller à leur sécurité. Donc pas d’activation du signal d’alerte avant d’être vraiment seul dans l’espace.

— Et en atmosphère ? Si ça se passe assez bas ? Un nouveau s’inquiétait, pensant probablement aux copains qui s’étaient crashés sur la planète.

— Le treillage anti-g restant sous le poste lui même suffit à freiner la descente. On disposera d’ailleurs d’un petit sac de survie, désormais, avec une arme en dotation personnelle, un thermique de poing, ça suffit, et des vivres pour plusieurs jours avec des recommandations pour la vie au sol et un analgésique pour brûlures… Allez, tout le monde en salle de briefing, maintenant. Il s’agit d’apprendre à se servir des… Flèches.

Ils eurent des cours pendant trois jours avant d’être autorisés à s’installer à bord des appareils. Il fallait ce délai, en outre, pour préparer toutes les machines.

Gurvan fut probablement l’élève le plus attentif. Il voulait connaître à fond sa Flèche, tous ses systèmes, en comprendre le montage, pour être immédiatement efficace. Pas question de mettre autant de temps qu’avec les Saucisses.

Des simulateurs avaient été installés et il passa une partie des deux dernières nuits à répéter les enchaînements des séquences dans toutes les situations possibles. Il imaginait des problèmes et répétait les gestes jusqu’à ce que ses doigts courent sur les commandes sans que son cerveau n’ait à les guider.

Mais les simulateurs étaient inertes, ne restituant aucune sensation de vol. Ils ne servaient qu’à se mettre l’instrumentation du poste en mémoire, à éduquer les réflexes, sans référence pour les doser.

Il attendit avec impatience le premier vol. L’Escadron B passa en dernier et il vit rentrer les autres avec plus ou moins de bonheur. Les appontages étaient acrobatiques et il ne comprenait pas pourquoi. Sauf si le dosage des commandes était délicat ?

Deux auxiliaires l’aidèrent à s’installer. Le siège était penché en arrière et on pilotait à demi allongé, position imposée par la faible hauteur du poste, dans la pointe. Une fois le toit rabattu, le tableau de bord, qui y était fixé, venait entourer la taille du pilote. Pas question de prendre un second passager ! En revanche il y avait un logement, derrière le siège, destiné paraît-il aux bagages personnels pour un débarquement de longue durée. Le luxe, en somme.

En tout cas la position était parfaite. Tellement, même, qu’en long trajet il faudrait faire attention à ne pas s’endormir…

Il fit un décollage prudent, derrière Jary, et se retrouva en espace.

— Je m’éloigne un peu, Bleu 4, tu ne te rapproches pas sans me prévenir.

— Reçu.

Ils avaient l’autorisation, pour ce premier vol, de prendre en main leur machine seuls, s’ils le désiraient. Les nouveaux étaient surveillés par leur leader mais les anciens avaient carte blanche.

Gurvan vira lentement à gauche, passant au large du Porteur et attendit d’en être assez loin pour commencer la maniabilité. Le petit levier des commandes latérales étaient d’une fantastique efficacité. La moindre pression, sans parler de déplacement, lançait la machine en virage incliné. Cet engin était d’une maniabilité ahurissante. Gurvan avait l’impression que le freinage suivi d’un virage se faisait dans un espace beaucoup plus petit que ce qui était nécessaire à un Géo. 

Plus le temps passait, plus Gurvan s’enthousiasmait. Il « sentait » sa Flèche comme jamais il ne l’avait cru possible avec une Saucisse. Et dire que les Flèches seraient un jour périmées ! Quel engin pourrait être meilleur ? Il se lança dans une série d’évolutions étourdissantes. Ça dérapait bien un peu mais c’était une histoire de coordination qui viendrait.

— Tu t’amuses bien, Bleu 4 ?

Il y avait un peu d’étonnement dans la voix de Jary qui le contactait. Gurvan sélectionna la recherche automatique et repéra la Flèche de son leader. Il mit le cap sur lui et vint se ranger à sa droite.

— Sacrée bête, hein ? il fit.

— Ouais. Un peu rétive tout de même.

Apparemment Jary n’avait pas autant de plaisir que lui à piloter mais c’était une question personnelle. On avait la maîtrise immédiate d’un nouvel engin ou non. Personne ne pouvait dire pourquoi. La chance voulait que Gurv soit à l’aise.

— On rentre, reprit Jary. Je me pose devant.

— Reçu.

Il ne distingua pas la dernière phase de l’appontage qui se déroulait dans le porteur mais l’approche de Jary lui parut impeccable.

A son tour il entama la procédure, concentré au maximum. La Flèche se plaçait à la perfection sur la trajectoire qu’il lui imposait. Un plaisir de jouer des commandes.

La grande porte approcha sans qu’il ait besoin de faire une correction. Dans la fraction de seconde précédant l’entrée il freina sèchement et la Flèche vint s’immobiliser au milieu du hall !

Il était heureux d’avoir réussi le retour. C’était son plaisir que de manœuvrer correctement. Sank disait que c’est là qu’on voyait la « main » d’un pilote.

Il aurait aimé repartir tout de suite mais il fallait laisser le hall disponible pour une autre Escadre.

D’ailleurs, maintenant qu’il était rassuré, il fallait qu’il récupère les heures de sommeil perdues les deux dernières nuits pour être en forme.

Il rentra en salle de briefing avec les autres, retrouvant les A et C. Padge était en train de faire une critique des vols.

— … pas toujours contrôlée. Ne vous inquiétez pas, nous aurons deux jours pour achever la prise en main. Et on profitera pour faire des vols en formation… Alors, il fit pour les nouveaux arrivants, comment ça c’est passé ?

— Pas trop mal, dit Gurvan.

— « Pas trop mal », lâcha Jary, on dirait qu’il a cent heures de vol sur les Flèches. Ce type est à vous dégoûter.

Gurvan vit un sourire traîner sur les lèvres de Dji qui lui adressa un clin d’œil discret. Qu’est-ce qu’elle voulait dire, encore ? Il ne comprenait pas. Il ne put joindre Sank avant la fin d’après-midi.

Les nouvelles Escadres de Tracteurs étaient elles aussi à l’entraînement pour accrocher des pointes de Flèches dans l’espace et les ramener ; Leurs appareils avaient reçu Une grosse réserve d’énergie pour aller récupérer les pilotes loin du Porteur. C’était nouveau et les pilotes devaient se réhabituer à la navigation qu’ils n’avaient plus pratiquée depuis un bon bout de temps pour la plupart.

Néanmoins ils se retrouvèrent pour dîner ensemble.

Gurvan n’osait pas parler de Dji et fut soulagé que Sank lui dise qu’il allait la prévenir. Elle arriva un peu en retard, toujours élégante dans sa tenue de sortie.

— Alors, le crack, tu as raconté tes exploits ? elle dit, souriante, en s’asseyant.

— Quels exploits ? demanda Sank.

— Il n’a rien dit… Ça ne m’étonne pas, d’ailleurs. Eh bien, figure-toi que Monsieur est aussi à l’aise dans une Flèche que dans son fauteuil. On a tous sué sang et eau pour tâcher de maitriser cette satanée Flèche mais lui, pense-tu, relaxe. Il jouait à faire des cabrioles pendant qu’on avait toutes les peines du monde à les éviter ! 

— Sans blague ? Mais tu sais que ça me fait plaisir, ça ? Son pilotage c’est un peu mon œuvre, hein ?

— Dites, si on parlait d’autre. Chose ? Gurvan était gêné, avait vaguement l’impression qu’ils le charriaient.

— Tu sais que t’es chiant avec ta modestie ? Sank avait l’air sérieux.

— Est-ce que tu vas te décider à admettre que tu es une vraie main ? Avec un peu d’honnêteté tu devrais t’en rendre compte, c’est un fait, ça.

— Et vous, est-ce que vous allez enfin comprendre que ça me gêne que l’on parle de moi ?

— Malheureusement il est sincère, l’imbécile, fit Sank, dégoûté. Et ces Flèches, il y a des tas de bruits qui courent…

— Demande-le-lui, laissa tomber Dji, avec un geste de la main.

— Ben… c’est vraiment des super-Intercepteurs. Elles ont une maniabilité extraordinaire. Et cette puissance d’accélération… Je n’ai pas encore mis toute la sauce et, pourtant, ça démarrait sale vite. Les commandes aussi…elles sont très sensibles. Il faut à peine les effleurer mais elles agissent à Une vitesse folle. Tu sais, si tu veux basculer par l’avant, par exemple… 

— Hein ?

Soufflée, Dji.

— Oui, pour basculer, cul par-dessus tête, quoi…

— Tu veux m’expliquer pourquoi tu bascules par l’avant ? demanda Sank l’œil rond.

— Je ne sais pas, moi, pour dérouter un Géo qui te tire... Comme les tuyères continuent à débiter pendant la figure, ton engin est secoué dans tous les sens et je pense qu’on ne doit pas pouvoir te garder dans le système de visée… Enfin bref, pour basculer comme ça, c’est tout bête. Tu accélères, tu mets un peu de latérales et tu freines sec... Et hop tout bascule ! Et pour récupérer, ça vient beaucoup plus vite qu’avec une Saucisse. Tu mets toutes les commandes au neutre et un petit coup d’accélération. Elle revient toute seule dans l’axe. Fantastique, hein ?

Il y eut un silence.

— Et ce type n’a aucune victoire ! laissa tomber Dji avec une moue dégoutée. Tiens, Sank, sert-nous un peu d’alcool, j’en ai besoin. Sank souriait, heureux.

II fut beaucoup question des Flèches puis la conversation en vint à la planète. Sank était cantonné sur l’autre continent, sur un plateau d’herbes rases ou on trouvait des petits animaux au pelage noir et beaucoup d’oiseaux. Gurvan n’en avait vu aucun. Leur coin était trop aride et il le regrettait beaucoup. Il posa des quantités de questions. 

 — Vous n’avez pas été émerveillés par cette planète ? il finit par demander… Moi si. Jamais je n’avais imaginé ce que ça pouvait être ; J’avais appris tout ça, bien entendu, mais… le voir ! Et la mer... Tellement différent de nos rivières. Vous avez remarqué combien il est facile d’y nager. On sort presque de l’eau, tellement on est porté.

— On le savait, non ? Et puis cette mer est très salée et…

— Mais oui, d’accord, mais… enfin il y a un monde entre la connaissance et l’expérience. Ah ! vivre là… Il avait l’air rêveur.

— C’est vrai qu’on y éprouve une impression de liberté, remarqua Dji. Ça m’effrayait un peu, au début. Ensuite… je crois que je suis moins enthousiaste que Gurv mais j’ai vraiment aimé. Enfin, il faudrait que je m’y habitue peu à peu.

— T’en auras guère l’occasion, laissa tomber Sank. Il paraît qu’au sol ça se bagarre drôlement dur. Et partout. Leurs troupes d’assaut auraient été essaimées pour des actions de commandos. C’est la fin pour eux. Ils sont isolés et devront se rendre tôt ou tard. Mais on prépare surement un autre débarquement parce que nos troupes d’attaque sont revenues à bord depuis hier. Et on parle aussi d’une autre Task-Force qui arriverait en renfort avec des unités qui n’ont jamais été engagées. Elles seraient aguerries ici, justement, maintenant que c’est moins difficile. 

Gurvan se demanda comment Sank pouvait se procurer tous ces renseignements. Il savait toujours tout avant les autres…

Après le repas ils allèrent dans un Musi pour finir la soirée. Maintenant Sank ne faisait plus de complexe à se balader avec eux dans les lieux publics. Ils retrouvèrent des copains d’autres Escadres et une fille prit possession de Gurvan ! Elle ne le lâcha pas de la soirée, l’emmenant danser, lui offrant à boire. Elle était très drôle et il s’amusa beaucoup. Sank avait accaparé une minette et lui donnait un cours de cuisine…