CHAPITRE II

 

 

— … Ce qu’on a pu se marrer.

Le petit Dox avait l’air rêveur et un sourire attendri traînait sur ses lèvres.

— Chez nous on faisait davantage dans les jeux sportifs, commença Donnick. Il arrivait même que la nuit tu te fasses virer par un type qui lançait un jeu de poursuite ! Et les parcs reconstitués étaient immenses. On en avait un de douze kilomètres de long, avec trois rivières. Déjà à quinze ans on avait un entraînement fabuleux. Supérieur à tout ce qui avait été noté auparavant, nous a-t-on dit. D’ailleurs il n’y a qu’à me voir, les gars, regardez cet athlète, il fit en redressant.

Ils rirent tous en même temps. A longueur de journée Donnick faisait des exercices. Ils étaient crevés simplement à le regarder faire.

— T’es tellement costaud qu’un de ces jours tu vas faire un trou dans les parois en lançant le poids, lâcha Sybal, imperturbable.

Ils se détendaient dans la salle de débriefing ou les élèves disposaient de sièges-couchettes.

— Qu’est-ce qu’on faisait chez toi ? Demanda Dox à Gurvan silencieux depuis un moment.

— Comme vous tous. Mais les grosses farces et les efforts physiques ça ne me tentait pas tellement. On était un petit groupe plus intéressé par les plantes.

— Les quoi ?

— Ouais, d’accord, je sais que c’est pas tellement guerrier mais on me pose la question, je réponds. On faisait pousser des trucs dans les serres. C’est là que l’atmosphère est reconstituée avec le plus d’exactitude. Dans les périodes d’été il y faisait tellement chaud qu’on transpirait à grosses gouttes à trimbaler des sacs de terre synthé… c’est comme ça qu’on faisait nos muscles, il ajouta en direction de Donnick qui grimaça.

Dans le regard de Sybal il y eut une lueur que Gurvan nota fugitivement. Il allait poursuivre quand les diffuseurs lâchèrent :

— A tous les élèves-pilotes, si vous voulez voir à quoi ressemble le Porteur 6021 c’est le moment, il est en visuel.

Ils se levèrent et foncèrent vers le grand écran mural qui fut branché. L’espace apparut, comme si la paroi venait de s’ouvrir sur le vide. Énormément grossie, on voyait l’image d’une fabuleuse construction inondée d’une lumière blanche. Un engin monstrueux. Ils savaient tous que le 6021 faisait douze kilomètres de long sur huit de large à peu près mais le voir là… Des antennes partout, de toutes les formes, certaines monumentales, des parties apparemment rajoutées, des portes-sas tellement grandes qu’on n’en voyait pas l’extrémité. Tout cela donnait une colossale impression de puissance. A l’arrière, les trente propulseurs faisaient chacun plusieurs mètres de diamètre… 

Ils restèrent longtemps silencieux.

C’était « leur » Porteur. Là ou se trouvaient les Escadres d’Intercepteurs auxquelles ils allaient être affectées. Gurvan frissonna légèrement d’excitation. Il aurait voulu qu’un Escadron décolle justement maintenant. Pour voir quelle allure ils devaient avoir, en vol. Il avait une fringale de voler.

Depuis quelque temps il avait progressé, était au standard de la formation. Il ne se sentait pas vraiment prêt mais éprouvait tant de plaisir à piloter qu’il pensait avoir sa chance de devenir un bon N°1. Enfin plus tard…

— Quelle Bête ! murmura quelqu’un. La porte de la salle s’ouvrit à la volée sur un groupe qui vint les rejoindre.

— Il parait qu’il y a un autre Liaison-école en approche, derrière nous, lança quelqu’un. On va tout de suite devenir anciens…

Il y eut des rires d’énervement. Et puis ils se turent, impressionnés.

— On essaie de se faire affecter ensemble ? murmura la voix de Sybal.

Gurvan se tourna de son côté, un peu étonne. Ils étaient copains mais sans plus. Il le regarda, remarqua la tension dans ses yeux et hocha la tête.

— Avec ton dossier tu pourrais demander la meilleure Escadre… mais d’accord, bien sur.

Malgré l’apparente proximité, ils n’arriveraient pas avant la fin de la journée et ne débarqueraient sûrement pas tout de suite, pourtant Gurvan revint à la chambre et prépara ses affaires. Puis il enregistra plusieurs quartz pour ses frères et sœurs. Tout en racontant ce qui lui arrivait, les dernières semaines de cours, il se disait que ça ressemblait à un testament. C’était peut-être les dernières nouvelles qu’ils recevraient de lui ? Bizarre qu’il pense à des choses comme ça. Depuis cette conversation avec Sybal il était vaguement perturbé, comme si ses certitudes avaient subi un coup. Pas ébranlées, mais…

Il songeait davantage au passé. A Piotr, notamment, l’un de ses frères, qui s’était mis à travailler comme une brute, vers quinze ans. Il passait des heures dans la quartzothèque, après les cours obligatoires. 

Gurvan n’avait pas été un élève tellement brillant. Des résultats moyens en tout. Rien ne le motivait vraiment, alors il travaillait juste ce qu’il fallait pour éviter de se faire remarquer. Pourtant à chaque fois qu’ils passaient un contrôle de Q.I. il devait fournir des explications. Les tests le plaçaient dans le premier tiers et ses notes à la moitié. Forcément on lui demandait des comptes et il devait faire des prouesses d’imagination pour sortir des excuses.

Piotr, lui, avait commencé à enregistrer des résultats encourageants. Il était régulièrement classé premier. Et son avance se poursuivit. Il dominait les autres de si loin qu’un jour on l’avertit qu’il allait poursuivre ses études à part. Il paraissait déjà très fort en cybernétique et capable d’être spécialiste, plus tard.

Son nom fut rayé des effectifs. Il n’irait pas au combat mais deviendrait chercheur dans un Centre scientifique. Il était le seul de leur génération, finalement, à être sur de sortir vivant de cette guerre. Et c’est ça qui faisait tiquer Gurvan, aujourd’hui. Il se demandait si Piotr n’avait pas délibérément fait pencher la balance en travaillant comme une brute. Ce qui inclurait qu’il avait déjà compris bien des choses, qu’il était plus mur. A quinze ans. 

 

*

**

 

— …Après cette réunion. On va vous affecter à des Escadrons de perfectionnement pour des vols réels…

Ils étaient tous réunis dans une grande salle, face à une petite estrade où se tenait un chef de Groupe. Les élèves-pilotes des deux Liaisons-école étaient rassemblés pour l’allocution de bienvenue. Déjà Gurvan se sentait dans le coup. Même le vocabulaire avait changé. On ne leur parlait plus de Flottille d’entraînement mais d’ « Escadrons de perfectionnement ».

— …Et ces instructeurs sont d’anciens pilotes d’Intercepteur, entre deux tours d’opérations. Suivez aveuglément leurs conseils, ils feront tout pour vous préparer au combat. Bonne chance à tous et à bientôt dans une Escadre.

Il y eut un murmure d’excitation dans la salle pendant que l’officier supérieur s’en allait. Il fut remplacé par un officier de Base qui commença à donner les consignes pour les affectations, désignant des pilotes silencieux, au fond de la salle, les instructeurs. 

Gurvan et Sybal se dirigèrent lentement vers les panneaux lumineux annonçant le partage par Escadron. Ils ne parlaient pas, impressionnés par la foule. Il y avait là au moins trois cents nouveaux.

Fallait-il que les pertes aient été féroces pour nécessiter un renfort aussi important ?

D’un autre côté le 6021 était sur l’un des fronts les plus éloignés. Il n’y avait peut-être pas d’arrivées si fréquentes que ça ?

Ils s’immobilisèrent devant un officier-pilote au visage fermé et saluèrent, une main sur la poitrine, avant de se présenter.

— Allez directement au secteur B 64, quatrième niveau et attendez-moi dans la salle de briefing avec votre bagage.

Aucun sentiment sur le visage, la voix impersonnelle. Ils firent demi-tour et quittèrent la salle un peu déçus.

Trois heures plus tard, Gurvan était installé dans les quartiers de sa nouvelle unité. Sybal était dans l’Escadron voisin, à une centaine de mètres le long du parc. Apparemment tous les Escadrons de perfectionnement étaient cantonnés près de ce parc à l’herbe synthétique d’un vert passé. Le plafond n’était pas haut, à peine une trentaine de mètres et les superstructures se voyaient sous les éclairages jaunes. Pas le luxe, mais après tout le 6021 était une unité de combat. 

Les bâtiments donnaient d’un côté sur le parc et de l’autre sur les installations techniques et les halls des appareils avec les ponts d’envols. Gurvan crevait d’envie d’aller les voir, mais n’osait pas…

Il ne connaissait pas encore son compagnon de chambre. On leur avait dit que les élèves des deux liaisons seraient délibérément mélangés.

— Escadron 44 briefing dans cinq minutes. Il faillit tourner la tête vers le diffuseur, se demanda s’il fallait se présenter avec la tenue de combat. On l’aurait annoncé si c’était le cas. Il sortit et se dirigea vers la petite salle qu’on leur avait montrée un peu plus tôt.

Trois élèves, deux filles et un type, étaient déjà là. Il alla se présenter et s’assit à côté d’eux. Apparemment les deux filles se connaissaient et venaient de l’autre Liaison. L’une, mince, des cheveux blond foncé coupés très court, le visage calme, s’appelait Dji, l’autre, châtain, un regard incisif, les yeux rapprochés, Féra. Le gars avait l’air nerveux au possible et remuait les mains sans arrêt. Il s’appelait Rom.

— Pas tellement affectueux, par ici, il fit en regardant Gurvan fixement.

— Hein ? Pris au dépourvu, il ne savait quoi répondre et faisait machinalement répéter la question.

 — Même pas le bisou ! Il y eut un instant de silence et les trois autres éclatèrent de rire. Rom n’avait pas l’air de se rendre compte de son succès et tournait la tête de tous les côtés.

— On m’avait dit qu’on était bien accueillis dans les Escadrons. Tu parles d’une froideur. Personne pour te dire la petite gentillesse ou te faire un petit minou. Moi je suis sensible. Je m’en vais demander le rapport du chef de perfectionnement et lui dire de me faire lui-même le bisou d’arrivée !

Là-dessus il se leva et sortit…

— C’est pas vrai, il y va ? fit Féra, incrédule.

— Vous vous connaissiez ? demanda l’autre fille en regardant Gurvan.

— Non, pourquoi ?

— Il était de votre Liaison.

— Jamais vu. Il faut dire que j’étais si mauvais que je travaillais beaucoup et j’ai vu assez peu de monde.

— Tiens, dit Féra, en général les mecs roulent pas mal. Tu fais dans le style j’ai-de-la-peine-à-suivre ?

Gurvan sourit vaguement.

— Je ne fais dans aucun genre. Bien trop de mal à être seulement moi-même.

— Il te coupe l’herbe sous le pied, ma vieille, s’amusa Dji. Sans adversaire, tu vas t’ennuyer, dis donc ?

Féra jeta un regard scrutateur à Gurvan. Elle ne semblait pas convaincue mais ne savait pas comment reprendre les choses. L’instructeur entra dans la salle et ils se levèrent.

L’officier obliqua vers eux.

— Première leçon, ici les conneries qu’on vous a apprises ne sont pas obligatoires. Vous vous levez quand un commandant d’Escadre entre, c’est tout.

— Et un chef d’Escadron ? fit Féra.

— C’est un pilote un peu plus expérimenté que les autres. On le respecte pour ça, mais on ne va pas saluer à longueur de journée. Vous vivrez avec les officiers-pilotes et votre chef d’Escadron, alors soyez plus simples. Si vous passez les bornes, ils sauront vous le dire sans en faire une histoire.

Le type était petit, râblé, avec des mains larges aux doigts courts. Son visage paraissait ne jamais pouvoir exprimer quoi que ce soit. Ni sympathie ni hostilité.

— L’officier-pilote Doyle est de repos aujourd’hui. Elle et moi assurerons votre formation finale, à commencer par les vols réels qui débuteront demain. En principe ça durera deux mois… Je dis en principe parce que ça dépend souvent du besoin en renfort. Si on continue à perdre du monde à cette cadence… 

— Ça va mal en ce moment ? interrogea Dji.

— A en croire les informations, ce serait plutôt bien pour les opérations, mais on trinque.

La porte s’ouvrit derrière eux et le petit nerveux entra, venant directement s’asseoir près d’eux.

— Vous avez eu ce que vous cherchiez, Rom ? dit l’instructeur. L’autre hocha la tête et Gurvan se demanda s’il avait fait le coup du bisou à l’instructeur…

— A propos, je m’appelle Kernst, il reprit. On attend les autres et on commence… Il s’éloigna vers un écran-décors et presque aussitôt la porte s’ouvrit sur les huit derniers élèves, cinq garçons et trois filles. Tous étaient en train d’accrocher un badge portant leur nom sur le côté droit de leur tunique ; Kernst revint vers eux.

— Asseyez-vous où vous voulez, pas de formalités, on va en baver ensemble. Bon, voilà comment va être organisé votre perfectionnement…

Il parla pendant près d’une heure, posant des questions, expliquant longuement les détails, avant d’en arriver aux appareils d’entraînement.

— … On utilise les vieux J 28. Ce sont de bonnes machines assez solides et….

— Excusez-moi, fit un type, le J 28, vous dites ? Ce n’est pas l’Intercepteur en dotation ?

— Il y a au moins trois ans qu’il a été retiré des opérations.

Ils en prirent un coup, soudain. Pour eux le J 28 était le fin du fin, l’engin de combat par excellence. C’est ce qu’on leur avait toujours dit. Et voilà qu’ils apprenaient… Faire leur perfectionnement sur la machine qu’ils s’attendaient à ne piloter qu’après s’être longuement entrainés, voler pour la première fois en espace sur ça ! Ils furent un peu effrayés, comprenant que les choses avançaient terriblement vite sur le front.

Kernst se rendit compte qu’il se passait quelque chose.

— On utilise maintenant des S04. Ils sont plus maniables à haute vitesse et un peu mieux armés… Vous savez, un modèle ne dure jamais plus de trois-quatre ans. Le S04 lui-même commence à dater.

Sans le vouloir il les inquiétait un peu plus. Gurvan était tendu, se demandant s’il saurait ne serait-ce qu’apponter un J28, lui qui était juste au standard des simulateurs, programmés pour des vitesses assez lentes.

— Ne vous imaginez-pas que vous êtes les premiers à venir ici. Les autres en étaient au même point que vous et ils sont passés en opération. Ça marchera. D’ailleurs on commencera les vols d’évaluation réelle demain. On en saura davantage après. Ne vous inquiétez pas, je serai près de vous et ça se passera bien. De toute façon, si vous ne pouvez pas rentrer, il y a toujours les Tracteurs pour vous ramener. 

Gurvan ne savait pas ce qu’étaient les Tracteurs mais devinait qu’il valait mieux éviter cette solution.

— Pour aujourd’hui vous avez quartier libre, vous vous baladez. S’il y a une alerte, mettez-vous rapidement à l’abri dans les pièces blindées. Vous les reconnaîtrez facilement, elles sont peintes en vert et il y en a partout.

Personne n’osa demander si ça se produisait souvent.