CHAPITRE PREMIER
Tout le corps de Gurvan était raidi. Des éclairs jaillissaient devant et sur les côtés, blessant ses yeux. Il s’efforçait de résister, de se concentrer sur les commandes, les signaux de son immense tableau de bord. Mais eux aussi étaient lumineux et c’était une danse infernale de rouge, de vert, de jaune. Il ne distinguait même plus le violet des systèmes de support de l’assistance automatique, qui devait encaisser durement.
Son esprit lui disait qu’il oubliait quelque chose, mais il n’était plus capable de trouver le calme pour découvrir ce qui clochait.
In extremis il aperçut, dans le coin gauche, la silhouette du Vagabond… Quel idiot avait trouvé ce nom de code pour l’Intercepteur ennemi ? Aussi vite qu’il le put il amena le curseur de tir juste sur l’avant du Vagabond en manœuvrant la petite tige des commandes de combat et écrasa le bouton de feu.
Trop tard, la silhouette du Vagabond avait déjà dérivé sur le côté. La rafale alla se perdre dans le vide !
En revanche son univers immédiat parut rougeoyer.
— Descendu.
La voix indifférente de l’instructeur sembla exploser dans la cabine. Ses mains lâchèrent les commandes et il plissa des yeux. La lumière venait de se rallumer. Raté une fois de plus. En rogne, il pressa la libération de son siège et se redressa pour sortir.
Sheba était déjà devant la porte du simulateur, l’attendant.
— Vous avez encore des progrès à faire, Gurvan… Pas véritablement de sarcasmes dans le ton, plutôt de l’amertume. Oui, c’est ça, de l’amertume. Elle poursuivait, de la même manière :
— Techniquement, à ce stade de votre entraînement, ça peut aller mais il se passe toujours quelque chose au moment du combat immédiat. Vous paraissez débranché, trop lent certainement. Je ne vois pas ce que cela peut être. A vous de le trouver puisque c’est dans votre tête.
Il ne répondit pas et s’éloigna vers le quartier des élèves-pilotes de combat, huit niveaux en dessous. Tout en marchant il dégrafa son casque qu’il mit sous le bras et défit le haut de la combinaison. La semaine suivante ils devaient toucher les grosses combinaisons de combat, qu’est-ce que ce serait alors… Ses réflexes tomberaient encore.
La plupart des autres avaient de bonnes appréciations à ces exercices de combat simulés, à vitesse réduite, et il était furieux contre lui-même de ne pas être fichu de faire au moins la même chose. Il avait pourtant été sélectionné pour être pilote de combat, non ? Ses gènes devaient être un poil avariés.
Il rit intérieurement. Une vieille plaisanterie qui devait courir tous les Materédus de la Galaxie. Du coup il revit celui ou il était né, là-bas sur Aphoria, et songea à ses frères et sœurs-édus. Ou étaient-ils maintenant ? Engagés dans les combats ? Non, probablement pas encore. Sur des bâtiments d’école-liaisons, comme lui. Après tout ça faisait… quatre mois qu’il avait embarqué à bord de celui-là. Bon Dieu, quatre mois seulement ! Malgré, ou à cause de cet entraînement, il avait l’impression que son enfance était loin.
— Alors ça marchait ?
Dox. Envie d’être seul mais Dox était un brave mec et il ne voulut pas l’envoyer balader. .
— Non, je me suis encore fait griller. Juste sur la phase d’attaque.
— Tu as eu le temps de tirer ?
— Ouais, dans l’espace…
— La semaine dernière tu avais pas pu, non ?
Il avait une mémoire d’ordi, cet emmerdeur ! Il hocha la tête et se dirigea vers le secteur équipement ou il se déshabilla pour déposer la combinaison dans l’ouverture à son nom et récupérer sa tenue d’élève, tunique grise et collants verts.
Le cours suivant était dans une heure. Il allait encore souffrir avec les exercices de navigation. Et après ce serait les cours d’électronique appliquée aux systèmes embarqués, de théorie de contrôle des trajectoires, de…
Il était déprimé. Tous ces trucs à se mettre dans le crâne pour pouvoir piloter ces satanés Intercepteurs de combat…
En fin de journée, en sortant de la salle de cours, il avait l’impression de ne plus même connaître son nom tant son cerveau était embrouillé. Il fallait assimiler tellement de connaissances en si peu de temps.
Il y avait un paquet sur sa couchette, quand il revint dans la petite chambre qu’il partageait avec Sybal. Il reconnut un emballage de quartz et retrouva le moral. Il posa le quartz dans son petit lecteur et glissa un écouteur dans son oreille gauche.
Tout de suite l’image de Caleb apparut sur l’écran.
— « Salut, Gurv. J’espère que ça marche pour toi. Moi je suis toujours à bord de mon Liaison. On nous emmerde à longueur de journée avec des théories de mouvements, d’ensembles stratégiques, de combinaisons tordues d’évolutions au sol.
Tu n’imagines pas combien il faut apprendre de choses pour conduire au combat ces blindés de sol. J’ai l’impression qu’ils nous chargent pour rien le cerveau. De toute manière le problème est simple : ou bien tu tires le premier et ensuite tu fait avancer ton engin, ou tu es en retard et adieu fillettes, c’est toi qui es grillé ! De toute façon ça arrive. Enfin il vaut mieux avoir foutu en l’air trois blindés ennemis pour rembourser notre dette d’éducation… »
Il y avait une vague note d’amertume dans sa voix et Gurvan en fut stupéfait. Ils savaient tous qu’ils laisseraient leur peau dans cette guerre. Après tout on les avait élevés pour ça, non ? Depuis l’enfance on ne leur avait jamais raconté de bobards. Ils savaient que chaque génération qui sortait des Materédus devait aller au combat. C’est même pour ça qu’on avait crée les Materédus ! Qu’ils n’aient pratiquement aucune chance, statistiquement, de survivre à ces combats était archi-connu. Personne n’en faisait mystère… C’était comme ça, c’est tout.
Caleb le savait comme tout le monde, alors ?
Il avait machinalement stoppé la lecture et réfléchissait. Il se demanda soudain si ce ton était vraiment nouveau, dans la voix de son frère-édu. Ce qu’il venait d’observer n’était finalement pas si nouveau que ça. Il se souvenait maintenant de conversations. Oui, c’était l’absence, ces quatre mois de voyage, plus les deux semaines avant encore pour arriver au Centre de tri et d’affectations, qui l’avaient changé, lui Gurvan. Il observait l’image arrêtée de Caleb et la trouvait conforme à son souvenir.
Lentement il redéclencha la lecture.
— « … Enfin j’imagine que tu dois connaître ça, toi aussi. En pire, même, on vous bourre surement de tas de connaissances, plus encore qu’un modeste conducteur de blindé comme moi. Tu sais que je regarde davantage qu’auparavant les séquences sur les combats spatiaux, aux informations du bord, depuis que tu es dans le coup ? Ça me passait un peu par-dessus la tête autrefois. Quand on était gosse… enfin il y a quelques mois, quoi. D’autant que vous êtes vingt-quatre, de notre génération, à être embringués dans les intercepteurs. Sale façon d’y passer aussi que la vôtre. Pas meilleure que nous. Finalement c’est encore Rick et les autres les mieux lotis. Dans les troupes au sol, si on apprend à se camoufler rapidement on a peut-être une petite chance de passer le premier tour d’opérations. Après, il n’y a jamais que sept années de combats à supporter… »
Il rit largement et Gurvan fut mal à l’aise. Qu’était-il arrivé à Caleb ? Son découragement crevait les yeux. Est-ce que cette sottise de gènes avariés était possible ?
Au début de la guerre, il y avait quarante-deux ans, quand le plan Surpopulation avait été lancé, qu’on avait installé les Materédus sur des tas de mondes, hospitaliers ou non, on racontait que les donneurs n’étaient pas toujours très bien sélectionnés et que les combinaisons ovules-spermatozoïdes avaient donné des résultats erronés, parfois. Mais tout avait été amélioré depuis longtemps.
Désormais on savait très bien, en unissant un spermatozoïde à un ovule, quelles caractéristiques manifesterait l’être humain qui naîtrait. C’est comme ça, justement, que les Materédus recevaient les proportions de combattants exigés par les armées. Trente-huit pour cent de troupes au sol, douze pour cent de pilotes, dix pour cent de navigants de toutes sortes, et quarante pour cent d’auxiliaires, comme ils disaient.
Tous les Materédus se ressemblaient. Deux cents enfants par génération, une génération tous les cinq ans, engagement au combat à 22 ans. Il y avait, en permanence, cinq générations ensemble. Au début, seuls les membres d’une même génération éprouvaient l’impression d’être frères et sœurs. D’où l’expression de « frères-édus ». Maintenant il semblait que ce sentiment avait gagné les autres générations d’un même Materédu. Personne n’avait pu dire que des gènes provenaient du même donneur mais leur éducation ensemble tissait de véritables liens d’affection entre les enfants.
Ce qui avait incité les législateurs à interdire que des frères-édus, ou sœurs-édus évidemment, aillent au combat ensemble. Même si la véritable population agissante était très loin, sur Terre et les deux planètes colonisées, elle gardait le sens de ses responsabilités envers ceux qui naîtraient là-bas sur les mondes ou s’installaient les Materédus.
Tous les êtres sains, vivant sur les trois planètes humaines, avaient servi de donneurs et continuaient à alimenter les Centres de sperme et d’ovules. De même que les enfants des Materédus quand ils devenaient adultes, avant de partir au combat.
Gurvan secoua la tête comme s’il s’éveillait, au moment ou Sybal entrait dans la chambre. Il sourit en voyant le lecteur.
— Des nouvelles ?
— Caleb ; je t’en ai parlé.
Sybal posait des quartz de cours sur sa petite table métallique.
— Je me souviens. Alors ?
Gurvan hésita.
— Je ne sais pas… Il a l’air d’avoir un moral épouvantable.
Il y eut un silence.
— Ça ne t’arrive jamais ?
Gurvan fut surpris par la question, surtout venant de son copain.
— Eh bien… enfin j’en ai pas l’impression. On connaît tous les statistiques, non ? On nous les répète presque chaque jour. Il y a longtemps que je me suis fait une raison.
Sylab le regarda fixement.
— T’as de la chance, fit-il, sérieux.
— Tu veux dire… toi aussi ?
— Je n’ai peut-être pas ton équilibre. Je suis peut-être un avarié, il termina en souriant à moitié.
— Allez, dis pas de connerie. Tu as des résultats supérieurs dans toutes les disciplines. C’est toi le mec équilibré, pas moi… Ça se saurait.
— Tu te fies trop aux apparences, mon vieux. Quand je pense que j’ai presque vingt-trois ans et que jusqu’à trente ans je dois combattre, que les statistiques officielles donnent une longévité max de 61 missions de combat avant de se faire transformer en énergie pure, quelque part dans l’espace, et qu’un tour d’opération d’un an comporte au moins soixante missions, je me dis que tout ne colle pas au mieux pour moi !
— D’accord, mais encore une fois on n’y peut rien et on le sait depuis notre enfance.
— Ça change quoi ? Gurvan ne sut quoi répondre et s’assit machinalement sur sa couchette. Sybal reprit :
— As-tu remarqué combien tout est merveilleusement programmé, organisé ? Nous, les pilotes d’Intercepteurs, on est en général de taille moyenne, voire petite, ce qui correspond» miraculeusement » à la place dans nos engins. On a tous des réflexes plus rapides que la moyenne des gens, un cœur qui bat assez lentement et un taux d’émotivité assez bas aussi…
Il se retourna vers Gurvan.
— Les gars destinés aux troupes au sol sont en général costauds, sanguins ou même coléreux, mais disciplinés et robustes à l’effort. Les futurs navigants sont méticuleux à l’extrême, habiles de leurs mains, réfléchis. Réfléchis, toi aussi, as-tu jamais vu un cas d’un frère-édu destiné au départ à une spécialité qui change d’affectation pendant son adolescence ?
Gurvan secoua lentement la tête.
— Souviens pas.
— Normal. Tout est parfait dans le programme Surpopulation. On peut lui faire entièrement confiance, en tout. Ça veut dire que malgré tes doutes tu seras un pilote honnête… et que la statistique est totalement fiable, elle aussi. Tu vois ce que ça implique ? Dans moins d’un an on aura tous explosé, tout ceux de ce Liaison et des autres appareils qui se dirigent en même temps que nous vers leur Porteur… Sais-tu même pourquoi les Materédus sont situés si loin des trois planètes humaines, dans l’espace ?
— Non…
— Parce qu’il y a moins de chemin à parcourir pour emmener les renforts que nous représentons vers les lignes de front !
— C’est idiot, ça fait quarante-deux ans qu’on doit se défendre et quarante-deux ans qu’on recule !
— Plus maintenant, mon petit père, plus maintenant. Il parait que les fronts sont stabilisés depuis un an. N’empêche que la bagarre a commencé si loin de chez nous, enfin de Terre, quoi, qu’il y avait de la marge. Et mon explication est la bonne, je ne veux pas t’en donner la source mais elle est exacte !
Réfléchis. Pourquoi avoir fichu des Materédus sur des planètes invivables, avec des installations enfouies dans les sous-sols rocheux, et pas une quantité de Centres sur une seule planète habitable mais proche du Système solaire ? Pourquoi un seul Materédu par planète tout ça formant une vraie chaîne en direction des fronts ? Ne sois plus aussi naïf, Gurvan, tu mérites tellement mieux que ça.
Gurvan avait l’impression de découvrir Sybal. Il avait toujours son expression attentive, ses traits de beau gosse, ses cheveux bruns, son menton pointu et pourtant ce n’était plus le même type. D’un seul coup !
Derrière l’apparence d’un mec sans problème, sur de lui, de sa compétence, apparaissait un être sans espoir, ce qui voulait dire qu’il en avait eu…
Pas Gurvan. Aussi loin qu’il pouvait remonter dans sa mémoire, il avait toujours pensé qu’il serait tué très vite. Son seul but était de ne pas se donner en spectacle. D’avoir une mort propre, silencieuse. Et pas trop facile pour l’ adversaire, tout de même. Ce qui ne voulait pas dire qu’il vivait mal. Non, il s’était fait à cette idée très jeune et, aujourd’hui, acceptait que la fin approche. Il n’en était pas tourmenté. Pas heureux, mais pas perturbé.
— Ça doit être dur pour toi, il laissa tomber.
— Surtout difficile de la fermer en public.
Ceux qui était suspectés de défaitisme étaient versés dans des unités au sol ou la casse était énorme !
Sybal se leva brusquement, retrouvant son sourire.
— Bon, on ne va pas passer la nuit là-dessus. Tu viens à l’Abreuvoir, j’ai donné rendez-vous à des minettes de la Flottille IV. Oublions-dans-les-plaisirs-de-la-chair-notre-condition-fragile.
Il plagiait un copain qui aimait pontifier et Gurvan se détendit un peu.
— Je termine mon quartz et je te rejoins.
La fin de l’enregistrement n’était pas plus encourageante. Caleb lui donnait des nouvelles de plusieurs de leurs frères et sœurs.
A l’Abreuvoir, comme on appelait un des bars des élèves-pilotes, l’atmosphère était chaude. Deux filles étaient grimpées sur un vieux comptoir, réplique des temps anciens et, les mains dans le dos, tentaient avec les dents de déshabiller un type qui n’avait pas le droit de bouger ! La foule hurlait des encouragements pendant qu’un arbitre comptait les secondes.
Sybal aperçut Gurvan et lui fit signe de loin. Il était assis devant le clavier d’un électro-synthé et jouait pour un petit groupe. Ils avaient dressé un écran anti-bruit et Gurvan entendit les notes d’un vieux refrain de l’Interception, en approchant. Garçons et filles portaient le badge des élèves pilotes, sur l’épaule droite. Il les connaissait tous de vue mais n’avait jamais parlé aux filles.
Les Flottilles d’entraînement, composées de garçons et de filles, appliquaient, sans que ce soit une obligation, la règle des Escadres de combat : pas d’aventures sentimentales au sein d’une même unité. D’où des rapprochements inévitables d’une Flottille à l’autre…
Il vint s’installer près d’une petite brune minuscule. Elle ne devait pas dépasser un mètre quarante-cinq ! Elle devait régler le siège de son appareil au maximum de la hauteur, se dit-il.
Pas grande, mais quelle vitalité !