CHAPITRE VIII

 

 

Ils fêtaient la nomination de Dji. Padge avait annoncé dans l’après-midi qu’elle passait officier-pilote. Exceptionnel après cinq mois de combats seulement. Avec huit victoires, elle était la meilleure de leur renfort. Gurvan, lui, n’en avait toujours pas. Il se bagarrait contre lui-même pour piloter moins… brillamment. Un comble pour quelqu’un qui avait tant travaillé pour améliorer la qualité de son pilotage !

— Je te dis que c’est toi qui nous portes chance, dit Rom…

Rom, le petit Rom, l’homme aux bisous, avait trois victoires. Il pilotait toujours aussi mal, mais il était foutrement efficace. Sank revenait avec les plats comme Rom poursuivait :

— … Tu te rends compte que ça fait vingt-deux jours que la 122 est réduit à un seul Escadron et des poussières… dont moi… et on n’a eu aucune perte ! Des combats chaque jour, des victoires et tout le monde est rentré. Et maintenant on va recevoir le renfort ! Deux jours de repos, de sommeil. Tiens, ça vaut un bisou ! 

Il se pencha rapidement vers Gurvan qui n’eut pas le temps de l’éviter.

— Arrête, Rom. A force de faire l’andouille, un de ces jours tu vas faire le coup du bisou à Brodick.

Ils se marrèrent. Le commandant en chef des Intercepteurs n’avait pas la réputation d’être un rigolo.

— Et alors, fit Rom, que veux-tu qu’il me fasse ? M’interdire de vol ? Moi je demande pas mieux, je dormirai.

— Bon, alors vous le goutez ce schwammort ? lâcha Sank en désignant les plats.

— Tu es vraiment sur que ça se mange ?

Dji n’avait pas l’air enthousiaste.

— Un délice, fit Sank. Je te dis que c’est moi qui l’ai inventé. J’ai eu assez de mal à programmer l’ordinateur, cet après-midi. Il voulait rien savoir, la vache.

— L’avait peut-être des raisons, murmura Rom, sont pas si ballots que ça, ces ordinateurs de cuisine… Il leva un visage intéressé.

— Va peut-être nous rendre malade et on sera HS pour plusieurs jours ?

— Tu jures que tu en as déjà mangé ? Interrogea Gurvan.

— J’en faisais sur Péla, dans mon Materédu, c’est tout dire. Un champion de la bouffe, je suis.

Gurvan se décida, sous les yeux sceptiques des deux autres. En fait c’était délicieux, mais il préférait ne pas savoir ce qu’il y avait dedans. Rom et Dji se lancèrent dans l’expérience.

De ce qu’avait annoncé Padge ils n’avaient voulu retenir que les bonnes nouvelles. Le chef d’Escadre avait également avoué que la statistique avait encore baissé. On en était à 46 missions à l’heure actuelle. Leur décompte personnel n’en était qu’à dix-sept, puisque seules comptaient les missions longue distance en protection de Raiders. Mathématiquement ils n’avaient plus de grandes chances de finir le tour d’opérations. La 122 avait perdu 22 pilotes depuis qu’elle avait été réformée avec eux. 22 sur 36… Rom, Dji et Gurvan représentaient une anomalie. Trois survivants d’un même renfort, ça ne s’était pas vu depuis longtemps, dans une seule unité.

— A propos, ils arrivent quand, ces renforts ? demanda Sank la bouche pleine.

— Ils sont arrivés, il parait, répondit Dji. Ils viennent d’un autre Porteur qui rejoint la Task-Force. Ils auraient reçu un entrainement spécial à bord. On dit aussi que la Task-Force se resserre. Je me demande ce que ça veut dire. 

— Probable qu’une grosse opération est en vue, fit Gurvan. Pour qu’on regroupe autant de forces en un seul point il faut que le morceau soit gros.

— Je ne devrais pas vous le dire, commença Sank en jouant l’important, mais j’ai appris d’un copain qui connait des gars du niveau de commandement, qu’il pourrait y avoir des opérations conjointes.

— Con… quoi ?

Rom avait l’air stupéfait.

— Des opérations menées avec les forces de plusieurs Porteurs.

Il avait beau avoir dit ça en faisant le zouave, les autres marquaient le coup. C’était la première fois que l’on parlait d’unir les effectifs de plusieurs Porteurs. Depuis le début de la guerre les Escadres étaient affectées à des Task-Force essaimées sur les lignes de front. C’est précisément pour cela qu’ils avaient été conçus aussi gigantesques, emmenant autant de troupes, pour tenir un secteur important.

Si on les regroupait, ça représentait des effectifs tellement énormes qu’ils eurent de la peine à l’apprécier.

— A ton avis ? fit Dji en regardant Gurvan.

— Dis donc, c’est toi l’officier ! Moi je suis un petit sergent de rien du tout.

— Il y a des tas d’officiers-pilotes, des N°2 comme toi on se les dispute.

Elle avait l’air sérieuse et il fut gêné.

— Des raids très protégés ? il supposa. Ce qui impliquerait que le commandement sache combien de Géos seraient capable d’être alignés en face de nous. Par conséquent, compte tenu de notre expérience, que l’ennemi renforce sa défense dans ce secteur et que les combats seront de plus en plus durs… Enfin c’est une idée comme ça. Je n’ai rien d’un stratège.

Elle hocha doucement la tête.

— N’empêche que tu as probablement raison.

— Malgré tout, il reprit…, il doit y avoir autre chose. Je sens vaguement que ce n’est pas tout.

 

*

**

 

Effectivement, ce n’était pas tout. Ils l’apprirent trois jours plus tard. La 122 avait été réformée entièrement. Djakar était maintenant chef d’Escadron du B et adjoint officiel de Padge. Gurvan était toujours N°2, au B également, comme Rom, devenu N°1 avec ses victoires. Dji était restée au A commandé par Bishop.

Le renfort paraissait plus entraîné qu’ils ne l’avaient été en arrivant et ils en furent agréablement surpris. Les deux jours d’accoutumance montrèrent que les nouveaux avaient les Saucisses bien en main.

Padge réunit l’Escadre dans le grand mess et s’assit carrément sur le bar, devant eux.

— La Task-Force a fait mouvement et se rapproche d’un système planétaire fortement défendu.

Ça veut dire que les combats vont changer pour nous. Il s’agira d’escorter nos Raiders très loin à l’intérieur du système, qui comporte une quantité de très gros astéroïdes armés. Il y a d’ailleurs beaucoup de forêts d’astés dans cette région. Nous avons des cartes qui datent des débuts de la guerre et qui sont tout à fait fiables. De ce côté ça va…

Il s’interrompit comme s’il choisissait ses mots.

— Nous allons donc comptabiliser davantage de missions officielles… Des missions qui nécessitent des aménagements des S04. On va leur adjoindre une sorte de propulseur extérieur, monté sur le dos, des appareils, avec sa propre réserve d’énergie.

Tout le trajet d’aller se fera en utilisant ces propulseurs, qui seront largués sur place pour laisser toute l’autonomie intacte au combat et pour le retour.

Le voisin de Gurvan, un sergent nouveau au visage rond, siffla doucement entre ses dents.

— Alors là on est surs de faire des cartons, il murmura, le visage éclairé d’un sourire genre brave môme.

Gurv ne répondit pas. Lui se rendait compte de ce que ça voulait dire exactement – Des missions de plusieurs heures, crevantes, ou les Géos, près de leurs bases, pulluleraient.

Padge poursuivait :

— Évidemment tout ne sera pas rose. Il faudra que les chefs d’unité fassent le maximum pour éviter le contact avant d’être sur place. Sinon nous devrons larguer les propulseurs supplémentaires pour livrer combat et nous n’aurons plus l’autonomie du retour…

Il avait le courage de ne pas dorer la pilule et Gurvan l’admira. Pas facile de dire des trucs comme ça.

— Il ne faudra pas compter être récupéré, vous vous en doutez. Ça se situera bien trop loin pour les Tracteurs. Car nous devrons continuer la mission !

Les nouveaux n’appréciaient pas parfaitement la situation et observaient le visage fermé des anciens.

— Les techniciens assurent que cette surcharge ne gêne pas le pilotage mais nous allons avoir une journée entière pour nous y habituer. La première vraie mission lointaine arrivera probablement après-demain. Voilà, c’est tout. Maintenant on va boire une coupe ensemble. 

En ce qui concerne le pilotage, les techniciens avaient raison, mais le décollage était drôlement plus pointu. Les Saucisses démarraient comme des fusées sous un angle cabré impressionnant, venant frôler le sommet des portes des halls ! Et pas moyen, pour l’instant, de modérer la puissance, à cet instant du vol.

Djakar, qui fit le premier essai, faillit percuter… Il lança immédiatement un avertissement aux autres. En mettant à fond les commandes à piquer on passait. Mais c’était vraiment de l’acrobatie.

Ce soir-là, Dji, Sank et Gurvan dînèrent ensemble. Ce fut un repas calme, un peu silencieux par moments. Ils savaient que tout devenait plus dangereux et évitaient soigneusement d’en parler. Sank était triste de ne pas partager leurs préoccupations plus concrètement.

Ils rentrèrent se coucher de bonne heure.

Le lendemain, ils furent prévenus à 9 heures d’une mission sur des astéroïdes. Padge afficha l’ordre des paires. Gurvan était N°2 d’un sergent ancien venant d’un autre Porteur. Ça aussi c’était nouveau. Le gars s’appelait Jary et en était à son neuvième mois d’opération. Quasiment un vétéran. Il en avait la réserve, le visage impassible, contrairement aux jeunes, tellement démonstratifs. 

Deux Escadrons au complet partaient avec Padge. Le rassemblement avec les Raiders s’effectua sans peine et l’immense formation prit son cap. Il y avait quatre Escadres de Raiders et six d’Intercepteurs, disposées sur les flancs, les deux derniers étant l’un en avant et l’autre derrière, en réserve.

Gurvan aurait préféré que deux Escadres volent loin devant pour éclairer la formation et la renseigner sur les Géos. Apparemment c’était aussi l’avis de Padge qui faisait la grimace en expliquant la disposition, juste avant le départ.

Pourtant le trajet d’aller se passa sans incident. Ils contournèrent trois forêts d’astés, sans rencontrer d’opposition. Pas encore repérés ou les Géos attendaient en masse ailleurs pour briser la formation ?

Il fallut quatre heures de vol pour arriver Sur place. Les Raiders, qui étaient équipés des mêmes propulseurs d’appoint que les Saucisses, malgré leur autonomie interne tellement plus importante, larguèrent les premiers leur charge supplémentaire.

Les chefs d’Escadres d’Intercepteurs attendirent le dernier moment pour utiliser les ultimes miettes d’énergie.

— Objectif dans deux minutes. L’avertissement arriva comme Gurvan était en train de vérifier que les petites rations alimentaires qu’on leur avait distribuées ne pouvaient pas bouger. Pas envie de les voir se balader pendant le combat.

Il était nerveux, avait trouvé le trajet horriblement long. Son dos lui faisait mal. En revanche il se félicitait d’avoir eu la chance de recevoir la nouvelle combinaison. Il se sentait beaucoup plus à l’aise, notamment dans son casque. Seuls les nouveaux en avaient hérité, si bien qu’ils enviaient les vieilles tenues des anciens, forcément !

Il se tint prêt à commander l’explosion des attaches du propulseur dorsal.

— Larguez.

Padge ne faisait jamais de longs discours à la radio. Gurvan pressa le contact et repéra le voyant qui contrôlait l’éjection. Il s’alluma immédiatement. L’Escadron volait à plat et les longs propulseurs, vides, disparurent au-dessus. Ils étaient munis d’une charge de destruction automatique pour les pulvériser et ne pas laisser de vacheries dériver dans l’espace et représenter un danger de collision.

Les Raiders prirent rapidement une formation en ligne pour attaquer le premier objectif, un assez gros astéroïde, sur la gauche.

Toujours pas d’opposition.

Gurvan scrutait l’écran. Les Géos devaient bien être quelque part. Pas possible qu’ils n’aient pas été prévenus.

— Briscards, virage par la droite, on prend du recul.

Padge se méfiait. Les autres Escadres s’écartaient, formant un rideau, et ralentissaient considérablement pour rester dans les environs de l’astéroïde.

Des flammes parurent jaillir de la surface dans un énorme amas rocheux, aussitôt remplacées par des lueurs blanches. Les rayons de thermique frappaient le sol, soulevant des nuages de poussières et des débris de rocs.

Les Raiders faisaient une passe et s’éloignaient en un long virage pour se présenter à nouveau. Leur technique paraissait très au point. C’était la première fois que Gurvan les voyait au travail de si près. .

— Derrière moi, Briscards, on va sur le second objectif.

Quarante minutes de vol, d’après les prévisions. Ils étaient presque arrivés quand une nuée de points brillants apparut sur les écrans. Les Raiders commencèrent à manœuvrer pendant que les Intercepteurs accéléraient pour filer au-devant des Géos.

— Écartez-vous par paires, Briscards. Lààààà… Padge devait appréhender les tirs de front, au passage. .

Gurvan ne vit rien tellement le croisement des deux groupes se passa vite. En une fraction de seconde les écrans furent vides. Des deux côtés les rafales de thermiques avaient fusé et personne n’avait été touché. Incroyable ! Des dizaines d’appareils crachant le feu…

Il ne quittait pas Jary de l’œil et le suivit dans un virage vers le haut. Toute l’Escadre faisait demi-tour pour découvrir qu’ils avaient été manœuvrés comme des débutants. Les Géos fonçaient vers les Raiders qui se trouvaient maintenant sans protection !

Ce fut un carnage. Les explosions se succédaient si vite qu’il n’était même pas possible de les compter.

Padge avait donné l’ordre de passer en surpuissance mais les Géos étaient si rapides qu’ils ne purent évidemment les rattraper. Gurvan se demandait s’il restait encore un seul Raider.

Probablement, parce que des lueurs apparaissaient à la surface du gros astéroïde. Avec une bonne centaine de kilomètres de rayon, c’était un véritable petit monde et son attraction se faisait sentir car il fallait contrer aux commandes, pour ne pas changer de cap.

Jary engagea tout de suite trois Géos qui se suivaient. Il était en bonne position mais sa rafale passa entre deux appareils. Gurv surveillait leurs arrières, s’efforçant de ne pas se laisser surprendre à ce moment-là par les évolutions de son leader.

Le combat avait commencé près de la surface de l’astéroïde, ce qui représentait une nouvelle difficulté pour ne pas percuter, en évoluant. Tout de suite il fut d’une violence inouïe. Deux Intercepteurs volant au-devant l’un de l’autre se heurtèrent de front, disparaissant dans une énorme boule blanche d’énergie pure. Dans ses conditions il paraissait impossible de garder bien longtemps la formation par paire...

Effectivement Gurvan fut surpris par une rafale, qui le frôla et dérapa. Ça suffit pour lui faire perdre Jary. Il le prévint par radio et commença à tirailler, comme les autres. La quantité de rafales zébrant le vide était telle qu’il paraissait impossible qu’un appareil ami ou ennemi ne soit pas touché, quelque part sur le trajet.

Gurv changeait constamment de position et pressait le bouton de mise à feu par petits coups, pour économiser les réserves du thermique. A plusieurs reprises il vit un Géo dans le second cercle de visée mais ne put jamais l’aligner au centre avant que l’autre ne vire.

Deux Géos se glissèrent dans son sillage et il plongea pour tenter de les semer en évolution. Ou bien c’était des cracks ou il était vraiment mauvais parce qu’il ne pouvait pas les décramponner ! Il avait tellement chaud que ses mains devenaient moites dans les gants.

Après plusieurs minutes de cabrioles de plus en plus sèches, il plongea vers l’astéroïde, descendant à la verticale ! A petits coups sur les commandes il faisait déraper son appareil pour gêner le tir. Plusieurs rafales passèrent assez près mais ça devait être des types expérimentés parce qu’ils attendaient d’être en bonne position.

Gurv savait que c’était un quitte ou double. Si les Géos étaient réellement moins maniables que les Saucisses, les gars allaient rompre pour redresser à temps, avant la surface de l’astéroïde… Il tentait d’apprécier la distance pour virer au dernier moment mais n’avait pas de point de repère. Il n’avait jamais fait ça et ne savait pas juger à l’œil son rayon de virage minimal. Dans l’espace, les repères sont à l’infini.

Plus tard il pensa que c’est le hasard qui avait tout fait. Les Géos disparurent brutalement et il braqua à fond, utilisant toute la puissance des latérales. Le sol se rapprochait si vite qu’il en distinguait les détails.

Mais la Saucisse virait bien et la surface défilait, devant. Pourtant il ne passa guère à plus de cent cinquante mètres. Après un plongeon de plus de vingt kilomètres !

Il avait fait un demi-tonneau pour avoir le sol sous lui quand il repéra quelque chose, sur la droite. Machinalement il obliqua de ce côté en poussant sur les commandes pour suivre le rayon de courbure de l’astéroïde.

Une Saucisse…

Elle était couchée sur le côté, au bout d’une longue trainée laissant un sillon dans la poussière du sol. Finalement la pesanteur devait être assez forte puisqu’elle n’avait pas ricoché.

Au passage il distingua quelque chose qui le fit tressaillir. Il y avait une silhouette à côté…

Bon Dieu, le pilote s’en était tiré ! Sa combinaison lui permettait de tenir dans le vide, mais il n’avait pas d’air pour plus d’une demi-heure…

Gurv avait machinalement freiné à mort et entamé un virage qui le ramena vers l’épave. A ce moment-là seulement il distingua les deux traits rouges sur le dos de l’engin. Une Saucisse de la 122…

Il ne prit pas véritablement conscience de sa décision et se retrouva en train de sortir ses patins ! Il fit deux passages et aperçut les signes du pilote. De là à les comprendre… Son cerveau était lancé dans une série de calculs balistiques. . 

Quand il arriva pour la quatrième fois il volait si lentement qu’il fut sur le point d’accélérer pour gagner du temps. A petits gestes très doux il freina pourtant encore, donnant juste les impulsions nécessaires pour faire baisser la Saucisse au ras du sol.

Quand les patins touchèrent, il cabra d’un cheveu pour compenser le frottement contre le sol qui avait tendance à lui faire piquer du nez… et la Saucisse finit par s’arrêter.

Il en fut le premier surpris. Tout s’était passé si vite qu’il n’avait pas réfléchi aux conséquences. Il se secoua en voyant le copain arriver en faisant des bons, en apesanteur… Posément il débrancha l’alimentation en air du poste et la mise en dépressurisation.

Après quoi il se demanda ce qu’il allait bien pouvoir faire pour loger l’autre dans un espace aussi étroit !

Le poste était terriblement court, puisque l’écran était juste là sous son nez… En revanche, en largeur il restait de la place.

Impossible de communiquer avec l’autre, les combines n’étaient pas munies de radio, inutile à bord. Il commanda l’ouverture du poste et le toit bascula vers le haut et l’avant, avec l’écran.

Le type arrivait. Il portait une combine dernier modèle : un nouveau. Au pied de la Saucisse, le visage levé, il faisait des signes que Gurv ne comprit pas. Il se redressa et tendit la main en esquissant des petites impulsions. Le gars comprit et sauta en l’air.

Il s’éleva à la verticale, passant à un bon mètre de la main de Gurvan qui ne put s’empêcher de se marrer. L’autre n’était pas idiot et reprit très vite son sang-froid. Il cessa de se contorsionner et attendit de retomber vers le sol.

La seconde tentative fut la bonne. Cette-fois il sauta moins fort et vers l’avant, venant frôler la coque de la Saucisse. Gurvan l’accrocha au passage, se retenant à son engin. Puis il agrippa les pieds du gars qu’il tira à lui pour le faire glisser dans le poste. C’était dingue, jamais ils ne pourraient s’asseoir tous les deux ! Par signe il dit au jeune gars de ne plus bouger. Il examinait l’intérieur du poste, cherchant une idée. Ça ne marcherait pas. Il n’y avait vraiment pas assez de place sur le siège… Il fallait en faire.

L’idée s’imposa d’elle-même. Il se pencha sur le bloc de la centrale navigation, sur la droite.

Non, tout mais pas ça. D’ailleurs ça ne fournirait pas assez de place et les commandes de pilotage pur étaient de ce côté.

A gauche il y avait les systèmes d’assistance de tir et le contrôle d’énergie du thermique…

Bien sur, voilà ce qu’il fallait balancer. De toute façon combattre dans ces conditions était hors de questions.

Il se glissa tant bien que mal derrière le nouveau et commença à tout débrancher. Il arrachait les connexions qui demanderaient trop de temps à démonter. Quand il se redressa, après avoir balancé le tout par-dessus bord, il prit les épaules du gars pour le faire asseoir. Il avait juste une fesse sur le siège, mais il faudrait bien qu’il s’en arrange…

Puis il s’installa à son tour, rebranchant sa combine. Ils étaient si serrés qu’il se dit qu’ils devraient respirer à tour de rôle ! Du regard il interrogea son passager et l’autre fit un sourire crispé, le pouce en l’air pour indiquer que ça allait…

Il fixa le harnachement et commanda la fermeture du poste. En voyant descendre l’écran vers eux il eut des craintes. Mais non, ils ne furent pas touchés. Les voyants d’étanchéité s’allumèrent au vert. Il bascula la mise en pressurisation et l’air arriva dans le poste.

— Tu peux m’entendre ?

— Oui, sergent. Un peu faible avec le casque mais audible.

— Eh bien, maintenant on va essayer de rentrer.

— Je vous remercie, sergent, d’être venu me récupérer. Je ne savais pas que c’était possible, on ne m’a rien dit. J’ai peut-être commis des erreurs…

— A vrai dire, je ne savais pas moi-même que c’était possible, c’est la première fois que j’essaie. Tu vois, on en est au même point.

Le gars ouvrit des yeux effarés pendant que Gurvan activait la Saucisse. L’écran montrait le sol, devant, et l’espace, au-delà. Manifestement la bagarre continuait. On distinguait les traînées de thermiques. Il n’était pas très chaud pour se retrouver en plein combat. D’un autre côté, dans cette plaine, ils se voyaient comme le nez au milieu du visage.

— On va aller se planquer plus loin et on attendra que les Géos se taillent. On a assez d’air, je pense, le système de recyclage doit suffire pour nous deux.

Le décollage fut plus long qu’à bord du 6021, bien entendu, et ils soulevèrent un sacré nuage de poussière mais enfin la Saucisse quitta le sol. Gurvan se garda d’accélérer et continua un vol horizontal pendant un petit moment jusqu’à ce qu’il aperçoive un amas de rocs. Il vint immobiliser l’engin tout contre, sans le poser. Sous l’effet de la pesanteur il descendit de lui-même. L’avant était dirigé vers la plaine et le décollage se ferait sans trop de problèmes.

Dès lors ce fut une question de patience. Le gars, qui s’appelait Karang, avait une confiance totale et s’était détendu. Il n’arrêtait pas d’interroger Gurvan sur les combats. Que celui-ci n’ait aucune victoire ne le décevait pas, apparemment. Il était insatiable et Gurvan finit par le trouver sympathique avec ses airs de jeune chien tout fou.

Ils restèrent là durant une heure Les traînées avaient disparu mais la détection était perturbée par la proximité du sol et Gurv se méfiait. Longtemps après avoir repéré les derniers signes de combat il se décida enfin.

Karang se fit le plus petit possible et Gurvan mit la puissance pour décoller. Cette fois, en revanche, il accéléra à fond dès qu’il eut quitté le sol.

La Saucisse jaillit vers l’espace comme un bolide. Vide. Plus personne, à part des épaves… Gurv prit le cap retour en calculant soigneusement sa route. Il ne voulait pas passer de messages qui auraient aidé la centrale navigation du bord à peaufiner les réglages sur l’axe de guidage, mais auraient aussi révélé sa présence dans ces parages.

Dès qu’ils arrivèrent en vue de la première forêt d’astéroïde Gurvan se crispa un peu. S’il y avait des Géos en embuscade, c’était un coin rêvé…

Il se détendait quand un éclair jaillit dans l’écran arrière. Deux appareils venaient d’apparaître ! Il réagit sans réfléchir. Sa main gauche écrasa la touche de surpuissance tandis qu’il obliquait pour foncer droit vers la forêt. 

Karang poussa un petit cri en voyant se précipiter vers eux les blocs de rochers des astés.

Pendant une fraction de seconde Gurv se dit que c’était fichu. Qu’ils allaient s’écraser là. Et puis son cerveau n’eut plus le temps de penser à autre chose qu’aux problèmes qui se présentaient à une vitesse folle. Il fallait trouver le moyen de passer… Impossible de ralentir maintenant. Plus le temps.

Il y avait un couloir, sur le côté, ou il jeta la Saucisse. A peine y fut-elle engagée qu’elle ressortit de la forêt ! C’était un coude qui donnait sur le vide presque immédiatement !

Karang soupira bruyamment.

— J’ai une de ces trouilles… Gurvan ne répondit pas, il surveillait l’écran arrière. Ils avaient échappé à l’écrasement, certain à cette vitesse, mais les autres, qui connaissaient sûrement bien leur coin, allaient surgir à nouveau !

Laissant la surpuissance enclenchée, il prit un cap d’éloignement, loin de celui du 6021, mais attendit dix minutes pour se détendre. La vitesse des Géos était telle qu’ils pouvaient rattraper la Saucisse comme ils voulaient. Sans surpuissance peut-être ?

En ne voyant rien derrière eux, il comprit que les autres attendaient, en lisière de la forêt, l’explosion signalant l’écrasement. Le temps qu’ils prennent une décision, fassent une détection complète, la Saucisse ne pourrait plus être rejointe…

Rapidement il introduisit la déviation de leur fuite dans le calculateur de la centrale navigation qui restitua un cap de récupération affiché en surimpression sur l’écran frontal Gurv consulta les cartes sur le lecteur. Ils devraient traverser une forêt dans sa plus grande dimension et ça ne lui plaisait pas, d’autant que ça se situerait loin devant et il ne savait pas ce qui resterait comme énergie à ce moment-là…

Il refit un calcul complet et vint enfin sur une nouvelle route. Maintenant il pouvait réduire la surpuissance. Karang le regardait faire en silence.

Ce n’est qu’ensuite qu’il demanda des explications. Gurv se dit qu’il valait mieux répondre sinon l’autre n’allait pas le Laisser en paix. I1 commenta ses cogitations. Karang devint soudain moins enthousiaste. Visiblement il n’était pas convaincu mais n’osait pas contredire un ancien.

De toute façon, Gurvan, lui-même, n’était pas certain d’avoir raison. Il s’aperçut qu’il était devenu assez fataliste au cours de ces retours tangents.

Le clignotant d’énergie commença à clignoter un peu plus de deux heures plus tard. Ils avaient du terriblement consommer, en surpuissance. Le propulseur avait un débit excessif ! C’était une vieille machine.

Immédiatement il coupa tout, voulant garder les trois minutes de réserve pour une correction de trajectoire.

Lorsque le grondement s’arrêta, le silence devint pesant, à bord. Karang n’osait toujours rien dire et Gurvan sentait ces reproches inexprimés comme autant de doutes sur sa compétence. Il n’avait pas besoin de ça…

Au bout de la cinquième heure l’écran ne révélait pas le moindre écho. Le jeune gars se mit à transpirer et à s’agiter nerveusement. Là-dessus le débit d’air montra des défaillances.

— Ne bouge plus, dit Gurv. Il faut économiser ce qui reste. Ne parle pas et respire lentement. Il faut te contrôler.

L’autre hocha la tête sans répondre.

Gurvan était de plus en plus contracté, essayant de comprendre ou il s’était trompé. Il refaisait de tête les calculs d’interception et retombait toujours sur les mêmes chiffres. S’il y avait une erreur c’était sur le principe, l’interprétation qu’il avait faite de sa position au moment de la prise de cap.

Une heure passa encore. Ils transpiraient à grosses gouttes. La température était montée, à bord, et l’air qui arrivait par intermittence était chaud…

Gurvan se décida à appeler le 6021, calant la réception pour un repérage de direction. Ça imposait de remettre le propulseur en route mais à ce stade…

— Porteur, de Briscard Bleu 4… Au deuxième appel, le 6021 répondit :

— Parlez, Bleu 4.

— Calage pour retour. Le cadran de la détection venait d’afficher un cap retour. Le même, exactement, que celui qu’ils suivaient… Le coup de pot magistral d’arriver pile sur le Porteur après un vol pareil !

Dans la fenêtre de la réserve d’énergie c’était les secondes qui étaient apparues. Il restait 48 secondes de puissance… Dommage de n’avoir pas attendu un peu…

Le 6021 venait d’apparaître, en limite de vision, sur l’écran.

— Besoin d’aide, Briscard Bleu 4 ?

— Pas pour l’instant. J’ai probablement de quoi apponter.

— C’est mieux pour vous, nous sommes en train de mettre en puissance.

Vacherie, le Porteur commençait à manœuvrer. C’était tellement complexe de faire bouger une masse pareille qu’il fallait plusieurs heures pour entamer une évolution. Et il était sure ment trop tard pour stopper le déroulement des séquences.

Le commandement préférerait sacrifier une Saucisse et récupérer son pilote en Tracteur.

Seulement Gurvan n’avait pas annoncé qu’ils étaient deux à bord. Les Tracteurs disposaient d’un minuscule logement pour embarquer un pilote au cours d’une manœuvre difficile, dans le vide, nécessitant d’ouvrir le poste de pilotage sur l’espace.

Impossible d’y entrer à deux. Karang était foutu…

Sa seule chance était que Gurvan réussisse l’appontage à la première tentative, sur un Porteur en mouvement, avec les corrections que ça supposait ! Et avec 48 secondes d’autonomie…

Karang tourna un visage très pâle de son côté.

Gurv réfléchissait. Une rentrée classique exigerait trop d’énergie. Il fallait innover !

D’après la détection, le 6021 s’éloignait sur la droite, en dessous. Gurv attendit le dernier moment pour entamer une courbe, aux tuyères latérales d’évolution qui consommaient peu.

La Saucisse se retrouva sur une route légèrement convergente, rattrapant le Porteur. Gurvan avait les yeux fixes sur la grande porte de droite, ou plutôt sur l’endroit ou elle se trouvait car il était encore trop en arrière pour la voir. 

Le Porteur dut accélérer parce que la distance diminuait moins rapidement. Gurv donna une légère impulsion.

Plus que 18 secondes d’énergie.

Il se força à observer la position du 6021 avant d’utiliser quelques secondes de plus. Il le fallait pourtant, ils ne gagnaient pas suffisamment…

11 secondes !

La Saucisse vint lentement à la hauteur de la grande porte, juste là à trente mètres.

— Ouvrez. Appontage d’urgence, je demande les protections.

Quelques secondes et puis :

— Qu’est-ce qui se passe, Bleu 4 ? Si vous n’aviez plus l’autonomie il fallait le dire, on vous aurait pris en Trac… Gurvan coupa le contrôleur.

— J’ai un passager… Ouvrez ! Il avait parlé sèchement.

Les portes glissèrent rapidement. Plus possible de se mettre à la perpendiculaire du Porteur pour faire une entrée classique, avec le déplacement du 6021. Il ignora les indications du radioguidage, sur son tableau. Il fallait faire une tentative en visuel, entièrement à la main.

Il mesurait l’ouverture, qu’il voyait de biais, et qui était forcément étroite, sous cet angle. Plus moyen d’attendre.

Il aligna la Saucisse et mit le reste de puissance.

L’ouverture parut se ruer vers eux. Karang leva les mains instinctivement.

Ils déviaient légèrement vers la gauche, en arrière du 6021, Gurv pressa la commande des latérales gauches. Il y eut un léger chuintement, c’est tout. L’énergie était épuisée.

Il vit passer les montants gauches de l’ouverture au ras de son engin, l’extrémité du hall arriver à une vitesse folle…

Et les barrières magnétiques entrèrent en action, stoppant la Saucisse en dix mètres !

Les yeux grands ouverts, Gurvan regardait l’écran devenir noir doucement, devant lui. Il avait de la peine à assimiler ce qui venait de se passer, à comprendre qu’ils étaient vivants, à l’intérieur du Porteur.

Ils sentirent le choc de l’appareil retombant sur ses patins, sortis automatiquement, quand la pesanteur fut rétablie. Et le toit du poste s’ouvrit, actionné de l’extérieur avec le dispositif d’accident. Une tête passa et le type ouvrit une bouche énorme en voyant les deux hommes serrés l’un contre l’autre !

Il n’y avait que Djakar dans la salle de briefing quand ils arrivèrent pour quitter leurs combinaisons de vol.

— Tu peux m’expliquer ? il fit en regardant Gurvan.

— Il s’est écrasé sur le gros astéroïde, il fit en désignant Karang qui, une jambe en l’air, achevait d’ôter la combine. Je me suis posé pour le prendre.

— Tu t’es… posé sur l’asté… ?

— Oui, c’est ça.

Djakar avait l’air dépassé.

— Et… enfin il n’y a pas eu de problème ?

— De place, si. Il a fallu balancer des trucs. Mais à part ça la Saucisse est intacte. Djakar secoua la tête, comme s’il avait encore de la peine à croire à cette histoire.

— Bon… On te demande au niveau 2. Vaudrait mieux te grouiller. .

Le niveau 2 c’était celui des états-majors…

Gurvan se dit qu’il allait se faire passer un savon.

Il hocha la tête sans répondre et acheva de se préparer. Il n’y était jamais allé et demanda son chemin, en sortant des nuits d’accès. Une auxiliaire le renseigna et il vint se présenter.

— Sergent Gurvan… ah oui, Bleu 4, de la 122, c’est ça ?

Le chef d’Escadron auquel il s’adressait n’avait pas l’air aimable.

— Le chef d’Escadre Brodick veut vous voir. C’est vous l’acrobate ?

La façon dont il disait ça… Gurvan inclina la tête.

— Attendez ici, on vous préviendra.

Pendant une demi-heure il marina puis une auxiliaire brune arriva et lui fit signe.

Brodick était debout devant une représentation holographique du secteur galactique, projetée en travers d’une grande pièce. Des points lumineux se déplaçaient lentement. De plusieurs couleurs.

Gurvan porta la main gauche à plat sur la poitrine et attendit. Brodick finit par se retourner et lui jeta un œil rapide.

— J’ai un blâme et des félicitations pour vous, je commence par quoi ?

— Le blâme, monsieur. Il avait répondu sans réfléchir et regarda Brodick qui avait l’air de cogiter.

— Un pilote expérimenté n’a pas de prix, en ce moment. Aller rechercher un camarade, c’est très beau mais inefficace. Vous vous êtes mis en situation dangereuse volontairement et c’est un manque certain de jugement. Vous avez quelque chose à dire ?

— Oui, monsieur. Je ne connaissais pas l’importance des pilotes anciens… Mais je dois reconnaître que ça n’aurait rien changé. J’ai agi par réflexe quand j’ai aperçu le copain qui me faisait signe. 

— Rahl avait raison de dire que vous aviez la tête près du chapeau. En tout cas vos leçons particulières semblent vous avoir profité.

Gurvan rougit un peu. Rahl avait cafté ! Au fond c’était probablement normal, mais il pensait que son chef avait pris ça sur lui.

— Les félicitations c’est pour votre rentrée. Une méthode très personnelle… Mais efficace.

Il devait aimer ce mot-là !

— Mathématiquement il ne devrait rien figurer dans votre dossier, les félicitations annulant le blâme, mais les deux mentions seront apposées, en prévision de l’avenir.

Est-ce qu’il voulait dire par là qu’on allait le tenir à l’œil ?

— Bien, monsieur.

Pas grand-chose d’autre à répondre…

— Maintenant expliquez-moi comment vous avez manœuvré.

L’air moins sec, brusquement. C’est vrai qu’il avait été pilote lui aussi, il n’y avait pas si longtemps. Il avait quel âge, Brodick ? Une quarantaine d’années ? Fou de penser qu’il avait pu venir jusqu’à cet âge après être passé en unité. Finalement il avait du être un sacré pilote, autrefois… 

Gurvan se retrouva, un quart d’heure plus tard, en train de mimer les évolutions de la Saucisse approchant de l’astéroïde. Brodick suivait ses mains, les yeux brillants. Il posait des questions techniques, s’excitait… quand un chef d’Escadron entra.

Immédiatement il se détourna et lâcha :

— C’est bon, sergent Gurvan, vous pouvez regagner votre Escadre.

Gurvan salua, un peu éberlué, et sortit.