CHAPITRE VI
Les traînées des thermiques zébraient l’espace et se perdaient au loin. Le combat était d’une terrible violence, peut-être parce qu’il y avait peu d’intercepteurs engagés. La valeur d’un Escadron de chaque côté.
C’est Rahl lui-même qui dirigeait celui de la 122. On entendit soudain sa voix à la radio, toujours calme :
— Porteur, de Cécilia Autorité, un autre groupe de Géos en vue, il nous faut un renfort d’urgence, on va être débordés… A tous les Cécilia ; restez par paires, ne vous obsédez pas sur un objectif. Il faut d’abord les empêcher de passer.
Comment diable avait-il fait pour repérer un nouveau groupe ennemi, alors qu’il était en plein combat ? Ce type n’avait qu’un œil et…
Les mâchoires crispées, Gurvan s’efforçait de ne pas perdre Bishop dont il était le N°2.
— Attention, il en arrive de tous les côtés… Gurvan n’avait pas reconnu la voix affolée. Instinctivement il jeta un œil sur la droite de son écran et reconnut une formation entière de Géos qui plongeait. Il s’efforça de maitriser sa voix :
— Cécilia Bleu quatre, attaque ennemie dans le 20 supérieur.
Le temps qu’il revienne devant, Bishop avait disparu ! Il jura de colère. Lui qui disait justement à Dji dans la salle de briefing, avant le décollage, qu’il lui avait fallu plus de quatre semaines pour arriver, tant bien que mal, à suivre son leader. Elle n’avait pas souri, elle qui avait fêté la veille sa troisième victoire…
Il chercha des yeux une Saucisse seule pour se mettre dans son sillage… Aperçut une boule blanche. Un appareil venait d’exploser. Ami ou ennemi ?
Machinalement il vira sèchement pour ne pas rester sur une trajectoire fixe. Trop sèchement surement, la Saucisse partit en crabe et il corrigea par petits coups. Il crut entendre, au même instant, la voix de Sank : « Qu’est-ce que tu en as à foutre de décrire une belle trajectoire ? Sois efficace, c’est tout. Tu veux virer ? Tu vires. La manière importe peu. »
Ils continuaient à s’entrainer ensemble régulièrement. Sank n’avait pas trouvé l’explication des faiblesses de Gurvan et s’obstinait. Il avait amélioré la qualité du pilotage, et la vitesse d’exécution surtout, mais il y avait encore des progrès à faire.
Deux rafales passèrent devant son nez et Gurvan bascula tout sur la gauche, sans réfléchir. Il se trouva à toucher une Saucisse qui zigzaguait… Une légère pression sur la commande de lacet et il vit l’autre exploser silencieusement…
Pas eu le temps de voir l’immatriculation… De toute façon ils changeaient de machine à chaque mission et il n’avait pas en tête le tableau d’ordres de celle-ci.
Elles n’en voulaient plus, les Saucisses. A bout de course. On rafistolait comme on pouvait les moins amochées avec celles qui rentraient trop endommagées.
Trois Géos filèrent sur la gauche, disparaissant de l’écran aussi vite qu’ils y avaient surgi. Gurvan fut soudain certain que c’est maintenant qu’il allait se faire descendre !
Vraiment trop absurde, au moment où il commençait à se débrouiller un peu mieux… Il fut révolté de n’avoir pas eu sa chance et se mit à hurler de rage dans son masque.
Il lançait sa Saucisse dans des évolutions brutales, démarrant derrière un Géo qu’il perdait et se lançant aux fesses d’un autre, en vain.
Une paire défila, presque lentement, engagée dans un virage ultra-serré. Freinant au maximum pour en rétrécir le rayon et éjectant la plus forte poussée par les tuyères latérales. Il allait s’efforcer de les suivre quand il distingua sur le bord de son écran un Géo en train de s’aligner…
Il donna un léger coup de doigt sur sa commode de site et écrasa la mise à feu de son thermique.
La rafale, trop longue comme d’habitude, passa devant l’appareil ennemi qui glissa, surpris. Les deux Saucisses furent immédiatement hors de portée. Gurvan voulut rectifier son tir pour amener le Géo dans le cercle vert de visée mais l’autre manœuvrait à toute vitesse et s’évanouissait…
Pendant les minutes qui suivirent, il ne vit que des Géos, à croire qu’ils étaient seuls ! Il tiraillait sans arrêt, ne restait pas une seconde sur trajectoire, voyait des rafales le frôler.
— Soyez calmes, les copains arrivent. Il faut tenir... .
Rahl. Gurvan aurait voulu savoir ou il pouvait bien se trouver dans ce foutoir, pour aller se placer derrière lui…
Le cauchemar continuait. Une voix hurla soudain :
— Je suis touché… je brûle…
Et puis plus rien.
Que faire ? Il se sentait incapable de retrouver des copains, voyait bien qu’il ne servait à rien pendant que les autres se faisaient massacrer. Et les autres, le renfort, qu’est-ce qu’ils fabriquaient, bon Dieu ?
Une voix rauque :
— Je suis seul…
Deux autres explosions sur la gauche. Est-ce qu’il pouvait encore y avoir d’autres survivants avec autant de Géos engagés ? Ils étaient partout…
— … Par la gauche. Lààààà.
Il ne comprit pas tout de suite. La phrase mit un moment à pénétrer son cerveau. Et puis il vit deux paires débouler, curieusement esseulé, au passage. D’autres arrivaient par en dessous. Des S04.
Le renfort !
— Les Cécilia, regroupez-vous dans le 12 inférieur si vous le pouvez, sinon rentrez directement.
Gurvan nota au passage que c’était Bishop qui parlait. Il était au-dessus de la mêlée qui avait pris de l’ampleur avec l’arrivée de la nouvelle Escadre. Il ne pourrait pas traverser, autant prendre directement le cap retour. Il commença à en avoir l’habitude. Il n’était rentré avec les autres qu’une seule fois !
Il accéléra, faisant le tour de son tableau de bord pour vérifier l’appareil et effectua une estimation de ce qui lui restait comme énergie pendant que l’ordinateur de navigation calculait combien de temps il lui faudrait.
Une heure douze. Ce serait juste mais ça devrait coller s’il ne dépensait pas trop d’énergie à se recalibrer.
Personne ne l’avait suivi et il accéléra modérément pour conserver un maximum d’autonomie.
En vue du Porteur il lui restait trente secondes d’énergie. Une seule tentative d’appontage…
Il se présenta tout de même, en demandant une approche directe qu’on lui accorda. Touchant à peine aux latérales il arriva un peu vite vers les grandes portes et freina de tout le reste de puissance… Et la Saucisse vint immédiatement glisser de ses patins sur le pont d’envol !
Les équipes au sol lui donnèrent l’ordre de descendre un peu plus tard, quand trois autres Saucisses se furent posées. Bishop se laissa tomber de la première, passant une main lasse sur son visage. Gurvan eut envie d’aller s’excuser de l’avoir perdu. Aller au combat avec un N°2 comme lui devait être traumatisant pour un pilote confirmé. Le visage de l’officier le fit renoncer. Il se dirigea vers les sas.
Dans la salle de repos ou ils venaient se déshabiller après les vols les visages étaient sombres. Gurvan n’osait pas parler, se demandant quand même les raisons de ces visages défaits. La mission avait été dure mais ce n’était pas la première.
Et puis un navigant entra et ouvrit le coffre de Rahl, retirant une tunique, un casque neuf et un uniforme.
Gurvan comprit brutalement.
Rahl avait été descendu !
Rahl le héros, l’indestructible, celui qui gardait toujours son sang-froid, l’homme de tant d’années de combat, qui voyait tout avant les autres…
Gurvan resta immobile, incapable de continuer à se déshabiller. Les autres faisaient mine de ne rien remarquer des gestes, du navigant. Comme si refuser la réalité gardait Rahl encore un moment avec eux.
Qu’allaient-ils devenir sans lui ? Comment aller au combat sans entendre sa voix rassurante, ses conseils, au retour. Il eut envie de savoir comment c’était arrivé et y renonça tout de suite. Ce serait trop décourageant. Un pilote comme Rahl n’avait pas pu commettre une erreur ou alors c’était à désespérer. Il se souvint de la voix : « Je suis seul… »
Ils passèrent directement au mess, sans aller en salle de briefing. Personne n’était plus là pour faire la critique du combat.
Il s’assit à l’écart, remarquant que les autres faisaient la même chose. Personne n’avait envie de parler.
En allant se verser un pot de bélak il se trouva avec Dji, devant le distributeur. Elle eut un sourire machinal, paraissait fatiguée. La petite cicatrice qu’elle portait sur l’arête de la mâchoire semblait plus visible, aujourd’hui.
C’est elle qui vint s’installer près de lui.
— Tu n’as pas faim ?
Comme à chaque départ il n’avait rien pris de consistant mais n’avait pas envie de se servir quelque chose. Il secoua la tête.
— Ça t’ennuie de me tenir compagnie ? Pas envie d’être seule.
Il connaissait la lassitude des après-combats et acquiesça. Lui non plus n’avait plus envie d’être seul, brusquement.
Elle commença à manger, parlant de n’importe quoi.
— Sur notre Materédu on ne buvait que du bélak. Il doit y avoir des habitudes qui se transmettent depuis des générations. Vous, c’était quoi ?
Il sourit machinalement.
— Plutôt des jus de fruits.
C’est elle qui y vint la première.
— Tu sais qu’on a perdu deux pilotes ? En plus de Rahl, je veux dire ?
— Non, je… Oh et puis à quoi bon, autant avouer qu’on est tous sonnés par cette mort.
— Chacun de nous sait, depuis sa naissance, que ça se terminera comme ça. Rahl avait pris beaucoup d’importance, c’est tout. Si on ne réagit pas maintenant ça ira mal au prochain combat. Il y en aura un autre rapidement. Peut-être tout à l’heure, qui peut le savoir ?
Elle avait raison, bien entendu et il fut une nouvelle fois impressionné par son équilibre. Il savait qu’elle avait encaissé aussi durement que les autres mais elle, au moins, réagissait. Il respira longuement et laissa l’air fuser doucement, pour se décontracter.
— D’accord… Tu ne connais pas mon copain, Sank ?
— Vois pas, ou est-il ?
— C’est un pilote de Tracteur… Tu as quelque chose contre les Tracteurs ?
— Non. Je sais qu’on évite d’en parler et je trouve ça plutôt idiot. Ils nous sauvent la mise et on joue les grandes coquettes en refusant de reconnaitre qu’on a eu besoin d’aide. Ridicule.
Il fut vaguement content de sa réaction.
— Il est très bien. Ça t’irait de diner avec lui dans un petit resto agréable ?
— Mais calme, alors. Qu’on puisse bavarder. Je n’ai aucune envie de m’abrutir, ce soir.
— Ça me va aussi. Tu verras, tu l’aimeras.
— Dis donc, tu veux me caser ou quoi ?
Il se sentit mal à l’aise et elle rit gentiment.
— Mais non, je te fais marcher. Histoire de se marrer follement, quoi…
Ce fut lui qui sourit. Elle poursuivit, changeant de sujet :
— Je vous offrirai le champagne.
— Une victoire ?
— Oui. Un Géo suicidaire, surement. Tiens, je parle comme toi ! Il l’admira en silence.
— Et bien, tu ne vas pas en faire une maladie ?
— Non, non. Je pensais que tu es drôlement bien comme pilote. Déjà quatre victoires. Tu vas vite.
— Tu sais, c’est surtout le hasard. Je m’en rends bien compte, maintenant. On se fait des tas d’idées. Je suis même certaine aujourd’hui qu’il y a des pilotes sensationnels qui n’en ont jamais. Ça ne prouve finalement rien. Et je ne dis certainement pas cela pour toi. Je n’ai rien d’une consolatrice.
Il le savait et le prit bien.
— On se sent tout de même un peu frustré. Elle ne répondit pas et il lui en fut reconnaissant.
Ils bavardèrent encore un peu avant de regagner la salle d’alerte. L’Escadron A était présent, enfin ce qu’il en restait, et Dji fit une petite grimace en allant enfiler sa combinaison de combat avec les trois autres. Il la quitta pour aller en salle de repos. Il tomba sur Djakar discutant avec un chef d’Escadre.
— … D’ici là vous assurez le commandement, disait celui-ci. Désignez un chef d’Escadron provisoire pour avoir les mains libres.
— A vos ordres. Djakar salua en portant la main ouverte contre sa poitrine et l’officier supérieur sortit.
— Puisque tu es là tu vas m’aider, fit Djakar en se tournant vers Gurvan. On va refondre la 122.
— Refondre ?
— Il y a un Escadron de trop, maintenant. On a perdu un tiers de l’effectif, ces dernières semaines ; tu ne l’avais pas remarqué ? Il y avait de l’ironie dans son ton.
— Ce sont des comptes que je n’aime pas faire.
— Oui… c’était idiot, excuse-moi.
Gurvan laissa passer un temps.
— Pratiquement comment ça va se passer ?
— On dissout fictivement l’un des Escadrons, celui qui a le plus de pertes et on partage les pilotes dans les deux autres. Cette fois c’est le A qui y passe, je crois.
Gurvan eut un petit coup au cœur en pensant à Dji. Pourvu qu’elle ne soit placée dans le B, avec lui. Il ne savait pas pourquoi, il ne supporterait pas d’aller à la bagarre à côté d’elle. Déjà pas marrant de voir sauter un copain. Quand on a de la sympathie pour… Difficile, pourtant, de l’expliquer à Djakar.
Il accrocha les noms suivant les indications de l’officier-pilote et découvrit qu’elle était devenue N°1. Normal, avec ses victoires. Le bol, elle fut affectée au C.
Sur le tableau les Escadrons B et C étaient à nouveau au complet… enfin pas loin. Djakar recueillit les plaques aux noms de ceux qui avaient disparu et les déposa dans un coffre mural, au sommet d’une pile. Gurvan frissonna et se détourna.
— A ce rythme, il nous faudra bientôt un renfort, il dit en contrôlant sa voix.
Djakar lui jeta un coup d’œil vif.
— Tu as raison. C’est d’ailleurs prévu depuis quelque temps.
— Déjà ?
— Tu l’as dit toi-même, ça va vite. L’avance sur les fronts, je suppose. Les autres se défendent durement. On a fait la même chose pendant tant d’années, quand on reculait.
— Au fait, qu’est-ce qui s’est passé pour qu’on avance comme ça ?
Djakar sourit.
— Tu as des questions désarmantes… Eh bien, je suppose que c’est l’effet du Plan « Surnombre », lui-même conséquence de « surpopulation ». Dont nous sommes des représentants, toi et moi et tous ceux qui sont à bord ! Le peuplement accéléré avec les Materédus produit son résultat. Nos armées sont de plus en plus nombreuses. Et comme les Centres industriels tournent à plein, il ne manque rien, ni armement ni hommes. Tout bête, la guerre, hein ?
— Alors on va la gagner ?
— D’autres, surement oui. Parce qu’on ouvre toujours de nouveaux Materédus et qu’on a de plus en plus de monde.
Gurvan ne posa pas d’autres questions mais Djakar lui dit, avant de le laisser partir :
— On va recevoir un nouveau chef d’Escadre dans deux ou trois jours. Je prends le commandement en attendant.
— Et l’Escadron B ?
— Bishop. Koln devient officier-pilote et chef de Patrouille. La vie va devenir plus difficile en attendant le renfort. Avec deux Escadrons seulement on sera d’alerte une fois sur deux. Même en rentrant de mission, comme aujourd’hui. Tu ferais peut-être bien de réduire tes entraînements personnels.
Gurvan pâlit un peu.
— Rahl m’avait tenu au courant, laissa tomber Djakar.
— Est-ce que… c’est un ordre ?
— Non, sur le principe. Si Rahl t’avait donné son accord, il avait jugé que tu en valais le coup. Encore que je ne voie pas bien ce que tu veux encore travailler. Tu parais au point, en tout cas autant que les autres.
— Tu parles, je perds mon N°1 à chaque fois. Je ne suis pas foutu d’aligner un Géo dans le système de visée, je ne manœuvre pas assez vite…
— Finalement Rahl avait raison. Tu voles dans mon Escadron mais il t’avait mieux évalué que moi. En tout cas il faut que tu saches qu’on sera fatigué. Tu vas savoir ce que c’est que le sommeil.
*
**
— Sergent-pilote Dji… Sank, présenta Gurvan en se levant pour accueillir la jeune fille qui arrivait à leur table.
Elle avait mis une tunique neuve, de la tenue d’été, blanche avec le vieux col d’autrefois, « officier », et avait beaucoup d’allure. Gurvan songea qu’elle en aurait encore plus avec les fils d’or d’officier-pilote sur les manches, surement pour bientôt au train ou elle y allait.
— A propos, pourquoi les pilotes de Tracteurs n’ont pas de grade ? fit Gurvan.
— Mais ils en ont, mon gars, ils en ont… Je te vois venir, donc je suis premier-pilote. Oui, on nous assimile aux équipages de Raiders. Pas la joie, hein ? Mais que veux-tu, ce sont des hommes quand même !
Il fit une petite grimace drôle et Dji se dérida d’un seul coup.
— Ça ne m’étonne pas que vous soyez copains, vous deux.
— Oh, mais il y a de la place pour trois, pas vrai, Gurv ?
— Gurv ? fit Dji en se tournant de son côté.
— Un truc à lui, répondit Gurvan en haussant les sourcils. On a raison de dire « têtu comme un rouquin ».
— Qui dit ça ? demanda Dji. Jamais entendu. Gurvan haussa les épaules et se marra.
— Moi !
— Ça démarre bien, lâcha Sank, non seulement ce mec me donne le tournis mais il faut que je le subisse pendant mes heures de repos.
— Le tournis comment ?
Sank fut gêné soudain.
— Je te dirai un jour, pour l’instant c’est… une sorte de secret entre nous.
— Une histoire de mecs, en somme, si vous voulez je peux vous laisser !
En souriant elle fit mine de se lever et ils se précipitèrent ensemble pour la retenir, chacun par un bras.
— Quand je te disais qu’elle avait mauvais caractère, la dame !
Ce fut une soirée calme et gaie. Ils ne parlèrent pas de Rahl, ni des pertes, mais évoquèrent leurs années de Materédu. Sans nostalgie. Avec douceur. Curieusement ils n’avaient qu’assez peu de points communs, tous les trois, mais plutôt des complémentarités. Ils découvraient chez les autres des choses inconnues, des centres d’intérêt particuliers.